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14 octobre 2015 3 14 /10 /octobre /2015 11:37

    Texte relativement court et demandant un certain effort de lecture (certains l'accusent d'un peu de pédanterie littéraire...), d'abord publié dans Le Monde du 2 novembre 2001 puis en édition, L'esprit du terrorisme constitue une mise en relation de la mondialisation libérale et du terrorisme, après les attentats de septembre 2001 aux États-Unis. Ne s'arrêtant pas à la spécificité du terrorisme islamique - cela aurait pu en être un autre - l'auteur s'élève, en intellectuel sur le long terme, contre une certaine frénésie médiatique.

Contrairement aux prophètes de "la fin de l'histoire" qui se confondrait avec la victoire définitive d'un certain capitalisme, Jean BAUDRILLARD estime que les événement du 11 septembre signale d'abord l'évidence que l'histoire continue.

"Tout le jeu de l'histoire et de la puissance, écrit-il, en est bouleversé, mais aussi les conditions de l'analyse. Il faut prendre son temps (rejoignant ainsi Paul VIRILIO en ses réflexions sur les relations entre la vitesse et la politique). Car tant que les événements stagnaient, il fallait anticiper et aller plus vite qu'eux. Lorsqu'ils s'accélèrent à ce point, il faut aller plus lentement. Sans pourtant se laisser ensevelir sous le fatras du discours et le nuage de la guerre, et tout en gardant intacte la fulgurante inoubliable des images."

"A la limite, c'est eux qui l'on fait, mais c'est nous qui l'avons voulu. Si l'on ne tient pas compte de cela, l'événement perd toute dimension symbolique, c'est un accident pur, un acte purement arbitraire, la fantasmagorie meurtrière de quelques fanatiques, qu'il suffirait alors de supprimer. Or nous savons qu'il n'en est pas ainsi. De là tout le délire contre-phobique d'exorcisme du mal : c'est là qu'il est, partout, tel un obscur objet du désir. Sans cette complicité profonde, l'événement n'aurait pas le retentissement qu'il a eu, et dans leur stratégie symbolique, les terroristes savent sans doute qu'ils peuvent compter sur cette complicité inavouable. Cela dépasse de loi la haine de la puissance mondiale dominante chez les déshérités et les exploités, chez ceux qui sont tombés du mauvais côté de l'ordre mondial. Ce malin désir est au coeur même de ceux qui en partagent les bénéfices. L'allergie à tout ordre définitif, à toute puissance définitive est heureusement universelle, et les deux tours du World Trade Center incarnaient parfaitement, dans leur gémellité justement, cet ordre définitif. "

        L'auteur met en parallèle les innombrables films catastrophes qui pulvérisent le box-office et cette catastrophe réelle montrée en boucle par les médias. Ces attentats révèlent également la vulnérabilité de cette mondialisation où les concentrations des décisions, des puissances (financière directement, mais plus globalement économique et idéologique) sont légions. Plus le monde s'uniformise, plus tous les pouvoirs se concentrent entre les mains de moins en moins de gens. Le terrorisme intervient alors comme "l'onde de choc" du refus diffus et général de cette mondialisation-là. Cette quatrième guerre mondiale (la troisième étant la guerre froide) est une guerre entre ces pouvoirs-là - qui prônent une vague civilisation du consomme vite, vit vite et ne t'arrête jamais pour comprendre le sens de ta propre vie et surtout ne pense pas à la richesse qui s'accumule à tes dépens - et l'ensemble de toutes ces rancoeurs, qu'elles soient le vécu des déshérités ou des exploités ou celui des bénéficiaires du système. L'auteur veut voir face aux événements du 11 septembre, par delà les manifestations superficielles d'horreur convenues, une sorte d'ambivalence. On voit bien dans le texte, dans cette problématique un peu alambiquée de la lutte entre le Bien et le Mal, que l'auteur recherche sur ce qui fonde réellement le terrorisme et la sorte de fascination qu'il exerce sur les esprits. Mais il ne convainc que très partiellement. Même en décortiquant un texte parfois difficile car des phrases mêlent plusieurs plans d'analyse - psychologique, moral, politique, matériel - abondent (des considérations sur les Lumières, le Bien et le Mal, les types de civilisation, le genre de vécu... sans être obscures, demanderaient à être plus explicitées), il est réellement compréhensible que lorsqu'il ramène aux choses concrètes : la vulnérabilité du système mondial, top centralisé, la politique du chaos, autant mise en oeuvre par les "terroristes" que par les "contre-terroristes", la "réussite" d'un terrorisme qui use sur le terrain du minimum de moyens pour un méga-maximum d'effets, aidé en cela par la machine médiatique du système mondial lui-même, la sorte de boomerang dont "bénéficient" les "terroristes", avec l'opération militaire Tempête du Désert en Irak, la motivation profonde des terroristes-suicides cherchant le paradis dans le martyr, l'impossibilité de répondre alors à leur propre mort. C'est ce dernier aspect qui termine le texte : le déchainement incontrôlable de la réversibilité qui est la véritable victoire du terrorisme. "Victoire visible dans les ramifications et infiltrations souterraines de l'événement, non seulement dans la récession directe, économique, politique, boursière et financière, de l'ensemble du système (là l'auteur est pris au piège sur la surestimation des dégâts matériels causés au système...), et dans la récession moral et psychologique qui en résulte, mais dans la récession du système de valeurs, de toute l'idéologie de liberté, de libre circulation, etc, qui faisait la fierté du monde occidental, et dont il se prévaut pour exercer son emprise sur le reste du monde."

Là, effectivement se trouve une réussite de terroristes qui fondamentalement sont opposés aux valeurs de liberté, d'égalité et de fraternité directement issus des Lumières : la réaction qu'ils suscitent entraine une véritable militarisation des corps et des esprits, à coup de mesures sécuritaires de toutes sortes. Pour protéger un système qui prône soit-disant la liberté, les "autorités", occidentales notamment mais pas seulement, suppriment peu à peu les espaces de liberté, à commencer par Internet. Là se déchaînent les initiatives pour restreindre les libertés de penser et les libertés des moeurs, fruit d'une véritable alliance objective entre des bords opposés, les pseudos-chrétiens (qui jurent plus par l'Ancien Testament que par le Nouveau...) d'une Amérique puritaine et répressive (mais ils sont aussi ailleurs) et les pseudo-musulmans qui n'ont plus pour se justifier qu'un Coran désossé, ceux-là mêmes cousins d'un régime autoritaire que les circonstances géo-économiques ont érigés en gardiens des Lieux Saints. Mais peu importe que les uns soient chrétiens et les autres musulmans, le terrorisme dont parle Jean BAUDRILLARD trouve sa source et ses aliments dans un système mondial dont la caractéristique est d'être dominé par des mentalités apatrides et des égoïsmes les plus assoiffés de richesse et d'honneurs. On pourrait effectivement, au milieu des lamentations sur l'horreur des attentats, émotions dont veut se départir l'auteur, l'accuser d'apologie du terrorisme, parce qu'il formule l'hypothèse agaçante que ce terrorisme-là serait en train de gagner sur le plan des valeurs. Nous estimons que de toute façon la réponse aux attentats de septembre n'était absolument pas adaptée : au lieu de gesticulations diplomatiques et d'opérations militaires (à buts détournés d'ailleurs), il aurait fallu une réponse contre des actes qui relèvent plus de la criminalité pure et simple, policière et financière. Mais la réponse qui y fut apportée allait bien dans le sens d'appétits économiques liés aux complexes militaro-industriels.

      Mais l'apport de ce texte est surtout de nous interroger sur l'ambivalence à propos des images de catastrophes, rejointes par la réalité, sur le sentiment réel que nous avons sur la mondialisation, sur cette mondialisation-là où l'impuissance et la passivité dominent chez ceux qui la subissent et parfois chez ceux qui y participent... De ce sentiment mitigé envers la mondialisation découlerait peut-être un sentiment partagé sur les attentats, bien qu'il ne soit pas si sûr que le citoyen "ordinaire" fasse le lien entre cette mondialisation et ceux-ci. Il y a plutôt dans les esprits un lien entre la puissance des Etats-Unis, la politique occidentale en Palestine.

Le mérite sans doute de Jean BAUDRILLARD est de faire pousser là la réflexion sur les véritables enjeux des relations internationales, et d'abord d'interroger les profonds sentiments enfouis dans les esprits face à ces nouvelles facettes du monde où, qu'on le veuille ou non, nous vivons. Le lien entre les conflits (intérieurs aux personnes et entre nations) qui semblent appartenir à des niveaux non reliés ne font pas si souvent que ça l'objet de la pensée.

      Jean BAUDRILLARD, philosophe français, (1929-2007) développe ses travaux de sociologie, surtout depuis les années 1980, alors qu'il était resté longtemps sur la critique de l'économie des signes, vers des considération sur la médiation et la communication des masses, et ce texte sur le terrorisme, pendant un véritable déchainement médiatique, trouve tout à fait sa place dans son oeuvre.

Jean BAUDRILLARD, L'esprit du terrorisme, Le Monde du 2 novembre 2001 ; Éditions Galilée, 2002 (56 pages).

 

Relu le 30 janvier 2022

 

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