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4 février 2014 2 04 /02 /février /2014 14:34

   La notion de dette fondamentale se retrouve dans de nombreux textes sacrés et régit de manière souterraine la perception de toute dette, y compris financière. Concevoir la dette comme un élément primordial des relations humaines permet de comprendre pourquoi le devoir moral de payer des dettes - mêmes immorales, même illégitimes, mêmes criminelles - guide de nombreux comportements.

 

Les textes sacrés et la dette

         L'étude de la dette fondamentale à partir des textes sacrés de la pensée brahmanique, dans le vocabulaire sanskrit lui-même, permet à des chercheurs comme Charles MALAMOUD de comprendre comment sont considérées, dans le monde hindou, mais pas seulement, les dette fondamentale et partielles.

"L'homme, en effet, dès qu'il nait, nait à l'état de dette (...). Le simple fait de naitre charge l'homme d'un fardeau, tout comme le simple fait de naitre entache le feu d'une souillure, dénote une souillure. Pour l'homme, la vie est un bien qu'il n'a pas sollicité et dont il se trouve encombré malgré lui comme d'un dépôt. Le même mouvement qui lui donne la vie l'en dépossède. On comprend que la dette originaire, constitutive, ne soit pas quelque chose qui affecte l'homme : elle est l'homme, comme il est dite dans Atharva-Samhitâ (...). Le créancier de cette dette, le propriétaire de ce dépôt, le roi qui réclame l'impôt non payé, c'est, en effet, Yama, le roi des morts (...), la mort elle-même. Etre endetté d'emblée, sans rien avoir rien demandé, n'être que (par) sa dette : on comprend que cette situation porte l'homme à s'interroger sur les péchés inconscients ou demi-conscients qu'il a pu commettre quand il n'était qu'un petit enfant lascif sur les genoux de ses parents, ou même quand il n'était qu'un embryon dans le vendre de sa mère. Tel est le sens, en effet, des prières insérées dans les kusmandamantra que le Taittritiya Aranyaka, avec unes remarquable clairvoyance, fait dire au récitant. Cette culpabilité vague que l'on reconnait et que l'on cherche à préciser par des conjectures anxieuses, ces fautes que l'on admet tout en s'efforçant de les présenter comme excusables ne rendent pas compte cependant de la dette fondamentale, initiale."

Notre auteur précise, pour ne pas faire de confusion avec le sens du péché dans l'hindouisme -  judaïque ou chrétien - par exemple : "Que l'homme, selon le brahmanisme, naisse "en tant que dette", que cette dette soit la marque de sa condition de mortel ne signifie pas que la nature de l'homme soit déterminée par un péché originel. Comme le mot sanscrit ma, "dette", peut parfois se colorer en "faute", les philologues allemands du XIXe siècle, influencés peut-être par l'ambiguïté du mot Schuld, à la fois "dette" et "faute", ont suggéré de faire dériver ma du même radical indo-européen que le latin reus, "accusé", "coupable". L'étymologie est erronée, et de même serait trompeuse, une similitude entre la dette fondamentale et le péché originel. La dette n'est ni le signe ni la conséquence d'une chute, ni, du reste, de quelque événement que ce soit. Elle ne résulte pas d'un contrat, mais installe d'emblée l'homme dans la condition, le statut de débiteur. Ce statut lui-même se concrétise et se diversifie en une série de devoirs ou de dettes partielles, qui sont invoquées, dans les Codes hindous, pour justifier les règles de droit positif qui organisent le régime de la dette matérielle."

Si dans la Bible des Juifs, des Chrétiens et des Musulmans, l'homme d'avant la chute est différent de l'homme après cette chute, non marqué précisément de ce péché originel, dans les textes sacrés hindous, l'homme est, dès qu'il existe marqué par ce péché (le péché de naitre...), il est à proprement parler, une dette. Du coup, nous ne savons pas s'il faut continuer après cette rectification de sens, le mot péché indifféremment pour toutes ces religions. Sans doute faut-il plutôt parler de la nature même de l'homme...

      "Si le créancier est Yama, le débiteur est l'homme, purusa. Pour se libérer de la dette envers la mort, il n'y a que deux moyens : satisfaire le créancier, donc, en l'occurrence, s'abolir soi-même ; ou bien se mettre hors de son atteinte, ce qui revient à nier la dette, non à s'en acquitter ; la première est celle du suicide oblatoire (...), la seconde, celle de la délivrance dont la théorie ne prendra forme qu'à l'extrême fin de la période védique. Comment vivre, néanmoins, tout en assumant sa dette? Les textes ne donnent pas de réponse directe à cette question. Mais, quand on confronte la théologie du kusïda à la théologie des ma, on voit se dessiner l'explication que voici : l'être endetté, dépositaire de la mort, s'arrange de sa dette en la fractionnant, en substituant (en fait en ajoutant) au créancier unique des créanciers multiples, en inventant des procédures qui permettent un paiement échelonné et qui font du déroulement même de la vie humaine un moyen de s'acquitter : on ne vit pas malgré mais par la dette. le paiement des dettes partielles n'annule pas la dette globale, mais il la diffère. En fin de compte, Yama réclamera toujours son kusïda. Mais le stratagème des dettes partielles aboutit à ceci que le dépôt de Yama ne constitue plus à lui seule le tout au dépositaire : en payant ses dettes partielles, l'homme s'est racheté ; c'est-à-dire qu'il s'est acheté une personne distincte de ce qui est la propriété de Yama. Ce que les nouveaux créanciers exigent de lui, ce n'est pas, en effet, qu'il renonce à la vie, mais au contraire qu'il vive pour les apaiser, les rassasier,jour après jour, et qu'il renforce, pour ce faire, et ce faisant, toutes les solidarités qui l'unissent à sa lignée ancestrale, à sa branche védique, à l'ensemble du monde tel qu'il est régi par les dieux. Les moyens de satisfaire ces créanciers multiples sont fournis par le rite. la vie devient possible, mais dans la mesure où elle est légitimée par le rite, dans la mesure où elle apparait comme la condition nécessaire à l'exécution du rite.

    La dette, donc, est ce qui structure la vie de l'individu en tant qu'il est mortel mais aussi en tant qu'il est lié à ses ancêtres et à sa descendance, aux dieux, au texte même du Veda qui doit (dans les trois premiers varna) être transmis de génération en génération, lié enfin aux autres hommes ses contemporains. Il a affaire à ces quatre groupes de partenaire parce qu'il dispose d'un programme de rites qui doit lui permettre, au cours de son existence, de devenir à son tour le créancier de ses partenaires, ou, ambition beaucoup plus difficile à réaliser, de se dégager complètement de ce système de dettes.

   Ce programme de rites englobe en fait l'ensemble des devoirs qui, dans la pensée religieuse qui prend appui sur le Veda, incombent à l'homme. Pour vivre avec ses dettes fondamentales, et pour travailler à s'en acquitter, l'homme a le devoir d'offrir des sacrifices aux dieux, de procréer, d'étudier et de réciter le Veda, de faire l'aumône. La dette se transpose en devoirs, en tâches : à cette condition la vie est possible. Les dettes initiales déterminent les devoirs et fournissent les rubriques pour les classer, les expliquer, leur assigner une origine. (...).

    Le réseau des dettes secondaires qui s'est ainsi constitué est la matrice de toute la vie sociale. Toutes les relations des hommes et des dieux, des vivants et des morts, des vivants entre eux en dérivent. Nietzsche avait peut-être présents à la mémoire sinon les textes du Veda, du moins les passages de Manu qui en reproduisent la teneur (...) quand il expliquait que la culture, avec la violence qui lui est sous-jacente, établit comme rapport fondamental entre les hommes le rapport de créancier à débiteur, "le rapport le plus primitif entre les individus" antérieur même "aux origines de n'importe quelle organisation sociale" ; Nietzsche admire encore comment "le rapport de droit privé entre débiteur et créancier... a été introduit... de façon très extraordinaire... dans le rapport entre les générations actuelles et celles qui les ont précédées" (Généalogie de la morale). Ainsi rectifie-t-il par avance ce qu'écrit Edmund Leach : "La continuité dans le temps de la structure verticale s'exprime adéquatement par la transmission agnatique d'un nom de patrilignage. Mais la continuité de la strature latérale ne s'exprime pas d'une telle manière. Elle est plutôt maintenue par une chaîne de relations économiques entre débiteur et créancier... C'est l'existence de ces dettes ouvertes qui manifeste la continuité de la relation d'alliance" (Critique de l'anthropologie). Dans l'Inde brahmanique, tout au moins, la structure verticale a forme de dette, elle aussi."

 

Linguistique, anthropologie et dette

    L'étude philologique de diverses langues, autour de cette notion de dette, notamment des langues indo-européennes, indique que la dette constitue, en quelque sorte, le prototype de la relation sociale. 

      La "dette primordiale", écrit le sociologue britannique Geoffrey INGHAM (The nature of Money, University of Cambridge, 2004), "est celle que doute  l'être vivant à la continuité et à la durabilité de la société qui protège son existence individuelle." il écrit également que "l'ultime règlement de cette dette fondamentale est le sacrifice du vivant pour apaiser les ancêtres et/ou les divinités du cosmos et leur exprimer de la gratitude". Du coup, si dans une société où la religion domine les institutions et les comportements cette dette est due aux dieux et à leurs représentants sur Terre, dans une société laïcisée, c'est à l'ensemble de la société que cette dette est due, plus ou moins consciemment.

  Les théories de la dette primordiale se proposent de démontrer que si l'impôt représente notre dette absolue envers la société qui nous a créés, le premier pas vers la création de la monnaie réelle s'effectue quand nous nous mettons à calculer des dettes bien plus spécifiques à son égard, des systèmes d'amendes, de redevances, de peines, ou même des dettes que nous devons à des individus précis que nous avons lésés d'une façon ou d'une autre, et vis-à-vis desquels nous nous trouvons donc en position de "péché" ou de "culpabilité".

Dans sa présentation, David GRAEBER estime que cette explication est beaucoup moins invraisemblable qu'on ne pourrait le croire. "L'un des traits déconcertants de toutes les théories sur les origines de la monnaie que nous avons examinées jusqu'ici (notamment le mythe du troc originel) est leur ignorance quasi totale des données de l'anthropologie." Les anthropologues sont amenés, directement ou indirectement, à constater des économies fonctionnant dans des sociétés sans État. "Il y a d'innombrables études sur l'usage du bétail comme monnaie en Afrique australe ou orientale, sur la monnaie coquillage aux Amériques ou en Papouasie-Nouvelle-Guinée, sur les monnaies perles, les monnaies plumes, l'emploi de bagues de fer (...). Si cette littérature est généralement ignorée par les économistes, c'est pour une raison simple : les "monnaies primitives" de ce genre servent rarememtn à acheter et à vendre des choses, et même quand elles sont utilisées ainsi, ce n'est jamais principalement pour acheter et vendre des articles quotidiens (...). On ne s'en sert pas pour acquérir des choses, mais essentiellement pour reconfigurer des relations entre les gens. Surtout pour arranger des mariages et pour régler des différends, notamment ceux qui naissent des meurtres ou des torts faits à des personnes."

 

Monnaie et dette

      David GRAEBER évoque les études juridiques de Philip GRIERSON (1910-2006) qui suggère que la monnaie est née au départ de la pratique primitive du droit, puis les réflexions sur l'appropriation par les États des dettes à l'égard des dieux pour en faire la base de systèmes fiscaux, puis encore la découverte de l'antériorité des prêts à intérêts sur l'écriture, puis encore les écrits de l'historien américain Michael HUDSON (auteur de The Bubble and Beyond, 2012) sur les effacements périodiques des dettes par les rois sumériens : toutes ces études sont intéressantes mais ne s'attaquent pas à un postulat initial : "nous commençons notre existence avec une dette infinie envers quelque chose qu'on appelle "la société". C'est cette dette à l'égard de la société que nous projetons vers les dieux. Et c'est cette même dette qui est ensuite due aux rois et aux États-nations". Or cette notion de "société" est relativement récente - on peut même date son apparition des sciences positivistes du XIXe siècle - "Historiquement, écrit-il, les royaumes et les empires ont rarement été les points d'ancrage les plus importants dans la vie des gens (l'auteur parle certainement de cette énorme majorité de populations rurales...). Les royaumes naissent et meurent ; ils se renforcent et s'affaiblissent ; les États font parfois sentir leur présence assez sporadiquement dans la vie des populations, et beaucoup de gens, au fil de l'histoire, n'ont jamais été tout à fait sûrs de l'État où ils se trouvaient. (...)". De plus les raisonnements sur les dettes dans les textes sacrés ne ressemblent pas du tout à des dettes commerciales. Vu les insuffisances de théories sur la dette, malgré certains attraits, et vu sans doute la faiblesse des recherches historiques sur la dette qui ne soient pas simplement une déduction à partir des situations actuelles (monnaie circulante notamment) de fonctionnements antérieurs sans doute bien différents, il semble qu'il faille, à l'image de ce que tente David GRAEBER, refonder à grands frais la question de la perception de la dette. 

 

Philosophie (et philosophie politique) de la dette

      L'un des philosophes qui se soient réellement penchés sur une problématique de la dette, Friedrich NIETZSCHE, est pour Charles MALAMOUD et David GRAEBER, une source de réflexions qui aident à se faire des idées un peu plus claires à ce sujet. Même si dans la Généalogie de la morale (1887), le philosophe fait plus oeuvre d'imagination que véritable approche scientifique, avec son habituelle frénésie délirante et féconde, il met le doigt sur un certain nombre de choses  et son analyse peut être utile : "elle révèle, selon David GRAEBER, que, "si nous supposons au départ que la pensée humaine est fondamentalement une question de calcul commercial, que la société humaine repose sur l'achat et la vente - alors, quand nous commencerons à penser notre relation avec le cosmos, nous la concevrons nécessairement en termes de dette." Les auteurs des grands textes religieux ont tendance à utiliser le langage commercial lorsqu'ils parlent des relations des hommes avec les dieux, et ce n'est pas hasard car le monde religieux et le monde marchand, au moins dans l'Antiquité, sont étroitement liés.

Notre auteur fait bien remarquer que les grandes religions - du zoroastrisme à l'islam - sont nées au milieu d'intenses polémiques sur le rôle de la monnaie et du marché dans la vie humaine, notamment sur le sens des dettes et des créances. C'est sans doute dans le contexte de nouvelles alliances sociales que les textes revêtent sur ces questions des aspects proprement révolutionnaires. Le mot "liberté" dans la Bible, comme en Mésopotamie, par exemple, signifiait avant tout "libération des effets de la dette". "Avec le temps, écrit encore David GRAEBER, "l'histoire du peuple juif lui-même allait être interprétée sous ce jour : sa libération de la servitude en Égypte était l'acte de rédemption initial, paradigmatique, accompli par Dieu. Les tribulations historiques des Juifs (défaites, conquêtes, exils) étaient perçues comme des infortunes qui conduiraient en fin de compte à une rédemption finale, avec l'arrivée du Messie - mais celle-ci n'aurait pas lieu, avertissaient des prophètes comme Jérémie, qu'après un réel repentir des Juifs pour leurs péchés (s'être asservis entre eux, s'être prostitués à de faux dieux, avoir violé les commandements). Sous cet éclairage, l'adoption du terme par les chrétiens n'est guère surprenante. la rédemption était la libération de son fardeau personnel de péché et de culpabilité, et la fin de l'histoire serait l'effacement de toutes les adoises et l'abolition définitive de toutes les dettes, quand une grande sonnerie de trompettes angéliques annoncerait le Jubilé final."  

      Au bout d'une réflexion sur les ambiguïtés des textes des grandes religions, qui illustrent si bien le respect des dettes et la mentalité des créanciers (souvent décrits comme abusifs) - elles sont des cris de révoltes contre le marché et ont tendance en même temps à formuler leurs objections en termes commerciaux - le docteur en anthropologie pense que la spécificité de la dette repose sur un postulat d'égalité. Or dans le monde antique, où naissent la plupart de ces religions, les relations sociales sont essentiellement inégalitaires ; cette inégalité étant inscrite dans l'ordre du cosmos comme dans l'ordre de la nature. Pas de grandes déclarations sur (contre) l'esclavage, pas de tollé contre le système des castes ou les hiérarchies. Il faut remarquer d'ailleurs la distance entre les textes de l'ancien hindouisme analysé par Charles MALAMOUD (sur des dettes impossibles à solder sur Terre) et les textes des religions monothéistes (qui discutent précisément plus des dettes entre fidèles qu'entre eux et Dieu). De même, dans les Védas, pas une once de révolte contre l'ordre établi, alors que des entreprises réformatrices et mêmes révolutionnaires peuvent se fonder sur des lectures des textes juifs, chrétiens et musulmans... Il y a donc bien Dette et Dette, même si une filiation inconsciente, morale, très longue, traversée par de nombreuses vicissitudes historiques, lie une dette envers les dieux à une dette entre fidèles...

     "Avec la dette, il s'agit de deux individus qui au départ sont des parties égales dans un contrat. Juridiquement, du moins pour ce qui touche à ce contrat, ils sont identiques. Ajoutons que, dans le monde antique, quand des gens qui étaient plus ou moins des égaux sociaux se prêtaient de l'argent entre eux, les termes étaient en général, semble-t-il, très généreux. Souvent, il n'y avait pas d'intérêt, ou très faible. (....). Entre proches parents, de nombreux "prêts" n'étaient probablement que des cadeaux que personne ne s'attendaient sérieusement à récupérer, les prêts entre riches et pauvres, c'était autre chose.

Le problème était que, à la différence des distinctions de statut comme la caste ou l'esclavage, la frontière entre riches et pauvres n'était jamais tracée avec précision. on peut imaginer la réaction d'un paysan qui était allé voir un cousin riche en postulant que "les hommes s'entraident" et qui, un ou deux ans plus tard, voyait son vignoble saisi et ses fils et filles emmenés. ce comportement était justifiable juridiquement, en faisan valoir que le prêt n'est pas une forme d'aide mutuelle mais une relation commerciale - qu'un contrat est un contrat. (...) Mais il ne pouvait être ressenti que comme une effroyable trahison.De plus, présenter ce qui se passait comme une rupture de contrat revenait à dire que c'était bien un problème moral : les deux signataires auraient dû être des égaux, mais l'un d'eux avait manqué à sa parole, il n'avait pas respecté le marché. Psychologiquement, l'assertion ne pouvait rendre que plus douloureuse l'indignité de la condition du débiteur, puisqu'il devenait possible d'affirmer que c'était sa propre turpitude qui avait fait le malheur de sa fille. Mais elle l'incitait davantage encore à renvoyer au donneur de leçons ses remontrances morales : "Nous avons la même chair que nos frères, nos enfants valent les leurs". Nous sommes le même peuple. Nous avons tous la responsabilité mutuelle de prendre en charge nos besoins et de veiller à nos intérêts. Alors, comment mon frère peut-il me faire une chose pareille?" Si nous reproduisons ces phrases, c'est parce que dans un monde (souvent réduit quant au nombre de personnes) où chacun est lié à chacun, c'est autre gens qui se connaissent que se nouent de tels "contrats", et c'est une situation extrêmement commune d'envoyer ses parents distants parfois seulement de deux niveaux en esclavage pour dette. Les frères de Joseph, dans la Bible, ne l'envoient t-ils pas en esclavage pour dettes? Plus tard, dans le monde médiéval, c'est entre voisins que de telles choses peuvent survenir... L'argumentation morale et la situation matérielle est invoquée et évoquée par de multiples créanciers et de multiples débiteurs, les uns et les autres se trouvant dans les deux positions simultanément ou successivement, pris dans des chaînes de relations de compétition et de coopération...

"Dans le cas de l'Ancien Testament, les débiteurs pouvaient se doter d'une argumentaire moral particulièrement puissant - comme le rappelaient constamment les auteurs du Deutéronome à leurs lecteurs, les Juifs n'avaient-ils pas tous été esclaves en Égypte, et tous rachetés par Dieu? Était-il juste, alors qu'ils avaient tous reçu la terre promise pour se la partager, que certains ôtent cette terre à d'autres? Etait-il juste, dans une population d'esclaves libérés, que les uns réduisent en esclavage les enfants des autres? Mais, dans des situations semblables, des raisonnements du même ordre sont apparus pratiquement partout dans le monde antique : à Athènes, à Rome et même en Chine (...).

Pendant l'essentiel de l'histoire de l'humanité, chaque fois qu'un conflit politique ouvert a éclaté entre classes sociales, il a pris la forme d'un plaidoyer pour l'annulation des dettes - la libération des asservis, et, en général, la redistribution plus équitables des terres. ce que nous voyons dans la Bible et d'autres traditions religieuses, ce sont des traces des arguments par lesquels on justifiait ces revendications : ils se caractérisent en général par toutes sortes de sinuosités et de torsions imaginatives, mais ils intégraient inévitablement, jusqu'à un certain point, le vocabulaire du marché."

 

    Même si les recherches dans les domaines anthropologique, psychologique et économique de la dette sont loin d'être abouties et d'obtenir des résultats complètement satisfaisants, toujours est-il que la piste d'un arrière fond psychologique que l'on peut retrouver dans les grands textes sacrés guide les comportements en matière de dette et de créance. L'existence d'une dette fondamentale, irréductible à l'existence sur Terre est mise en avant par de nombreux textes parmi les plus anciens. Des évolutions tardives, celles transcrites dans les textes des grandes religions monothéistes, indiquent un langage marchand de la dette, des présentations de ses fondements jusque dans les prescriptions morales et bien entendus juridiques, qui tranchent avec la perception de "dettes impossibles à solder" par nature. Se mêlent des perceptions psychologiques profondes (sur un caractère quasi sacré de la dette)  et des considérations qui font du créancier et du débiteur deux parties égales d'un même contrat... Le passage des dettes spirituelles à des dettes matérielles, ces dernières pouvant prendre des caractéristiques des premières, est sûrement un objet de recherches à suivre...

 

David GRAEBER, Dette. 5000 ans d'histoire, Les Liens qui Libèrent, 2013. Charles MALALOUD, article Dette (Anthoropologie), dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

ANTHROPUS

 

Relu le 2 octobre 2021

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