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3 février 2014 1 03 /02 /février /2014 12:49

       Dans cet ouvrage de 2005, d'une dizaine de contributeurs, se trouvent éclairés et discutés les fondements d'une grande partie de la philosophie politique européenne.  Dans leur introduction, les deux directeurs d'un Colloque organisé au Goethe Institut de Paris en novembre 1998, indiquent que "si la tâche des politiques est de garantir la compatibilité des éléments du corps social, sinon leur cohésion, elle implique que l'on prenne au sérieux le risque d'une anarchie des corps dans un état de nature qui n'est par hypothèses soumis à aucune règle."

Il faut remarquer en passant que dans note monde actuel, au moment où les États perdent la faculté de remplir cette tâche, aucun organisme (supranational ou de gouvernance "privée" mondiale) ne semble en mesure de s'opposer au développement de situations qualifiées précisément d'état de nature. Mû par une idéologie, finalement assez naïve, que le libre jeu des concurrences permettra le maintien de cette cohésion, les acteurs sociaux dominants semblent avoir "oublié" tout un pan de la philosophie politique européenne... Non qu'un débat ait lieu sur l'existence de cet état de nature qu'il faut maîtriser selon cette philosophie politique - de toute façon, les acteurs économiques dominants n'ont cure d'un tel débat, si même ils en connaissent l'existence... - mais qu'en définitive, tout se passe, comme si l'on désirait que le libre jeu économique permette à lui seul d'éviter des confrontations de plus en plus brutales...

"La pensée fait-elle autre chose, poursuivent nos auteurs, quand elle entreprend de connaitre la nature, que de la soumettre à des lois? La raison est confrontée à un monde fait d'incohérences, de querelles incessantes, que ce soit dans la société elle-même, avec les guerres civiles, ou entre les nations, qui n'ont de cesse de se faire la guerre, ou dans le domaine de la science, où l'on s'attendrait pourtant de voir triompher la concorde. Comment, dans de telles conditions, la raison n'aspirerait-elle pas à se donner à elle-même des lois pour faire régner la paix? Chez Hobbes comme chez Kant, le projet politique de mettre fin à la violence arbitraire n'est pas sans rapport avec le projet théorique d'un ordre du savoir : fonder la science, c'est en effet aspirer à garantir la connaissance face à l'arbitraire et à la contingence.

Comme Hobbes, Kant philosophe à partir du spectacle désolant de la guerre, non seulement celui des incessantes guerres lancées avec plus ou moins de succès par Frédéric II, qui entrainent des déplacements incessants de frontière entre les empires autrichiens, et russes (...), mais aussi celui du "champ de bataille" de la métaphysique dont les conflits semblent appelés à s'éterniser. A moins, peut-être, d'instaurer prochainement un "traité de paix perpétuelle en philosophie", comme Kant en a formé le voeu? Ce traité est-il toutefois séparable d'une "paix perpétuelle" entre les nations? Il y aurait de l'arbitraire à vouloir séparer les dimensions métaphysique et juridico-politique de philosophies qui font de la paix leur idéal régulateur, de l'établissement de limites leur condition de possibilité, et de la constitution de disciplines leur mode opératoire. la discipline permet, en effet, de diviser les difficultés, de séparer les pouvoirs et de civiliser les corps. Un même désir d'apaisement rationnel des forces violentes de la nature, - désir sans doute aveugle sur sa propre violence - s'exerce chez ces philosophes dits classiques.

La violence fait peur : sous la forme du sédie incessant de puissance, visible dès l'enfance, devenant une méchanceté adulte de puer robustus. Il y a là un excès que Hobbes a rigoureusement décrit, et dont Kant a méthodiquement pris la mesure, l'un et l'autre avec un égal effroi. Comment dès lors éviter le déchainement aveugle de la logique de puissance? Comment tirer parti de l'énergie ainsi déployée? Comment, à partir de cette "insociable sociabilité", tisser un lien social qui soit capable de ménager tout à la fois la sécurité et la liberté?"

     Dans cette perspective qui concerne tous les conflits possibles, pas seulement les guerres entre nations, mais aussi les guerres civiles engendrées par des pratiques économiques injustes, mais aussi les "dérives" de la puissance économique, il s'agit d'arbitrer et de critiquer. Arbitrer, c'est-dire médiatiser. l'arbitre est d'abord un médiateur, mais un médiateur qui assure (ou qui fait référence à quelque chose qui l'assure) et garantit la justice aux parties en conflit. Quelle justice?, quelle méthode d'arbitrage? C'est aussi l'objet de la pensée de Hobbes comme de Kant. Par d'arbitrage sans justice et pas de justice sans arbitrage... Une médiation qui réussit à maintenir simplement l'ordre social est-elle possible? Bien entendu, plus une société est injuste, plus elle a besoin de médiation pour se maintenir. Mais cette médiation-là est-elle viable sans la justice? La pensée de Hobbes comme de Kant ne semble-t-elle pas se centrer sur l'efficacité de l'arbitrage proprement dit, plutôt que sur une véritable justice? La pensée politique, surtout celle de Hobbes n'est-elle pas plus attentive aux conditions de garantie des jugements rendus, celle que seule peut assurer le souverain? N'y-a-t-il pas un choix sous-jacent qui préfère l'ordre à la justice? Comme pour contrebalancer ce choix, critiquer semble un impératif pour prévenir les dérives mêmes du souverain. Pour Kant, il semble que ce soit la cas (bien plus que pour Hobbes... même si Kant s'y réfère). Reproduisons ici, comme les deux auteurs de cette Introduction ce passage de la Critique de la raison pure :

"Sans (la critique et son tribunal) la raison demeure en quelque sorte à l'état de nature et elle ne peut faire valoir ou garantir ses assertions et ses prétentions qu'au moyen de la guerre. La critique, au contraire, qui tire toutes ses décisions des règles fondamentales de sa propre institution, dont personne ne peut mettre en doute l'autorité, nous procure la tranquillité d'un état légal où nous avons le devoir de ne pas traiter notre différend autrement que par voie de procédure. Ce qui met fin aux querelles dans le premier état, c'est une victoire dont se vantent les deux partis et qui n'est ordinairement suivie que d'une paix mal assurée établie par l'intervention de l'autorité publique, mais dans le second, c'est une sentence qui, atteignant à la source même de disputes, doit amener une paix éternelle. Ainsi, les disputes interminables d'une raison purement dogmatique nous obligent à chercher enfin le repos dans quelque critique de cette raison même et dans une législation qui s'y fonde. Ainsi que Hobbes l'affirme, l'état de nature est un état d'injustice et de violence, et l'on doit nécessairement l'abandonner pour se soumettre à la contrainte de la loi qui ne limite notre liberté que pour qu'elle puisse coexister avec celle de tout autre et par là même avec le bien général."

 

    Les différentes contributions, réparties en trois parties, Discipliner, Arbitrer et Critiquer, s'efforcent d'apporter des éléments à ce débat essentiel. 

Martine PÉCHARMAN examine le problème du principe des jugements pratiques : Kant critique d'un illusion de Hobbes. Denis THOUARD effectue une comparaison entre les anthropologies du rire et la subjectivité chez Hobbes et chez Kant. Michèle CRAMPE-CASNABET analyse le concept de discipline chez ces deux auteurs.

Reinhard BRANDT se penche sur la problématique du jus ommium in ommio et ommes de Hobbes et sur la théorie kantienne de la possession de l'arbitre d'une autre personne dans le droit du contrat. Tom SORELL analyse le châtiment dans une perspective kantienne. Ian HARRIS compare la communauté chez les deux auteurs. Simone GOYARD-FABRE examine les fondements rationnels du droit politique selon Hobbes et selon Kant.

Gérard RAULET discute du Contrat social, de la citoyenneté et de la souveraineté selon Kant. Pierre-Henri TAVOILLOT analyse L'insociable sociabilité et les principes de la nature humaine chez les deux penseurs politiques. Karlfriedrich HERB examine L'avenir de la République, Sur la lecture contractualiste de l'histoire chez les deux auteurs. Bernd LUDWIG analyse La critique de l'ontologie traditionnelle par Hobbes et Kant.

 

     Luc FOISNEAU, chargé de recherche au CNRS (Maison française, Department of Politic and International Relations, Université d'Oxford), spécialiste des questions de la souveraineté et de la mondialisation et Denis THOUARD, chargé de recherche au CNRS également (Lille, UMR "Savoirs et textes", Munich SFB "Frühe Neuzit"), spécialiste de la question de la subjectivité et de l'interprétation, offre là un éventail de réflexions presque incontournables dans le domaine de la philosophie politique.

 

Sous la direction de L. FOISNEAU et de D. THOUARD, Kant et Hobbes, De la violence à la politique, Librairie Philosophique J. Vrin, 2005.

 

Relu le 5 octobre 2021

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