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4 mai 2015 1 04 /05 /mai /2015 17:08

   L'anthropologue, sociologue et spécialiste de la formation des prix en économie Paul JORION, auteur déjà de La Survie de l'espèce : un essai incisif, humoristique et pas complètement desespéré (Futuropolis, 2012), Le Capitalisme à l'agonie (Fayard, 2011), L'Argent, mode d'emploi (Fayard, 2009) et Comment la vérité et la réalité furent inventées (Gallimard, 2009), enfonce ici fortement le clou sur l'état de la réflexion en économie.

Il fait partie de ces économistes qui ont annoncé la crise des subprimes en 2005 et qui dénoncent depuis un certain temps déjà la financiarisation du capitalisme. Après ses précédents ouvrages surtout descriptifs, il se risque à une réflexion prospective plus ambitieuse sur cette crise qu'il présente comme particulièrement "toxique" : "une crise due au fait que notre espèce se conduit comme un malpropre à la surface de la planète qui l'accueille ; une autre due au fait que la maîtrise de la complexité nous a désormais totalement échappé (c'était déjà le cas avant l'invention de l'ordinateur, mais celui-ci a magnifié le problème de plusieurs ordres de grandeur) ; enfin la crise financière et économique actuelle est la conséquence de la "machine à concentrer la richesse" qui constitue le coeur de nos sociétés et dont nous sommes en général très fiers, du moins jusqu'à ce qu'elle nous explose au visage, comme aujourd'hui." L'auteur s'élève contre l'absence de réflexion globale sur la société qui sévit actuellement dans le monde intellectuel, absence que prolonge l'absence totale de projet de société de la part des partis politiques comme des mouvements sociaux d'ailleurs.

C'est cette pseudo "science économique" qu'il attaque dans ce véritable pamphlet, non sans faire de nombreuses propositions - parfois très précises - pour en sortir. Devant toutes les questions laissées en suspens justement, dont il série de nombreuses, dont beaucoup faisaient pourtant au siècle dernier l'objet de nombreuses propositions globales, pointe une inquiétude forte : "il reste un nombre considérable de questions à résoudre, mais le temps presse, car pendant que nous réfléchissons, c'est notre environnement global qui se dégrade inoxérablement. Parviendrons-nous à sauver notre "bouclier social"? Sans doute, mais à condition que nous sauvions notre civilisation. Et pour sauver celle-ci, il faut d'abord que nous sauvions notre espèce. Ce que nous ne pourrions faire sans sauver notre planète."

      Devant l'ampleur de la crise catastrophique que nous vivons, alors même que les élites continuent de vivre sur des schémas antérieurs quasiment périmés et consomment ce qui reste à consommer avec une insouciance (et une naïveté) qui laisse parfois pantois, l'auteur ne peut pas en rester aux évolutions récentes et en anthropologue qu'il est, remonte très loin, dans les soubassements biologiques de notre espèce. Prenant comme point de départ parfois la réflexion, si injustement méprisée aujourd'hui, de Jean-Jacques ROUSSEAU, sur l'espèce humaine, passant en revue les pensées de Graffon Elliot SMITH (1871-1937), de William PERRY (1887-1949) et de W. H. R. Rivers (1864-1922), qui réfléchirent de leur temps sur l'hyper-diffusionnisme (sur les réalités et les effets de contacts entre cultures), rappelant les réflexions de Benjamin LIBET (1916-2007) sur les décalages entre actions et pensées (l'action précédant souvent la pensée, qui justifie et "explique" ensuite l'action) et entreprenant la même démarche pour la linguistique, la sociologie, la psychanalyse, il dénonce notamment les effets néfastes de ce que l'on appelle communément l'"individualisme méthodologique", véritable défi à l'intelligence des actions collectives. Un des effets de cet "individualisme méthodologique" est de rendre très difficile ce que Paul JORION aimerait faire : aider les financiers à devenir vertueux. Il s'attache à comprendre comment on en est venu à l'existence de cette sphère financière qui parasite l'économie après s'être rendue indispensable, au point qu'ils (les financiers) recherchent à tout pris le plus fort taux de profit de l'investissement financier, au mépris de leur fonction originelle d'aider les entreprises productrices de biens et de services tangibles. 

    Très vite, l'auteur aborde les caractéristiques de ce système financier qui s'est éloigné des réalités économiques. Il met en relief la mise en oeuvre d'algorithmes qui remplace la pensée stratégique humaine dans les opérations financières, mise en oeuvre illusoire d'une méthode pour tenter de maitriser la complexité des événements économiques par des automatismes dont peu de personnes sont aujourd'hui capables à leurs origines et à leurs logiques. Pour avoir vécu de l'intérieur cette vaste machine d'informations, il a constaté des dysfonctionnements fatals entre grands cadres financiers d'experts et directions des organismes financiers. Parce qu'elle favorise précisément la concentration de richesse, le système ne "questionne" pas ces dirigeants sur les différentes crises à répétition qui secoue pourtant le système économique. 

  Son expérience personnelle de consultant le pousse à poser la question : "Où était la science économique quand on a eu besoin d'elle?" Après avoir constaté que le projet très médiatisé de refonder le capitalisme a échoué, notamment d'ailleurs à cause de l'emprise (qui n'est plus, depuis longtemps un support fructueux...) du secteur financier sur l'ensemble de l'économie, il entend aller plus loin au fond des choses, sur ce vide constaté chez les économistes même lorsque les grands argentiers leur demandèrent comment la crise des subprimes avait-elle pu avoir lieu. Il remonte alors aux débuts de l'histoire de l'économie politique, celle qui débute avec les réflexions d'Adam SMITH et se poursuit avec l'oeuvre de David RICARDO pour finir d'être critiquée par Karl MARX. Au corps défendant de ce dernier auteur, cet outil de critique de l'économie politique, qui ne devait qu'être un support à l'activité révolutionnaire, a tellement eu de succès que des générations anti-marxistes d'économistes se sont détournés de tout ce qui pouvait ressembler à une analyse de politique économique ET d'économie politique, sous peine d'être soupçonner de vouloir renverser le capitalisme...

   L'auteur a sa propre interprétation de cette crise financière mondiale, mais le principal intérêt de son ouvrage n'est pas dans la description (même si nous la recommandons!) des fourvoiements intellectuels des "économistes", mais dans ses propositions. Leur fond est d'empêcher une fuite de capitaux dans le cycle de la spéculation en intervenant de manière législative sur l'organisation des marchés financiers et notamment pour fixer des plafonds de taux de profit. Comme tout connaisseur d'analyse marxiste (mais pas seulement...), l'argent a tendance fâcheuse de s'investir là où le taux de profit est le plus élevé et il l'est surtout sur les marchés financiers, avec la créations de multiples supports de valeurs qui finissent par avoir un rapport plutôt lointain avec les biens et services, lesquels se trouvent de plus en plus démunis de liquidités et d'investissements. Aussi Paul JORION énumère un certain nombre de mesures immédiates :

- Accorder à nouveau la priorité aux salaires plutôt que favoriser l'accès au crédit, lequel est nécessairement cher et se contente de renvoyer à plus tard la solution du problèmes qui se posent d'ores et déjà ;

- Bannir la spéculation en rétablissant les articles de loi qui l'interdisaient dans la plupart des pays jusqu'au dernier quart du XIXe siècle. L'auteur fait référence pour la France à la l'article de loi 1965 du Code civil, abrogé en 1885. Celui-ci mettait fin à presque deux millénaires de prudence financière, inscrite depuis bien plus longtemps dans la Bible par exemple... ;

- Mettre hors d'état de nuire les paradis fiscaux en interdisant aux chambres de compensation de communiquer avec eux dans un sens comme dans l'autre. Les mesures doivent concerner l'ensemble des paradis fiscaux, y compris ceux que les États tolèrent dans des enclaves de leur propre territoire ;

- Abolir le privilège des personnes morales par rapport aux personnes physiques, privilèges qui ont permis de transformer de manière subreptice dans nos démocraties, le suffrage universel en suffrage censitaire. L'auteur fait ici référence à la pratique américaine d'intervention des trusts dans le financement des compagnes électorales ;

- Redéfinir clairement, dans les textes légaux, l'actionnaire d'une société comme étant l'un de ses créanciers (un contributeur d'avances, autrement dit un prêteur) et non comme l'un de ses propriétaires ;

- Établir les cours à la Bourse par fixing journalier ou hebdomadaire, notamment pour empêcher cette fameuse volatilité des cours, favorisée d'ailleurs par l'informatisation ;

- Éliminer le concept de "prix de transfert", qui permet aux sociétés d'échapper à l'impôt par des jeux d'écritures entre maison mère et filiales. Mettre fin en somme à toute l'inventivité comptable dont font preuve les cabinets financiers... ;

-Supprimer les stock options pour instaurer une authentique participation universelle ;

- Ré-imaginer les systèmes de solidarité collectifs en lieu et place des dispositifs spéculatifs voués à l'échec, en raison de leur nature pyramidale, que sont l'immobilier ou l'assurance vie, par quoi on a cherché à les remplacer... C'est, entre autres, tout le débat entre système de retraite par répartition et système de retraite par capitalisation... ;

- Enfin, dans un monde où le travail tend à se raréfier, la question des revenus doit être mise à plat et faire l'objet d'un véritable débat. C'est tout un programme qui vise à substituer, comme nous l'appelons de nos voeux (ce sont les animateurs de ce blog qui parlent ici) depuis longtemps, le fameux débat sur le travail, sur la répartition du travail, alors qu'il se raréfie sous les coups de butoir de l'automation, par celui sur la répartition des richesses...

 

Paul JORION, Misère de la pensée économique, Flammarion, Champs actuel, 2015.

 

Relu le 21 janvier 2022

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