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2 septembre 2017 6 02 /09 /septembre /2017 13:23

   Parmi les auteurs nombreux mais de second plan qui commentent en France les thèse des trois pionniers de l'aviation militaire, Camille ROUGERON est une stratégiste peu connu, malgré une oeuvre considérable. Polytechnicien, ingénieur du génie maritime, d'une fureté abondante en ce qui concerne les découvertes scientifiques et techniques les plus récentes de son temps, doté d'un réel talent de vulgarisation (notamment par ses article parus entre 1927 et 1979 dans la presse quotidienne), il est sans doute le technocrate-type qui recherche constamment dans la technique la solution à tous les problèmes de l'humanité.  

Même s'il est marginalisé assez tôt par l'institution militaire, suite notamment à ses mises en garde à plusieurs reprises sur la vulnérabilité des flottes au mouillage face aux attaques aériennes de 1931 à 1938, il conserve à la foi sa foi en la technique et sa virulence quant aux certitudes stratégiques sur lesquelles se fondent les systèmes de défense de la France et de ses alliés à l'orée de la seconde guerre mondiale. 

  Sa pensée originale englobe tous les aspects de la guerre et ses ouvrages denses fourmillent de détails techniques et de récits de combats, tellement qu'il est parfois difficile de distinguer ce qui relève de la stratégie, de la tactique et du "monde d'emploi" des armes. Cet auteur refuse de se spécialiser dans un domaine précis et se pensée est un continuel va-et-vient entre les descriptions d'armement, la pratique du champ de bataille, la stratégie du théâtre d'opération, l'analyse politique et économique des nations en guerre, l'histoire et l'actualité. Son refus des doctrines, des conventions de pensée, du conservatisme sous toutes ses formes, le mettent à part, et c'est seulement parfois plusieurs décennies plus tard que ses vues s'avèrent exactes. 

    Il commence véritablement à écrire qu'à la fin des années 1930. Son premier livre, l'Aviation de bombardement, en deux tomes, (1936) est abondamment commenté à l'étranger. Suivent Les enseignements aériens de la guerre d'Espagne (1939), dont les conclusions sont discutées par l'amiral CASTEX dans la deuxième édition du tome II des Théories stratégiques (1939). 

Même s'il partage avec ses "confrères" la même foi en la technique, il est par contre exaspéré par l'esprit de caste des ingénieurs d'Etat. Ceux-ci trouvent tous les défauts possibles aux matériels conçus par leurs concurrents pour retarder leur sortie et leur adoption éventuelle, ce qui leur permet de gagner du temps pour mettre au point leur propre matériel dans les arsenaux d'Etat. Cette attitude - à la rigueur justifiée économiquement lorsqu'on table sur une longue période de paix - devient contestable lorsque la guerre menace, surtout lorsque l'ennemi potentiel possède un armement moderne et puissant. En tant que directeur du service technique du ministère d l'Air, il constate par ailleurs qu'une partie de l'armement est inutilisable, ce qui est vérifié lors dans premiers engagements dans les airs,. Ses recommandations suite à ses contrôles restent souvent sans effets et il demande sa retraite anticipée en 1938. Dans son ouvrage de 1939 il continue de mettre en garde contre les deux principaux dangers de la guerre qu'il prévoit imminente, la destruction des flottes au mouillage par bombardement aérien et l'attaque directe des colonnes d'infanterie par l'aviation d'assaut. Tout comme pour DE GAULLE pour les chars, ses recommandations pour la défense aérienne ne sont pas réellement pris en compte par une hiérarchie militaire cantonnée dans une stratégie défensive terrestre. 

    Après s'être réfugié en zone libre puis en Algérie pendant la seconde guerre mondiale, étant en relation avec DE GAULLE, par l'intermédiaire de leur éditeur commun, BERGER-LEVRAULT, et membre du groupe de réflexion du colonel Emile MAYER, il n'arrête pas de publier, soit dans la presse publique (Echo d'Alger, Journal de la Marine marchande, Science et Vie...), et, surtout après la Libération, dans la presse spécialisée militaire (Forces aériennes, Revue de la défense nationale). Ses idées sont surtout utilisées par les néo-douhétiens qui veulent une force aérienne autonome et une stratégie aérienne préliminaire à toutes autres opérations. Alors qu'il est énormément sollicité par le lobby militaro-industriel pour faire la promotion de l'avion, la publication en 1952 de Les enseignements de la guerre de Corée les déçoit, ainsi que la hiérarchie militaire d'ailleurs. Il estime dans ce livre que les enseignements de la seconde guerre mondiale ne sont pas transposables au théâtre d'opération en Corée, car les Nord-Coréens et leurs alliés font preuve d'une résistance importante (DCA efficace) face aux bombardements stratégiques. Pour lui tous les dogmes hérités de la Deuxième guerre mondiale sont remis en cause par ce conflit : la maitrise de l'air, le commandement stratégique, le rôle des intercepteurs, le bombardement pré-stratégique des moyens de transport, l'appui-feu et la défense anti-aérienne. Du coup, les dispositions pour la défense de l'Europe de l'Ouest lui semblent fortement inadaptées et il s'éloigne définitivement des positions officielles.

   Dans les années 1950 et 1960, son principal centre d'intérêt est la stratégie nucléaire. Dans La guerre nucléaire, armes et parades de 1962, il récuse la stratégie de dissuasion mis alors en oeuvre par le général DE GAULLE. Il se marginalise un peu plus, ne publiant plus que des articles techniques sans considérations doctrinales dans la Revue de défense nationale, tout en militant pour les utilisations civiles (dans les très grands travaux, type percement de canal) de l'explosif nucléaire. 

    Dans tous ses écrits, Camille ROUGERON ne propose pas de stratégie ou de tactique, il refuse de se prononcer sur les priorités à accorder, car pour lui l'outil militaire doit rester souple et adaptable, de manière à pouvoir changer rapidement une tactique qui a atteint son niveau de saturation, quitte à y revenir plus tard si les circonstances l'obligent. Si les commandements civils et militaires préfèrent les armements coûteux et lourds, c'est parce que selon lui dominent l'esprit du système, la concurrence interarmées et l'amour-propre des chefs militaires. Et parce que, pointant là le complexe militaro-industriel, les enjeux économiques et sociaux finissent par prendre la priorité sur les enjeux stratégiques. Toute reconversion importante de l'industrie d'armement en fonction des impératifs de défense est bloquée par des dirigeants politiques beaucoup plus soucieux des fermetures d'usines et de leurs répercussions locales que des enjeux globaux de défense, et même parfois des problèmes de financements.

     Pour Camille ROUGERON, c'est la notion de rendement qui est l'élément-clé qui rassemble tous les enjeux. L'armement et sa mise en  oeuvre ont un coût et leur rendement doit être proportionnel à ce coût. "Entre adversaire d'égale richesse, toute destruction est avantageuse qui coûte moins cher que l'objet détruit" écrit-il (L'aviation de bombardement). Il prône une forme de guerre économique dans lequel il faut privilégier un mode de combat peu coûteux, tout en imposant à son adversaire un mode de combat ruineux pour lui ; on entrevoit bien là la leçon qu'il tire du mode de guerre utilisé par les insurgés engagés dans des guerres de décolonisation...

   Dans Les applications de l'explosion thermonucléaire (1956) et La guerre nucléaire, armes et parades (1956) parus aux éditions Berger-Levraut, il développe des idées assez proches d'Herman KAHN, ne croyant pas du tout qu'un armement nouveau, même spécialement meurtrier, puisse produire un effet de dissuasion durable. Il critique la crédibilité de la stratégie de dissuasion, ne croyant pas aux effets psychologiques sur laquelle elle repose. Il préfère réfléchir à la guerre réelle plutôt qu'à la guerre potentielle. Ce n'est pas seulement parce qu'il prend systématiquement le contre-pied des stratégies officielles qu'il est marginalisé, c'est également parce qu'il mésestime les progrès de l'électronique dans les armements. Toutefois, si sa carrière militaire ne dépasse pas l'aube de la seconde guerre mondiale, un certain nombre de ses idées sont reprises, telle la notion de base stratégique autour de laquelle s'articule dans les années 1945-1950 la recherche opérationnelle. La possession d'un certain nombre de bases navales et aériennes fortement défendues, reliées entre elles par un réseau d'aviation de transport, peut servir de point d'appui à l'armée de terre pour l'occupation et le maintien de l'ordre dans vastes territoires. Cette politique est mise en oeuvre en Afrique et maintenue après la décolonisation. Il s'agit bien plus d'une "récupération" de la part de l'armée qui opère une "veille des idées stratégiques" notamment depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu'une véritable influence s'appuyant sur un réseau de relations. En tout cas, l'activité et l'oeuvre de Camille ROUGERON permettent de poser la question de la capacité d'un très grand appareil de défense pour l'accueil des idées novatrices.

 

Camille ROUGERON, L'Aviation de bombardement, deux tomes, Berger-Levraut, 1936 ; La prochaine guerre, berger-Levraut, 1948 ; Les enseignements de la guerre de Corée, Berger-Levraut, 1952 ; Les applications de l'explosion thermonucléaire, Berger-Levrault, 1956 ;  L'aviation nouvelle, Larousse, 1957 ; La guerre nucléaire, armes et parades, Calmant-Lévy, 1962, préface de Raymond ARON. Voir aussi ses nombreux articles dans La Revue de défense nationale, Forcées aériennes françaises, l'Illustration et Science et Vie. 

 

Claude d'ABZAC-EPEZY, La pensée militaire de Camille Rougeron : innovations et marginalité, Revue française de science politique, volume 54, 2004/5, www.cairn.info. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002.

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