Le pédagogue brésilien Paolo FREIRE marque la pensée sur l'éducation de la seconde moitié du XXe siècle, surtout par ses multiples interventions orales ou écrites tout d'abord lors de ses activités dans les années 1960 pour l'alphabétisation des adultes en milieu paysan, puis ensuite lors de sa participation dans la lutte aux EÉats-Unis pour l'intégration des Noirs et dans l'opposition à la guerre du VietNam, et enfin de retour dans son pays dans son activité socio-éducative. Plus sans doute que par ses livres phares tels L'éducation comme pratique de la liberté (1964), Pédagogie des opprimés (1974), La Pédagogie de l'autonomie (1991). Education for Critical Conscioussness paru à New York en 2002 reprend l'ensemble des idées de son oeuvre.
L'éducation populaire n'est pas présentée comme un système théorique avec tout son appareil intellectuel universitaire, mais plutôt concrètement dans le cadre d'une lutte globale pour leur libération des opprimés, dans n'importe quelque partie du monde. C'est un processus de conscientisation que son oeuvre dessine, propose, de même que son action bien concrète. Il s'appuie sur les facultés créatrices de l'homme et sur ses aptitudes à la liberté au milieu de structures politiques, économiques et culturelles oppressives.
Il puise ses idées dans de nombreux courants philosophiques - phénoménologie, existentialisme, personnalisme chrétien, marxisme humanisme et hégélianisme. Son oeuvre, très diffusée dans de nombreux pays, en Amérique Latine, en Europe ou aux États-Unis, continue de susciter des débats sur la pédagogie critique. Parce que l'activité et les écrits de Paolo FREIRE se rapportent à des cultures pédagogiques bien déterminées, beaucoup de sociologues, mais pas seulement, ont le sentiment qu'il a développé uniquement les aspects de sa théorie applicables à la situation sociale où il se trouvait, et qu'ils ont affaire non pas à une véritable sociologie ou philosophie de l'éducation, mais "seulement" à une synthèse de perspectives de l'éducation en rapport avec ces cultures. Il faut reconnaitre que ce qu'il a écrit se rattache à ses convictions et n'est pas toujours argumenté avec soin, selon les canons traditionnels des travaux universitaires. Il n'y a pas de présentation systématique de sa théorie par lui-même, ce qui en fait un système très ouvert aux multiples expériences futures.
Pédagogie des opprimés, écrit en 1969 et publié en 1974, constitue un approfondissement de l'essai publié en 1967, L'éducation, pratique de la liberté. Paolo FREIRE se démarque au sein de l'UNESCO dont il est le conseiller depuis 1968, du courant officiel de l'alphabétisation fonctionnelle (rappelons que pour les fonctionnaires internationaux comme pour la majorité des ministères de l'éducation, l'alphabétisation est le passage obligé de l'éducation) : il érige systématiquement l'alphabétisation en instrument de révolution culturelle, en moyen de faire prendre conscience aux masses à instruire de la situation objective d'exploitation, dans laquelle elles sont plongées. Sous la guidance de moniteurs politiques, aussi peu directifs que possible, celles-ci doivent pouvoir comprendre les ressorts de cette situation d'exploitation. Paolo FREIRE insiste beaucoup contre une vision simpliste de ce qui pourrait n'être qu'un instrument d'un activisme même révolutionnaire. Il s'agit de prendre en compte également les aspirations affectives des peuples, en dehors de toute conception technocratique. "L'étude de la pensée du peuple ne doit pas être faite sans le peuple, mais avec lui, en tant que créateur de sa propre pensée". L'action révolutionnaire, du coup, prend une signification humaniste, tendue vers la conquête de la liberté. La pédagogie que Paolo FREIRE propose refuse les notions d'urgence et de performance pour favoriser l'ancrage du changement social dans les profondeurs de la mentalité populaire. Elle est un ensemble de moyens de transformer le monde utilisé conjointement par l'éducateur et son interlocuteur. C'est un effort permanent de démystification des relations sociales pour dépasser une aliénation culturelle séculaire. Il faut pouvoir dépasser une certaine peur de la liberté elle-même : la conscientisation est d'abord un travail sur la liberté, de la liberté. Cette tâche d'éducation pour la libération est un effort de dépassement sans fin. Si la révolution est au coeur du processus éducatif, le dessein ne sera pas réalisé seulement par un quelconque transfert d'avantages matériels, mais aussi par une conversion radicale de mentalité, une véritable "métanoïa", qui fait que les hommes se regardent de façon différente, sans rivalité ni appétit de domination ou de convoitise. Tel sera l'homme nouveau, "ni oppresseur, ni opprimé, l'homme en voie de libération".
Pédagogie de l'autonomie, Savoirs nécessaires à la pratique éducative, publié en 1991, est rédigé au plus fort de la vague néo-libérale qui déferle sur le monde. "L'idéologie fataliste et immobilisante qui anime le discours néolibéral parcourt librement le monde, elle insiste pour nous convaincre que nous ne pouvons rien contre la réalité qui, d'historique et sociale, passe pour être ou devenir "quasi naturelle"". Contre l'ambiance générale, Paolo FREIRE poursuit sur sa lancée d'éducation pour la libération, en indiquant qu'il n'y a pas d'enseignement sans apprentissage. Enseigner exige une rigueur méthodique, une posture de chercheur, le respect des savoirs des apprenants, l'esprit critique, un sens de l'esthétique et de l'éthique, une acceptation de risques, soit... toute une série d'aptitudes et de vouloirs qui dépassent de très loin le bagage du fonctionnaire éducatif. Enseigner exige le respect des savoirs des apprenants, écrit le pédagogue, soucieux comme toujours de la qualité de pratiques émancipatrices. Toujours, il faut parler de la réalité concrète, des difficultés quotidiennes, pour comprendre comme les choses peuvent être changées. Par cette discussion, il s'agit toujours de renforcer la capacité critique de l'apprenant, sa curiosité et son insoumission.
Les différents ouvrages de Paolo FREIRE, et pas seulement les quelques livres phares traduits en langue française (une quantité impressionnante d'écrits traitent des relations entre alphabétisation et conscientisation) permettent de voir, selon John LYONS, 8 "théories" de l'éducation :
- Théorie de la valeur : Quelles sont les connaissances et les compétences qui en valent la peine? Quels sont les objectifs de l'éducation? L'éducation doit sensibiliser les étudiants afin qu'ils deviennent des sujets, plutôt que des objets, du monde.
- Théorie de la connaissance : Qu'est-ce que la connaissance? Quelle est la différence avec la croyance? Qu'est-ce qu'une erreur? Qu'est-ce qu'un mensonge? La connaissance est une construction sociale, avec ce que cela implique d'aspects moraux et instrumentaux.
- Théorie de la nature humaine / Qu'est-ce qu'un être humain? Comment est-elle différente des autres espèces? Quelles sont les limites du potentiel humain? "Nous sommes... les seuls êtres capables d'être à la fois les objets et les sujets des relations que nous tissons avec les autres et avec l'histoire, que nous faisons et qui fait et nous refait. Entre nous et le monde, les relations peuvent être critique, naïvement, comme par magie ou perçue, mais nous sommes conscients de ces relations dans une mesure qui n'existe pas entre tout être vivant et le monde."
- Théorie de l'apprentissage : Qu'est-ce qu'apprendre? Comment sont les compétences et les connaissances acquises? "l'enseignement ne peut pas être un processus de transfert des connaissances de l'enseignement de l'un à l'apprenant. C'est le transfert mécanique par mémorisation des résultats, que j'ai critiqué. Il s'agit d'étude critique en corrélation avec l'enseignement qui est tout aussi critique, qui exige forcément une manière critique de comprendre et de réaliser la lecture de la Parole et celle du monde, la lecture du texte et du contexte." L'apprentissage est un processus où la connaissance est présentée, puis mise en forme par la discussion et la réflexion.
- Théorie de la transmission : Qui enseigne? Par quels moyens? Quel sera le programme? L'enseignement est un processus politique. Il doit être un processus démocratique afin d'éviter la dépendance envers une autorité enseignante.
- Théorie de la société : Qu'est-ce que la société? Quelles institutions sont impliquées dans le processus éducatif? Une société démocratique est difficile à établir. Les écoles deviennent facilement des outils utilisés par les parents, les entreprises et la communauté pour imposer leurs valeurs et leurs croyances. Et cette tendance favorise la domination et l'oppression des personnes les moins favorisées.
- Théorie des chances : Qui doit être éduqué? Qui doit être scolarisé? Paolo FREIRE est complètement tendu vers l'objectif de fournir le plus de possibilités possibles aux gens pauvres de s'instruire, notamment dans son pays, le Brésil. L'accès à l'éducation est la seule voie de la libération sur le long terme.
- Théorie de consensus : Pourquoi les gens sont-ils en désaccord? Comment le consensus peut-il être obtenu? Le désaccord est normal. Le conflit est lié à l'existence humaine. Tenter d'échapper au conflit, c'est préserver le statu quo, c'est-à-dire une société injuste. L'éducation s'insère dans un monde de conflits et ne peut se concevoir sans tactique et stratégie.
L'oeuvre de Paolo FREIRE continue d'inspirer de nombreux éducateurs dans le monde. De multiples expériences, isolées ou coordonnées, existent et enrichissent la pratique d'enseignants qui se rencontrent régulièrement pour partager les différents éléments de leurs combats. Des séminaires réunissent différents groupes pour prolonger et approfondir les pratiques émancipatrices inspirées de l'oeuvre du pédagogue brésilien. La caractéristique de ces différents séminaires, très loin d'un académisme universitaire, est d'être au plus près des aspirations des paysans et des ouvriers concernés, examinant surtout les pratiques concrètes locales et pas seulement dans les pays les plus pauvres. Comme la transformation sociale ne connait pas de frontières, beaucoup de ces enseignants qui participent à ces séminaires sont impliqués dans des organisations politiques et syndicales internationales. L'UNESCO reste très impliquée dans de nombreuses actions émancipatrices s'inspirant de l'oeuvre de Paolo FREIRE.
Paolo FREIRE, Pédagogie des opprimés, suivi de Conscientisation et révolution, François Maspéro, 1974 ; Pédagogie de l'autonomie, Savoirs nécessaires à la pratique éducative, Editions érès, 2006.
Sous la coordination de Françoise GARIBAY et de Michel SEGUIER, Pratiques émancipatrices, Actualités de Paulo FREIRE, Editions Syllepse, collection Nouveaux regards, 2009.
Relu le 6 février 2020