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15 mai 2010 6 15 /05 /mai /2010 08:49

          Avant même d'aborder les différents aspects anciens et "modernes" de la philosophie chinoise, il existe une question à élucider : existe-t-elle ou doit-on discuter plutôt de la pensée chinoise, de diverses sagesses orientales ou encore de spiritualité chinoise?

      La revue Extrême-Orient, Extrême Occident consacre en 2005 tout un numéro à cette question. C'est l'occasion de confronter différents points de vue, en Chine même ou en Occident, entre l'affirmation d'une véritable émergence d'une pensée philosophique en Chine, comme en Grèce au cours d'un "âge axial", au VI-Ve siècles av J.C., la dénonciation-constatation de l'introduction des cadres occidentaux de la philosophie en Chine, avec toute l'institutionnalisation que cela implique, qui transforme tout le champ intellectuel et la forme d'incommunicabilité (au sens de Bertrand RUSSELL) entre pensées orientale et occidentale. Carine DEFOORT expose clairement les termes de ce débat plutôt implicite sur l'existence ou la non-existence d'une philosophie chinoise.

    Anne CHENG, de son côté, dans son ouvrage sur la pensée chinoise, tranche cette question : si la langue, si le langage, si les conditions matérielles diffèrent d'avec la pensée occidentale (même non comprise uniquement d'origine grecque), il existe bien une pensée de plain-pied. Une pensée qui, plurielle, aborde les questions de l'existence humaine sous toutes ses facettes, une pensée qui, dans une certaine constance dans sa démarche, est une façon différente de voir le monde.

"Le langage dans la Chine ancienne ne vaut donc pas tant par sa capacité descriptive et analytique que par son instrumentalité. Si la pensée chinoise n'éprouve jamais le besoin d'expliciter ni la question, ni le sujet, ni l'objet, c'est qu'elle n'est pas préoccupée de découvrir une quelconque vérité d'ordre théorique. Cela est peut-être à mettre en relation avec une écriture bien particulière, radicalement différente des systèmes de notation phonétique propres aux langues alphabétiques européennes. D'origine divinatoire, elle est accréditée de pouvoirs magiques associés plus généralement à tout signe visible. (...) De par la spécificité de son écriture, la pensée chinoise peut se figurer qu'elle s'inscrit dans le réel au lieu de s'y superposer. Cette proximité ou fusion avec les choses relève sans doute elle-même de sa représentation, mais elle n'en détermine pas moins une forme de pensée qui, au lieu d'élaborer des objets dans la distance critique, tend au contraire à rester immergée dans le réel pour mieux en ressentir et en préserver l'harmonie, (...). Au regard des langues européennes, l'un des faits les plus frappants est l'absence, en chinois ancien, du verbe "être" comme prédicat, l'identité étant d'ailleurs indiquée par une simple juxtaposition. Pour reprendre la formule de Jean BEAUFRET (cité par Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI dans Qu'est-ce que la philosophie?) : "La source est partout, indéterminée, aussi bien chinoise, arabe qu'indienne... Mais voilà, il y a l'épisode grec, les Grecs eurent l'étrange privilège de nommer la source être...". Il n'est, dès  lors, guère étonnant que la pensée chinoise ne se soit pas constituée en domaines comme l'épistémologie ou la logique, fondées sur la conviction que le réel peut faire l'objet d'une description théorique dans une mise en parallèle de ses structures avec celles de la raison humaine. La démarche analytique  commence par une mise à distance critique, constitutive aussi bien du sujet que de l'objet. La pensée chinoise, elle, apparaît totalement immergée dans la réalité : il n'y a pas de raison hors du monde."

 

           La philosophie chinoise, donc, provient, comme d'autres philosophies sur la planète, d'une histoire très ancienne. Qui débute dans l'Antiquité avec les dynasties Xia, Sjhang et Zhou (depuis le  IIe millénaire) continue avec CONFUCIUS (vers 550 av J.C.) et les pensées de ses continuateurs, continue aussi avec la tradition taoïsante (IV-Ve siècles av J.C.), se poursuit dans la rupture avec le bouddhisme (I-IVe siècles) et ses remises en cause, suit son propre chemin dans de grandes synthèses (X-XVIe siècles), comme celle des Song du Sud, s'affirme dans l'esprit critique et l'approche empirique sous les Qing (XVII-XVIIIe siècles) avant de se confronter avec l'Occident à l'époque moderne, notamment à travers le Mouvement du 4 mai 1919... Cette philosophie chinoise, notamment sous l'influence du marxisme, poursuit ensuite son chemin tout le long du XXe siècle (et au-delà), avec, vraiment entre autres, les réflexions de Mou ZONGSAN ou celles de Tang JUNYI ou encore de Zhang DAINIAN...

 

 

         Les dynasties des Xia (IIe millénaire-XVIIIe siècle av J.C.), Shang (XVIIIe-XIe siècles av J.C.) et Zhou (XIe siècle-IIIe siècle av J.C.) constituent les cadres politiques d'une culture antique caractérisée surtout par la rationalité divinatoire (Anne CHENG).

L'ordre Zhou fondé sur la royauté, le principe de transmission héréditaire des fonctions et des titres et la puissance unifiante d'un système religieux centré sur le roi et la divinité à laquelle il se réfère, le Ciel, dépend étroitement du système des cultes ancestraux et familiaux. Ce serait là l'origine de la conception chinoise de l'État comme famille (État = pays-maison en chinois). "Cette période royale se caractérise d'abord par l'importance du signe écrit qui est à l'origine de nature essentiellement divinatoire (inscriptions sur os et écailles, d'où dérivent en particulier les symboles du livre des Mutations). De là est issu le type de rationalité qui s'est élaboré en Chine et qui prend racine dans le primat de la divination et des pratiques divinatoires. Il semble que la civilisation chinoise ait très tôt pratiqué le culte des ancêtres royaux, ce qui explique pour une large part l'importance des structures du clan et de la famille dans la culture chinoise. Enfin, le passage des Shang aux Zhou, malgré beaucoup de continuités, est caractérisée par la tendance à une certaine cosmologisation dans la conception du monde : de la notion personnelle d'une divinité suprême ou d'un Ancêtre Premier, on passe sous les Zhou à la notion plus impersonnelle du Ciel, instance normative des processus cosmiques et, parallèlement, des comportements humains (Anne CHENG prend comme référence Léon VANDERMEERSCH et ses recherches sur les origines historiques de la civilisation chinoise - 1977-1980). 

Léon VANDERMEERSCH décrit ce rationalisme divinatoire : "(il) repose sur une logique des formes, sur une morphologique. d'un événement à un autre, le rapport que fait constater la science divinatoire ne se présente pas comme un chaîne de causes et d'effets intermédiaires, mais comme un changement de configuration diagrammatique, signe de la modification globale de l'état de l'univers nécessaire à toute nouvelle manifestation événementielle si infinitésimale qu'elle soit (...). Le rationalisme divinatoire s'oppose ainsi au rationalisme théologique qui interprète chaque événement comme produit par la volonté divine, comme prenant place dans un agencement divinement conçu de moyens en vue de fins transcendantes, suivant une téléo-logique conduisant à l'exploitation de la relation de moyen à fin, c'est-à-dire à la relation de cause à effet." (Contribution dans Tradition chinoise et religion, Alain FOREST et Tsboi YOSHIHARU, L'Harmatan et Sophia Université, 1988).

Jean-Pierre VERNANT rappelle souvent que la logique de la divination n'est pas dans de nombreuses sociétés un phénomène marginal et aberrant, mais une procédure "normale", régulière, souvent obligatoire, très articulée, rigoureuse.

Derk BODDE (Myths of Ancient China, Essays on Chinese Civilization, Princeton University pres, 1981) indique bien ce processus qui a éloigné la mentalité chinoise de la mentalité grecque par exemple, à l'anthropomorphisme qui prête aux divinités des comportements humains. Au lieu d'être doué d'une volonté arbitraire, voire capricieuse, comme l'écrit Anne CHENG, "la divinité qui prend la figure de l'ancêtre est d'emblée perçue à travers son statut et intégrée dans la vision d'un ordre familial sur lequel se fonde toute harmonie."

Les études récentes comme la déduction assez ancienne aujourd'hui de Mircea ELIADE indiquent bien l'évolution induite par l'installation de la dynastie des Zhou dans le sens d'une transformation de la conscience religieuse qui s'est muée progressivement en une conscience rituelle de nature essentiellement cosmologique. La cosmologie a supplanté la cosmogonie et les mythes. "Tout en continuant à se manifester comme volonté active, le Ciel est dès lors perçu de plus en plus comme source et garant d'un ordre rituel et d'une harmonie préétablie", et du coup d'un ordre social immuable. "Le nouvel ordre instauré par les Zhou s'appuie donc sur un message politico-religieux assez clair : la volonté d'assimiler au Souverain d'en haut de leurs prédécesseurs leur propre divinité suprême, le Ciel et, par là même, de récuser tout lien de parenté entre la divinité et une lignée royale spécifique. Là aussi, le changement de vocabulaire apparait comme délibéré : des "ordres du Souverain d'en haut", on passe au "mandat du Ciel". Cette fameuse idée du mandat céleste devait rester à la base de toute la théorie politique chinoise. Les Zhou furent les premiers à s'en réclamer pour justifier leur renversement de la dynastie précédente : c'est parce que les derniers souverains de la dynastie Shang n'étaient plus dignes de gouverner que le Ciel aurait mandaté les Zhou pour les châtier et les remplacer."

"Quel que soit l'angle sous lequel on l'examine - système de parenté, pratique religieuse, organisation politique -, la pensée de la Chine antique se caractérise par un goût prononcé pour l'ordre." Ainsi la rationalité chinoise, au lieu d'émerger des mythes et de s'affirmer par opposition à eux, est née au sein de l'esprit rituel qui lui a donné forme. "Dans une telle perspective, et à la différence de notre monde moderne, où les connaissances scientifiques permettent de connaître l'univers mais ne nous parlent pas dans la mesure où elles ne revêtent pas de sens personnel ou social, le monde chinois antique est porteur de sens. Mais ce sens, que l'homme a la possibilité de décrypter dans les lignes naturelles de l'univers lui-même, n'est pas conféré par une instance radicalement autre ou révélé par une parole divine. Il n'y a pas de solution de continuité entre le sentiment religieux et le sens éthique, à la différence de l'humanisme occidental qui s'est affirmé contre le dogmatisme religieux." (Anne CHENG)

             Ce n'est que dans les désordres intervenus dans les années 722-481, dans l'époque appelée les "Printemps et Automne", suivie de celle des "Royaumes Combattants" (403-256), que s'élaborent et s'affirment des discours philosophiques. C'est précisément parce que ce mandat du Ciel ne semble plus respecté par les souverains de la dynastie Zhou que d'autres manières de voir les choses naissent. Parmi celles-ci, les pensées confucéennes et taoïstes prennent une très grande place.

 

        Dans sa vaste étude sur l'histoire des croyances et des idées religieuses, Mircea ELIADE insiste sur le fait que "l'ethnie chinoise n'est pas homogène" et rappelle la contribution des peuplades thaïes, turco-mongoles, tongonses, tibétaines dans l'élaboration d'une culture chinoise unifiée. Il mentionne la continuité entre les diverses conceptions fondamentales depuis les Chang (l'orthographe varie...) jusqu'à la révolution de 1911.

"L'image traditionnelle de l'Univers est celle du Centre traversé d'un axe vertical zénith-nadir, et encadré par les quatre orients. Le Ciel est rond (il a la forme d'un oeuf) et la Terre est carrée. Le Ciel couvre la Terre comme une sphère. Lorsque la Terre est représentée comme le caisson carré d'un char, un pilier central soutient le dais, rond comme le Ciel. A chacun des cinq nombres cosmologiques - 4 orients et 1 centre - correspond une couleur, une saveur et un symbole particulier. La Chine est située au Centre du Monde, la Capitale se trouve au milieu du Royaume et le Palais royal au centre de la Capitale. La représentation de la Capitale, et, en somme de toute ville en tant que "Centre du Monde", ne diffère point des conceptions traditionnelles attestées dans le Proche-Orient antique, dans l'Inde ancienne, en Iran, etc. Tout comme dans les autres civilisations urbaines, en Chine aussi les villes se développent à partir d'un centre cérémoniel. Autrement dit, la ville est par excellence un "Centre du Monde" puisqu'elle rend possible la communication avec le Ciel et avec les régions souterraines. La Capitale parfaite devrait se situer au Centre de l'Univers, là où s'élève un Arbre merveilleux appelé Bois Dressé ; il réunit les régions inférieures au plus haut ciel ; "à midi rien de ce qui, auprès de lui, se tient parfaitement droit, ne peut donner d'ombre" (Marcel GRANET cité par Mircea ELIADE).

 

     John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, écrivent que pour mieux comprendre l'histoire de la Chine, et partant les philosophies qui la traversent, il faut avoir en tête "la capacité de la paysannerie chinoise (de loin la classe la plus nombreuse jusqu'à récemment) à maintenir un mode de vie hautement civilisé dans des conditions matérielles aussi pauvres. La solution à cette énigme réside dans ses institutions sociales, qui ont aidé les individus de chaque famille à traverser les vicissitudes de l'existence humaine en les inclinant à agir conformément à des schémas de comportement enracinés profondément dans la tradition. Ces institutions et ces modes de comportement sont des phénomènes sociaux parmi les plus anciens et les plus constants du monde. A cet égard, la Chine est la forteresse d'un système familial dont elle a tiré à la fois sa force et son inertie. Jusqu'à très récemment, la famille chinoise était un microcosme, un État en miniature. C'était la famille, et non l'individu, qui représentait l'unité sociale et l'élément responsable dans la vie politique locale. La piété filiale et l'obéissance inculquées dans la vie familiale étaient comme le terrain d'entraînement pour l'exercice de la loyauté due au souverain et l'obéissance due à toute autorité constituée de l'État" Domination de l'âge sur la jeunesse, statut inférieur de la femme sont constitutives de l'ordre social et politique.

"Outre les liens de loyauté envers la famille, la société de l'ancienne Chine trouvait sa cohésion dans l'expérience commune d'une élite locale hautement éduquée, dont les membres étudiaient et suivaient les enseignements des textes classiques depuis l'enfance (...)." Max WEBER caractérise l'État chinois comme un "État familial". "L'un des avantages d'un tel système, centré sur le statut social, c'est que chaque individu sait automatiquement quelle est la place qu'il occupe au sein de sa famille ou dans la société. Chacun se sentira donc en sécurité à l'idée que, jouant vis-à-vis de tous les autres membres du système le rôle qui lui est assigné, il pourra s'attendre à ce que ceux-ci lui rendent la pareille." Les mêmes auteurs écrivent que l'on trouve dans la cohabitation et dans la coexistence entre Asie centrale et Chine, d'une économie de la steppe (élevage de toutes sortes d'animaux) et d'une économie du sillon (riziculture), les nomades participant d'une manière ou d'une autre à la vie politique et militaire du pays, "l'une des origines du "culturalisme" chinois". On désigne par ce terme la dévotion des Chinois pour leur mode de vie, un sentiment qui transcende tous les partis, aussi puissant chez eux que le fut en Europe, au cours des derniers siècles, le sentiment national. Là où le nationalisme européen émergea à partir de l'exemple que les États-nations représentaient les uns pour les autres et du commerce qu'ils entretenaient entre eux, c'est de la différence culturelle entre la Chine et les "barbares" d'Asie centrale que possède le culturalisme chinois. Et lorsque les envahisseurs d'Asie centrale prirent le dessus grâce à leur puissance militaire, les Chinois trouvèrent refuge dans leurs institutions sociales et dans un sentiment de supériorité culturelle et artistique : c'étaient là des richesses que les conquérants étrangers ne pouvaient leur ôter". Maints auteurs ont d'ailleurs fait le parallèle entre Grèce antique et Chine antique, les uns comme les autres ayant des sentiments tranchés à l'égard de "leurs" barbares. Après tout la civilisation qui s'étend à tout le bassin méditerranéen pendant toute l'hégémonie romaine est une civilisation gréco-romaine plus qu'autre chose, les romains empruntant bien plus aux Grecs que l'inverse. De même, les "barbares" mongols, tout en établissant une dynastie sur presque toute la Chine furent assimilés à la civilisation chinoise. Cela montre la force des philosophies chinoises qui plongent leur origine dans la plus ancienne antiquité.

 

Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, tomme 2, Petite Bibliothèque Payot, 1978. Marcel GRANET, La pensée chinoise, Albin Michel, 1999. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997. Revue Extrême-Orient, Extrême Occident, n°27, Y-a-t-il une philosophie chinoise? un état de la question, 2005. John K FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Des origines à nos jours, Texto, Editions Tallandier.

 

Complété le 23 octobre 2015. Relu le 14 décembre 2019

 

                                                                                                                              PHILIUS

 

 

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