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4 août 2017 5 04 /08 /août /2017 12:05

     De l'avis de Jean GREISCH, qui suit là celui de Jean-luc MARION, la phénoménologie assume, en notre siècle (il s'agit du XXème), le rôle même de la philosophie. La réflexion sur la phénoménologie vaut encore plus que pour les autres philosophies qui l'ont précédée successivement, elle prend bien la mesure, en sédimentation, des "acquis" des philosophies  critiques précédentes. Si elle assume ce rôle, elle le devrait, suivant ces deux auteurs, à l'oeuvre de HUSSERL. L'expression elle-même est forgée par Johann Heinrich LAMBERT (1728-1777) pour désigner la doctrine de l'apparaître, pour autant qu'elle se distingue de l'être même. En s'adossant au travail de KANT, HEGEL est le premier philosophe à envisager la possibilité d'une phénoménologie qui aurait pour tâche d'étudier systématiquement les figures phénoménales de la conscience que l'esprit doit parcourir pour s'élever au savoir absolu. Sa Phénoménologie de l'esprit (1807) se présente comme "science de l'expérience de la conscience", dans laquelle chaque figure, par le fait de parvenir à la pleine compréhension de soi, se dépasse dans la figure suivante.

   Mais Jean GREISCH précise aussitôt que c'est "en un tout autre sens que la phénoménologie husserlienne peut être "science de l'expérience de la conscience". L'expérience est ici celle de la conscience intentionnelle considère sous ses multiples formes. De cette expérience subjective peut-il y avoir science rigoureuse? L'idée husserlienne de la phénoménologie a trouvé sa première expression canonique dans les Recherches logiques (1900-1901). Un simple regard sur le paysage intellectuel du XXème siècle confirme que Husserl n'avait pas tort de les présenter, dans un projet de préface rédigé en 1913, comme un ouvrage de percée" qui marque moins une fois qu'un commencement."

   Sur la nature de cette percée s'interrogent par la suite, HEIDEGGER et tous les autres. HEIDEGGER ramène en 1925 cette percée à trois découvertes fondatrices :

- l'intentionnalité (thème repris par Franz BRENTANO dès 1874 par la Psychologie d'un point de vue empirique, oeuvre précurseur ;

- l'intuition catégorielle, qui exige d'élargir le domaine de l'intuition au-delà de la sphère de l'expérience sensible, ce qui qui conduit au principe des principes de la phénoménologie : l'intuition donatrice originaire comme source ultime de toute connaissance ;

- l'a priori, interprété dans un sens proche et distinct de KANT.

     En fait, indique enfin Jean GREISCH, malgré l'influence considérable exercée par HUSSERL, le courant de pensée qui se réclame de lui ne constitue pas une "école" au sens strict. "Son originalité, écrit-il, tient au fait que la phénoménologie propose "moins une doctrine qu'une méthode capable d'incarnations multiples et dont Husserl n'a exploité qu'un petit nombre de possibilités" (Paul Ricoeur, A l'école de la phénoménologie, 1987). La réinvention permanente des fondements est l'expression d'une fidélité créatrice à la pensée de Husserl, qui " abandonné en cours de route autant de voies qu'il en a frayées. Si bien que la phénoménologie au sens large est la somme de l'oeuvre husserliennes et des hérésies issues de Husserl". (ibid)."

 

       Le sens général de la phénoménologie est l'étude descriptive d'un ensemble de phénomènes, tels qu'ils se manifestent dans le temps ou dans l'espace, par opposition soit aux lois abstraites et fixes de ces phénomènes ; soit à des réalités transcendantales dont ils seraient la manifestation ; soit encore à la critique normative de leur légitimité.

Phénoménologie se dit particulièrement à notre époque, de la méthode et du système de HUSSERL, ainsi que des doctrines qui sont considérées comme s'y rattachant.

A cette définition générale, de multiples observations doivent être effectuées, à la suite des réflexions de maints auteurs. Gaston BERGER, après avoir fait remonter le mot à LAMBERT, dans sa théorie de l'apparence (1764), fait observer que ce terme a été employé en des sens très différents, quoique se rattachant plus ou moins directement à son étymologie :

- Par KANT, comme titre de la 4ème partie de ses Premiers principes métaphysiques de la Science de la Nature, traitant du "mouvement et du repos dans leur rapport avec la représentation", c'est-à-dire en tant que caractères généraux des phénomènes ;

- Par HEGEL, qui appelle "Phénoménologie de l'esprit" l'histoire des étapes successives, des approximations et des oppositions par lesquelles l'Esprit s'élève de la sensation individuelle jusqu'à la Raison universelle (1807) ;

- Par HAMILTON, qui désigne sous ce nom la Psychologie, en tant qu'elle s'oppose à la Logique "science des lois de la pensée en tant que pensée (Lectures, III) ;

- Par HARTMAN, pour qui "la phénoménologie de la conscience morale" (1869), doit être un inventaire aussi complet que possible des faits de conscience morale empiriquement connus, l'étude de leurs rapports, et la recherche inductive des principes auxquels ils peuvent se ramener.

M MARSAL signale, en français, deux textes du XIXème siècle où se trouve le mot phénoménologie. "La philosophie n'est ni une science fondée sur des définitions, comme les mathématiques, ni comme la physique expérimentale, une phénoménologie superficielle. C'est la science par excellence des causes et de l'esprit de toutes choses, etc (RAVAISSON, "Les fragments de la philosophie" de Sir W Hamilton, Revue des deux mondes, 1840) - "L'erreur des cerveaux étroits est de ne pas rendre justice à l'illusion, c'est-à-dire à la vérité relative, purement psychologique et subjective. Toutes les intelligences vulgaires manquent de délicatesse critique, et se font à l'idée la plus naïve de la vérité religieuse, ou même de la vérité, parce qu'elles ne comprennent pas la nature et les lois de l'esprit humain. la phénoménologie est lettre close pour ces pachydermes, qui vivent à la surface de leur âme, etc. (AMIEL, Journal intime, 8 décembre 1869).

A propos du sens actuel, Gaston BERGER estime, tant de philosophies différentes se réclament aujourd'hui de la phénoménologie (à plus ou moins juste titre), qu'il semble nécessaire de distinguer en elle une méthode et un système.

Comme méthode, elle est un effort pour appréhender, à travers des événements et des faits empiriques, des "essences", c'est-à-dire des significations idéales. Celles-ci sont saisies directement par intuition à l'occasion d'exemples singuliers, étudiés en détail et d'une manière très concrète.

Comme système, elle prend plus spécialement le nom de "phénoménologie pure" (HUSSERL, 1913) ou de "phénoménologie transcendante" (HUSSERL 1929). Elle cherche alors à mettre en lumière le principe ultime de toute réalité. Comme elle se place au point de vue de la signification, ce principe sera celui par lequel tout prend un sens, l'"ego transcendantal", extérieur au monde, mais tourné vers lui. Ce sujet pur n'est d'ailleurs pas unique, car il appartient à la signification du monde de s'offrir à une pluralité de sujets. L'objectivité du monde apparait aussi comme une "intersubjectivité transcendantale". La reconnaissance du domaine transcendantal et sa description demandent qu'on adopte une attitude difficile à prendre et très différente de l'attitude naturelle ; le moment essentiel en est ce que HUSSERL désigne du nom de "réduction phénoménologique transcendantale". 

Un grand nombre de philosophes contemporains adoptent, en la modifiant plus ou moins, la méthode husserlienne, pour la faire servir à la construction de leurs propres systèmes. Il est à peine nécessaire de souligner que pour HUSSERL une telle séparation est tout à fait illégitime. Il n'avait pas voulu "construire" lui-même un système, mais seulement décrire ce qu'on peut voir en s'y prenant d'une certaine manière pour regarder. Prétendre voir le contraire de ce qu'il voyait lui-même était signe pour lui qu'on n'avait pas compris le véritable sens de sa méthode (Gaston BERGER). (Vocabulaire technique et critique de la philosophie).

 

      On peut décrire la phénoménologie comme l'étude des phénomènes dont la structure se base sur l'analyse directe de l'expérience vécue par le sujet. On cherche le sens de l'expérience à travers les yeux d'un sujet qui rend compte de cette expérience dans un entretien ou dans un rapport écrit. La phénoménologie se classe fermement, malgré bien des différences entre les auteurs qui s'en réclament, dans le paradigme constructiviste et suggère une vision du monde dans lequel la vérité est multiple. Cette méthode fait partie de l'approche qualitative. le chercheur phénoménologique reconnait dans la poursuite d'une vérité vérifiable (concept pilier de la science) qu'il n'y a pas qu'une vérité (et seulement une). Cette méthode demande également au chercheur de rendre compte de la réalité du sujet sans chercher à interpréter. C'est une approche qui se veut la plus itérative possible bien que, dans sa réitération, le chercheur fasse inévitablement preuve d'une certaine interprétation. L'indiquer est pour le chercheur de fonder une compréhension du monde qui est relative mais tangible. Du coup, la phénoménologie, comme indiqué précédemment, peut faire référence à un courant philosophique (système...) ou/et à une démarche scientifique. il peut y avoir autant d'approche que d'angle d'étude d'expériences diverses : phénoménologie de la vie, de la religion, de la vie religieuse, psycho-phénoménologie (sous-disciple de la psychologie), phénoménologie sociologique (Alfred SCHÜTZ). On indique générale quelques études phares de la phénoménologie :

- Phénoménologie de l'esprit, de Georg HEGEL ;

- Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, d'Edmund HUSSERL ;

- Phénoménologie de la perception, de Maurice MERLEAU-PONTY ;

- Phénoménologie et matérialisme dialectique, de Tran Duc THAO ;

- Elément de sociologie phénoménologique, d'Alfred SCHÜLTZ.

 

    Jean-François LYOTARD introduit bien la phénoménologie dans un ouvrage français paru en 1954 et réédité depuis. En 6 points, il expose les questionnements qui mène à l'ensemble des philosophies quoi s'en réclament. 

- il reprend la formule de MERLEAU-PONTY, "c'est en nous-mêmes que nous trouverons l'unité de la phénoménologie et son vrai sens" et celle de JEANSON qui souligne "l'absurdité qu'il y aurait à réclamer une définition objective de la phénoménologie". On nourrit le sens de son "mouvement" et de son "style" qu'en reprenant sur soi l'interrogation qu'il porte. Si on peut en dire autant du marxisme ou du cartésianisme, la philosophie n'est pas seulement saisie comme événement, "du dehors", mais reprise comme pensée, comme problème, genèse, va-et-vient. C'est, pour HUSSERL, en quoi consiste l'objectivité véritable, non un subjectivisme simpliste...

- La phénoménologie de HUSSERL a germé, explique le philosophe français, dans la crise du subjectivisme et de l'irrationalisme, fin XIXe-début XXème siècle. Contre le psychologisme, contre une étape de la pensée occidentale. C'est d'abord une méditation sur la connaissance, une connaissance de la connaissance. Le refus d'un héritage fait insérer la phénoménologie dans l'histoire, malgré qu'il y ait toujours, chez maints auteurs, une prétention a-historique dans cette philosophie.

- Elle est comparable au cartésianisme dans cette méditation sur la réalité. Par cet effort sur la pensée et la  connaissance, il y a chez HUSSERL la rennaissance de l'espoir cartésien d'une mathesis universalis. "Elle est bien alors philosophie, écrit Jean-François LYOTARD, et même philosophie post-kantienne parce qu'elle cherche à éviter la systématisation métaphysique : elle est une philosophie du XXème siècle, songeant à restituer à ce siècle sa mission scientifique en fondant à nouveaux frais les conditions de sa science. Elle sait que la connaissance s'incarne en science concrète ou "empirique", elle veut savoir où prend appui cette connaissance scientifique. C'est là le point de départ, la racine dont elle s'enquiert, les données immédiates de la connaissance. Kant recherchait déjà les conditions a priori de la connaissance : mais cet a priori préjuge déjà de la solution. La phénoménologie ne veut même pas de cette hypostase. De là son style interrogatif, son radicalisme, son inachèvement essentiel."

- Le terme phénoménologie signifie étude des "phénomènes". Comme pour beaucoup de termes en philosophie, le lecteur, qu'il soit érudit ou pas, peut se faire piéger par les mots, surtout lorsqu'ils dérivent d'une traduction d'oeuvres étrangères traduites en français. LYOTARD explique qu'il s'agit de l'étude de "cela qui apparait à la conscience, de cela qui est "donné". Il s'agit d'étudier ce donné, "la chose même" que l'on perçoit, à laquelle on pense, de laquelle on parle, en évitant de forger des hypothèses, aussi bien sur le rapport qui lie le phénomène avec l'être de qui il est phénomène, que sur le rapport qui l'unit avec le Je pour qui il est phénomène. (...) Se dessine au sein de la méditation philosophique un moment critique, un "désaveu de la science" (Merleau-Ponty) qui consiste dans le refus de passer à l'explication : car expliquer le rouge de cet abat-jour, c'est précisément le délaisser en tant qu'il est ce rouge étalé sur cet abat-jour, sous l'orbe duquel je réfléchis au rouge ; c'est le poser comme vibration de fréquence, d'intensité données, c'est mettre à sa place "quelque chose", l'objet pour le physicien qui n'est plus du tout "la chose même", pour moi, il y a toujours un préréflexif, un irréfléchi, un anté-prédicatif, sur quoi prend appui la réflexion, la science, et qu'elle escamote toujours quand elle veut rendre raison d'elle-même."

La phénoménologie a deux visages : une puissante confiance dans la science impulse la volonté d'en asseoir solidement les accotements, afin de stabiliser tout son édifice et d'interdire une nouvelle crise. Mais pour accomplir cette opération, il faut sortir de la science même et plonger dans ce dans quoi elle plonge "innocemment". C'est par la volonté rationaliste que HUSSERL s'engage dans l'antérationnel. Mais une inflexion insensible peut faire de cet antirationnel un antirationnel, et de la phénoménologie le bastion de l'irrationalisme. De HUSSERL à HEIDEGGER, il y a bien héritage, mais il y a aussi mutation, selon Jean-François LYOTARD, qui tient à ne pas effacer l'équivoque, qui est inscrite selon lui dans 'l"histoire même de l'école phénoménologique".

- Ce dernier s'attache surtout au regard des sciences humaines de la réflexion phénoménologique. "A la recherche du donné immédiat antérieur à toute thématique scientifique, et l'autorisant, la phénoménologie dévoile le style fondamental, ou l'essence de la conscience de ce donné, qui est l'intentionalité (en tant que rationalité, et non intentionnalité). A la place de la traditionnelle conscience "digérant", ingérant au moins, le monde extérieur (comme chez Condillac par exemple), elle révèle une conscience qui "s'éclate vers" (Sartre), une conscience en somme qui n'est rien, si ce n'est rapport au monde. Dès lors, les méthodes objectives, expérimentales, bref calquées sur la physique, que psychologie, sociologie, etc, utilisent, ne sont-elles pas radicalement inadéquates? Ne faudrait-il pas au moins commencer par déployer, expliciter les divers modes selon lesquels la conscience est "tissée avec le monde"? Par exemple avant de saisir le social comme objet, ce qui constitue une décision de caractère métaphysique, il est sans doute nécessaire d'expliciter le sens même du fait pour la conscience d'"être-en-société", et par conséquent d'interroger naïvement ce fait. Ainsi parviendra-t-on à liquider les contradictions inévitables issues de la position même du problème sociologique : la phénoménologie tente non pas de remplacer les sciences de l'homme, mais de mettre au point leur problématique, sélectionnant ainsi leurs résultats et réorientant leur recherche. (...)".

- La phénoménologie est une étape de la pensée "européenne", et s'est comprise elle-même comme telle (HUSSERL, Krisis). Il faut fixer sa signification historique encore que celle-ci ne soit pas assignable une fois pour toutes parce qu'il y a présentement des phénoménologies et que leurs histoires ne sont pas achevées. Il existe des différences, parfois importantes, entre HEIDEGGER et FINK, entre MERLEAU-PONTY et RICOEUR, entre POS et THÉVENAZ ou LEVINAS, qui exigent la prudence dans l'analyse de ce qu'elles sont. Localiser les convergences et les divergences demeurent possible car elles sont inscrites dans les textes, mais comprendre en quoi ces phénoménologie sont convergentes ou divergentes dans leurs effets sur les mentalités (et donc les façons de voir le monde) constitue toujours une tâche à entreprendre. 

 

Jean-François LYOTARD, La phénoménologie, PUF, collection Quadrige; 2015. Jean GREISCH, La phénoménologie, Encyclopedia Universalis, 2014. Vocabulaire technique et critique de la philosophie, sous la direction de André LALANDE, PUF, collection Quadrige, 2002.

 

PHILIUS

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commentaires

J
Comment peut-on faire de la conscience un objet d'étude et comment peut-on associer l'idée d'intentionnalité à l'idée de phénomène ou de manifestation.? (qui a cette intention ?)<br /> Non, prendre en compte les éléments de la conscience, c'est une chose, mais cela ne signifie pas qu'il n'y a pas une vie avant la conscience. (les découvertes des neurosciences le montrent) <br /> Que tout cela serve dans notre rapport au monde, oui, mais cela n'exclut pas la présence simultanée de plusieurs réponses possibles, ou l'absence de réponse.<br /> D'autre part, l'idée d'intentionnalité a toutes les chances de nous faire passer à côté du caractère évolutif et fluctuant, des phénomènes de conscience; <br /> Je crois que les pensées et leur rôle leur pose un problème.
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