Daniel CHARLES étudie l'apport de PLOTIN dans l'Histoire de l'esthétique, troisième figure phare après PLATON et ARISTOTE.
"Par son exigence, écrit-il, de rappel à l'ordre, par sa vocation classificatrice, taxinomique, La Poétique recevra d'une époque à l'autre et jusqu'à la fin de l'âge classique, d'innombrables systématisations. Citons la première en date - qui n'a pas été conservée, mais dont l'essentiel demeure : celle de Théophraste, selon laquelle à la philosophie, discipline formelle, et à la rhétorique, liée à la matière, s'oppose la poésie, où s'affrontent polèma et polèsis, forme et contenu.
L'esthétique néo-platonicienne lutte violemment contre l'aristotélisme, tout en s'en inspirant dans une certaine mesure, et elle réévalue Platon lui-même. Potin tire en effet les extrêmes conséquences de l'idée que le monde sensible est un non-être, auquel il faut échapper. Loin de se laisser cerner à l'aide de schèmes comme la symétrie ou la régularité, le Beau est tout ce qui est informé par une idée ; le Laid, tout ce qui ne l'est pas. Pourtant, ce n'est que dans les actes que certaines choses sont moins réussies que d'autres ; en puissance, elles sont toujours contenues dans des formes ; en sorte que le Beau, d'une part, s'applique à tout ce qui est, et, d'autre part, ne peut se penser que comme ce qui s'offre en surcroît de la rationalité. Il y a donc un dynamisme, une dialectique de fuite vers la transparence et la lumière ; car le Beau ne se laisse même pas saisir là où il apparait vraiment ; il vient d'ailleurs, il est le miroitement de l'Un. Si "la beauté consiste davantage dans l'éclat de la proportion que dans la proportion elle-même (Plotin, Ennéades, VI, VII, 22), c'est que "le Beau est l'intelligible approfondi et saisi dans sa relation au Bien. Il est le passage de l'un à l'autre, le moyen terme grâce auquel le Beau se reconnaît dans l'idée, et l'amour dans la pensée : (...) il culmine quand le multiple est transcendé sans que l'unité préapperçue soit encore consommée" (Jean TROUILLARD, La procession platonicienne, PUF, 1956, La purification platonicienne, même édition, même année).
Plotin redouble littéralement Platon. Il assigne à la beauté un rôle pré-noétique sur lequel épilogueront Eckhart, Shaftesbury, Bergson. Qui plus est l'"in-forme" platonicien a probablement inspiré l'esthétique de Byzance, si l'on admet la définition qu'en propose Grabar (La peinture byzantine, 1954) : "Sera idéale la vision qui sera "transparente", c'est-à-dire où les objets ne seront ni autonomes, ni impénétrables, où l'espace sera absorbé, où la lumière traversera sans encombre les objets solides et où le spectateur lui-même pourra ne plus discerner les limites qui le séparent de l'objet contemplé.""
Rappelons que PLOTIN est connu avant tout pour sa compréhension du monde qui fait intervenir trois "existences", terme traduit par "hypostases" par PORPHYRE :
- L'un ou le Bien, principe suprême ; qui est sa propre cause et la cause de l'existence de toutes les autres choses dans l'univers ;
- L'Intelligence, qui dérive de l'Un et qui est son principe, qui contient tout le pensable, l'ensemble des idées ou des intelligibles ou des Formes au sens de PLATON ;
- L'Âme du Monde, qui a son principe dans l'Intelligence et est, elle-même, principe du monde sensible.
Dans sa représentation de l'univers, la matière est le mal et la privation de toute forme ou intelligibilité. En opposition avec ARISTOTE, pour qui la matière n'est pas privée de toute intelligibilité, pour PLOTIN, le mal qui est la matière car il réside dans la séparation de l'Un par l'intellect. Cette perception s'étend au statut ambigu du corps qui divise d'ailleurs plus tard les commentateurs.
C'est dans les Ennéades que dans ce cadre, le philosophe conçoit l'amour et le beau, abordé en même temps que les questions éthiques, la philosophie naturelle et la cosmologie, à des questions relatives à l'âme, à l'intelligence, aux nombres en général et à l'Un en particulier. Très denses et assez difficiles à lire, les Ennéades, écrits courts qui paraissent ésotériques, ne se comprennent qu'en s'aidant des commentaires extérieurs, anciens ou modernes.
Mais, comme l'écrit Joseph COCHEZ (1884-1956), père belge de langue latine, philologue et professeur à l'Université catholique du Louvain et fondateur de la revue Philologische studien, spécialiste de PLOTIN, il faut rechercher la conception de l'esthétique du philosophe grec dans l'ensemble de son oeuvre. Il décèle dans cette oeuvre au moins deux conceptions assez différente de l'esthétique, selon qu'il se place dans la dignité de la conception antique générale de la divinité (les dieux...) et plus tard dans la perspective, qui inspire plus tard le christianisme, d'un seul Principe originel et fondateur.
Dans L'esthétique de Plotin (1914), il conclut que PLOTIN "considère le Beau à un double point de vue ; dans les objets, le beau est la réalisation éclatante de leur archétype, indépendamment de tout sujet connaisseur ; dans le sujet, c'est la perception de la conformité brillante de l'objet connu avec un idéal subjectif, vrai ou faux, perception qui cause nécessairement un plaisir et un amour désintéressés.
Cette réalisation d'un idéal, qui constitue le beau objectif, suit une graduation descendante d'après la hiérarchie plotinienne des êtres ; elle se présente avec toute sa vérité dans l'Intelligence et dans le monde des idées ; elle existe comme image vraie dans l'âme et ses raisons ; il n'en reste qu'une apparence irréelle dans le monde sensible (nature et art). Enfin la beauté du Principe suprême est la beauté de l'intelligence et, plus précisément, la réalisation interne de sa propre perfection (...) ; ailleurs, c'est la beauté de l'un ou du bien, principe supérieur à l'Intelligence et, plus précisément, la splendeur ineffable de son essence.
Parmi les sujets capables de percevoir le beau, Plotin range le Principe suprême, l'Intelligence, l'âme, les corps célestes, les animaux ; ils connaissent la beauté de manière différente d'après la perfection de leur propre être. Les divers modes de perception se trouvent réunis dans l'homme ; chez lui nous pouvons analyser l'impression esthétique.
Différente selon qu'elle est purement sensible, raisonnable, intellectuelle ou supra-intellectuelle, la perception esthétique implique toujours un plaisir et un amour désintéressés, basés sur la conformité évidente entre l'objet perçu et l'idéal, réel ou imaginaire, auquel notre âme la rapporte.
L'originalité de l'esthétique platonicienne se manifeste surtout, croyons-nous, dans quatre points de doctrine.
Rompant avec ses prédécesseurs, Plotin fait consister la beauté objective non plus dans la symétrie et la disposition parfaite des parties, mais dans la réalisation éclate de l'archétype dans l'objet.
Il relève l'art de sa déchéance : il n'y voit pas qu'une simple imitation de la nature, mais il lui reconnait une valeur proportionnée à l'élévation de l'idéal de l'artiste et à la perfection avec laquelle l'oeuvre réalise cet idéal.
Il met en relief les éléments subjectifs du beau : la perception de l'objet ; le jugement sur sa conformité avec un idéal de l'âme ; l'émotion spécifique, plaisir et amour désintéressés.
Enfin ses théories sur l'art extatique paraissent toutes personnelles. Ses prédécesseurs ne connaissaient pas de principe supérieur à l'Intelligence ; c'est lui-même qui en établit la nécessité pour la première fois (...). Il fait monter l'homme au-dessus de son être, jusqu'à la jouissance de la beauté divine.
C'est ainsi que Plotin couronne l'esthétique objective de l'antiquité et ouvre la voie à l'esthétique moderne, toute subjective. Sa doctrine tient un juste milieu, et prépare l'exposé méthodique des philosophes médiévaux sur la nature du beau. Par ce côté encore, les théories esthétiques de Plotin s'imposent à l'attention des philosophes et des historiens de la philosophie."
Laura RIZZERIO, philosophe, chargée de cours aux Facultés Notre-Dame de la Paix à Namur présente la "Nouvelle esthétique" introduite au IIIe siècle par PLOTIN 205-270) et transmise surtout par son disciple PORPHYRE (233-305).
Au sein de sa pensée de l'Unité, le discours sur le beau et sur l'art occupe une place d'honneur. "Toute beauté sensible, qu'elle soit naturelle ou produite par l'art témoigne de cette Beauté originaire et représente donc un chemin qui y conduit".
PLOTIN consacre deux de ses traités à l'analyse de la beauté ; Ennéades I, 6, qui concerne la Beauté sensible, et Ennéades V,8, qui porte sur la Beauté intelligible. Mais il l'aborde également dans de nombreuses parties des autres éléments de son oeuvre.
"Plotin, explique-t-elle, élabore sa théorie du beau en pleine rupture avec la tradition classique. Comme il l'avoue lui-même en Ennéades I, en critiquant la pensée traditionnelle qui trouvait dans la symétrie le seul et unique critère de la beauté, sa théorie inaugure une nouvelle manière de définir le beau et suscite une nouvelle approche de l'oeuvre d'art."Alois RIEGL (Grammaire historique des arts plastiques, Klincksieck, 1978) écrit qu'on peut dire que PLOTIN, par sa pensée du beau et de l'art, fait en sorte que l'artiste ne soit plus celui qui corrige la nature en créant de beaux corps, mais celui qui corrige la nature en spiritualisant la beauté.
"La critique de Plotin, poursuit-elle, vise (...) la conception hellénistique du beau, et plus particulièrement la pensée stoïcienne qui en avait été la source. Pour celle-ci, en effet, la définition de la Beauté dépendait entièrement de la mesure et de la proportion. Toute oeuvre se voulant "belle" devait être construite suivant le canon de la symétrie entre les parties. Ici, au contraire, la beauté n'est pas une question de proportions mais de qualité. Dans (son) Traité sur le Beau, Plotin donne quatre raisons à son refus d'accepter la théorie de la symétrie comme canon de la Beau :
- Tout d'abord, si la Beauté équivaut à la symétrie, elle se trouvera dans les objets composés et non dans les simples. Mais comment ce qui n'est pas beau à l'origine du composé peut-il contribuer à engendrer la Beauté de ce même composé? S'il en était ainsi, il faudrait alors admettre que la Beauté est engendrée par son contraire, ce qui est absurde.
- Ensuite, tout objet peut paraitre beau ou laid suivant le mode d'expression qui lui est propre ou le point de vue du spectateur qui le regarde. Mais cela ne peut plus être vrai si la symétrie constitue le seul et unique critère capable de définir la Beauté, car, suivant les lois de la symétrie, la "proportion" initiale qui engendre la Beauté ne peut plus être modifiée ni par le mode d'expression de l'objet ni par le point de vue du spectateur. Définir la Beauté comme symétrie est donc contraire aux lois de la vision.
- En troisième lieu, la beauté ne peut pas coïncider avec l'accord des parties, car même le mal possède cet accord, et le mal ne peut jamais être beau.
- Enfin, si le concept de symétrie peut parfois convenir pour définir la Beauté des objets matériels, il ne convient pas pour définir la Beauté des objets spirituel, car il n'y a pas de "parties" dans une belle vertu, ou un "beau" théorème. Si donc la Beauté équivaut à la symétries, les réalités spirituelles manqueront à jamais de la Beauté qu'on leur accorde pourtant spontanément, ce qui est absurde."
Mais qu'est-ce donc l'essence de la Beauté pour PLOTIN, dont l'approche est qualifiée de néo-platonicienne? Qu'ented-t-il par la qualité qui est le critère à ses yeux essentiel? Dans le deuxième paragraphe du Traité 1 des Ennéades v,8 (qui porte sur la Beauté intelligible), PLOTIN apporte sa réponse. "Tout d'abord, (il a) la conviction que l'essence de la Beauté se trouve dans l'intelligible, et plus précisément dans l'idée, dans la forme ou dans la raison. Ensuite, (il a) la certitude que cette spiritualisation de la Beauté dépend de l'identification de la Beauté avec l'Unité. Selon Plotin, en effet, la Beauté est en dernière instance, l'éclat de l'Unité de laquelle procèdent tous les êtres. Et puisqu'il n'y a pas d'unité dans la matière, rien de matériel ne pourra être considéré comme source de la Beauté. L'Un se manifeste de la manière la plus pure dans l'Intelligible, dans la forme et dans l'âme. Par conséquent, le beau ne pourra se trouver que du côté de l'intelligible."
Qui discute de la nature spirituelle discute, et cela jusqu'à une époque pas très lointaine et dans encore certains milieux aujourd'hui (plus largement hors d'Occident), de l'âme. Pour PLOTIN également, parler de l'âme comme réceptacle de la Beauté signifie aborder l'épineuse question des caractéristiques et des activités de l'âme et ainsi prendre position dans un débat fort controversé. Pour PLOTIN, l'âme illumine le corps exactement comme une source lumineuse illumine un objet. Egalement, pour l'âme le corps est la seule "visibilité" de celle-ci. L'entrelacement de l'âme et du corps a des conséquences pour la pensée du Beau et de l'art, car elle fonde, par exemple, une nouvelle manière de penser la sensation et donc de concevoir la perception de la Beauté. L'étroitesse de la conception de PLOTIN par rapport précisément à la problématique de la lumière, chose très étudiée dès l'Antiquité, amène PLOTIN à élaborer une théorie de la vision, dans un bref traité, Ennéades IV,5.
Il y affirme que la vue est le résulta d'une union sympathique entre la lumière interne de l'oeil et la lumière externe de l'objet. Cette influence par sympathie n'a rien à avoir avec la propagation physique de l'impression des Stoïciens, "Chez ceux-ci, explique toujours Laura RIZZERIO, l'union sympathique prévoyait que la forme des objets, émise par ceux-ci au contact de notre organe sensoriel, soit transmise à la vue par l'air affecté de proche en proche. Cela les obligeait à admettre, d'une part, que le milieu intermédiaire entre l'objet et l'oeil soit agi à la manière d'un corps et, d'autre part, que la sensation soit une impression de l'objet dans l'âme, comparable à l'empreinte d'un cachet sur la cire. or Plotin ne pouvait accepter cette théorie qui contredisait sa conception de l'âme comme acte "lumineux" et immatériel d'un corps devenu, grâce à elle, lumière et couleur. Selon le Néoplatonicien, la vision ne peut en aucun cas être une "altération" de l'âme (...). La vision est un acte de l'âme qui voit et connaît, sans pâtir, tout objet correspondant à son essence. Même à distance, l'influence de la sympathie se fait sentir et elle permet à des objets semblables de se rapprocher, indépendamment du milieu qui les sépare. Plotin en arrive à dire que le milieu ne peut en aucun cas favoriser la propagation de la vision (comme le pensaient les Stoïciens) ; il ne peut que nuire à cette propagation, car il s'interpose comme obstacle entre la source de la lumière et l'âme qui veut voir. Pour que la vision soit parfaite donc, peu importe la distance entre le voyant et le vu, ce qui importe, c'est l'absence d'obstacle entre les deux et la sympathie ou ressemblance qui les lie l'un à l'autre."
Ceci a une importance de premier plan par ses deux corollaires :
- D'une part, elle oblige à penser que l'acte de voir se réalise à l'endroit où l'objet vu se trouve ;
- D'autre part, elle force à reconnaître que celui-ci n'est en aucun cas une "image", un "représentation" dans l'âme, de ce que l'on voit. En effet, la distance entre le voyant et le vu semble être la condition indispensable de la vision, de telle manière qu'on ne voit que ce qui n'est pas situé dans l'âme.
Cette théorie de la vision influence par la suite largement la pensée du beau et de l'art dans la Basse Antiquité, favorisant la production d'oeuvres d'art à mille lieux d'être une imitation de la réalité sensible immédiate. Elle présente cependant une difficulté que PLOTIN doit s'efforcer de résoudre. "S'il est vrai que la vision est une union sympathique entre voyant et vu, indépendamment du milieu intermédiaire, il faut expliquer pourquoi la vision sensible n'est pas parfaite et pourquoi, par exemple, lorsque cet objet vu s'éloigne, les grandeurs paraissent plus petites et les couleurs s'effacent. Potin essaye de réponde à la question en Ennéades II, 8 et sa réponse contribuera de manière significative à modifier la conception de l'espace qui fut typique de l'art hellénistique et à faire naitre celle qui caractérisera l'art chrétien au Moyen-Age. Potin refuse, en effet d'accepter la théorie mathématique exposée dans le huitième traité d'Optique d'Euclide (IIIème siècle avant notre ère) suivant laquelle la diminution de la grandeur des objets s'expliquant par la diminution des angles sous lequel on les voit. Selon Plotin, l'imperfection de la vision sensible doit être cherchée dans la relation typique qui unit l'âmeau corps. Lorsque l'âme s'unit au corps, la lumière de ce qui est spirituel se mélange à l'obscurité de ce qui est matériel : c'est dans ce mélange de lumière et d'obscurité que surgit l'imperfection de la vision. Plotin le dit nettement : l'obscurité est un obstacle à la vision et elle doit être vaincue par la lumière. La perfection de la vision résidera donc dans la victoire de la lumière sur l'obscurité. Tout l'effort de Plotin consistera à montrer comment vaincre cette obscurité."
En passant, on peut voir que l'ensemble de la littérature occidentale au Moyen-Age sera de la même eau, et constamment, même dans les textes réputés les plus techniques, il faudra que l'auteur justifie sa position "scientifique" par son explication (plus ou moins conforme) de l'âme dans tout ça... La lecture des livres d'alchimie que l'on peut trouver encore dans les bonnes bibliothèques, de cette science qui est pourtant la préhistoire de la chimie, est assez convaincante à cet égard... Allez donc voir aussi les livres de médecine de l'époque. Quand on compare cette littérature platonicienne à celle des Grecs anciens, on ne peut s'empêcher d'éprouver une sensation de régression, même s'il faut toujours se replacer dans le contexte de l'époque...
En tout, dans cet effort, l'art véritable occupe une grande place. En Ennéades IV, 3, PLOTIN l'énonce sans détour : l'art véritable n'imite pas les choses que nous voyons, mais il remonte aux raisons qui constituent les choses que nous voyons. Il corrige donc l'image que nous avons des choses et nous permet de mieux parcourir le chemin qui conduit du sensible à l'intelligible. C'est ainsi que l'expression artistique en général se trouve valorisée et même pourvue d'une justification de la plus haute importance. C'est une "nouvelle esthétique" qui prône un oeuvre d'art peu réaliste et fort symbolique, dont on peut admirer les réalisations les plus typiques dans les icônes byzantines, les mosaïques de Ravenne, les sculptures et peintures de l'art roman.
Il y a une ressemblance très forte entre ce que l'Art produit à travers l'artiste et ce que l'Intelligence engendre dans l'univers grâce à l'âme qui informe la matière.
Cette nouvelle esthétique conduit PLOTIN à proposer un classement des arts différent de celui adopté pendant toute la période hellénistique, et qui repose entièrement sur le critère de la proximité de chaque art au monde intelligible. Il n'est pas besoin d'être grand clerc pour imaginer le bouleversement de la hiérarchie des honneurs que cela comporte, des artistes étaient alors rétrogradés et d'autres portés aux nues. Ce moment où ce néo-platonicienne l'emporte est un moment de conflit fort, sans doute noyé bien entendu dans des bouleversements globaux en Occident comme en Orient, mais qui traverse du coup des aires culturelles très vastes.
Ce classement en cinq degrés, PLOTIN le propose dans Ennéades V,9. Il influe longtemps sur les esprits au Moyen-Age et il faut vraiment de fortes pressions pour la faire évoluer, tant elle reflète le regard porté de façon générale sur le travail (réservé aux classes inférieures) :
- Au niveau le plus bas, les arts directement liés à la nature, lesquels prêtent attention à la force physique et au bon fonctionnement de la nature même : agriculture et médecine ;
- Au deuxième niveau, les arts d'imitation qui appartiennent à notre monde et qui utilisent des modèles sensibles, en imitant et transformant figures, mouvements et proportions visibles. Ces arts sont liés au monde intelligible seulement par l'entremise du logos humain, qui exploite ces modèles. Il s'agit des arts plastiques, de la peinture, de la danse et de la pantomime ;
- Viennent ensuite les arts créatifs, qui créent des choses sensibles à partir d'"idées" intelligibles, ils tirent de l'intelligible leur principes et en cela ils sont dignes du monde intelligible. Puisqu'ils mélangent ces principes intellectuels avec l'élément matériel, ils ne peuvent cependant pas être considérés comme appartenant au monde intelligible, sauf lorsqu'ils restent encore au niveau de la pensée : architecture, art du bois, musique (le plus proche du monde intelligible) ;
- En quatrième position viennent les arts qui introduisent la Beauté (et donc quelque chose du monde supérieur) dans les activités humaines : rhétorique, stratégie, économie et politique ;
- Enfin viennent les arts qui appartiennent exclusivement au monde intelligible : géométrie et sagesse.
En plus, PLOTIN modifie le programme des arts. Il faudra toujours présenter les objets de face, de telle manière qu'il montrent la face lumineuse des choses. Ce programme n'est pas immédiatement appliqué par ses contemporains, mais est très suivi par les artistes de la Basse Antiquité, par l'art byzantin et finalement par l'art médiéval en général. Il y a dans ce programme une obsession de représenter le réel, la face lumineuse du réel pour permettre l'élévation de l'âme des fidèles chrétiens. Il s'agit de monter, finalement, au-delà des apparences cette réalité afin de conduire chacun vers l'Un.
André GRABAR (Les origines de l'esthétique médiévale, Macula, 1992), écrit que le témoignage de PLOTIN "nous offre les grandes lignes d'une explication idéologique des recherches que les artistes, empiriquement, avaient commencées de son temps et qu'ils poursuivent surtout dans les ateliers chrétiens pendant les derniers siècles de l'Antiquité. L'esthétique nouvelle qui sortira de ces recherches finira par servir exclusivement l'art chrétien". C'est chez les penseurs chrétiens comme AUGUSTIN, le PSEUDO-DENYS L'AÉROPAGITE ou Jean SCOT ÉRIGÈNE qu'on trouve l'héritage de l'esthétique plotinienne.
Joseph COCHEZ, L'esthétique de Plotin, dans Revue néo-scolastique de philosophie, 21ème année, n°82, 1914, www.persee.fr.
Daniel CHARLES, Esthétique - Histoire, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Laura RIZERRIO, Plotin : la "nouvelle esthétique", dans Esthétique et philosophie de l'art, L'atelier d'esthétique, de boeck, 2014.
ARTUS
Complété le 3 octobre 2017