Nous ne connaissons Enée le Tacticien que par son oeuvre, elle-même rapportée en partie par POLYBE (200-118 av JC) et SUIDAS (ou Souda, nom d'une encyclopédie grecque de la fin du IXe siècle, très utilisée dans les travaux consacrés à l'Antiquité).
Un personnage dont nous ne connaissons pas grand chose...
Théoricien militaire grec de la première moitié du IVe siècle, il est l'auteur de travaux uniquement militaires. Parmi ceux-ci, le traité sur la Poliorcétique (soit l'art des sièges des villes), est un document particulièrement révélateur d'un moment de l'évolution militaire grecque. Peut-être était-il l'un de ces chefs de mercenaires qui louaient à cette époque leurs services sur les champs de bataille du Péloponnèse et d'Asie Mineure. Il appartient à la génération des pionniers qui, à la fin du Ve et au début du IVe siècle, mirent en vogue la réflexion sur l'art militaire. Anne-Marie BON, en 1967, pense qu'il était le célèbre stratège de la Ligue arcadienne, Enée de Stymphale.
La Poliorcétique voisine d'autres fragments d'ouvrage : Sur les préparatifs de guerre, Sur l'intendance et Sur la Castramétation.
Il faut dire que de l'Antiquité grecque, il ne nous reste que des débris, qui ne sont que partiellement accessibles en français (beaucoup de traductions anglaises). La Poliorcétique nous est accessible grâce à la société d'émulation du Doubs de 1870, par Albert De Rochas D'AIGLUN (1837-1914), sous le titre d'Extrait du traité sur la défense des places.
Hervé COUTEAU-BEGARIE écrit que, néanmoins, avec un degré de probabilité élevé, on peut penser que les Grecs de l'époque classique ont composé des traités de tactique et de stratégie. il se réfère à VEGECE (Flavius VEGECE, L'Art militaire, Ulysse, 1998) qui mentionne un traité des combats rédigé par des Spartiates. Enée Le Tacticien composa en fait une encyclopédie militaire en plusieurs volumes dont seul le traité sur la poliorcétique nous est parvenu. Après Enée Le Tacticien, il faut sauter trois siècles pour trouver un traité conservé (celui de ASCLÉPIODOTE, du 1er siècle av J.C., Traité de tactique, Les belles lettres, 2002).
C'est sans doute grâce surtout aux Byzantins qu'une partie de son oeuvre a survécu aux multiples destructions.
Une oeuvre très étudiée bien que parcellaire
La Poliorcétique daterait des années 360 av J.C. Dans son traité, il s'intéresse à toutes les questions relatives au siège, matérielles (les gardes, les mots de passe, les armes, les incendies...) et politiques (les risques de discorde parmi les assiégés, surtout durant les sièges assez longs, les conspirations, les alliés...). Un certain nombre de ses conseils et observations, qui sans doute formait un fond commun d'idées qu'il partageait avec des tacticiens ou des stratèges dont nous avons perdu la trace, sont restés en crédit jusqu'à l'époque moderne.
Pour Michel DEBIDOUR, habitué à la confrontation des textes grecs entre eux (notamment ceux de XENOPHON), cette oeuvre, qui ne fait jamais allusion à Philippe de Macédoine, est celle d'un homme cultivé qui connaît les grands historiens qui l'ont précédé. Mais ce n'est pas vraiment un lettré, et son texte, souvent technique, est en général clair et dépourvu de qualités littéraires. "Visiblement, il a une grande expérience pratique qu'il veut faire partager à ses lecteurs. Enée semble bien ne pas avoir été un Athénien, et il songe d'abord à des cités de petite taille, que les guerres mettent aux prises avec des voisins, comme dans le Poléponnèse. Pour nous, modernes, qui sommes souvent tentés, grandes oeuvres obligent, de voir l'histoire grecque à travers le prisme athénien, ce texte est un document neuf et différent, qui nous contraint à élargir notre vision du monde grec."
La Poliorcétique, malgré son titre, est plutôt un traité de défense des villes. Au point que l'on se demande si ce texte n'avait pas deux grandes parties. Il n'y fait pas mention et parfois, dans le texte, plusieurs fois, l'auteur, sans prévenir, donne des conseils du point de vue de l'attaquant.... Michel DEBIDOUR pense à une maladresse dans la composition de l'ouvrage.
D'une soixantaine de pages, il comprend 40 chapitres de longueur très inégale (parfois de quelques lignes!). On peut tenter d'en établir le plan, mais cela est tout à fait indicatif :
- Comment mettre la ville sur le pied de guerre, former la milice et reconnaître les siens (chapitres 2 à 7),
- Comment préparer le territoire à la guerre, et désamorcer conspirations et mécontentement (chapitres 8 à 17),
- Comment organiser pratiquement la ville, face à une attaque, par des rondes, des sorties et des ruses diverses (chapitres 18 à 31, dont les premiers traitent des sabotages des serrures et des portes),
- Comment résister aux machines, aux mines aux incursions (chapitres 32 à 40). Il laisse dans l'ombre la façon dont la cité engageait ses mercenaires.
Outre les détails techniques, l'ouvrage permet de se donner une bonne idée de la manière dont fonctionne les armées au IVe siècle av J.C.
Le chapitre qui traite des conspirations (chapitre 11) indique un certain nombre de moyens de les prévenir et de les contrecarrer. "il faut également faire très attention à ceux des citoyens qui sont dans l'opposition et ne jamais leur accorder immédiatement créance en rien, pour les motifs qui suivent. Je vais raconter l'une après l'autre, en citant mon propre livre, et à titre d'exemples, les diverses conspirations ourdies contre des États par des magistrats ou par des particuliers, et comment parmi elles quelques unes ont été réprimées et ont échoué."
Chef sans faiblesse, tatillon et sévère, Enée sait que pour être efficace, outre les mesures purement techniques des fortifications et des emplacements des troupes, il faut surtout déranger le moins possible (chapitre 12) la vie des populations, surtout en temps de paix, quand la menace n'est pas directe. Il est conscient que pour éviter le risque d'une explosion sociale, il faut savoir faire droit à des revendications justifiées, "surtout en soulageant les débiteurs par des intérêts peu élevés, voire en les supprimant complètement ; et lorsque les temps sont trop dangereux, il faut même supprimer une partie des dettes, ou leur totalité s'il le faut, car des hommes endettés de cette façon sont bien plus redoutables à avoir près de soi. Il faut aussi donner des ressources à ceux qui sont privés du nécessaire (chapitre 14)." Il semble particulièrement conscient que la défense de la cité dépend de l'humeur des habitants qui peuvent être enclins à "trahir" leurs maîtres, surtout si dans les temps "normaux" leur situation leur parait déjà injuste.
Le plus long chapitre, le chapitre 31, traite de l'art de transmettre des messages. Une large place est donnée à la stéganographie (procédé de dissimulation d'un message dans un autre message) parmi 24 procédés.
Dans son livre, Enée semble toujours tout aussi préoccupé par les dissensions politiques internes que par les considérations purement tactiques. Il souligne l'importance de l'organisation de la défense en temps de paix, afin de pouvoir réagir rapidement en cas de surprise. Il redoute par-dessus tout le désordre et la panique contre lesquels il est souhaitable de se prémunir. Un bon réseau de communication devra être mis en place, pouvant fonctionner de jour comme de nuit. La discipline doit être irréprochable et la désertion sévèrement punie, bien que les mercenaires aient le choix, au début d'un siège, de s'en aller. Enée redoute aussi bien la trahison et recommande toutes sortes de mesures pour l'éviter. En ce qui concerne les mercenaires, l'on doit toujours s'assurer qu'ils sont en infériorité numérique par rapport aux citoyens qui les emploient. Il est impératif pour les chefs d'obtenir le soutien, avant tout financier, de leur peuple. Lorsque l'ennemi attaque, il est préférable d'attendre pour réagir que l'adversaire commence à se relâcher, ou que encombré par les effets de son pillage, il soit moins mobile. Enée encourage, si les conditions s'y prêtent, la création de flottes puissantes permettant de surprendre l'ennemi et de s'engager à sa poursuite. Les sorties nocturnes destinées à surprendre l'assiégeant sont également conseillées. L'usage de matériaux combustibles et le recours à des ruses diverses complètent ce tableau d'une tactique particulièrement adaptée à la situation géopolitique des cité-États de la Grèce antique. L'approche stratégique d'Enée se veut avant tout pragmatique, et le type de combat qu'il décrit n'est ni codifié ni ritualisé. (BLIN et CHALIAND).
On conçoit, vu la richesse des thèmes abordés - richesses qui pourrait être plus grande que celle dont nous avons hérité - maints tacticiens et maints stratèges aient puisé dans cette oeuvre.
ENEEE LE TACTICIEN, Poliorcétique, texte établi et traduit par A DAIN et A-M. BON, Editions Les belles lettres, 1967. Introduction par Anne-Marie BON.
On peut trouver les chapitres 11 et 38 de Poliorcétique dans l'Anthologie mondiale de la stratégie, sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, collection Bouquins, 1990.
Michel DEBIDOUR, Enée le tacticien, dans Ruses, secrets et mensonges chez les Historiens grecs et latins, De Boccard (Lyon), 2006.
Michel DEBIDOUR, Les Grecs et la guerre, VÈme-IVème siècle, Editions du Rocher, 2002 ; Collectif, Guerres et sociétés, Monde grecs Vème-IVème siècles, Atlande, 2000 ; Hervé COUTEAU-BEGARIE, Traité de stratégie, Economica/Institut de stratégie comparée, 2002 ; Raoul LONIS, article Enée Le Tacticien, dans Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, Sous la direction d'André CORVISIER, PUF, 1988. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.
Complété le 16 octobre 2019