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9 septembre 2017 6 09 /09 /septembre /2017 11:33

    Hervé COUTEAU-BÉGARIE indique combien le milieu aérien (des pilotes jusqu'aux états-majors) est déchiré entre les revendications des différentes armes, notamment aux Etats-Unis, à un tel point que chaque arme possède sa propre aviation. L'aviation doit faire face par ailleurs à des exigences diverses et souvent contradictoires, en partie à cause des conflits entre individualités et entre groupes d'intérêts (convictions et égoïsmes se conjuguent avec un beau dynamisme...) qui se transforment en disputes perpétuelles (qui durent depuis plus d'un siècle...) d'une extrême intensité qui pèsent sur les choix stratégiques. Le tout dans une surestimation constante du rôle de l'aviation dans la stratégie globale, sommet dans la logique de recherches de solution militaires à des problèmes complexes...

Ces conflits, même s'ils sont moins intenses, et accordent moins d'importance à l'aviation, existent également dans les cultures stratégiques des autres pays que les Etats-Unis où ils frisent souvent la caricature...

    "On ne doit donc pas s'étonner, écrit-il, si la pensée aérienne (celle des Etats-Unis domine encore beaucoup et a même contaminé les stratégies chinoises...) a presque toujours eu une tournure polémique (ce qui ne le cède en rien dans les siècles précédents à celles qui existaient  par exemple au sein d l'armée de terre entre les tenants et adversaires de la colonne au XVIIIème siècle...). Celle-ci ne semble pas près de s'éteindre, à en juger les controverses furieuses autour des résultats de la compagne aérienne durant la guerre du Golfe. L'armée de terre a une tendance, sinon spontanée, du moins dominante, à considérer que l'air doit être avant tout être au service de la terre ; c'est ce que l'on appelait, dans l'entre-deux-guerres, l'aviation de coopération, placée dans une situation auxiliaire et subordonnée. l'aviation est conçue comme une arme, au même titre que l'infanterie ou l'artillerie, et non comme une armée. Les partisans de la puissance aérienne revendiquent, au contraire, pour elle, l'indépendance et, souvent, la prééminence ; l'aviation doit pouvoir mener ses missions librement dans être asservie aux exigences du champ de bataille et elle est supposée pouvoir obtenir, à elle seule, des résultats décisifs. (...) Quant aux marins, ils ont toujours argué de leur particularisme pour revendiquer le contrôle de l'aviation maritime. Il est de fait que les aviateurs ont tendance à se focaliser sur les opérations conduites au-dessus de la terre et à placer en second rang les missions au-dessus de la mer."

  Il ne s'agit pas seulement d'un problème interarmées, car au sein même des armées ou armes de l'air, de grandes frictions sont à l'oeuvre depuis le début de l'aviation militaire. Un antagonisme fort oppose aviation de chasses, aviateurs de chasse et tacticiens de la chasse aérienne d'une part et forces de bombardement, pilotes et servants de bombardier, tacticiens du bombardement d'autre part. Une fracture aussi importante oppose stratégistes et stratèges de la supériorité aérienne par la chasse d'une part et stratégistes et stratèges du bombardement.  Si des théoriciens ou commentateurs comme Hervé COUTEAU-BÉGARIE jugent nécessaires de réagir contre les multiples déviations que provoquent ces antagonismes, ils demeurent et n'ont rien perdu de leur intensité. De plus entre stratégie et tactique, il n'est pas toujours facile de démêler les prétentions et les réalités. D'autant que ce sont les caractéristiques des matériels volants qui mènent à chaque étape les débats purement militaires. Cela explique que plus que nulle part ailleurs (dans l'armée de terre ou dans la marine), le complexe militaro-industriel possède une très grande emprise sur les états-majors d'armées de pratiquement tous les pays dotés d'une aviation qui se respecte. A un point tel qu'on peut très bien analyser, à l'instar d'Alain JOXE par exemple, les stratégies aériennes à l'aune des matériels (qu'ils soient classiques ou nucléaires) proposés par les grandes formes de l'armement. Cet état de fait explique également pourquoi c'est dans l'armée de l'air que les coûts de production et d'exploitation (si l'on ose dire) explosent régulièrement bien plus qu'ailleurs...

Hervé COUTEAU-BÉGARIE parle même pour ces aviations de syndrome de Guynemer (chasse) et de syndrome d'Hiroshima (bombardement).... 

      Alain JOXE expose "l'hypothèse d'une rationalité universelle de la production de stratégies et d'armements : "Le système de production de stratégies, écrit-il, est certainement différent selon les pays. cependant, l'objet américain comme l'objet soviétique ou européen, est un agrégat de technologies appliquées à un conglomérat de composants sous-traités. Quant à la stratégie militaire, légitime pour un producteur américain de stratégie, elle est - comme pour l'Européen - un compromis entre un scénario stratégique imaginaire sécurisant et l'agrégation des capacités tactiques réelles. Enfin, l'interface entre l'objet et la stratégie est gérée par une bureaucratie chargée d'articuler des nationalités hétérogènes, c'est-à-dire aboutissant parfois à des non-sens." 

   Les rivalités fortes entre constructeurs et branches de constructeurs qui selon les cas mettent en oeuvre des recherche-développements et des fabrications soit d'avions de combat, soit de bombardiers, accentuent les dérives bureaucratiques dans le domaine de la branche de l'air, par rapport aux autres secteurs (armées de terre et marines), de la stratégie aérienne par rapport à la stratégie terrestre ou maritime. 

    La multitude de "scandales" qui agitent les milieux militaires et industriels au fil du temps, résultant de l'inadéquation des matériels aux situations sur le terrain provient en grande partie de cette logique bureaucratique fortement orientée vers les logiques industrielles. Il est significatif que la majorité de ces "scandales" touchent surtout les matériels volants. 

 

 

Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. Alain JOXE, Richard PATRY, Yves PEREZ, Alberto SANTOS, Jacques SAPIR, Fleuve noir, Production de stratégies et production de systèmes d'armes, Cahiers d'études stratégiques n°11, CIRPES, 1987. 

 

STRATEGUS

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9 septembre 2017 6 09 /09 /septembre /2017 10:12

   Le philosophe et sociologue allemand Georg SIMMEL écrit une sociologie atypique et hétérodoxe, abordant de nombreux sujets, de manière souvent transversale et plurididisciplinaire, et ne se rattache à aucune école. A partir de nombreuses observations et discussions lors de séminaires publics et privés (Université de Berlin de 1885 à 1901), il écrit sur plusieurs thèmes : l'argent, la mode, la parure, l'art, la ville, l'étranger, les pauvres, la secte, la sociabilité, l'individu, la société, l'interaction, le lien social, le conflit, son principal ouvrage demeurant Philosophie de l'argent (1900). Peu reconnu par les autorités universitaires officielles, il suscite toutefois l'intérêt de l'élite intellectuelle berlinoise. Il n'est nommé professeur à l'université de Strasbourg, ville allemande, qu'en 1914. 

    Alors qu'il influence les intellectuels de son époque et continue d'avoir une influence aujourd'hui (Max WEBER, Karl MANNHEIM, Alfred SCHUTZ, Raymond ARON, Erving GOFFMAN, Howard BERCKER, Anselm STRAUSS, Isaac JOSEPH...), sa pensée, critiquée par Emile DURKHEIM et Georg LUKACS, n'est redécouverte dans le monde francophone qu'à partir des années 1980. Il constitue une référence importante pour l'école sociologique de Chicago. 

    Il est, avec Max WEBER, une des figures les plus importantes de la sociologie allemande classique. Georg SIMMEL est surtout reconnu comme le promoteur de la sociologie "formelle", notion souvent mal comprise bien qu'elle soit bien acceptée dans les sciences sociales contemporaines. Mais il est d'abord, et c'est une priorité qu'il partage avec Max WEBER, un des pionniers de la sociologie de l'action.    

 

Une auto-présentation...

    Georg SIMMEL expose dans une "Autoprésentation inachevée" un résumé de sa philosophie, à la demande de son éditeur : 

"Je suis parti d'études épistémologiques et kantiennes qui allaient de pair avec des études historiques et sociologiques. Le premier résultat en fut le thème fondamental (développé dans Les problèmes de la philosophie de l'histoire) : que l'"histoire" signifie la mise en forme de l'événement immédiat, qu'on ne peut que vivre, d'après les a priori de l'esprit scientifique, de même que la "nature" signifie la mise en forme par les catégories de l'entendement de l'ensemble du matériau donné par les sens. 

Cette séparation entre forme et contenu du tableau historique, qui m'est venue de façon purement épistémologique, se prolongea ensuite chez moi en principe méthodique au sein d'une science particulière : j'acquis une nouvelle conception de la sociologie en séparant les formes de l'association de ses contenus, c'est-à-dire les pulsions, les buts, les contenus objectifs qui ne deviennent sociaux que lorsqu'ils sont assumés dans les interactions entre les individus ; j'ai développé ces genres d'interaction comme objet d'une sociologie pure dans mon livre.

Mais partant de cette signification sociologique de l'interaction, celle-ci prit peu à peu l'ampleur d'un principe métaphysique absolument global. La dissolution temporelle de tout ce qui est substantiel, absolu, éternel dans le flux des choses, dans la mutabilité historique, dans la réalité qui n'est plus que psychologique, me semble ne pouvoir être garantie contre un subjectivisme et un scepticisme sans bornes que si, à la place de ces valeurs substantielles fixes, on place l'interaction vivante des éléments, lesquels sont à leur tour soumis au même processus de dissolution à l'infini. Les concepts centraux de vérité, de valeur, d'objectivité, etc, se révélèrent à moi comme des interactions, comme les contenus d'un relativisme qui ne signifiait plus la dissolution sceptique de tout point fixe, mais bien au contraire leur assurance contre celles-ci par le biais d'une nouvelle conception de point fixe (voir Philosophie de l'argent).

Ce principe cosmique et épistémologique du relativisme, qui substitue à l'unité substantielle et abstraite de la représentation du monde l'unité organique de l'interaction, est lié à mon notion personnelle de la métaphysique que expose dans les pages suivantes." (dans Sous la direction de GASSEN K. et LANDMANN M., Livre de remerciements pour Georg Simmel, Duncker & Hublot, Berlin, 1958)

   

La perception de la sociologie des années 1980-1990

     Il faut bien comprendre que les principes qu'il formule, et en cela nous nous démarquons un peu de sa pensée, sont peu compatibles avec les mouvements d'idées qui, comme le structuralisme et le néo-marxisme, ont exercé une influence importante en France entre 1960 et la fin des années 1970.

Mais en dehors de ce démarquage notamment avec une certaine phraséologie marxiste, le principal obstacle à la diffusion de sa pensée réside dans son caractère interdisciplinaire, réelle difficulté à une époque lorsque dans les universités françaises notamment, on opère entre disciplines des séparations tranchées doublées de rivalités professionnelles. Certains de ses livres comme les problèmes de philosophie  de l'histoire (1892) et une partie de Questions fondamentales de la sociologie (1908) concernent la philosophie des sciences sociales. D'autres, comme la Philosophie de l'argent, traitent de sujets microsociologiques, en ignorant d'ailleurs les frontières entre sociologie et économie. Plusieurs de ses ouvrages enfin, ceux qui sont les plus connus, tel!vent plutôt de ce qu'on appelle aujourd'hui la psychologie sociale. C'est essentiellement sur ces essais microsociologiques que l'influence de SIMMEL s'est appuyée aux Etats-Unis, alors que son succès dans la France dans l'entre-deux-guerres était surtout dû à ses travaux épistémologiques qui ont pour objet le problème de l'explication en histoire.

Mais la notion la plus marquante de l'oeuvre de SIMMEL est celle de sociologie "de la forme" ou de "sociologie formelle". Pour cerner cette notion, nous explique Raymond BOUDON, qui figure parmi les sociologues trop contents de trouver en lui un théoricien non suspect de marxisme, "il faut en premier lieu prendre conscience de son origine kantienne. De même que la connaissance des phénomènes naturels n'est possible, selon Kant, que parce que l'esprit y projette des formes (par exemple l'espace et le temps), de même la connaissance des phénomènes sociaux n'est possible, selon Simmel, qu'à partir du moment où le sociologue organise le réel à l'aide de systèmes de catégories ou de modèles. Sans ces modèles, les faits sociaux constituent un univers chaotique sans signification pour l'esprit, exactement comme pour Kant l'expérience du réel se réduirait à une "rhapsodie de sensations", si elle n'était organisée par les "formes" de la connaissance. Utilisant un autre vocabulaire, Simmel exprime ici une idée voisine de celle qui transparait dans une notion centrale de la pensée de Max Weber : un type idéal est en effet également une construction mentale, une catégorie, qui permet d'interroger la réalité sociale. 

Selon Simmel, cette conception néo-kantienne s'applique aussi bien à la recherche historique qu'à la sociologie. Ni l'historien ni le sociologue ne peuvent faire parler les faits auxquels ils s'intéressent sans projeter des "formes" dans la réalité. Mais cela ne signifie pas que la sociologie soit indistincte de l'histoire. Simmel est au contraire convaincu qu'il peut exister une connaissance du social intemporelle. Il soutient, plus exactement, qu'on peut émettre sur le social des propositions intéressantes et vérifiables - scientifiques en un mot - bien qu'elles ne se réfèrent à aucun contexte spatio-temporel déterminé. Ainsi, on observe que lorsqu'un groupe d'intérêt atteint une certaine taille, celui-ci est souvent "représenté" par une minorité, un groupe de faible dimension ayant davantage de liberté de mouvement, de facilité pour se réunir, d'efficacité et de précision dans ses actes. (...)." Il s'agit d'identifier et d'analyser des modèles susceptibles d'illustrations multiples. 

"En définitive, poursuit Raymond BOUDON, la notion simmelienne de sociologie "formelle" préfigure de manière explicite la notion moderne de modèle. Un modèle est une représentation idéalisée dont on présume qu'elle peut permettre de mieux comprendre certaines situations réelles, à condition de prendre conscience des simplifications que sa construction introduit. Il possède la double propriété d'être général - dans la mesure où il peut s'appliquer à des contextes spatio-temporels divers - et idéal - pour autant qu'il ne s'applique textuellement à aucune réalité concrète. Il faut donc bien prendre soin de distinguer la notion de modèle de celle de loi. Une loi est une proposition qui a l'ambition de représenter un énoncé empirique (alors que le modèle se veut idéal) et d'être de validité universelle (alors qu'un modèle prétend seulement s'appliquer à une pluralité de situations et avoir ainsi une valeur générale). Simmel est parfaitement conscient de la distinction entre ce que nous appelons "modèle" et ce qu'il appelle "forme", d'une part, et ce qu'on désigne communément par la notion de "loi" d'autre part : "la manie de vouloir absolument trouver des "lois" de la vie sociale, écrit-il, est simplement un retour au credo philosophique des anciens métaphysiciens : toute connaissance doit être absolument universelle et nécessaire."

La sociologie "formelle" de Simmel tourne ainsi complètement le dos à la sociologie durkheimienne, dont un des objectifs principaux est, au contraire, de déterminer des lois empiriques et universelles. Aussi n'est-il pas étonnant que la réaction de Durkheim (Texte, Minuit, tome 1 13 sqq.) à la notion simellienne  de sociologie "formelle" soit un chef-d'oeuvre de méconnaissance et d'incompréhension."

Il n'y a là dans le mot "modèle" aucune sens mathématique. SIMMEL ne facilite pas pour autant la tâche du lecteur, désignant indistinctement les constructions mentales, qui permettent au sociologue d'analyser la réalité sociale, et les constructions qui sont le produit de l'interaction sociale...

Il découle de ce qui précède que l'histoire est toujours une reconstruction par laquelle l'historien rend le réel compréhensible en y projetant des "formes". Le réalisme est une position intenable, celui-ci tend à vouloir reconstruire l'activité de milliers d'individus, comme dans le cas d'un champ de bataille, aussi bien que la volonté de découvrir des "lois", régularités macroscopiques. Il ne peut y avoir que des régularités microscopiques, psychologiques, et l'on voit là ce qui séduit Raymond BOUDON et beaucoup d'autres, plus ou moins partisans de l'individualisme méthodologique... Mais on voit bien dans les oeuvres de SIMMEL qu'il s'agit plus d'une attitude criticiste et relativiste face à l'explication historique. La connaissance historique peut être scientifique, à la condition de prendre toujours conscience de ses limites et de ne pas prétendre ni à la reproduction du réel, ni à une rationalisation du devenir historique par la mise en évidence d'introuvables régularités empiriques au niveau macroscopique.

Dans le détail toutefois, on voit bien des similitudes, dans La philosophie de l'argent par exemple, entre des développements de SIMMEL et ceux de DURKHEIM (avec La division du travail...). Mais SIMMEL reste au niveau d'une grande quantité de modèles partiels, mettant en évidence un nombre important de conséquences ou d'effets de l'apparition de l'argent, sans systématiser l'ensemble, à l'inverse de DURKHEIM qui recherche une loi dynamique de l'ensemble. Pour autant, contrairement à certaines lectures américaines, SIMMEL ne tombe pas dans un psychologisme ou même n'entend pas faire oeuvre de psychologie de la vie quotidienne. Il s'agit plus d'établir, comme Max WEBER, une sociologie de l'action, qui concurrence d'ailleurs la sociologie durkheimienne, la sociologie marxiste ou la sociologie structuraliste (Raymond BOUDON).

 

Une diffusion tardive en France

      Georg SIMMEL ne rencontre pas un grand écho en France, en bute aux reproches des partisans de DURKHEIM qui lui reprochent le caractère philosophique et psychologique de ses théories, tandis que sa sociologie connait une diffusion plus large en Italie, en Russie et surtout aux Etats-Unis.

        En 1917, SIMMEL publie Les Questions fondamentales de la sociologie, où il reformule ses thèses et une typologie distinguant sociologie générale et sociologie "pure" ou "formelle". La même année parait Le Traité de Sociologie générale de PARETO et le début des travaux de WEBER intitulés Economie et Société, consacrés aux concepts fondamentaux de la sociologie. C'est aussi l'année de la mort de DURKHEIM. SIMMEL reprend ses thèses du début de son oeuvre : l'étude des formes sociales est la conséquence d'une construction intellectuelle des objets de la science. C'est l'intention de connaissance, le point de vue, qui délimite l'objet. WEBER défend cette position perspectiviste dès son article sur l'Objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociale (1904).

On peut écrire sans danger que la première guerre mondiale, en regard du débat foisonnant autour du développement de la sociologie en Europe constitue bien le suicide de toute une intelligentsia et de toute une façon de penser le monde. Le coup d'arrêt au développement culturel et intellectuel que constitue la première guerre a d'ailleurs été bien pressenti par de nombreux auteurs de cette nouvelle discipline. Il faudra attendre longtemps (après la seconde guerre mondiale en fait) pour que renaissance un débat de cette ampleur et que l'Europe retrouve un rang occupé (en grande partie encore aujourd'hui) par les Etats-Unis. 

Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL présentent cette reformulation : "Georg Simmel affirme sa théorie des actions réciproques en montrant qu'il faut analyser non seulement celles qui sont objectivantes dans des figures uniformes comme l'Etat, la famille... mais aussi les formes de socialisation qui e glissent en-dessous, qui relient sans cesse d'heure en heure les individus et dont les premières ne sont que des consolidations.

Ansi la méthode sociologique inaugure une troisième voie, entre l'explication traditionnelle qui impute les formes sociales au génie d'individus particuliers et celle qui les attribue à des forces transcendantes (Dieu, héros, nature). Cette méthode génétique est d'ailleurs propre aux sciences de l'esprit (économie politique, histoire de la culture, éthique, théologie), thèse défendue par Simmel, dès 1908 (Sociologie).

Dans ce cadre il réinterprété également le matérialisme historique. Le conditionnement économique est seulement la "manifestation d'une orientation fondamentale qui aurait également trouvé son expression dans un certain art et dans une certaine pratique politique sans que l'une ait immédiatement conditionné l'autre (...). La forme économique n'est, elle aussi, qu'une "superstructure" par rapport aux relations et transformations de la structure purement sociologique, qui représentent la dernière instance historique et qui doit façonner les autres contenus de l'existence dans un certain parallélisme avec la structure économique". Cette démarche constitue le premier cercle de problèmes de la sociologie, à savoir le conditionnement social des diverses sphères de la vie : économique, politique, spirituelle, etc.

Cette vision est unilatérale et ne doit pas faire oublier d'autres dimensions possibles inhérentes à la nature des choses (il y a ne logique de l'art, de la science, de la religion, etc.). Ainsi se constitue un autre cercle d'analyse sociologique.

Par une abstraction supplémentaire on aboutit à la sociologie générale en étudiant les traits communs des réalités qui en découlent dans un groupe social, par exemple les étapes des évolutions historique : Simmel fait référence à la loi des trois états d'Auguste Comte mais aussi à F. Tannise et son thème du passage de la communauté organique à la coexistence mécanique.

Enfin, le dernier cercle est lié à une autre direction de l'abstraction, la description des formes que prennent les actions réciproques des individus. Cette sociologie pure ou normale, "science de la société", le plus étroit et le plus vrai du terme de "société" se donne pour objectif de décrire la production des formes de socialisation. Dans le flux du vécu opère comme un principe de différenciation et d'individuation". 

 

Une re-situation de l'oeuvre de SIMMEL

    Frédéric VANDENBERGHE et beaucoup d'auteurs en sociologie à partir des années 2000 n'acceptent la présentation proche de l'individualisme méthodologique qui en a été faite dans les milieux universitaires dans les années 1980-1990. Ils entendent revenir à une re-situation dans le contexte de la naissance et de l'élaboration de l'oeuvre de SIMMEL. Ainsi, parmi les fondateurs de la sociologie, SIMMEL est avec TARDE le plus philosophique de tous. "Non pas parce qu'il ne peut s'empêcher, écrit VANDENBERGHE de philosopher ou parce qu'il puise constamment dans le patrimoine philosophique de l'humanité, traitant Platon, Kant, Goethe, Hegel, Marx, Nietzsche et Bergson comme des interlocuteurs privilégiés, mais parce que sa sociologie, tout comme son épistémologie, son esthétique et son éthique d'ailleurs, ne prennent tout leur sens que si elles sont prises, interprétées et comprises à l'intérieur du cadre philosophique, voire proprement métaphysique, qui les englobe et leur donne leur unité. (...) En replaçant Simmel dans la tradition sociologique allemande, entre Marx et Weber, (il entend) rétablir la dimension critique de son oeuvre. la notion de critique étant entendue ici aussi bien au sens kantien d'analyse des conditions de possibilité de la connaissance qu'au sens marxiste de recherche inspirée par ce que Habermas appelait autrefois l'"intérêt de la connaissance émancipation". (Il) s'efforce (avec d'autres) de penser avec Simmel (et Weber) contre un marxisme dogmatique, toujours enclin à hypostasier son propre point de vue, et, avec Marx, contre un vitalisme d'obédience nietzschéenne qui enfonce l'irrationalité de la société capitaliste dans les profondeurs irrationnelles de la vie.(...) Contre les philosophies hégélo-marxistes et autres théories causalités de l'histoire qui réduisent celle-ci à un simple "spectacle de marionnettes", Simmel avance une sociologie compréhensive ou interprétative de l'action et des acteurs historiques."

"En transformant très kantiennement les principes premiers (comme le matérialisme et l'idéalisme, l'individualisme et le holisme) en principes régulation, Simmel fait valoir le pluralisme méthodologique contre toutes les formes possibles de réductionnisme - du marxiste à l'individualisme méthodologique. Inspiré par une tentative pour dépasser les oppositions unilatérales dans une dialectique sans synthèse, ce corrélativisme ou relativisme épistémologique permet de développer une approche véritablement multidimensionnelle du social, capable de prendre en compte à la fois les structures et l'action et de comprendre l'une en fonction de l'autre."

 

Redécouverte : entre critiques et valorisations

    Juste après sa disparition, alors qu'il jouit depuis les années 1890 une reconnaissance depuis les années 1890 en dehors de l'Allemagne, où il persiste à se placer intellectuellement en dehors du système universitaire et qu'il y reçoit assez tardivement cette reconnaissance, sa philosophie tombe dans l'oubli. Son oeuvre devient un puits d'où l'on puise, thème après thème, de manière parcellaire, sans jamais le citer. Il y aurait d'ailleurs toute une étude à faire sur les raisons pour lesquelles les héritiers spirituels d'une facette ou d'une autre de son oeuvre, ne le cite pratiquement jamais. Ses élèves Ernst BLOCH et Georg LUKACS portent une part de responsabilité dans la "censure" de SIMMEL, du fait qu'ils jouent un rôle important dans le développement de la philosophie en Allemagne après la deuxième guerre mondiale. 

Pour LUKACS, qui s'oriente vers le marxisme des années 1920, nie la valeur de sa pensée, considérée comme bourgeoise. Et son opinion joue sans doute un rôle chez ceux qui oppose SIMMMEL au marxisme, notamment en France, alors même que dans l'oeuvre du philosophe et sociologue allemand les références aux travaux de Karl MARX sont nombreuses. Qualifiant sa philosophie d'idéaliste et de subjective, et exprimant trop l'idéologie individualiste de la bourgeoisie, il communique sa perception à ADORNO, et malgré les vues de BENJAMIN, l'École de Francfort a tendance à dévaloriser l'oeuvre de SIMMEL. 

Pour Ernst BLOCH, dont l'attitude envers SIMMEL est perceptible dès son livre Esprit de l'Utopie de 1918, sa philosophie est brillante mais creuse; sans but fixe, et désirant toute chose, sauf la vérité. Cette vue persiste longtemps jusqu'à une période récente chez les écrivains marxistes. 

De ce fait, on peut comprendre pourquoi SIMMEL perd sa place dans la culture intellectuelle de l'Allemagne, puisqu'elle est influencée par PARSONS et la philosophie de l'École de Francfort. Seul, Michael LANDMANN, un philosophe allemand à qui la recherche actuelle sur SIMMEL doit beaucoup, travaille sérieusement sur son oeuvre. La situation de la philosophie et de la sociologie de SIMMEL perdure d'autant plus que l'édition de ses oeuvres est fragmentaire, tant en Allemagne qu'en France. Aux Etats-Unis, la situation apparaît différente, car dans la sociologie américaine, elle sert de source abondante dans la formulation d'hypothèses destinées à la recherche empirique. (Heinz-Jürgen DAHME)

Mais là aussi, c'est la sociologie des petits groupes, la sociologie des conflits, la théorie des échanges, l'analyse des réseaux qui en bénéficie, sans que l'on cherche à aborder l'ensemble de la cohérence de l'oeuvre de SIMMEL. 

Ce n'est que récemment que, par le biais souvent de thématiques d'une partie de son oeuvre, que la recherche en sociologie s'intéresse au projet global d'interactionnisme de SIMMEL. Dans l'étude même de l'individualisme moderne, on retrouve sa critique globale et son analyse des mécanismes de sa formation.

Le succès de la redécouverte de la sociologie de SIMMEL s'insère situe dans l'évolution même de la recherche sociologique. Processus de socialisation, dimensions de la socialité font l'objet d'un renouveau de l'attention issu parfois de la préoccupation d'auteurs comme HABERMAS sur l'éclatement, la fragmentation du discours sociologique. En écartant le discours épistémologique de SIMMEL, on repère des schèmes généraux d'interprétation, notamment sur la polarité individu et société. Même si la vision de WEBER est différente de celle de SIMMEL, l'un résolvant le tragique du monde moderne dans l'éthique du choix alors que l'autre le fait dans l'éthique de la contradiction, les auteurs contemporains ont tendance à faire le rapprochement entre les deux sociologies. On retrouve par ailleurs chez SIMMEL, la tentative de trouver de nouvelles voies pour la sociologie qui semblait s'être perdue dans les années 1980-1990, voire 2000, dans une sorte de mimétisme des primats des économistes néo-libéraux. Ces dernières décennies, la crise de la sociologie ne s'est pas résolue, au contraire dans la recherche des éléments d'individualisme méthodologique (à la manière de ce qu'a recherché Raymond BOUDON par exemple), elle semble même s'être aggravée. Aussi on retrouve dans les idées directrices de l'oeuvre de SIMMEL des préoccupations tout à fait contemporaines des années 2010. Il s'agit de retrouver une image de la société, à la fois globale et rendant compte de ses multiples aspects, en ayant conscience du fait que la modernité à tendance à unifier-uniformiser et à différencier-éclater à la fois les relations sociales. On peut retrouver là les préoccupations qu'exprimait déjà dans les années 1980, Carlo MONGARDINI.

Georg SIMMEL, les problèmes de la philosophie de l'histoire (traduction Raymond BOUDON), PUF, 1984 ; Philosophie de l'argent, PUF, 1987 ; Sociologie et épistémologie, avec une introduction de FREUND, PUF, 1981 ; Les grandes villes et la vie de l'esprit, Petite Bibliothèque Payot, 2013 ; Philosophie de la mode, Allia, 2013 ; Le conflit, Circé, 1992.

F LÉGER, La pensée de Georges SIMMEL, Kimé, 1989 ; Frédéric VENDENBERGHE, La sociologie de Georg SIMMEL, La Découverte, Repères, 2009. Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 2002. Raymond BOUDON, Georg Simmel, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Carlo MONGARDINI, Georg Simmel et la sociologie contemporaine ; Heinz-Jürgen DAHME, A propos de l'histoire des études simmelliennes en Allemagne et de l'actuelle redécouverte de sa sociologie et de sa philosophie, dans Georg Simmel, La sociologie et l'expérience du monde moderne, Méridiens Klincksieck, 1986

 

Complété le 16 octobre 2017.

Complété le 4 avril 2018.

 

 

 

 

 

Que ce correcteur orthographique est péniiiiiiible!!!!!!!!!

 

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8 septembre 2017 5 08 /09 /septembre /2017 13:43

     Si un renouveau de la pensée stratégique aérienne s'amorce dans les années 1980, suite à l'érosion des stratégies nucléaires, accélérée à la fin de l'URSS, il semble bien que l'on assiste à des redites des anciens clivages aux seins des états-majors. Le débat concerne alors beaucoup plus les spécialistes, les opinions publiques s'en désintéressant, notamment avec la fin de la crise des euromissiles, terminée par forfait d'un des protagonistes. C'est au Etats-Unis que le débat se fait le plus ouvert car les chercheurs y sont les plus nombreux qu'ailleurs et manifestent un insatisfaction croissante face au retard de la théorie sur des progrès techniques constants. 

    En 1996, le Livre blanc Aerospace Power for the 21e century, qui émane d'un important think tank, le Strategic Aerospace Warfare Study Panel, constate que "l'édifice de la puissance aérienne sur lequel l'US Air Force a été fondée en septembre 1947 a souffert d'une fragmentation croissante, d'une érosion de son objectif et de certaines perceptions négatives dues surtout à l'héritage de 1941-1945 et aux circonstances spécifiques de la guerre froide". Différents auteurs explorent des voies nouvelles, mais dans des directions différentes. Mais comme le constate Hervé Couteau-BÉGARIE, "au lieu de la nouvelle synthèse espérée par certains, on voit ressurgir, sous de nouveaux habits, les anciens clivages".

       Le colonel John Richard BOYD (1927-1997), pilote de chasse, chercheur et consultant du Pentagone, émet des théories, qui n'étaient pas destinées à la publication, qui ont encore aujourd'hui une grande influence sur le développement de l'aviation militaire et de la stratégie aérienne des Etats-Unis. Il propose un modèle de décision stratégique, dit OODA (Observation-Orientation-Décision-Action) qui met l'accent sur les dimensions morales et mentales du conflit. A partir d'une démarche théorique très complexe qui associe CLAUSEWITZ au théorème d'incomplétude de GÖDEL, à la relation d'incertitude d'HEISENBERG et à la deuxième loi de la thermodynamique, il recommande de maximiser la friction chez l'ennemi par une combinaison d'actions variées effectuées avec la plus grande rapidité qui doivent rendre l'ennemi incapable d'agir. 

Curieusement, alors que lui-même, souvent en désaccord avec ses supérieurs démissionne de l'US Air Force en 1975, se consacrant ainsi à ses études théoriques, d'après David FADOK (La paralysie stratégique par la puissance aérienne, John Boyd et John Warden, Economica-ISC), ses idées, répétées au cours de multiples conférences, ont un impact certain sur le Manuel FM 100-5 de l'Army, dans sa version de 1986, et sur le Manuel I de la Fleet Marine Force de 1989, mais aucun sur les doctrines de l'Air Force ou de la Navy (du moins immédiatement). Plus tard dans les années 1990 et 2000, son travail est reconnu par l'ensemble des chefs d'états-majors de l'USMC qui l'ont utilisé pour leurs manuels d'aera of responsability. 

      Le colonel John A WARDEN III (né en 1943) conçoit la théorie des cinq cercles, une stratégie d'attaque mise au point durant la guerre du Golfe. Dans The Air Campaign de 1988, il adopte une approche systémique. Renversant l'axiome traditionnel qui voir dans la destruction des forces armées adverses la mission prioritaire, sinon exclusives, il voit "l'ennemi comme un système composé de nombreux sous-systèmes". Il définit cinq cercles : direction (commandement), fonctions organiques essentielles (réseaux électriques, installations pétrolières, approvisionnement en nourriture et finances), infra-structure (système de transport), population (qui assure la protection et le soutien des dirigeants, forces déployées (forces armées ennemies), ces dernières étant moins vulnérables aux attaques directes parce qu'elles ont été conçues pour cela. La stratégie détermine les points vulnérables de chaque sous-système à attaquer afin de provoquer la paralysie stratégique de l'ennemi jusqu'à ce que celui-ci reconnaisse sa défaite ou soit hors d'état de continuer à résister.

Il s'agit, comme pour le système de BOYD, d'une stratégie sélective reposant sur une planification très élaborée. Mais à la différence de ce dernier, sa réflexion débouche très vite sur une application pratique, puisque WARDEN est chargé de la planification de l'offensive aérienne préliminaire contre l'Irak durant la guerre du Golfe. Malgré le succès de celle-ci, xa carrière s'arrête et il quitte l'Air Force sans avoir obtenu ses étoiles (de général...), ce qui est dû sans doute en parties à des manoeuvres professionnelles de rivaux dans l'armée de l'air, comme souvent. De plus, la liberté de pensée n'est pas vraiment la qualité la plus en vue dans les armées.  Cette théorie est mise en pratique grâce à la précision grandissante des armes, notamment les smart bombs ou précision-guided missiles (PGM) et au fait que l'aviation, de force d'accompagnement des opérations terrestres, devient la force principale. On considère que l'objectif fondamental est la destruction de l'infrastructure assurant la survie de la population ou de l'organisation sociale. Ces infrastructures, deviennent cibles légitimes de la guerre (WARDEN, Air Theory for the 21st century, in Battle of the future, Air and Space Power Journal, 1995).

Si les objectifs ont bien été atteints (colonel Kenneth RIZEL, 2001), les avions détruisant les infrastuctures duelles (civiles et militaires) de l'Irak tout en évitant de bombarder directement les populations civiles (3 000 morts), l'impact global est problématique. En effet, on évalue à plus de 100 000 civils le nombre de victime des épidémies et des privations de toute sorte, provoquée par la destruction de toutes les infrastructures sanitaires et énergétiques. Depuis la guerre du golfe, la doctrine de l'Air Force n'a guère évolué à partir de cette stratégie-là, le bombardement des infrastructures téléphoniques étant ajouté pour jeter la confusion dans les esprits.

        Après la guerre du Golfe, le débat continue.

Une partie de la hiérarchie désapprouve cette orientation jugée trop liée à la bataille de surface et préfère une stratégie dans laquelle "la puissance aérospatiale" serait un instrument "indépendant" et "dominant". Cette tendance s'exprime dans les Livres blancs Global Reach, Global Power (1991) du secrétaire à l'Air Force Donald RICE (né en 1939), entre 1989 et 1993, en même temps président ou directeur exécutif de nombreuses compagnies de l'aéronautique et think tanks...   On retrouve cette tendance dans l'Aerospace Power for the 21st Century (1996), rédigé par un groupe de travail international de l'Air University et qui plaide pour une "guerre aérienne stratégique" ayant pour but "la poursuite directe des objectifs politico-militaires primaires ou ultimes à travers la puissance aérospatiale. Edward LUTTWAK célèbre lui aussi "la renaissance de la puissance aérienne stratégique", grâce aux armes guidées avec précision (The Renaissance of Strategic Air Power, 1996).

Au sein de l'US Air Force, une tendance s'écarte des thèses de WARDEN pour prôner des frappes beaucoup plus violentes dès le début de la crise ou du conflit afin d'obtenir une solution immédiate (half pass concept). Cette conception est simulée pour la Bosnie et pour l' Irak (dans les "jeux de guerre" informatiques maintenant d'usage banal au Pentagone). Mais cette conception se heurte à de fortes réticences ; elle suppose en effet une grande supériorité de moyens et beaucoup la soupçonne de n'être qu'une justification de plus pour le développement d'avions très coùteux comme le F-22.

La glorification du "tout aérien" n'est pas unanimement partagée. Le Gulf War Air Power Survey  Summary (1993) se montre beaucoup plus réservé. Le major Stephen T GANYARD par exemple, officier du Marine Corps se livre à des attaques très violentes contre le bombardement stratégique, dans le Golfe (échec selon lui) et de manière générale (William R HAWKINS), des analyses du Congrès dénonce l'affaiblissement de la capacité de projection qui résulte de la réduction de l'armée de terre, ceci sous le ciseau des réductions budgétaires générales et de l'augmentation relative des moyens alloués à l'aéro-spatial.

On voit donc ressurgir des clivages classiques qui suggèrent que le débat n'a pas réellement avancé depuis l'entre-deux-guerres. Au milieu des débats strictement militaires teintés de considérations économiques apparaissent toutefois des considérations politiques bienvenues.

Ainsi, Robert Anthony PAPE Jr (né en 1960), politologue américain connu pour ses travaux géopolitiques sur la sécurité internationale, entend démontrer que le bombarder,t stratégique est, dans l'ensemble, inefficace (Bombing to Win, Air Power and Coercition in War, 1996). 

Le recensement dans d'autres pays des sources de débat est très peu réalisé. La relance du débat ne se limite pourtant pas aux Etats-Unis, témoins les travaux du commodore R A MASON et de l'air vice-marshal Tony MASON en Grande Bretagne ou les deux généraux Michel FORGET (parfaits homonymes par le nom, le grade et les dernières fonctions actives) en France. Les différentes activités aériennes militaires après la guerre du Kosovo mettent en lumière à la fois des problèmes qui dépassent largement la question d'une supériorité de l'arme aérienne et démontrent encore une fois les grandes limites des approches strictement militaires.

   Sont remise de plus en plus en cause l'évaluation sur le moment des bombardements stratégiques dans toutes les guerres, y compris dans la seconde guerre mondiale. De graves mécomptes sont à mettre sans doute (et la littérature à venir va sans doute s'amplifier à ce sujet) dans les débordements d'enthousiasme de nombre d'acteurs du complexe militaro-industriel, peu soucieux des conséquences à moyen et long terme de l'usage de ces armements aériens. Sans doute les politiques libérales de réduction des moyens des Etats vont-elles être plus efficaces dans le déclin de la "puissance aérienne militaire" que les questions de plus en plus pressantes de l'opinion publique internationale....

 

Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002

 

STRATEGUS

 

 

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7 septembre 2017 4 07 /09 /septembre /2017 09:10

   Daniel CHARLES étudie l'apport de PLOTIN dans l'Histoire de l'esthétique, troisième figure phare après PLATON et ARISTOTE.

  "Par son exigence, écrit-il, de rappel à l'ordre, par sa vocation classificatrice, taxinomique, La Poétique recevra d'une époque à l'autre et jusqu'à la fin de l'âge classique, d'innombrables systématisations. Citons la première en date - qui n'a pas été conservée, mais dont l'essentiel demeure : celle de Théophraste, selon laquelle à la philosophie, discipline formelle, et à la rhétorique, liée à la matière, s'oppose la poésie, où s'affrontent polèma et polèsis, forme et contenu.

L'esthétique néo-platonicienne lutte violemment contre l'aristotélisme, tout en s'en inspirant dans une certaine mesure, et elle réévalue Platon lui-même. Potin tire en effet les extrêmes conséquences de l'idée que le monde sensible est un non-être, auquel il faut échapper. Loin de se laisser cerner à l'aide de schèmes comme la symétrie ou la régularité, le Beau est tout ce qui est informé par une idée ; le Laid, tout ce qui ne l'est pas. Pourtant, ce n'est que dans les actes que certaines choses sont moins réussies que d'autres ; en puissance, elles sont toujours contenues dans des formes ; en sorte que le Beau, d'une part, s'applique à tout ce qui est, et, d'autre part, ne peut se penser que comme ce qui s'offre en surcroît de la rationalité. Il y a donc un dynamisme, une dialectique de fuite vers la transparence et la lumière ; car le Beau ne se laisse même pas saisir là où il apparait vraiment ; il vient d'ailleurs, il est le miroitement de l'Un. Si "la beauté consiste davantage dans l'éclat de la proportion que dans la proportion elle-même (Plotin, Ennéades, VI, VII, 22), c'est que "le Beau est l'intelligible approfondi et saisi dans sa relation au Bien. Il est le passage de l'un à l'autre, le moyen terme grâce auquel le Beau se reconnaît dans l'idée, et l'amour dans la pensée : (...) il culmine quand le multiple est transcendé sans que l'unité préapperçue soit encore consommée" (Jean TROUILLARD, La procession platonicienne, PUF, 1956, La purification platonicienne, même édition, même année). 

Plotin redouble littéralement Platon. Il assigne à la beauté un rôle pré-noétique sur lequel épilogueront Eckhart, Shaftesbury, Bergson. Qui plus est l'"in-forme" platonicien a probablement inspiré l'esthétique de Byzance, si l'on admet la définition qu'en propose  Grabar (La peinture byzantine, 1954) : "Sera idéale la vision qui sera "transparente", c'est-à-dire où les objets ne seront ni autonomes, ni impénétrables, où l'espace sera absorbé, où la lumière traversera sans encombre les objets solides et où le spectateur lui-même pourra ne plus discerner les limites qui le séparent de l'objet contemplé.""

   Rappelons que PLOTIN est connu avant tout pour sa compréhension du monde qui fait intervenir trois "existences", terme traduit par "hypostases" par PORPHYRE :

- L'un ou le Bien, principe suprême ; qui est sa propre cause et la cause de l'existence de toutes les autres choses dans l'univers ;

- L'Intelligence, qui dérive de l'Un et qui est son principe, qui contient tout le pensable, l'ensemble des idées ou des intelligibles ou des Formes au sens de PLATON ;

- L'Âme du Monde, qui a son principe dans l'Intelligence et est, elle-même, principe du monde sensible.

Dans sa représentation de l'univers, la matière est le mal et la privation de toute forme ou intelligibilité. En opposition avec ARISTOTE, pour qui la matière n'est pas privée de toute intelligibilité, pour PLOTIN, le mal qui est la matière car il réside dans la séparation de l'Un par l'intellect. Cette perception s'étend au statut ambigu du corps qui divise d'ailleurs plus tard les commentateurs. 

    C'est dans les Ennéades que dans ce cadre, le philosophe conçoit l'amour et le beau, abordé en même temps que les questions éthiques, la philosophie naturelle et la cosmologie, à des questions relatives à l'âme, à l'intelligence, aux nombres en général et à l'Un en particulier. Très denses et assez difficiles à lire, les Ennéades, écrits courts qui paraissent ésotériques, ne se comprennent qu'en s'aidant des commentaires extérieurs, anciens ou modernes. 

      Mais, comme l'écrit Joseph COCHEZ (1884-1956), père belge de langue latine, philologue et professeur à l'Université catholique du Louvain et fondateur de la revue Philologische studien, spécialiste de PLOTIN, il faut rechercher la conception de l'esthétique du philosophe grec dans l'ensemble de son oeuvre. Il décèle dans cette oeuvre au moins deux conceptions assez différente de l'esthétique, selon qu'il se place dans la dignité de la conception antique générale de la divinité (les dieux...) et plus tard dans la perspective, qui inspire plus tard le christianisme, d'un seul Principe originel et fondateur. 

Dans L'esthétique de Plotin (1914), il conclut que PLOTIN "considère le Beau à un double point de vue ; dans les objets, le beau est la réalisation éclatante de leur archétype, indépendamment de tout sujet connaisseur ; dans le sujet, c'est la perception de la conformité brillante de l'objet connu avec un idéal subjectif, vrai ou faux, perception qui cause nécessairement un plaisir et un amour désintéressés.

Cette réalisation d'un idéal, qui constitue le beau objectif, suit une graduation descendante d'après la hiérarchie plotinienne des êtres ; elle se présente avec toute sa vérité dans l'Intelligence et dans le monde des idées ; elle existe comme image vraie dans l'âme et ses raisons ; il n'en reste qu'une apparence irréelle dans le monde sensible (nature et art). Enfin la beauté du Principe suprême est la beauté de l'intelligence et, plus précisément, la réalisation interne de sa propre perfection (...) ; ailleurs, c'est la beauté de l'un ou du bien, principe supérieur à l'Intelligence et, plus précisément, la splendeur ineffable de son essence.

Parmi les sujets capables de percevoir le beau, Plotin range le Principe suprême, l'Intelligence, l'âme, les corps célestes, les animaux ; ils connaissent la beauté de manière différente d'après la perfection de leur propre être. Les divers modes de perception se trouvent réunis dans l'homme ; chez lui nous pouvons analyser l'impression esthétique.

Différente selon qu'elle est purement sensible, raisonnable, intellectuelle ou supra-intellectuelle, la perception esthétique implique toujours un plaisir et un amour désintéressés, basés sur la conformité évidente entre l'objet perçu et l'idéal, réel ou imaginaire, auquel notre âme la rapporte.

L'originalité de l'esthétique platonicienne se manifeste surtout, croyons-nous, dans quatre points de doctrine.

Rompant avec ses prédécesseurs, Plotin fait consister la beauté objective non plus dans la symétrie et la disposition parfaite des parties, mais dans la réalisation éclate de l'archétype dans l'objet.

Il relève l'art de sa déchéance : il n'y voit pas qu'une simple imitation de la nature, mais il lui reconnait une valeur proportionnée à l'élévation de l'idéal de l'artiste et à la perfection avec laquelle l'oeuvre réalise cet idéal.

Il met en relief les éléments subjectifs du beau : la perception de l'objet ; le jugement sur sa conformité avec un idéal de l'âme ; l'émotion spécifique, plaisir et amour désintéressés.

Enfin ses théories sur l'art extatique paraissent toutes personnelles. Ses prédécesseurs ne connaissaient pas de principe supérieur à l'Intelligence ; c'est lui-même qui en établit la nécessité pour la première fois (...). Il fait monter l'homme au-dessus de son être, jusqu'à la jouissance de la beauté divine.

C'est ainsi que Plotin couronne l'esthétique objective de l'antiquité et ouvre la voie à l'esthétique moderne, toute subjective. Sa doctrine tient un juste milieu, et prépare l'exposé méthodique des philosophes médiévaux sur la nature du beau. Par ce côté encore, les théories esthétiques de Plotin s'imposent à l'attention des philosophes et des historiens de la philosophie."

 

    Laura RIZZERIO, philosophe, chargée de cours aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur présente la "Nouvelle esthétique" introduite au IIIe siècle par PLOTIN 205-270) et transmise surtout par son disciple PORPHYRE (233-305).

Au sein de sa pensée de l'Unité, le discours sur le beau et sur l'art occupe une place d'honneur. "Toute beauté sensible, qu'elle soit naturelle ou produite par l'art témoigne de cette Beauté originaire et représente donc un chemin qui y conduit".

PLOTIN consacre deux de ses traités à l'analyse de la beauté ; Ennéades I, 6, qui concerne la Beauté sensible, et Ennéades V,8, qui porte sur la Beauté intelligible. Mais il l'aborde également dans de nombreuses parties des autres éléments de son oeuvre.

"Plotin, explique-t-elle, élabore sa théorie du beau en pleine rupture avec la tradition classique. Comme il l'avoue lui-même en Ennéades I, en critiquant la pensée traditionnelle qui trouvait dans la symétrie le seul et unique critère de la beauté, sa théorie inaugure une nouvelle manière de définir le beau et suscite une nouvelle approche de l'oeuvre d'art."Alois RIEGL (Grammaire historique des arts plastiques, Klincksieck, 1978) écrit qu'on peut dire que PLOTIN, par sa pensée du beau et de l'art, fait en sorte que l'artiste ne soit plus celui qui corrige la nature en créant de beaux corps, mais celui qui corrige la nature en spiritualisant la beauté. 

"La critique de Plotin, poursuit-elle, vise (...) la conception hellénistique du beau, et plus particulièrement la pensée stoïcienne qui en avait été la source. Pour celle-ci, en effet, la définition de la Beauté dépendait entièrement de la mesure et de la proportion. Toute oeuvre se voulant "belle" devait être construite suivant le canon de la symétrie entre les parties. Ici, au contraire, la beauté n'est pas une question de proportions mais de qualité. Dans (son) Traité sur le Beau, Plotin donne quatre raisons à son refus d'accepter la théorie de la symétrie comme canon de la Beau :

- Tout d'abord, si la Beauté équivaut à la symétrie, elle se trouvera dans les objets composés et non dans les simples. Mais comment ce qui n'est pas beau à l'origine du composé peut-il contribuer à engendrer la Beauté de ce même composé? S'il en était ainsi, il faudrait alors admettre que la Beauté est engendrée par son contraire, ce qui est absurde.

- Ensuite, tout objet peut paraitre beau ou laid suivant le mode d'expression qui lui est propre ou le point de vue du spectateur qui le regarde. Mais cela ne peut plus être vrai si la symétrie constitue le seul et unique critère capable de définir la Beauté, car, suivant les lois de la symétrie, la "proportion" initiale qui engendre la Beauté ne peut plus être modifiée ni par le mode d'expression de l'objet ni par le point de vue du spectateur. Définir la Beauté comme symétrie est donc contraire aux lois de la vision.

- En troisième lieu, la beauté ne peut pas coïncider avec l'accord des parties, car même le mal possède cet accord, et le mal ne peut jamais être beau.

- Enfin, si le concept de symétrie peut parfois convenir pour définir la Beauté des objets matériels, il ne convient pas pour définir la Beauté des objets spirituel, car il n'y a pas de "parties" dans une belle vertu, ou un "beau" théorème. Si donc la Beauté équivaut à la symétries, les réalités spirituelles manqueront à jamais de la Beauté qu'on leur accorde pourtant spontanément, ce qui est absurde."

Mais qu'est-ce donc l'essence de la Beauté pour PLOTIN, dont l'approche est qualifiée de néo-platonicienne? Qu'ented-t-il par la qualité qui est le critère à ses yeux essentiel? Dans le deuxième paragraphe du Traité 1 des Ennéades v,8 (qui porte sur la Beauté intelligible), PLOTIN  apporte sa réponse. "Tout d'abord, (il a) la conviction que l'essence de la Beauté se trouve dans l'intelligible, et plus précisément dans l'idée, dans la forme ou dans la raison. Ensuite, (il a) la certitude que cette spiritualisation de la Beauté dépend de l'identification de la Beauté avec l'Unité. Selon Plotin, en effet, la Beauté est en dernière instance, l'éclat de l'Unité de laquelle procèdent tous les êtres. Et puisqu'il n'y a pas d'unité dans la matière, rien de matériel ne pourra être considéré comme source de la Beauté. L'Un se manifeste de la manière la plus pure dans l'Intelligible, dans la forme et dans l'âme. Par conséquent, le beau ne pourra se trouver que du côté de l'intelligible."

Qui discute de la nature spirituelle discute, et cela jusqu'à une époque pas très lointaine et dans encore certains milieux aujourd'hui (plus largement hors d'Occident), de l'âme. Pour PLOTIN également, parler de l'âme comme réceptacle de la Beauté signifie aborder l'épineuse question des caractéristiques et des activités de l'âme et ainsi prendre position dans un débat fort controversé. Pour PLOTIN, l'âme illumine le corps exactement comme une source lumineuse illumine un objet. Egalement, pour l'âme le corps est la seule "visibilité" de celle-ci. L'entrelacement de l'âme et du corps a des conséquences pour la pensée du Beau et de l'art, car elle fonde, par exemple, une nouvelle manière de penser la sensation et donc de concevoir la perception de la Beauté. L'étroitesse de la conception de PLOTIN par rapport précisément à la problématique de la lumière, chose très étudiée dès l'Antiquité, amène PLOTIN à élaborer une théorie de la vision, dans un bref traité, Ennéades IV,5. 

Il y affirme que la vue est le résulta d'une union sympathique entre la lumière interne de l'oeil et la lumière externe de l'objet. Cette influence par sympathie n'a rien à avoir avec la propagation physique de l'impression des Stoïciens,  "Chez ceux-ci, explique toujours Laura RIZZERIO, l'union sympathique prévoyait que la forme des objets, émise par ceux-ci au contact de notre organe sensoriel, soit transmise à la vue par l'air affecté de proche en proche. Cela les obligeait à admettre, d'une part, que le milieu intermédiaire entre l'objet et l'oeil soit agi à la manière d'un corps et, d'autre part, que la sensation soit une impression de l'objet dans l'âme, comparable à l'empreinte d'un cachet sur la cire. or Plotin ne pouvait accepter cette théorie qui contredisait sa conception de l'âme comme acte "lumineux" et immatériel d'un corps devenu, grâce à elle, lumière et couleur. Selon le Néoplatonicien, la vision ne peut en aucun cas être une "altération" de l'âme (...). La vision est un acte de l'âme qui voit et connaît, sans pâtir, tout objet correspondant à son essence. Même à distance, l'influence de la sympathie se fait sentir et elle permet à des objets semblables de se rapprocher, indépendamment du milieu qui les sépare. Plotin en arrive à dire que le milieu ne peut en aucun cas favoriser la propagation de la vision (comme le pensaient les Stoïciens) ; il ne peut que nuire à cette propagation, car il s'interpose comme obstacle entre la source de la lumière et l'âme qui veut voir. Pour que la vision soit parfaite donc, peu importe la distance entre le voyant et le vu, ce qui importe, c'est l'absence d'obstacle entre les deux et la sympathie ou ressemblance qui les lie l'un à l'autre." 

Ceci a une importance de premier plan par ses deux corollaires :

- D'une part, elle oblige à penser que l'acte de voir se réalise à l'endroit où l'objet vu se trouve ;

- D'autre part, elle force à reconnaître que celui-ci n'est en aucun cas une "image", un "représentation" dans l'âme, de ce que l'on voit. En effet, la distance entre le voyant et le vu semble être la condition indispensable de la vision, de telle manière qu'on ne voit que ce qui n'est pas situé dans l'âme.

Cette théorie de la vision influence par la suite largement la pensée du beau et de l'art dans la Basse Antiquité, favorisant la production d'oeuvres d'art à mille lieux d'être une imitation de la réalité sensible immédiate. Elle présente cependant une difficulté que PLOTIN doit s'efforcer de résoudre. "S'il est vrai que la vision est une union sympathique entre voyant et vu, indépendamment du milieu intermédiaire, il faut expliquer pourquoi la vision sensible n'est pas parfaite et pourquoi, par exemple, lorsque cet objet vu s'éloigne, les grandeurs paraissent plus petites et les couleurs s'effacent. Potin essaye de réponde à la question en Ennéades II, 8 et sa réponse contribuera de manière significative à modifier la conception de l'espace qui fut typique de l'art hellénistique et à faire naitre celle qui caractérisera l'art chrétien au Moyen-Age. Potin refuse, en effet d'accepter la théorie mathématique exposée dans le huitième traité d'Optique d'Euclide (IIIème siècle avant notre ère) suivant laquelle la diminution de la grandeur des objets s'expliquant par la diminution des angles sous lequel on les voit. Selon Plotin, l'imperfection de la vision sensible doit être cherchée dans la relation typique qui unit l'âmeau corps. Lorsque l'âme s'unit au corps, la lumière de ce qui est spirituel se mélange à l'obscurité de ce qui est matériel : c'est dans ce mélange de lumière et d'obscurité que surgit l'imperfection de la vision. Plotin le dit nettement : l'obscurité est un obstacle à la vision et elle doit être vaincue par la lumière. La perfection de la vision résidera donc dans la victoire de la lumière sur l'obscurité. Tout l'effort de Plotin consistera à montrer comment vaincre cette obscurité."

En passant, on peut voir que l'ensemble de la littérature occidentale au Moyen-Age sera de la même eau, et constamment, même dans les textes réputés les plus techniques, il faudra que l'auteur justifie sa position "scientifique" par son explication (plus ou moins conforme) de l'âme dans tout ça... La lecture des livres d'alchimie que l'on peut trouver encore dans les bonnes bibliothèques, de cette science qui est pourtant la préhistoire de la chimie, est assez convaincante à cet égard... Allez donc voir aussi les livres de médecine de l'époque. Quand on compare cette littérature platonicienne à celle des Grecs anciens, on ne peut s'empêcher d'éprouver une sensation de régression, même s'il faut toujours se replacer dans le contexte de l'époque...

En tout, dans cet effort, l'art véritable occupe une grande place. En Ennéades IV, 3, PLOTIN l'énonce sans détour : l'art véritable n'imite pas les choses que nous voyons, mais il remonte aux raisons qui constituent les choses que nous voyons. Il corrige donc l'image que nous avons des choses et nous permet de mieux parcourir le chemin qui conduit du sensible à l'intelligible. C'est ainsi que l'expression artistique en général se trouve valorisée et même pourvue d'une justification de la plus haute importance. C'est une "nouvelle esthétique" qui prône un oeuvre d'art peu réaliste et fort symbolique, dont on peut admirer les réalisations les plus typiques dans les icônes byzantines, les mosaïques de Ravenne, les sculptures et peintures de l'art roman.

Il y a une ressemblance très forte entre ce que l'Art produit à travers l'artiste et ce que l'Intelligence engendre dans l'univers grâce à l'âme qui informe la matière. 

Cette nouvelle esthétique conduit PLOTIN à proposer un classement des arts différent de celui adopté pendant toute la période hellénistique, et qui repose entièrement sur le critère de la proximité de chaque art au monde intelligible. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour imaginer le bouleversement de la hiérarchie des honneurs que cela comporte, des artistes étaient alors rétrogradés et d'autres portés aux nues. Ce moment où ce néo-platonicienne l'emporte est un moment de conflit fort, sans doute noyé bien entendu dans des bouleversements globaux en Occident comme en Orient, mais qui traverse du coup des aires culturelles très vastes.

Ce classement en cinq degrés, PLOTIN le propose dans Ennéades V,9. Il influe longtemps sur les esprits au Moyen-Age et il faut vraiment de fortes pressions pour la faire évoluer, tant elle reflète le regard porté de façon générale sur le travail (réservé aux classes inférieures)   :

- Au niveau le plus bas, les arts directement liés à la nature, lesquels prêtent attention à la force physique et au bon fonctionnement de la nature même : agriculture et médecine ;

- Au deuxième niveau, les arts d'imitation qui appartiennent à notre monde et qui utilisent des modèles sensibles, en imitant et transformant figures, mouvements et proportions visibles. Ces arts sont liés au monde intelligible seulement par l'entremise du logos humain, qui exploite ces modèles. Il s'agit des arts plastiques, de la peinture, de la danse et de la pantomime ;

- Viennent ensuite les arts créatifs, qui créent des choses sensibles à partir d'"idées" intelligibles, ils tirent de l'intelligible leur principes et en cela ils sont dignes du monde intelligible. Puisqu'ils mélangent ces principes intellectuels avec l'élément matériel, ils ne peuvent cependant pas être considérés comme appartenant au monde intelligible, sauf lorsqu'ils restent encore au niveau de la pensée : architecture, art du bois, musique (le plus proche du monde intelligible) ;

- En quatrième position viennent les arts qui introduisent la Beauté (et donc quelque chose du monde supérieur) dans les activités humaines : rhétorique, stratégie, économie et politique ;

- Enfin viennent les arts qui appartiennent exclusivement au monde intelligible : géométrie et sagesse.

En plus, PLOTIN modifie le programme des arts. Il faudra toujours présenter les objets de face, de telle manière qu'il montrent la face lumineuse des choses. Ce programme n'est pas immédiatement appliqué par ses contemporains, mais est très suivi par les artistes de la Basse Antiquité, par l'art byzantin et finalement par l'art médiéval en général. Il y a dans ce programme une obsession de représenter le réel, la face lumineuse du réel pour permettre l'élévation de l'âme des fidèles chrétiens. Il s'agit de monter, finalement, au-delà des apparences cette réalité afin de conduire chacun vers l'Un. 

André GRABAR (Les origines de l'esthétique médiévale, Macula, 1992), écrit que le témoignage de PLOTIN "nous offre les grandes lignes d'une explication idéologique des recherches que les artistes, empiriquement, avaient commencées de son temps et qu'ils poursuivent surtout dans les ateliers chrétiens pendant les derniers siècles de l'Antiquité. L'esthétique nouvelle qui sortira de ces recherches finira par servir exclusivement l'art chrétien". C'est chez les penseurs chrétiens comme AUGUSTIN, le PSEUDO-DENYS L'AÉROPAGITE ou Jean SCOT ÉRIGÈNE qu'on trouve l'héritage de l'esthétique plotinienne.

 

Joseph COCHEZ, L'esthétique de Plotin, dans Revue néo-scolastique de philosophie, 21ème année, n°82, 1914, www.persee.fr.

Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Laura RIZERRIO, Plotin : la "nouvelle esthétique", dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

ARTUS

Complété le 3 octobre 2017

 

 

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5 septembre 2017 2 05 /09 /septembre /2017 12:22

  C'est parallèlement au développement du début de la stratégie aérienne qu'émerge une véritable géopolitique de l'air. Esquissée par Clément ADER avec sa théorie des voies aériennes (fondée sur l'idée que le milieu aérien n'est pas universellement propice au vol - questions d'altitude, de pression atmosphérique, de température, des mouvements des vents, etc...), elle devient une véritable discipline aux Etats-Unis avec SERVERSKY et des universitaires dont le plus important bien oublié aujourd'hui est George T RENNER (Human Geography in the Air Age, 1942). Le facteur aérien est au coeur du débat géopolitique qui se développe aux Etats-Unis dans les années 1940. Les théories de MAHAN, de MACKINDER, de SPYKMAN... sont réinterprétées à la lumière du développement de l'aviation.

    De manière générale, les géopoliticiens mettent l'accent sur l'émergence, grâce à l'avion, d'une nouvelle géographie à la fois globale, grâce au rétrécissement des distances, et inversée, par rapport à l'orientation traditionnelle : les cartes Mercator qui privilégient les régions tempérées et équatoriales et une polarité Est-Oust sont concurrencées par de nouvelles projections centrées sur les pôles qui placent les régions polaires au coeur des routes aériennes du futur. Cette approche est largement dominante, même si elle est contestée par par exemple J Parker VAN ZANDT (The Goegraphy of World Air Transport, Brookings, 1944), est à l'origine du réseau de bases organisé par l'US Air Force au Canada, au Groenland et en Alaska dès la début de la guerre froide.

Ce mouvement dominant n'a cessé de se renforcer, tant pendant cette guerre froide (frontières "communes" avec l'URSS, question de la circulation des sous-marins nucléaires...) qu'aujourd'hui, avec la fonte accélérée des glaces aux pôles....

 

     La révolution aérienne, tout comme la révolution de l'espace qui la suit, bouleverse les données géopolitiques, mais n'efface pas les constantes des siècles précédents qui demeure. Les réalités terrestres et maritimes continuent d'ailleurs de dominer souvent l'esprit de nombreux stratégistes et stratèges qui considèrent que l'aviation n'ajoute qu'une dimension supplémentaire, au demeurant moins facilement exploitable que les deux premières. Dans la géopolitique de l'air, les puissances déjà dominantes sur terre et sur mer gagnent un surcroît de possibilités d'action, et même si des "petits pays" tendent à se trouver à la pointe du progrès dans l'air et dans l'espace, ils n'en demeurent pas moins tributaires de l'étroitesse de leurs capacités au sol. 

       Contrairement au cas de la terre, dans le cas de l'air, il n'y a pas de "topologie géopolitique possible". Car l'espace aérien est considéré souvent comme homogène et continu. Les aéronefs y circulent dans toutes les directions et à de nombreuses couches atmosphériques ; le caractère très changeant des vents (du à beaucoup de facteurs) comme encore la faible connaissance scientifique des dynamiques globales de la Terre, interdisent pour l'instant de tracer des "routes" comme on trace des "routes maritimes". Une cartographie des vents existe, mais c'est surtout au niveau tactique que l'on peut la prendre en considération dans les opérations militaires. En fonction toutefois des couches d'altitude, le type de navigation, d'appareils et d'armements possibles est variable. Cela joue en terme de capacité d'action des aéronefs, tant en rayon d'action immédiat qu'en transport sur de longues distances. 

   Comme l'écrit Aymeric CHAUPRADE, "si l'on veut parler d'aéropolitique, il ne peut donc s'agir  d'une politique des caractéristiques de l'espace aérien, mais bien plutôt d'une politique de la puissance et de la stratégie aériennes, au sens où un Etat orienterait sa politique en fonction des possibilités que lui donne son aviation, et de la multiplication de ses bases projection aériennes.

L'importance stratégique d'îles relais des océans Atlantique et Pacifique ou de la Méditerranée - comme Malte - a dépendu dans l'histoire du XXème siècle des progrès de l'autonomie des avions. Les avions à long rayon d'action comme le ravitaillement en vol font que les puissances aériennes se contentent de plus en plus de leur Etat sanctuaire comme base de départ des actions militaires. 

Comment en effet ne pas se poser la question, dans le cas des Etats-Unis notamment, d'une philosophie de la puissance aérienne qui déterminerait une vision du monde et une politique étrangère? La possibilité même des guerres du Golfe et du Kosovo et donc la politique de puissance américaine au Moyen-Orient et dans les Balkans pourrait-il exister si les Etats-Unis ne disposaient pas d'une écrasante supériorité en matière d'avion, d'information satellitaires et de télécommunication?

Certains experts soutiennent la fameuse thèse de la révolution militaire selon laquelle c'est le militaire, à travers ses révolutions successives, qui détermine la nature de la politique des Etats et l'organisation de ceux-ci. Les Etats-Unis seraient donc des "aérocraties", à la manière des thalassocratie athénienne, phénicienne ou vénitienne qui tiraient l'essence même de leur puissance de la mer. Il y a lieu d'en débattre car si l'air est incontestablement devenu - la mer le reste aussi - un élément de puissance essentiel des Etats-Unis d'Amérique, la puissance américaine ne saurait se résumer à ce seul élément. Une fois encore, nous soulignons le danger de toute interprétation monocausale de l'histoire et l'importance des facteurs multiples."

    La géopolitique de l'espace n'est pas le simple prolongement de la géopolitique de l'air, même si les progrès technologiques expérimentés dans la couche atmosphérique servent ceux réalisés ensuite dans l'espace. La grande majorité de ces progrès visent d'abord la consolidation de la puissance au sol et sur mers, d'une manière plus secondaire la conquête spatiale. 

Aussi, il s'agit pour l'URSS et les Etats-Unis d'abord, puis pour d'autres puissances après la guerre froide, d'établir un leadership spatial. Ce leadership repose sur la capacité de lancement des missiles en tout genre, l'observation satellitaire, le repérage, les sepctro-imageurs, les systèmes d'observation à haute résolution, où se mêlent préoccupations militaires, économiques et, de plus en plus, environnementales. 

"Certains, écrit encore Aymeric CHAUPRADE, nous prédisent la fin des territoires par la mondialisation et le facteur technique. Ont-ils seulement étudié les applications du facteur technique? Car l'ironie de l'histoire fait que l'observation de la Terre donne davantage encore de forces aux recoins de la géographie : plus l'observation est fine, plus les stratégies géographiques sont aiguisées. La conquête spatiale n'est donc pas une mort annoncée de la géopolitique, car l'homme resté à terre ne cesse de jouer à cache-cache avec celui qui l'observe posté dans l'espace ; à la surveillance et au décryptage du relief répond la gamme inépuisable des leurres et des ruses.

L'espace est bien un facteur de changement de la géopolitique en ce qu'il accuse les données de la puissance - il renforce le leadership américain - mais, en même temps, la domination spatiale est une sorte de preuve affichée que l'homme n'en finit pas de courir après les déterminismes de la géographie. (...)".

 

 Aymeric CHAUPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. 

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5 septembre 2017 2 05 /09 /septembre /2017 08:36

          Le livre de DAVY, écrit en plein coeur du développement de la stratégie aérienne, en 1942, fait partie d'une série d'ouvrages de différents auteurs qui voient dans l'Air Power le garant d'un nouvel ordre international à instaurer ou restaurer la paix et la sécurité internationale. Celui de Maurice DAVY précisément relance l'idée d'une force de police aérienne internationale qui serait contrôlée par les pays anglo-saxons, en attendant l'avènement d'une fédération mondiale.

Vers la fin de la guerre, plusieurs autres auteurs comme O. STEWART (Air Power and the Expanding Community, 1944) et Eugène Edward WILSON (Air Power for Peace, Kessinger Publishing, 1945), proposent de faire de l'aviation sous contrôle international le garant de cette paix retrouvée après-guerre. Le journaliste Allan MICHIE (Keep the Peace through Air Power, Allen & Unwin, 1944) propose d'assurer le maintien de la paix après la victoire par une force de police aérienne composée de 4 800 avions, qui coûterait infiniment moins cher que les millions d'hommes qu'exigerait l'occupation de l'Allemagne et du Japon. Cette idée est reprise (d'une manière tout à fait théorique) par l'article 45 de la Charte des Nations Unies qui prévoit que les Etats membres mettront à la disposition de l'organisation des contingents de bombardiers susceptibles d'entreprendre des "actions coercitives" contre tout Etat qui menacerait la paix. 

      Ce qui distingue le livre de DAVY dans toute une littérature d'inspiration pacifiste, c'est une sorte d'urgence et d'angoisse devant la perspective d'un monde sans possibilité de s'abriter devant la menace permanente que fait peser sur la civilisation une multitude d'aéronefs répartis aux mains de n'importe quels dirigeants. 

Dans les quatre premiers chapitres du livre, DAVY décrit l'élaboration progressive de la navigation aérienne. Le suivant porte sur l'avion comme instrument de destruction, suivi lui-même d'un autre sur les conséquences sociales de la nouvelles inventions. Les deux derniers chapitres traitent des mérites relatifs à son contrôle et à son abolition. Si les chapitres sur l'histoire de l'aviation s'avèrent très éclairants, il n'en est pas de même sur les deux derniers, qui ne dépassent guère le niveau moyen des propositions pacifistes et ne s'étendent pas suffisamment sur les modalités du contrôle qu'il prône. De même, si la proposition, succincte malheureusement, est aussi claire que le cri d'alarme que l'auteur lance, l'auteur ne précise guère ce qu'il entend par civilisation. Alors qu'il ne voit guère ce qui peut freiner l'évolution généralisée de l'aviation, il garde une foi humaniste teintée d'espérance. Comme beaucoup, il pointe le décalage qui existe entre l'extension constante des capacités techniques de l'homme et sa connaissance des ressorts de son propre esprit et de sa propre société. 

Au cours de la lecture du texte, il ne donne guère de justification, sauf bien entendu une capacité destructrice démultipliée, au contrôle des nouvelles inventions volantes mécaniques. D'aucuns lui reprochent de ne pas étendre alors cette nécessité à l'automobile par exemple. Après tout, le nombre des accidents quotidiens dus à l'automobile ne provoque t-il pas autant sinon plus de dommages aux individus et à la vie sociale? Le pas en arrière que constitue l'automobile est encore à cette époque dans les années 1940 un sujet de nombre de livres et d'articles dans la presse. L'aviation militaire a ceci de particulier tout de même que les destructions sont de plus en plus importantes à mesure que le temps passe, notamment avec les stratégies de bombardements massifs. Ce que l'on peut plus précisément reprocher à ce livre, mais c'est le lot dans la littérature de nombre de critiques de l'expansion continue du militaire - littérature, très importante du reste, pacifiste ou/et antimilitariste - c'est de critiquer sans arrière-plan  idéologique, se limitant aux effets d'une technique particulière - ici l'aviation - sans apporter d'éléments quant aux processus civilisationnels qu'impliquerait l'abandon de cette technologie. Comment contrôler, pourquoi contrôler, qui contrôle, voilà, des questions insuffisamment ou pas du tout abordées...

 

M.J. Bernard DAVY, Air Power and civilization, G.Allen & Unwin, 1941. Anthony M. LUDOVICI, Civilization and the aeroplane, The New English Weekly n°21, 1942. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

 

PAXUS

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4 septembre 2017 1 04 /09 /septembre /2017 12:04

   Le pionnier de l'aviation militaire russe Alexander Pokofieff de SERVESKY, naturalisé américain par la suite en 1931, est un fervent défenseur du bombardement stratégique et développe une approche que domine l'élément techno-économique. Ses vues annoncent déjà les doctrines de guerre américaines d'après 1945, en particulier les stratégies nucléaires dérivées des modèles économiques. 

   Suivant les traces de son père, un des premiers aviateurs russes, il entre à l'Ecole navale de la Russie impériale. Ingénieur diplômé en 1914, le lieutenant SERVESKY sert en mer dans une flottille de destroyer juste avant la Premier guerre mondiale. Transféré à l'Ecole militaire d'aéronautique de Sébaspotol, il sert comme pilote jusqu'à la révolution de 1917, malgré l'amputation d'une jambe. Pendant la révolution, il continue de rester sous uniforme, mais il quitte la Russie pour les Etats-Unis, refusant de participer à la guerre civile. Il passe alors directement en 1918 au service de l'armée américaine, et après l'armistice devient l'assistant du général Billy MITCHELL, qui l'aide dans ses efforts pour prouver que la force aérienne peut couler des cuirassés. Il dépose de très nombreux brevets de fabrication d'éléments d'avion militaire à partir de 1921. Il fonde une société, la Servesky Aero Corporation, qui exploite ces brevets, se spécialisant dans la fabrication de pièces et d'instruments d'avion (société qui ne survit pas à l'effondrement boursier de 1929).

   A partir de 1931, il produit ses avions dans une nouvelle société qui investit surtout également dans la recherche-développement de nouveaux appareils. Lorsque la seconde guerre mondiale éclate, il se met à écrire ce qui deviendra son ouvrage principal, Victory throught Air Power (1942), suivi plus tard d'Air Power : Key to Survival (1950). Avec les studios Disney et ces livres, Alexandre de SERVERSKI popularise l'aviation militaire auprès du grand public, devenant un phare dans cet ensemble militaro-industriel qui allie prospections militaires tout azimut et médiatisation de la force aérienne des Etats-Unis.

   Cet industriel "showman" est avant tout un disciple de William MITCHELL. Comme son maître, dont il enrichit l'oeuvre par de nombreux exemples, il souligne l'importance des aspects techniques de l'aéronautique. Son analyse de la défaite allemande face à l'Angleterre met en relief les limites du rayon d'action des avions allemands, cause principale du désastre de leur offensive aérienne selon lui. Il préconise la mise en place d'une politique industrielle et militaire favorisant le développement de l'aviation, véritable épine dorsale de toute stratégie victorieuse. Pays industrialisé et puissant, les Etats-unis doivent utiliser leur supériorité économique et technologique pour se doter d'une aviation supérieure à celle de ses adversaires principaux, Allemands et Japonais, et plus tard de ses alliés et de ses ennemis à la fois (URSS, Japon, Chine, Europe...). La guerre de l'avenir sera une guerre inter-hémisphérique où la victoire se décidera dans le combat aérien. La stratégie qui découle des nouvelles inventions technologiques, avions et chars, est fondée sur une capacité d'adaptation supérieure dictée par les transformations quasiment quotidiennes des nouvelles machines de guerre. Le pays qui prétend à la victoire doit savoir se remettre en question pour rester à la pointe du progrès et toujours devancer ses rivaux.

    Alexandre de SERVERSKI contribue, avec des universitaires (George T RENNER...) à faire de la géopolitique de l'air une véritable discipline aux Etats-Unis. Réaliste, il inscrit sa pensée stratégique dans les possibilités techniques des avions, insistant par exemple sur l'importance de l'usage de porte-avions ou de postes avancés partout dans le monde. 

 

Alexandre de SERVERSKI, Victory throught Air power, Simon and Schuster, New York, 1950. Extrait dans l'Anthologie mondiale de la stratégie (Le défi aérien), Sous la direction de Gérard CHALIAND, robert Laffont, Bouquins, 1990, avec une traduction de Catherine Te SARKISSIAN ; America : Too Young to Die!, McGraw-Hill, 1961 ; 

 

Edward WARNER, Douhet, Mitchell, Serverski : les théories de la guerre aérienne, dans Les Maitres de la stratégie, tome II, Sous la direction de Edward Mead EARLE, Berger-Levraut, 1980. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de la stratégie, Perrin, tempus, 2016. 

 

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3 septembre 2017 7 03 /09 /septembre /2017 08:25

   Daniel CHARLES expose succinctement ce qui lie PLATON et ARISTOTE sur l'esthétique. "Il y a donc chez Platon, par rapport à l'esthétique de la transcendance, plus que l'amorce d'un retour au concret. Ce mouvement, Aristote le parachève dans toute son entreprise, et d'abord en transposant à l'ensemble du réel une analyse propre à l'esthétique : celle des quatre causes. Une statue est faite de marbre (cause matérielle), elle suppose un travail de la part du sculpteur (cause efficiente), ce dernier lui donne une certaine forme (cause formelle) en vue d'une certaine fin (cause finale). De cette description, on peut tirer une esthétique normative : car l'oeuvre montre l'union de la forme et de la fin, elle est et doit rester proportionnée à l'homme, et cela suppose une lutte contre la démesure et l'indéfini, l'aspect informe et fuyant de la matière. Toutefois, il n'y a pas moins de normativité chez Aristote que chez Platon : si ce dernier en appelait à une définition "idéale" du Beau ou au dogmatisme des idées-nombres, l'aristotélisme sera bien, lui aussi, un académisme, en ce qu'il prescrira la soustraction de la forme au Devenir ; si attentif qu'il soit à l'égard du contact de l'artiste avec la réalité physique, avec les individus et les choses, il n'en récuse pas moins le mouvant, en l'enserrant dans le système de la puissance et de l'acte.

D'où une nouvelle approche de la mimesis  : l'oeuvre reproduit la Nature telle qu'elle se manifeste, mais selon une exigence d'ordre et d'universalité logique, à déduire de cette manifestation même, et qui rend, par exemple, la poésie supérieure à l'histoire parce que plus universelle. Aussi la Poétique montre-t-elle dans la catharsis plus qu'une simple thérapeutique : une véritable conciliation rationnelle des passions. Par là, Aristote réinterprété le pythagorisme à la lumière des sophistes : preuve et démonstration doivent s'accorder à la psychagogie, à la fascination passionnelle ; l'hédonisme se trouve alors surmonté, ainsi que tout ce que Platon conservait du sens pythagoricien de la magie. la tragédie témoigne en effet de ce que le plaisir ne découle pas invariablement de la catharsis ; la comédie montre la possibilité d'une reconduction des instincts à l'équilibre, à la symétrie."

  Le retour au concret, qui se signale par le refus de séparer les Formes et les réalités sensibles que faisait PLATON, qui en faisait la solution pour définir le principe d'intelligibilité présent dans les substances concrètes et qui ne permettait pas de rendre compte de la double nécessité de penser la présence de l'intelligible dans la réalité sensible et de faire en sorte que cet intelligible dans la réalité permette de rendre la réalité sensible connaissable, touche également l'esthétique. ARISTOTE conçoit la création littéraire et artistique comme une activité d'artisan obéissant à des règles codifiées et dont la fin est de produire un certain objet. L'art poétique relève des arts productifs. Sa Poétique, déjà courte, ne nous est parvenue que sur une forme écourtée. Il s'attache surtout à la tragédie (d'après ce qui nous est parvenu), représentation d'action, qui possède une certaine hauteur de ton, une certaine ampleur. Elle est représentation "non des caractères humains, mais de l'action et de la vie, du bonheur et du malheur, car le bonheur est une forme d'action". Il y explique les ressorts d'une bonne tragédie (pour parvenir à la catharsis). Il définit la différence fondamentale entre poétique et histoire, qui tient au fait que l'un raconte ce qui est réellement arrivé tandis que la poétique traite de l'univers et parait pour cette raison plus philosophique que l'histoire. 

En tout cas, l'ouvrage intitulé Art rhétorique, plus couramment dénommé Rhétorique est à l'origine d'une tradition d'enseignement et de pratique qui dure jusqu'à l'époque moderne, et cet enseignement est pour beaucoup dans la conception que nous avons des arts et des techniques, et du coup de l'esthétique. Le fait qu'ARISTOTE inventorie constamment tous les savoirs et définit à chaque fois leur spécificité les uns des autres, influe sur notre perception des catégories Beau/Laid, Vrai/Faux, Bien/Mal et sur leur spécifité. C'est par son rapport à la nature qu'ARISTOTE définit le mieux ce que ces catégories ont de spécifiques. 

   

Pierre PELLEGRIN, examinant le vocabulaire d'ARISTOTE, analyse sa conception de l'Art. 

La technè est une forme, écrit-il, de savoir qui "présente plusieurs caractéristiques. D'abord elle n'advient que chez des gens d'expérience, l'expérience étant surtout définie comme le moyen d'échapper au hasard. C'est qu'expérience et technè sont des savoirs véritables, notamment en ce qu'elles sont capables de prévoir leur résultat. L'un des exemples préférés d'Aristote est celui du vrai médecin qui guérit conformément à son pronostic parce qu'il possède une technè, contrairement aux charlatans qui réussissent par chance. C'est d'ailleurs par un exemple médical qu'Aristote, au début de la Métaphysique, illustre le second caractère de la technè, celui d'être à la fois universelle et idéale ou, comme il dit "distincte des sensations communes" : la médecine est une technè en ce qu'elle se révèle apte à constituer des jugements universels comme celui-ci : "tel remède guérit telle maladie affectant tel tempérament". La technè est ainsi capable d'expliquer ses procédures et ses résultats, passés et futurs, et non simplement de constater des connexions dans la nature. Enfin la technè est susceptible d'perte transmise par un enseignement rationnel. Il est manifeste que tous ces caractère sont liés entre eux.

Vers la fin du chapitre inaugural de la Métaphysique, Aristote établit une distinction entre les technai, et brosse une histoire elliptique de leur découverte, dont on peut tirer plusieurs éléments. C'est dans le domaine des "nécessités de la vie", nous dit Aristote, que les arts sont apparus, mais ils ne l'ont pas emporté d'emblée sur l'expérience et la routine par leur efficacité. Il est probable que si les humains avaient été confinés à une logique de l'utile, ils n'auraient jamais adopté, ni peut-être découvert, aucune technè. Mais il se trouve que les hommes sont aussi capables d'admirer ce qui fait précisément le propre, et la grandeur, de la technè, à savoir son caractère scientifique - Aristote parle de "sagesse" -, ce qui les poussa à admirer les découvreurs de technai. Aristote donne ainsi une version philosophique de l'un des sentiments communs des Grecs, qui ont souvent divinisé, ou héroïsé, les inventeurs de technai aussi bien que les fondateurs de cités. Mais cette histoire des découvertes des technai a un sens : les hommes ont d'abord accédé aux arts touchant aux "nécessités de la vie", ensuite à ceux qui visent l'agrément - qui comprennent entre autres ce que nous nommons les "beaux-arts" -, enfin à la suite de ces technai apparaissent les savoir comme les mathématiques qui ne visent ni l'utilité ni le plaisir, mais la seule spéculation intellectuelle désintéressée et qu'Aristote appelle des "sciences" (épistèmai). Dans l'analyse aristotélicienne, donc, la technè est le moyen - ou l'un des moyens - de l'auto-déploiement de la nature rationnelle de l'humanité.

L'opposition philosophiquement la plus féconde concernant l'art est celle qui le compare à la nature. La nature maintient uni ce que l'art disjoint. Dans les êtres naturels il n'y a pas de distinction entre l'objet et l'artiste. Plus exactement, dans les êtres naturels les causes motrice, formelle et finale arrivent à coïncider. Aussi, même s'il se sert de comparaisons techniques pour comprendre les processus naturels, c'est bien à la nature qu'Aristote attribue la position fondamentale. D'où sa fameuse formule selon laquelle "l'art imite la nature" (Physique II).

 

   Après avoir mis en garde sur le fait que nous ne possédons pas beaucoup de choses de l'oeuvre d'ARISTOTE (quantité de notes classées, traités fragmentaires voire inauthentiques...), Annick STEVENS, philosophe et chargée de cours à l'Université de Liège, expose la théorie de l'originaire de Stagire (Macédoine) sur l'esthétique. Notamment d'abord en expliquant l'importance et les limites de la Poétique. 

La Poétique est avec la Rhétorique le seul traité qui nous soit parvenu dans le domaine poïétique. Loin d'être un ouvrage général sur l'art, il limite son objet à l'art d'imitation qui utilise le langage en vers, accompagné ou non de chant et de musique. Cette définition se démarque de l'usage courant du mot poièsis qui signifie habituellement toute oeuvre en vers, alors que, précise ARISTOTE, un traité de médecine ou de physique en vers ne devrait pas être considéré comme de la poésie. 

"Cependant, écrit-elle, malgré son champ d'application restreint, l'ouvrage met en place des concepts fondamentaux par rapport auxquels toute théorie artistique devra se situer, en particulier l'imitation, l'émotion, les figures de style, ou encore le rôle de l'oeuvre d'art. En ce qui concerne les arts autres que la poésie, on trouvera des renseignements épars dans certains traités, par exemple, une réflexion sur la musique dans la Politique. Quant à l'imagination créatrice, concept fondamental dans les théories artistiques contemporaines, on constate qu'elle n'a pas fait l'objet d'études spécifiques chez les Grecs, moins parce qu'elle aurait un rôle secondaire dans l'élaboration de l'oeuvre d'art qu'en raison d'une sorte d'évidence de son rôle, impliquée dans le terme même de mimésis. Chez ARISTOTE, c'est seulement dans le traité De l'âme qu'est développée une analyse de l'imagination (phantasia), et, très significativement, si le rôle important qu'elle joue dans les processus de connaissance et comme moteur des actions est longuement démontré, en revanche elle n'y est jamais mise en  relation avec l'art."

La mimèsis, le plaisir, l'émotion, la katharsis, l'imagination sont autant d'éléments autour duquel gravite la théorie de l'art chez ARISTOTE. 

C'est la tragédie grecque qui reçoit la définition la plus complète par rapport à la mimèsis, en regard des autres arts d'imitation (épopée, dithyrambe, comédie...). "A propos de l'art en général, Aristote dit qu'il achève certaines choses que la nature est incapable d'effectuer, et en imite d'autres. Cette distinction correspond grosso modo à celle qu'on peut faire entre les métiers productifs (architecture, médecine, cordonnerie, agriculture...) et ce que l'on nommera, bien plus tard, les "Beaux-Arts", qui ne produisent pas un objet nouveau mais présentent sous une autre forme 'sculpture, peinture, musique, langage) des objets existants. Or on sait que pour Platon, les imitations constituent un genre dégradé de l'être, et les poètes doivent être rejetés de la cité parce qu'ils ignorent tout de la Forme et même de la réalité particulière qu'ils imitent, de sorte qu'ils sont plus éloignés de la vérité que les plus humbles artisans. Dans La République, cette condamnation ontologique s'ajoute à l'accusation morale de donner le mauvais exemple et d'exprimer des émotions que, dans la vie réelle, tout homme rougirait d'exprimer. De même, dans le Sophiste, Platon fait de la sophistique un art d'imitation et d'illusion, qui n'enseigne que fausseté et tromperie, et qui, loin de porter sur la vérité, porte sur le non-être.La conception ontologique d'Aristote rend impossible un tel rejet. En effet, mises à part les choses qui n'existent que dans les fictions, comme le sphinx ou le bouc-cerf, et qui sont en réalité des non-étants, tout le reste, du fait d'être produit ou transformé par l'art, ne subit pas une dégradation ontologique. Certes, il ne fait pas confondre ces objets avec ceux d'une science logique. certes, il ne faut pas confondre ces objets avec ceux d'une science théorétique : l'homme vivant et la statue de l'homme n'ont rien d'essentiel en commun, et c'est pourquoi cette dernière doit être connue et appréciée selon des critères différents, propres, précisément, aux sciences poïétiques. Mais cette division du réel en domaines, qui permet d'éviter toute concurrence entre leurs objets respectifs, n'est pas totalement imperméable, car d'une certaine manière l'art intervient dans l'apprentissage (domaine théorique) et dans l'éducation (domaine pratique)."

ARISTOTE insiste bien sur le fait que le récit poétique ne raconte par des événements qui ont eu lieu, mais qui auraient pu avoir lieu : il ne relate rien exactement du fait réel mais en atteint la signification universelle. Contrairement à la vérité historique ou expérimentale, la vérité générale est atteinte par le récit d'action. Et en fait, pour expliquer historiquement l'apparition des arts d'imitation, il suffit de considérer le plaisir d'imiter, le langage, la mélodie et le rythme, naturels à l'homme. Ce plaisir, cette émotion, cette katharsis, évoqués dans la Politique, dans un ensemble d'éléments qui font partie de la vie humaine. Notre auteure évoque le rôle de l'émotion artistique qui se compare, en dépit des controverses, à celui de la purgation médicale et à celui de l'extase sacrée. Dans le discours d'ARISTOTE, la composition de chaque groupe poétique est strictement définie et obéit à des règles précises, non pas seulement par souci pur de classification des connaissances, mais également pour toujours distinguer ce qui relève du réel et ce qui relève de la représentation (même si le terme n'apparait pas chez l'auteur grec) du réel pour un ensemble de spectateurs et de créateurs. 

"Peu prescriptif donc quant aux sujets, écrit-elle encore (aux antipodes d'une certaine volonté platonicienne), Aristote l'est aussi quant au langage poétique, qui se caractérise par l'utilisation de métaphores et de noms insolites, modifiés, ou dont on crée une signification nouvelle. La seule limite à la liberté créatrice dans le domaine de l'expression est d'éviter l'énigme par excès de métaphores, le barbarisme par excès d'un excès de mots insolites, ou, à l'extrême, la bassesse résultant d'un style trop courant." La représentation d'une chose, libre, selon la volonté de l'artiste de la rendre plus belle ou plus laide que dans la nature est toujours distinguable, par l'artiste et par le récepteur de son oeuvre, du réel lui-même. 

La phantasia (traduite par "imagination" ou par "représentation", justement, évoquée dans De l'âme, a deux rôles : un rôle passif de prolongement de la sensation, ou de mauvaise réception d'une sensation ou d'illusion de sensation dans le rêve et le délire ; un rôle actif de production volontaire de données sensibles (images, sons...), qui ne nous affectent pas car nous savons qu'elles sont produites par nous et que nous pouvons y mettre fin.

"Dans le domaine pratique, conclut notre auteure, le côté actif de la faculté permet de se représenter si un objet de désir est bon ou mauvais et ce qui résultera de sa poursuite ou de sa fuite : il s'agit donc de dépasser les données présentes, pour, d'une part, les confronter à une exigence générale et, d'autre part, imaginer des événements futurs. Dans le domaine théorique, les représentations (phantasmata) sont nécessaires à la pensée en tant qu'elles particularisent une pensée générale en la situant dans le temps et dans l'espace (...). C'est donc cette faculté de fabrication d'images (au sens large), cette imagination, qui fait le lien entre le général et le particulier, entre le sensible et l'intelligible. Or, nous avons vu ce même rôle attribué à la poésie, qui, en représentant une situation particulière, ne fait que particulariser une généralité. L'artiste utilise donc son imagination pour créer la situation particulière qui illustrera au mieux la règle générale de l'action humaine qu'il veut mettre en évidence. Cette particularisation qui n'est pas une copie a pu être pensée par Aristote parce qu'il a abandonné la conception platonicienne du rapport entre particulier et général comme un rapport de copie à modèle. Plus encore qu'une représentation, l'oeuvre d'art est donc pour Aristote la présentation d'un cas réalisable d'une forme générale, et en tant que telle partage quelque chose d'essentiel avec tous les autres cas, réalisés ou réalisables, de cette forme. Lorsque la tragédie est définie comme une "imitation d'action", il faut donc comprendre quelque chose ciel la "présentation imaginée d'une action générale particularisante". Reste à comprendre pourquoi ce rôle, qui nous parait fondamental, est si peu explicite dans l'oeuvre aristotélicienne. La réponse relève probablement de l'histoire des idées : ce concept d'imagination est tout neuf, comme en témoignent les tâtonnements et les hésitations du philosophe à son sujet dans le traité De l'âme, et c'est seulement à partir de ses premières réflexions problématiques que s'est déchiré le voile d'évidence sous lequel il sommeillait jusqu'alors". Pour notre auteure, la meilleure étude soulignant l'importance de cette découverte est celle de Cornélius CASTORIADIS dans La découverte de l'imagination, Domaines de l'homme. Les carrefours du labyrinthe, II, paru à Paris, aux éditions du Seuil, en 1986.

Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Pierre PELLEGRIN, Le Vocabulaire des philosophes, Ellipses, 2002. Annick STEVENS, Aristote : mimèsis, katharsis, imagination, dans Esthétique et philosophie de l'art, L'Atelier d'esthétique, de boeck, 2014.

 

ARTUS

 

Complété le 27 septembre 2017

 

 

 

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2 septembre 2017 6 02 /09 /septembre /2017 13:23

   Parmi les auteurs nombreux mais de second plan qui commentent en France les thèse des trois pionniers de l'aviation militaire, Camille ROUGERON est une stratégiste peu connu, malgré une oeuvre considérable. Polytechnicien, ingénieur du génie maritime, d'une fureté abondante en ce qui concerne les découvertes scientifiques et techniques les plus récentes de son temps, doté d'un réel talent de vulgarisation (notamment par ses article parus entre 1927 et 1979 dans la presse quotidienne), il est sans doute le technocrate-type qui recherche constamment dans la technique la solution à tous les problèmes de l'humanité.  

Même s'il est marginalisé assez tôt par l'institution militaire, suite notamment à ses mises en garde à plusieurs reprises sur la vulnérabilité des flottes au mouillage face aux attaques aériennes de 1931 à 1938, il conserve à la foi sa foi en la technique et sa virulence quant aux certitudes stratégiques sur lesquelles se fondent les systèmes de défense de la France et de ses alliés à l'orée de la seconde guerre mondiale. 

  Sa pensée originale englobe tous les aspects de la guerre et ses ouvrages denses fourmillent de détails techniques et de récits de combats, tellement qu'il est parfois difficile de distinguer ce qui relève de la stratégie, de la tactique et du "monde d'emploi" des armes. Cet auteur refuse de se spécialiser dans un domaine précis et se pensée est un continuel va-et-vient entre les descriptions d'armement, la pratique du champ de bataille, la stratégie du théâtre d'opération, l'analyse politique et économique des nations en guerre, l'histoire et l'actualité. Son refus des doctrines, des conventions de pensée, du conservatisme sous toutes ses formes, le mettent à part, et c'est seulement parfois plusieurs décennies plus tard que ses vues s'avèrent exactes. 

    Il commence véritablement à écrire qu'à la fin des années 1930. Son premier livre, l'Aviation de bombardement, en deux tomes, (1936) est abondamment commenté à l'étranger. Suivent Les enseignements aériens de la guerre d'Espagne (1939), dont les conclusions sont discutées par l'amiral CASTEX dans la deuxième édition du tome II des Théories stratégiques (1939). 

Même s'il partage avec ses "confrères" la même foi en la technique, il est par contre exaspéré par l'esprit de caste des ingénieurs d'Etat. Ceux-ci trouvent tous les défauts possibles aux matériels conçus par leurs concurrents pour retarder leur sortie et leur adoption éventuelle, ce qui leur permet de gagner du temps pour mettre au point leur propre matériel dans les arsenaux d'Etat. Cette attitude - à la rigueur justifiée économiquement lorsqu'on table sur une longue période de paix - devient contestable lorsque la guerre menace, surtout lorsque l'ennemi potentiel possède un armement moderne et puissant. En tant que directeur du service technique du ministère d l'Air, il constate par ailleurs qu'une partie de l'armement est inutilisable, ce qui est vérifié lors dans premiers engagements dans les airs,. Ses recommandations suite à ses contrôles restent souvent sans effets et il demande sa retraite anticipée en 1938. Dans son ouvrage de 1939 il continue de mettre en garde contre les deux principaux dangers de la guerre qu'il prévoit imminente, la destruction des flottes au mouillage par bombardement aérien et l'attaque directe des colonnes d'infanterie par l'aviation d'assaut. Tout comme pour DE GAULLE pour les chars, ses recommandations pour la défense aérienne ne sont pas réellement pris en compte par une hiérarchie militaire cantonnée dans une stratégie défensive terrestre. 

    Après s'être réfugié en zone libre puis en Algérie pendant la seconde guerre mondiale, étant en relation avec DE GAULLE, par l'intermédiaire de leur éditeur commun, BERGER-LEVRAULT, et membre du groupe de réflexion du colonel Emile MAYER, il n'arrête pas de publier, soit dans la presse publique (Echo d'Alger, Journal de la Marine marchande, Science et Vie...), et, surtout après la Libération, dans la presse spécialisée militaire (Forces aériennes, Revue de la défense nationale). Ses idées sont surtout utilisées par les néo-douhétiens qui veulent une force aérienne autonome et une stratégie aérienne préliminaire à toutes autres opérations. Alors qu'il est énormément sollicité par le lobby militaro-industriel pour faire la promotion de l'avion, la publication en 1952 de Les enseignements de la guerre de Corée les déçoit, ainsi que la hiérarchie militaire d'ailleurs. Il estime dans ce livre que les enseignements de la seconde guerre mondiale ne sont pas transposables au théâtre d'opération en Corée, car les Nord-Coréens et leurs alliés font preuve d'une résistance importante (DCA efficace) face aux bombardements stratégiques. Pour lui tous les dogmes hérités de la Deuxième guerre mondiale sont remis en cause par ce conflit : la maitrise de l'air, le commandement stratégique, le rôle des intercepteurs, le bombardement pré-stratégique des moyens de transport, l'appui-feu et la défense anti-aérienne. Du coup, les dispositions pour la défense de l'Europe de l'Ouest lui semblent fortement inadaptées et il s'éloigne définitivement des positions officielles.

   Dans les années 1950 et 1960, son principal centre d'intérêt est la stratégie nucléaire. Dans La guerre nucléaire, armes et parades de 1962, il récuse la stratégie de dissuasion mis alors en oeuvre par le général DE GAULLE. Il se marginalise un peu plus, ne publiant plus que des articles techniques sans considérations doctrinales dans la Revue de défense nationale, tout en militant pour les utilisations civiles (dans les très grands travaux, type percement de canal) de l'explosif nucléaire. 

    Dans tous ses écrits, Camille ROUGERON ne propose pas de stratégie ou de tactique, il refuse de se prononcer sur les priorités à accorder, car pour lui l'outil militaire doit rester souple et adaptable, de manière à pouvoir changer rapidement une tactique qui a atteint son niveau de saturation, quitte à y revenir plus tard si les circonstances l'obligent. Si les commandements civils et militaires préfèrent les armements coûteux et lourds, c'est parce que selon lui dominent l'esprit du système, la concurrence interarmées et l'amour-propre des chefs militaires. Et parce que, pointant là le complexe militaro-industriel, les enjeux économiques et sociaux finissent par prendre la priorité sur les enjeux stratégiques. Toute reconversion importante de l'industrie d'armement en fonction des impératifs de défense est bloquée par des dirigeants politiques beaucoup plus soucieux des fermetures d'usines et de leurs répercussions locales que des enjeux globaux de défense, et même parfois des problèmes de financements.

     Pour Camille ROUGERON, c'est la notion de rendement qui est l'élément-clé qui rassemble tous les enjeux. L'armement et sa mise en  oeuvre ont un coût et leur rendement doit être proportionnel à ce coût. "Entre adversaire d'égale richesse, toute destruction est avantageuse qui coûte moins cher que l'objet détruit" écrit-il (L'aviation de bombardement). Il prône une forme de guerre économique dans lequel il faut privilégier un mode de combat peu coûteux, tout en imposant à son adversaire un mode de combat ruineux pour lui ; on entrevoit bien là la leçon qu'il tire du mode de guerre utilisé par les insurgés engagés dans des guerres de décolonisation...

   Dans Les applications de l'explosion thermonucléaire (1956) et La guerre nucléaire, armes et parades (1956) parus aux éditions Berger-Levraut, il développe des idées assez proches d'Herman KAHN, ne croyant pas du tout qu'un armement nouveau, même spécialement meurtrier, puisse produire un effet de dissuasion durable. Il critique la crédibilité de la stratégie de dissuasion, ne croyant pas aux effets psychologiques sur laquelle elle repose. Il préfère réfléchir à la guerre réelle plutôt qu'à la guerre potentielle. Ce n'est pas seulement parce qu'il prend systématiquement le contre-pied des stratégies officielles qu'il est marginalisé, c'est également parce qu'il mésestime les progrès de l'électronique dans les armements. Toutefois, si sa carrière militaire ne dépasse pas l'aube de la seconde guerre mondiale, un certain nombre de ses idées sont reprises, telle la notion de base stratégique autour de laquelle s'articule dans les années 1945-1950 la recherche opérationnelle. La possession d'un certain nombre de bases navales et aériennes fortement défendues, reliées entre elles par un réseau d'aviation de transport, peut servir de point d'appui à l'armée de terre pour l'occupation et le maintien de l'ordre dans vastes territoires. Cette politique est mise en oeuvre en Afrique et maintenue après la décolonisation. Il s'agit bien plus d'une "récupération" de la part de l'armée qui opère une "veille des idées stratégiques" notamment depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu'une véritable influence s'appuyant sur un réseau de relations. En tout cas, l'activité et l'oeuvre de Camille ROUGERON permettent de poser la question de la capacité d'un très grand appareil de défense pour l'accueil des idées novatrices.

 

Camille ROUGERON, L'Aviation de bombardement, deux tomes, Berger-Levraut, 1936 ; La prochaine guerre, berger-Levraut, 1948 ; Les enseignements de la guerre de Corée, Berger-Levraut, 1952 ; Les applications de l'explosion thermonucléaire, Berger-Levrault, 1956 ;  L'aviation nouvelle, Larousse, 1957 ; La guerre nucléaire, armes et parades, Calmant-Lévy, 1962, préface de Raymond ARON. Voir aussi ses nombreux articles dans La Revue de défense nationale, Forcées aériennes françaises, l'Illustration et Science et Vie. 

 

Claude d'ABZAC-EPEZY, La pensée militaire de Camille Rougeron : innovations et marginalité, Revue française de science politique, volume 54, 2004/5, www.cairn.info. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

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1 septembre 2017 5 01 /09 /septembre /2017 09:18

  Le commandant du Royal Flying Corps en France en 1916-1917, Hugh Montague TRENCHARD, 1st Discount Trenchard, officier britannique cité comme fondateur de la Royal Air Force, est le troisième pionnier dans l'histoire de la théorie aérienne avec DOUHET et MITCHELL. Dans sa carrière militaire en Inde, en Afrique du Sud, au Nigeria puis en Europe, il milite pour la création d'une armée aérienne autonome. Contrairement à ses deux "collègues", il s'insère dans la hiérarchie militaire avec relativement beaucoup moins de heurts : il est nommé Chef d'état-major de la RAF et conserve son poste jusqu'en 1929. 

   Son oeuvre publiée se limite à trois brochures écrites durant la Seconde Guerre mondiale, alors qu'il n'y joue aucun rôle actif. Lui-même reconnait qu'il ne sait pas écrire et la plupart de ses discours ou de ses textes doctrinaux rédigés durant son commandement de la RAF le sont par des officiers de son état-major, notamment le futur général SLESSOR. Il est pourtant impossible de ne pas l'inclure dans le trio des fondateurs de la théorie stratégique tant son action est déterminante dans l'élaboration d'une doctrine qui inspire largement toutes  les imitations ultérieures. De plus, ses "confrères" américains lui accordent une influence non négligeable dans le débat interne aux Etats-Unis. 

Dans ses mémorandums rédigés pendant et après la guerre, il définit les caractéristiques de l'action aérienne : supériorité de l'offensive sur la défensive, bombardement stratégique combinant les effets matériels et moraux, avec prédominance de ces derniers. Sa fixation sur le bombardement est telle qu'il écarte l'idée d'une escorte de chasseurs pour les bombardiers, qui n'ont besoin d'aucun auxiliaire pour remplir leurs missions. Comme DOUHET, il s'appuie sur  son inspiration plus que sur l'observation, les principes abstraits l'emportant sur l'expérience. "Bomber Harris" est son fils spirituel. Une grande part de son prestige est dû à sa participation à la bataille d'Angleterre, si décisive dans le versant européen de la seconde guerre mondiale.

En fait, TRENCHARD envisage la guerre aérienne sans les prétentions qu'ont pu avoir à la même époque les autres grands stratèges de l'aéronautique. S'il défend les intérêts de la RAF, il croit aussi à la coopération interarmes entre l'aviation, la marine et l'armée de terre, elle-même en pleine effervescence avec le développement de la mécanisation. Contrairement à DOUHET, adepte du seul bombardement stratégique, il tente de développer simultanément les branches tactique et stratégique de sa doctrine de guerre aérienne. Il n'est pas convaincu que la seule puissance aérienne puisse décider de la victoire, l'objectif de l'aviation étant d'exercer contre l'ennemi une pression similaire à celle des troupes de surface tant en s'assurant la supériorité - plutôt que la maitrise - aérienne. 

Les bombardements aériens doivent être à la fois tactiques et stratégiques, pour assister les troupes de surface tout d'abord, pour détruire les réseaux de communications et les convois de ravitaillement ensuite, et, pour briser le moral et la volonté du peuple de l'adversaire. Plutôt que de séparer sa doctrine en deux composantes distinctes - bombardements tactiques et stratégiques -, le fondateur de la RAF préfère créer une force aérienne souple et mobile capable de répondre aux exigences du moment, selon les circonstances, et en accord avec l'action de toutes les forces armées. Pour lui, l'avion est l'instrument idéal de la guerre totale et de la stratégie d'anéantissement, compte tenu de sa capacité à pouvoir détruire des cibles militaires autant que des cibles civiles et industrielles. Persuadé que la dimension psychologique de la guerre dépasse toutes les autres en importance, TRENCHARD veut multiplier les actions contre les centres urbains et industriels par rapport aux offensives à objectif strictement militaire. Pour défendre ses positions concernant les commandements stratégiques de cibles non militaires, il avance l'argument qu'une telle stratégie doit pousser l'ennemi à capituler plus rapidement, en conséquence de quoi la guerre sera moins longue et moins sanglante qu'avec les moyens traditionnels du passé. 

Face à des autorités britanniques critiques envers une stratégie orientée contre les populations, TRENCHARD se défend de vouloir s'attaquer directement aux populations civiles en argumentant qu'il s'agit de briser leur volonté de résistance en détruisant leurs ressources matérielles et économiques. A cet égard, les positions respectives des trois pionniers de l'aviation militaire représentent chacune des variations d'attitude stratégique qui se reflètent dans les débats entre état-majors lors de la seconde guerre mondiale, notamment entre britanniques et américains, mais aussi avec l'ensemble des acteurs militaires, y compris les résistances dans les territoires occupés.

Dans son Mémorandum de 1928, Hugh TRENCHARD introduit une nouvelle définition de la supériorité aérienne. Alors que, auparavant, il préconisait une attaque directe contre l'aviation ennemie pour s'assurer la supériorité aérienne avant de commencer une offensive totale, il pense désormais que l'aviation doit accomplir une offensive générale visant à déséquilibrer l'adversaire en laissant à l'attaquant l'initiative et la supériorité aérienne. Il y examine la question en trois points : - Cette doctrine viole t-elle un véritable principe de la guerre?, - Une offensive aérienne de ce genre est-elle le contraire à la loi internationale ou aux impératifs humanitaires? - L'objectif poursuivi mènera-til à la victoire et, à cet égard, est-ce en conséquence un emploi convenable de la puissance aérienne?.

Hugh TRENCHARD, Mémorandum à la sous-commission des chefs d'état-major sur le rôle d'une force aérienne en temps de guerre, 2 mai 1928, Traduction de Catherine Ter SARKISSIAN, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Sous la direction de Gérard CHALIAND, Robert Laffont, Bouquins, 1990. 

Andrew BOYLE, Trenchard, Man of vision, Londres, 1962. Malcolm SMITH, British Air Strategy between the Wars, Oxford, 1984.

Dictionnaire de stratégie, Sous la direction de Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Perrin,  tempus, 2016. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economisa/ISC, 2002. 

 

 

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