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6 mai 2013 1 06 /05 /mai /2013 08:49

  Auteur très étudié en Occident, le lettré chinois hostile aux Mandchous et partisan de l'empereur YONGLI qui tente de sauver ce qui reste de la dynastie MIng, est surtout redécouvert au XIXe siècle (de manière partielle d'ailleurs) et fait partie de toute cette intelligentsia déroutée par la chute de cette dynastie. D'abord philosophe politique, créateur d'un "Société pour la réforme" (Kuangshe) inspirée de la Société du Renouveau, il se réfugie, encore une fois comme beaucoup d'autres auteurs de sa génération, dans une philosophie morale et une philosophie tout court. 

    Juste avant ce tournant, il compose un Commentaire sur les Annales des Printemps et des Automnes, pour justifier la distinction entre les conflits condamnables qui divisent des pays appartenant au monde civilisé, et la "guerre juste" que les Chinois se doivent de mener contre les barbares.

On lui attribue plus d'une centaine de livres, ce qui est sans doute une certaine norme pour les lettrés à l'époque, mais beaucoup ont été perdu (détruits la plupart sur ordre). Ce qu'il en reste est réuni sous le titre de Chuanshan yishu quanji (Recueil complet des oeuvres encore existantes de Wang Fuzhi, en 22 volumes, Taipei, Zhongguo Chuanshan xuehui et Ziyou chubanshe, 1972, édition établie à partir de la Taipingyang shudian de Shangaï, établie en 1933 par Zhang Biglin)

         Disciple de CONFUCIUS, il considère que la philosophie néo-confucéenne qui domine la Chine à son époque est un détournement de la pensée du Maître. C'est la raison de ses nombreux Commentaires...

Il développe tout au long de la deuxième partie de sa vie un système philosophique propre où se mêlent métaphysique, épistémologie, morale, poésie... et encore tout de même, politique. S'il est considéré comme un penseur majeur du début de Qing, il n'est pas sûr qu'il soit représentatif de l'ensemble de la production littéraire de cette période. Comme souvent, il se produit une déformation dans la transcription en Europe et en Occident de manière générale, de son héritage intellectuel. Si son oeuvre n'avait pas connu dans son pays, bien longtemps après sa mort, une redécouverte, elle ne serait sans doute pas aussi étudiée. Dans un débat dans la revue Etudes chinoises, en 1990, Jean-François BILLETER et François JULIEN exposent à ce propos des points de vue très différents.

 

      Dans son Commentaire sur les Annales des Printemps et Automnes, nous pouvons lire :

"Un conflit entre le Pays du Milieu (...) et les barbares ne saurait s'appeler une guerre. (...) Les anéantir n'est pas à considérer comme inhumain. Les tromper comme déloyal, occuper leurs territoires et confisquer leurs biens comme injuste. (...) Les anéantir afin de préserver l'intégrité de notre peuple, n'est qu'humanité ; les tromper pour leur infliger ce qu'ils détestent à coup sûr n'est que loyauté ; occuper leurs territoires pour amender leurs moeurs par notre culture et nos valeurs, confisquer leur biens pour augmenter les ressources de notre peuple n'est que justice."

 

Sa philosophie tourne autour de l'Unité de homme et du monde dans l'énergie vitale.

     Au subjectivisme des Ming, directement inspiré de la thèse bouddhique du caractère illusoire du monde sensible, WANG FUZHI reproche d'avoir découragé toute volonté d'action et conduit à la ruine de l'homme, de la société et de l'État. En réaction contre l'influence du bouddhisme, il s'agit de réaffirmer la vie et l'existence objective du monde, "lieu de constantes et de récurrences qui permettent la réflexion et l'action humaines. (...). Nous devons donc assumer notre condition d'homme au lieu de chercher à nous en évader. Une complémentarité essentielle unit l'homme, sujet sensible et actif, et le monde, objet de ses perceptions et de son action. C'est folie que de vouloir trancher les liens qui nous unissent au monde, car il nous appartient et nous lui appartenons à tout instant. Qui s'y emploie lui inflige et s'inflige à lui-même une profonde blessure. (...) Qui ne retient qu'un aspect des choses , qui imagine un absolu, perd le véritable sens du monde". (Jacques GERNET, cité par Anne CHANG).

A bien des égard, les écrits de WANG FHZHI gardent vivante la flamme de l'esprit du Donglin, revendiquant l'héritage du confucianisme engagé et militant de GU XIANGCHEN ou de GAO PANLONG. Son Commentaire de L'initiation correcte de ZHANG ZAI témoigne de l'intérêt qu'il porte durant toute sa vie au Livre des Mutations autant que de sa fidélité à la pensée de ZHANG ZAI. Tout en le suivant, il associe la notion de principe à celle de tendance dominante, qui conduit à concevoir le principe, non pas comme une entité au dessus ou à l'origine de l'univers, mais comme son dynamisme même. Ici comme dans de nombreux écrits, WUANG FUZHI vise l'hypostase d'une principe absolu inspiré du bouddhisme, mais aussi sans doute le Dieu unique des missionnaires chrétiens qui font oeuvre de prosélytisme dans son pays depuis la fin du XVIe siècle. 

Il existe une unité du principe céleste et des désirs humains qu'il explicite non dans un dualisme, mais dans un monisme  : 

"En réalité, le principe réside dans l'énergie et l'énergie n'est rien d'autre que le principe ; l'énergie réside dans le vide et le vide n'est rien d'autre qu'énergie : tout n'est qu'un, il n'y a pas de dualité."

En affirmant l'unité du principe et de l'énergie, WANG FUZHI prévient le risque de poser deux natures, l'une physique, l'autre céleste. Il renvoie dos à dos les deux tendance issues de l'intuitionnisme de WANG YANGMING : le radicalisme de l'école de Taizhou qui tire la nature vers les désirs et l'idéalisme moral (de LIU ZINGZHOU par exemple) qui tend vers une nature bonne dans l'absolu. Non seulement il ne saurait y avoir deux natures, mais même principe céleste et désirs humains, placés aux extrêmes dans l'école Cheng-Zhu, sont indissociables, voire interdépendantes cas issus d'une même origine. Mais qu'il n'y ait pas deux natures à distinguer en l'homme ne signifie pas qu'ordre naturel et ordre humain se confondent ; laisser libre cours à ses désirs ne vaut pas mieux que de les éliminer, car "s'abandonner au Ciel - à la nature - c'est agir en animal. C'est à travers les nécessités auxquelles doit se soumettre l'action humaine, à travers les adaptations nécessaires de cette action, que doit se manifester chez l'homme le mode d'action de la nature. Le problème est donc celui de l'intégration des désirs dans l'ordre humain. Les rites, fondés  sur l'ordre des naissances et la différence des talents et capacités, expression d'un ordre naturel, sont le moyen par lequel le principe d'ordre céleste peut se traduire au niveau humain. Concernant ces rites, il s'agit seulement d'une traduction, "expression ornée et réglée du principe céleste".

Ce monisme ne va pas sans le sens du Milieu : il y a là deux thèmes centraux de l'antiquité chinoise, que WANG FUZHI réunit dans une pensée puissante qui parvient à intégrer dans l'unité cosmologique du qi tout ce que la tradition oppose. Intégration qui se fait sans exclusion ni renoncement, sur le modèle de la complémentarité du Yin et du Yang qui, bien qu'antagonistes dans leurs réalisations individuelles comme toute paire d'opposés, finissent par s'accomplir en s'associant. L'équilibre parfait du Faîte suprême se réalise lorsque les pressions opposées exercées par les deux antagonistes se transforment en synergie, en coopération dans l'harmonie, au lieu d'aboutir à l'annulation de l'un par l'autre. Il aime à dire que "toutes les choses de ce monde se prêtent un mutuel appui" : au-delà de la traditionnelle complémentarité des contraires, est évoquée ici la tension dynamisante entre deux forces opposées. Selon les Mutations, le secret de la sagesse est précisément de trouver constamment l'équilibre parfait en toute situation, à la fois dans l'espace et dans le temps. Mais il s'agit d'un équilibre vivant qui ne saurait être que dynamique, de même que le funanbule ne se maintient sur le fil que dans le mouvement. En parvenant à tenir constamment "les deux bouts" - monde et homme, énergie et principe, action et pensée - WANG FUZHI crée cette puissante tension créatrice que d'aucuns appellent le Milieu. C'est ce qui lui permet d'aller plus loin et d'opérer une synthèse plus convaincante que ses prédécesseurs à qui l'on pouvait toujours reprocher de pencher d'un côté ou de l'autre. Or, tout excès entraîne l'excès inverse. Il expose une conception fort intéressante du Dao confucéen replacé dans le mouvement historique. Tout l'effort du philosophe chinois est de repenser le monde et la moralité - ce que les Chinois appellent Dao - en termes de processus purement naturels qui opèrent uniquement par régulation ou rupture d'équilibre. 

Tout cela fait de WANG FUZHI non un simple héritier des confucéens des Song, mais un penseur de sa génération traumatisée par la débâcle des Ming. Il est urgent de reconsidérer la perspective historique qui occupe toute la fin de sa vie et une part importante de son oeuvre. Sa réflexion sur les rapports de force débouche en effet directement sur sa conception de l'histoire, terrain privilégié où se déploient et s'affrontent des forces complexes : forces centrifuges et centripètes, force de l'habitude, force d'inertie... Univers physique et monde social relèvent de la même analyse : le principe politique de la source unique de pouvoir et de sa transmission héréditaire s'explique autant par une tendance naturelle que par la puissance de la tradition. (Anne CHENG)

 

Une "sociologie" évolutionniste

   Jacques GERNET présente la pensée de WANG FUZHI comme une sociologie évolutionniste, prenant là une catégorie occidentale qu'il faut parfois manier avec précaution lorsqu'on traite de philosophie orientale. Il semble bien, même muni de précautions, que bien des points de sa pensée permettent de dire que c'est toute une philosophie naturaliste et "matérialiste" qu'il exprime et étaye. La transformation des sociétés humaines est pour lui le produit de forces naturelles. "C'est ainsi, explique Jacques GERNET, que le passage du fief à la circonscription administrative qui caractérise la grande révolution de la fin de l'Antiquité fut un phénomène inéluctable. C'est ce qui fait aussi que la représentation traditionnelle des époques les plus anciennes comme un âge d'or est contraire aux déductions rationnelles que l'on peut faire sur le passé : l'histoire de l'homme a été marquée par une évolution ininterrompue et un progrès constant des sociétés. Les souverains de l'Antiquité le font songer à ces chefs Miao ou Yao du Hunan chez lesquels il lui est arrivé de résider. Rapprochement sacrilège qui n'est pas inspiré par l'amour du scandale, mais par celui de la vérité! Il y a plus : on trouve chez Wang Fuzhi ce que nous appellerions aujourd'hui une conception "structuraliste" de l'histoire, qui est sans doute moins inattendue dans un monde où la notion de totalité fut toujours fondamentale qu'elle ne pourrait l'être en Occident. Selon Wang Fuzhi, les institutions d'une époque donnée forment un ensemble cohérent dont on ne peut isoler telle ou telle pratique : il y a non seulement nécessité dans l'évolution mais congruence entre société et institutions à chaque stade de cette évolution. Ainsi, l'ancien système de sélection locale et de recommandation des fonctionnaires qui était en usage à l'époque des Han ne peut plus être remis en vigueur, car toutes les conditions qui le rendaient viable ont disparu. De même, il est chimérique de vouloir revenir aux répartitions de terres en lots égaux depuis que s'est développée la notion de propriété. Les nostalgiques du passé cherchent des remèdes aux maux du présent dans le retour à d'antiques institutions fondent leurs espoirs sur une erreur fondamentale de perspective historique. 

A ce sens aigu de l'évolution des sociétés humaines dans le temps, Wang Fuzhi joint une pénétrante intuition sociologique qui le rend sensible aux multiples différences qui opposent entre elles les diverses cultures. Or, il n'est guère de sociétés humaines qui soient plus dissemblables dans leur genre de vie et leurs traditions que celles de Han et des hommes de la steppe. Voilà qui condamne, aux yeux de Wang Fuzhi, l'invasion mandchoue et justifie la résistance au nouveau pouvoir. Wang Fuzhi, dont les écrits seront lus avec passion par les hommes de la fin des Qing et le début de la "république" (...) apparaît comme le premier théoricien d'un "nationalisme" chinois fondé sur la communauté de culture et de genre de vie. Sa réflexion s'est étendue jusqu'aux sociétés animales et la démarche est assez remarquable pour être notée : ces sociétés, celles des fourmis par exemple, sont organisées en fonction de deux objectifs primordiaux : la préservation de l'espèce (baolei) et la sécurité du groupe (weiqum). Il devrait en être de même dans les sociétés humaines : l'État n'a point de fonction plus importante que celle de préserver un type de civilisation et de défendre ses sujets contre les attaques du dehors."

 

Une "linguistique"

   QI CHONG effectue une présentation analogue de la pensée du philosophe chinois, surtout par un autre angle, la linguistique. Il cite plusieurs extraits du Commentaire de WANG FUZHI :

A propos de ZHANG ZAI : "La grande originalité de Zhang Zai au sein de pensée néoconfucéenne tient à ce qu'il identifie l'énergie universelle (le qi) avec la limite suprême à l'origine du grand procès du monde (au lieu de le déduire de celui-ci) : cette énergie universelle ne fait qu'un avec le grand Vide de la non-actualisation qui n'est autre lui-même que la grande Harmonie ou la Voie : tout le cours du monde s'explique dès lors de façon logique par alternance de contraction et d'expansion. Wang Fuzhi a suivi Zhang Zai dans cette interprétation "matérialiste" et a tenté d'exploiter au mieux les conséquences théoriques d'une telle position. Zhang Zai est donc le véritable maitre à penser de Wang Fuzhi qui lui a consacré un très important commentaire, le Zhangzi zengmeng."

Paralléllsme et grand procès des choses : "Mis en mouvement dans la phrase, ces couples oppositionnels engendrent d'eux-mêmes le système du texte, génèrent l'intelligence du procès."

Actualisations (des choses)/intentions (des hommes) : "Dans la constitution de la phrase, le parallélisme ne met pas seulement en valeur l'effet d'interaction et de réciprocité, mais aussi le rapport d'analogie qui unit les différents aspects de la réalité et leur permet de coopérer."

"jeux d'interaction, parallélisme, corrélations : on a le sentiment que, en exposant sa conception du procès, Wang Fuzhi n'a fait que déployer le mouvement naturel de la phrase chinoise : expliciter le fonctionnement logique de cette langue, interpréter sa façon particulière d'articuler la réalité. La preuve inverse nous en serait donnée par l'évidente difficulté qu'on a souvent constatée à faire "passer" en chinois une articulation aussi radicalement différente que celle du cogito. Mais ce qu'on a tant dit de la sereine confiance de Descartes en l'universalité de sa pensée, fondée sur celle du bon sens et de la raison, et indépendamment de son expression, vaudrait tout autant pour Wang Fuzhi, c'est-à-dire pour tout lettré chinois, tant celui-ci vit sa langue comme une évidence, celle qu'ont confirmée tant de siècles de civilisation (n'ayant même pas eu l'expérience d'une diversité de langues culturelles comme celle qu'a connue l'Occident classique, partagé entre langues anciennes et modernes), et ne soupçonne donc point, associant aussi intimement la centralité et la pérennité de sa langue avec celles de sa civilisation, qu'une relativisation soit possible, même une comparaison : le contact du sanskrit n'a même pas joué ce rôle, sauf sur quelques points particuliers (tels certains aspects de la prosodie), tant le monde des idéogrammes et de la calligraphie constitue une totalité close et suffisante, tant le type même du lettré, jusque dans son statut social et politique, se confond avec cet unique outil, tant sa conscience coïncide avec l'univers de sa langue et adhère à lui.

On sait que l'inquiétude moderne nous a rendus, au contraire, plus attentifs à l'enracinement de la pensée dans l'idiome : à ce que la pensée est d'abord un commentaire de la langue, à ce que le travail de la réflexion tient avant tout à l'exploitation de ses ressources. (...)".

 

Sa pensée pour le monde actuel

     Revenant sur l'actualité de la pensée de WANG FUZHI, Jacques GERNET insiste sur la critique du philosophe chinois du taoïsme et du bouddhisme : il juge responsables de la corruption, du laisser-aller et du fatalisme "qui s'étaient emparés d'une grande partie des élites les courants de pensée qui étaient en vogue au XVIe siècle et dans sa jeunesse, et qui vantaient le rejet de toute entrave et le détachement de ce monde : bouddhisme extrémiste du Chan, taoÏsme prétendument libérateur, confusion entre les "trois enseignements" et jusqu'à la tradition lettrée dominante depuis le XIIe siècle qui affirmait l'existence d'un principe d'ordre indépendant de toute réalité sensible. Rationaliste convaincu, il s'attaque sans relâche à ces courants de pensée et rejette toute conception mystique détachée de l'univers dont nous sommes inséparables."

"On dira sans doute, écrit encore Jacques GERNET, que ce philosophe n'en est pas un, car sa démarche et ses conceptions n'entrent pas dans le cadre de ce que nous appelons philosophie. Il pousse, en effet, jusqu'à ses ultimes conséquences une tendance, souvent implicite dans l'histoire de la pensée chinoise, à tenir le langage pour artificiel. Création humaine, il est pour lui non seulement impuissant à rendre compte de la réalité du monde, mais y introduit des distinctions (des oppositions, explique-t-il plus loin) qui lui sont étrangères. Pis encore, à ses yeux, le langage incite à hypostasier des notions ultimes qui ne sont en fin de compte que des mots : Dao des auteurs taoïstes de la fin de l'Antiquité (Zhuangzi et Laozi), absolu indéterminé du bouddhisme, principe d'ordre (li) extérieur au monde sensible de la tradition lettrée dominante." Si les Grecs ont fait de la discussion argumentée et de l'absence de toute contradiction le moyen de toute recherche des choses vraies, une partie de la philosophie chinoise estime que le langage est un artifice, un pis aller dont il faut se méfier, un brouillard de la réalité, à partir duquel il ne faut pas s'attendre à découvrir la vérité.

WANG FUZHI rejette toute opposition catégorique qui ne relèverait que du langage et refuse toute valeur à des raisonnements fondés sur l'opposition du oui et du non. Si sa pensée politique a peu de poids à son époque, par contre sa philosophie reflète bien un état constant de la pensée chinoise, le refus de considérer le conflit comme élément de toute relation. Il n'y a pas plus de conflit indépassable entre personnes qu'il n'y a d'opposition entre une matière et une esprit. De toute manière, les corps et les esprits sensibles des êtres et des choses ne sont pas séparables les uns des autres. 

Considéré par la vulgate "marxiste-léniniste", selon Jacques GERNET, comme un matérialiste, à partir des catégories occidentales, il ne distingue jamais en fait l'esprit de la matière, et n'est pas plus sensualiste que matérialiste. C'est un débat qui ne tient que par le langage et précisément ; le langage tend à induire en erreur, à fausser la perception de la réalité. Le philosophe chinois vise à découvrir dans la nature des modes de fonctionnement qui aient une application générale, notamment en s'appuyant sur le livre des Mutations, pour éviter de recourir au discours; Rappelons que le livre des Mutations est d'abord une manière mathématique de comprendre le monde. Dans le livre des Mutations, qui a servi par ailleurs à des opérations de divination dans la tradition chinoise, opère une rationalité, celle des grands nombres dont traite la statistique, domaine où l'on retrouve la coexistence du constant et de l'aléatoire. Ce livre peut servir à comprendre des institutions de tout genre, les moeurs, les habitudes collectives, les idées dominantes (comme il peut servir à comprendre les constituants de la nature) qui forment un ensemble qui est le résultat de l'adaptation qui s'est produite de ces éléments entre eux au cours d'une lente évolution. 

"Une longue tradition nous a convaincu qu'il ne pouvait y avoir de philosophie qu'à travers du langage : elle est pour nous discours raisonné, ou réflexion sur la langage. L'analyse d'un penseur qui appartient à un univers qui fut longtemps sans contacts avec le nôtre montre qu'une réflexion qui, chez Wang, n'a pour objet que la nature et qui l'oppose à toutes les formes de l'artifice humain peut orienter la pensée sur d'autres voies inattendues. (...) Il (s'agit) ici de modes de pensée, de cadres mentaux, et non de science. Et pourtant, il y a, dans la façon dont Wang Fuzhi aborde des problèmes qui relèvent de la philosophie, des analogies avec la problématique qu'on trouve dans les sciences contemporaines. Peut-être est-ce parce que ces sciences se sont libérées d'une longue tradition substantialiste et mécaniste qui, ignorant les système de symboles, ne faisait appel qu'au langage. Comme Wang, elles jugent naturelle la coexistence de l'ordre et du hasard, admettent que des phénomènes de natures très différentes puissent se fonder sur des mécanismes identiques, que le comportement des énergies au niveau infinitésimal soit aberrant par rapport à celui de nos perceptions ; elles identifient matière et énergie, se fondent, comme c'est le cas en biologie, sur des combinaisons dans lesquelles place et moment sont décisifs. Cependant, on ne saurait oublier que Wang ne peut être isolé ni d'un ensemble de traditions qui différent des nôtres, ni de son époque et des circonstances de la sa vie, ni de sa place dans la longue et diverse histoire de la pensée chinoise. Avec sa vigueur et sa puissance intellectuelles, il reste une personnalité d'exception."

 

QI CHONG, De la langue à la pensée ou comment on conçoit l'harmonie, dans Philosophies d'ailleurs, Les pensées indiennes, chinoises et tibétaines, Sous la direction de Roger-Pol DROIT, Hermann Editeurs, 2009. Jacques GERNET, Le monde chinois, 2.L'époque moderne, Armand Colin, 2005 ; l'intelligence de la Chine, Editions Gallimard, 1994. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 2002. Jacques GERNET, Modernité de Wang Fuzhi, dans La pensée en Chine aujourd'hui, Sous la direction d'Anne Chang, Gallimard, 2007.

 

Complété le 23 mai 2014. Relu le 6 mai 2021

 

 

 

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