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27 mars 2013 3 27 /03 /mars /2013 14:10

    Contrairement à la politique d'extermination de tout ce qui n'était pas, selon leurs organisateurs, aryens et de race pure, des Tsiganes aux Juifs, en passant par les Handicapés et les Homosexuels, politique d'extermination pure et simple, les stratégies de massacres, dans l'Histoire, obéissent souvent à des ressorts qui se font pas des massacres pour des massacres, mais qui les insèrent dans un ensemble bien plus vaste, soit comme méthode de "pacification", soit comme élément de terreur d'État ou d'Empire, soit encore comme passage obligé pour l'obtention de victoires militaires. Étant entendu que dans ce cadre, la propagation de la nouvelle des massacres dans un territoire plus ou moins vaste est bien plus importante que les massacres eux-mêmes. L'application d'une véritable politique de terreurs est habituellement utilisée par des pouvoirs usant des artifices les plus divers pour faire croire qu'ils sont plus cruels qu'ils ne sont, générant par ailleurs bien des réputations qui amplifient, de manière contemporaine ou dans la mémoire collective leur ampleur et leurs raffinements...

     Si c'est par le génocide sous la Seconde guerre mondiale que le massacre devient objet d'histoire et de sociologie, les massacres, pour les historiens de l'Europe médiévale et moderne se déroulent à des moments d'affaiblissement étatique. Mais leurs collègues spécialistes du XXe siècle constatent, au contraire, que les États-nations contemporains sont les auteurs pleinement responsables des massacres les plus importants.

Dans une synthèse sur les violences d'État au XXe siècle, Mark MAZOVER (né en 1958) (par exemple dans La violence et l'État au XXe siècle, ouvrage paru sous la direction de Pietro CAUSARANO et de ses collaborateurs, Le XXe siècle des guerres), met en cause toutefois la pertinence du paradigme de la destruction des Juifs quand il s'agit d'étudier les génocides arménien et rwandais, ceux des régimes communistes et a fortiori les massacres réduits. Ce qui renforce la spécificité des entreprises nazies, même si celles-ci se situent dans le prolongement de politiques d'exclusions et de persécutions des Juifs dans toute l'Europe. Pour les génocides arménien et rwandais, par exemple, l'État est particulièrement fragile alors que, dans l'Allemagne nazie, il est à l'apogée de sa puissance. Pour les génocides et les massacres communistes, la violence étatique demeure discontinue et non pas systématique ; elle est fortement liée à la peur et/ou aux réalités d'une guerre civile ou internationale. Pour les massacres non génocidaires, les tueries résultent souvent de groupes autonomes militaires et paramilitaires, comme en Indonésie en 1965, en Amérique Latine dans les années de guerre froide ou en Algérie dans les années 1990. Bien qu'instrumentalisés par les autorités officielles, les auteurs des massacres bénéficient d'une large autonomie, propre à entretenir un climat de terreur. En contrepoint, le terrorisme révolutionnaire et religieux, dirigé par nature contre l'État, est également l'expression d'une violence qui cible expressément les civils.

En outre, le modèle de la violence d'extermination demeure insuffisant pour expliquer les déportations et les épurations ethniques, phénomène pourtant plus fréquents que le génocide, au XXe siècle. Il s'agit d'une violence de moyenne amplitude, caractérisée par un mélange de massacres et d'expulsion, d'actes délibérés de terreur et de pillage, d'humiliations sociales et de viols collectifs. Elles appartiennent à l'arsenal classique des moyens de domination territoriale. (David El KENZ)

  Il s'agit, si l'on veut comprendre les ressorts et les enchaînements des massacre, de ne pas tomber dans les pièges de l'anachronisme, dont peuvent être victimes de nombreux auteurs, par ailleurs bien intentionnés (De contributeurs de l'Histoire inhumaine : massacres et génocides des origines à nos jours, Armand Colin, 1992, Sous la direction de Guy RICHARD à ceux du Livre noir de l'humanité, Encyclopédie mondiale des génocides, Privat, 2001, Sous la direction de Israël W CHARNY).

 

    Parmi les nombreux auteurs qui étudient actuellement les stratégies de massacres, citons-en un certain nombre :

    Pascal BUTTERLI, maître de conférences en histoire et archéologie des mondes anciens à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, auteur notamment des Proto-urbains de Mésopotamie (CNRS Éditions, 2003) étudie l'usage du massacre dans le royaume assyrien, abondamment illustré sur des monuments. Pour l'historiographie occidentale, cette exposition des massacres fut longtemps une preuve de la cruauté des civilisations orientales. Il écrit notamment que les scènes de massacre "participent toutes d'une rhétorique commune. (...). On distinguera trois étapes majeures du développement de l'art néo-assyrien : une phase héroïque (IXe siècle), une phase d'intégration (deuxième moiti du VIIIe siècle), la phase universaliste (VIe siècle). Les scènes de massacre proprement dites sont surtout présentes dans les deux premières phases, elles ne disparaissent pas, loin s'en faut, au cours de la troisième phase, mais elles évoluent dans une grammaire complètement nouvelle." Dans la première phase, le massacre est d'abord et avant tout une tactique de terreur - il s'agit de faire payer les États araméens ; dans la deuxième, les scènes de massacre se multiplient et se systématisent de concert avec des scènes de déportation - il s'agit d'éliminer les élites de Samarie et le massacre est l'expression de l'intégration territoriale (l'ordre assyrien) ou de l'échec ; dans la troisième, où les massacres occupent une place marginale, les représentations mettent en scène un roi maître du monde qui reçoit la soumission des vaincus. 

     Bernard ECK, maître de conférence en histoire ancienne à l'Université de Bourgogne, dresse une typologie des massacres en Grèce classique et souligne que le meurtre de masse demeure un procédé exceptionnel utilisé pour asseoir une domination politique. il distingue successivement les conflits de voisinage entre Grecs, les guerres entre Grecs et Barbares, l'utilisation du massacre comme arme politique, les guerres civiles et les cas pathologiques. "le massacre, qui est presque toujours un fait lié à la guerre, n'est pas une norme ; l'art militaire, la morale respectueuse de certaines règles ou l'intérêt du vainqueur font que le massacre demeure une pratique exceptionnelle. Quand il y a massacre, le responsable est à chaque fois un État, une partie d'une communauté ou un individu représentant à lui seul l'autorité (tyran, Lysandre) ; en ce sens, le massacre, comme la guerre, est une forme particulièrement dépravée de l'action politique." 

     Agnès BÉRENGER-BADEL, maître de conférences en histoire romaine à l'Université de Paris IV-Sorbonne, étudie la fonction du massacre à travers la dénonciation de l'empereur Caracalla (211-217) par les historiens latins. Elle signale que les massacres dans le monde romain n'ont pas fait jusqu'ici l'objet d'un ouvrage de synthèse. Sur les causes elle questionne des motivations mesquines selon les auteurs antiques, ou la réponse à une émeute. Sur le déroulement des faits, les données demeurent contradictoire, leur localisation est imprécise et leur chronologie flottante. S'agit-il de roman ou d'histoire? Elle conclut à une grande relativisation de l'ampleur des massacres.

    François BÉRENGER, auteur d'une thèse sur l'économie en Campanie sous les premiers rois angevins (1266-1343), présente l'historiographie sicilienne et examine comment le massacre des Vêpres de Sicile du 30 mars 1282 a ordonné un lieu de mémoire fondateur de cette communauté. Il s'agit d'un soulèvement antifrançais, un acte de libération où les Siciliens ont tué tous les agents de l'État et tous ceux qui parlaient la même langue, qui incarnaient d'une certaine façon l'autorité.

     Elena BENZONI, auteure d'une thèse sur la cruauté en Italie au XVIe siècle,  s'interroge sur la pertinence de la césure académique de la Renaissance. Les témoignages des guerres d'Italie font du massacre commis par les armées étrangères le symbole d'une rupture irrémédiable entre un âge d'or, celui des cités-États du Quattrocento, et l'ère des hégémonies française et espagnole au XVIe siècle. Durant les guerres d'Italie, il semble selon l'auteur qu'il y ait une progression de la violence, depuis les premiers massacres ponctuels dans des villages et dans des bourgs, puis des sacs meurtriers dans les grandes cités jusqu'à l'interminable occupation de Rome. Le viol et le sacrilège surtout semblent la clé du seuil de tolérance face au massacre. "On remarque en effet que souvent même les massacreurs, dans leurs récits de prise de ville, assument les tueries de civils, regardées comme une continuation du combat mais, en revanche, cachent les viols et les sacrilèges, ou alors, ils les renvoient à quelques soudards promptement sanctionnés par l'autorité.". "En ce qui concerne les explications des massacres, si le sac de Rome semble demander aux yeux des contemporains une explication d'ordre transcendant, les autres sacs s'expliquent par des causes contingentes, tel un accident qui provoque la colère des soldats, et par des causes générales, telle la mauvaise nature des soldats, notamment étrangers, qui "sont payés pour faire le mal et font le pire". Mais si l'avidité et la cruauté des soldats sont inhérentes au métier des armes, elles sont aussi le résultat des nouvelles façons de guerroyer : des campagnes interminables menées sur un sol étranger par des armées immenses et mal payées. Le regard que les contemporains portent sur les massacres et les violences des guerres hésite alors entre la reconnaissance d'un élément constant dans les guerres de tout temps et la dénonciation d'une cruauté nouvelle et inouïe".

     Benjamin LELLOUCH, maître de conférence en histoire moderne à l'Université Paris VIII, auteur des Ottomans en Égypte. Historiens et conquérants au XVIe siècle (le Caire, IFAO) analyse, à partir de l'exemple du massacre des Mamelouks et des Têtes-Rouges par les armées ottomanes, au début du XVIe siècle, la place des massacres dans l'historiographie d'un Empire alors en pleine expansion. Il montre comment l'exécution en chaîne des prisonniers de guerre constitue une cérémonie d'État où le sultan peut exercer sa justice retenue. cette violence d'État fait écho, sans continuité historique pour autant, à celle de l'État assyrien d'antan. Nous pouvons lire à un moment que les massacres des prisonniers représentent la réalisation d'un idéal politique : "Les chroniqueurs ottomans unanimes présentent les campagnes contre les Têtes-Rouges et les Mamelouks comme des guerres d'extermination. Quand ils donnent la parole à Selim, celui-ci ne parle jamais de conquêtes territoriales, mais dit à peu près toujours sont intention d'"éradiquer" ou d'"exterminer" les Têtes-Rouges et les Mamelouks, sans perdre de temps à mentionner les Bédouins, collection inhérente de troupes sans État. A en croire l'historiographie ottomane, la politique extérieure du sultan est donc guidée par l'impérieuse nécessité de massacrer l'ennemi.." Le massacre est ainsi un acte de puissance souveraine, un acte de justice aussi, exactement au même titre que son contraire, la clémence envers la population des villes. 

    Il est intéressant d'analyser, dans un propos plus large que celui de Benjamin LELLOUCH, certaines composantes de la stratégie de l'Empire ottoman à cet égard.

     David EL KENZ, maître de conférences en histoire ancienne à l'Université de Bourgogne, auteur des Bûchers du roi. La culture protestante des martyrs (1523-1572) (Champ Vallon, 1997), discute de la pertinence du modèle historiographique de la civilisation des moeurs, établi par Norbert ELIAS, pour traiter des réactions des contemporains devant les massacres des guerres de Religion. Il montre comment la promotion d'un espace public centré sur l'autorité royale aboutit à la formation d'un seuil de tolérance face aux violences extrêmes. La répulsion à l'égard des massacres religieux, selon lui "ne peut être réduite au seul processus de la civilisation des moeurs".

     Claire GANTET, maître de conférences en histoire moderne à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne, auteure entre autres de La paix de Westphalie (1648). Une histoire sociale (XVIIe-XVIIIe siècle (Belin, 2001), à partir des massacres de la guerre de Trente Ans (1618-1648) analyse l'élaboration historique allemande de la "catastrophe nationale" d'un pays divisé et impuissant. 

     Hervé GUINERET, maître de conférences en philosophie politique et sociale à l'IUFM de Bourgogne, auteur de livre sur les oeuvres de Clausewitz, de Machiavel et de Rousseau, examine l'histoire des idées pour observer la rationalisation de la guerre chez le polémologue Adam Von BÜLOW, qui dénonça l'idée, chère à Carl Von CLAUSEWITZ, selon laquelle guerre et violence extrême irait de pair. Pour lui, les violences extrêmes ne relèvent pas à proprement parler d'une logique militaire. L'étude critique de ces liens l'amène à dresser un bilan et des souligner des limites :

"Le massacre est un objet ambigu qui outrepasse le fait guerrier, même s'il peut en faire partie. Un individu peut se livrer à un massacre,un gouvernement peut massacrer son propre peuple, à plus forte raison quand il se sait à l'abri de toute mesure de rétorsion. Von Bülow tente de montrer que ce même massacre se retire progressivement de l'activité où on l'attend le plus, en raison même des progrès de la science de la guerre. Nous comprenons que la question essentielle de la politique moderne est celle de la puissance ; cette dernière va au-delà de la stratégie et de la guerre. Or le rapport de puissance est objet de comparaisons et de mesures, définit les actions possibles ainsi que celles qui ne peuvent aboutir.

- Les conditions de la stratégie sont celles de la visibilité et de la surveillance. Une armée moderne se caractérise par sa capacité à voir, en temps réel, avant toute décision. Il s'agit de voir pour mieux agir mais tous les terrains ne permettent pas la même visibilité. Plus "crûment", on peut dire que le massacre est également le résultat d'une action qui échappe à la visibilité, d'une impulsion due à la peur, telle qu'on en rencontre souvent dans les conflits entre une armée et des partisans.

- Ces remarques valent de plein droit pour les stratégies entre États, ce qui n'est plus le cas lorsque nous essayons d'analyser le terrorisme. ce dernier est comme le symbole récent du massacre, si ce n'est son principe même. Cette idée apparaît lorsque nous affirmons que cette logique terroriste s'attaque souvent à des victimes innocentes, ce qui est d'ailleurs tout à fait exact. Cependant, la difficulté majeure est ailleurs : le terrorisme est un combat sans champ de bataille déterminé, sans unique État dans lequel il trouverait refuge. Il ne se cartographie pas si facilement et ne connaît nulle frontière. Il déploie pourtant un plan et une stratégie avec des terrains et des objectifs presque infinis. D'où les difficultés réelles qui se posent à une stratégie antiterroriste."

    Thomas BOUCHET, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Bourgogne, auteur de Le roi et les barricades (Seli Arslan, 2000), pointe les difficultés à s'imaginer le massacre dans la culture romantique, issue du traumatisme de l'ère révolutionnaire.

      Olivier LE COUR GRANDMAISON, maître de conférences en sciences politiques à l'Université d'Evry-Val-d'Essonne, auteur de Haine(s), Philosophie et politique (PUF, 2002), montre comment, au XIXe siècle, les massacres de la guerre d'Algérie ont été occultés au nom de l'exaltation de l'expansion coloniales et des impératifs militaires.

    Elise MARIENSTRAS, professeur émérite d'histoire américaine à l'Université Paris VII-Denis Diderot, questionne la validité du concept de génocide dans les massacres des Amérindiens en Amérique du Nord. Elle récuse une histoire génocidaire dans la mesure où les massacres coloniaux ont obéi à une volonté délibérée de destruction des populations, mais de manière locale, sans préparation d'ensemble à l'échelle fédérale.

     Taline TER MILNASSIAN, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université Jean Monnet-Saint-Etinenne, auteur de Colpoteurs du Komintern. L'union soviétique et les minorités au moyen-Orient (Presses de Science-Po, 1997), expose comment le massacre peut être une notion centrale chez des historiens qui, paradoxalement, nient le génocide arménien. Alors que la comparaison historique entre les génocides devrait souligner leur singularité, elle met en lumière la forte charge polémique historiographique et politique qui a poussé à une surenchère entre les victimes.

    Nicolas BEAUPRÉ, membre du Centre interdisciplinaire de recherches sur l'Allemagne, observe les difficultés de montrer l'horreur de la Grande Guerre de la part des auteurs participants, même si ceux-ci adoptent des stratégies pour dévoiler les atrocités militaires.

    Alain DELISSEN, maitre de conférences à l'EHESS, auteur de L'Asie orientale aux XIXe et XXe siècles (PUF, 1999),  examine le récit du massacre dans les cultures du Japon et de la Corée, à partir de la tuerie des émigrés coréens au Japon, lors du tremblement de terre de Kantô, en 1923. Il établit un lien entre le massacre et l'historiographie néo-orientaliste, laquelle reproduit paradoxalement une vision de la cruauté asiatique, propre aux Occidentaux.

     Christian INGRAO, chercheur associé à l'Institut d'histoire du temps présent et au Hamburger Stiftung zur Förderung von Wisenscaft und Kultur,  fait appel à l'anthropologie historique pour discerner l'intention massacreuse des Eisatzgruppen, unités de l'armée allemande, en 1941. Il présent la manière dont les victimes sont animalisées, de l'image de la proie du chasseur à celle de la bête. 

     Fabrice d'ALMEIDA, maître de conférences en histoire contemporaine à l'Université de Paris X-Nanterre, auteur d'Images et propagande (Casterman, 1995), insiste sur les déformations de la perception chronologique et géographique du massacre, à partir des sources iconographiques répertoriées par les agences de presse sur Internet.

   

      Par ailleurs, Jacques SÉMELIN, (né en 1951), professeur à l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et directeur de recherches au CNRS, affecté au Centre d'Etudes sur les Relations Internationales (CERI), dans sa "somme" sur les usages politiques des massacres et des génocides, analyse à un moment les dynamiques repérables du meurtre de masse, par-delà les différences dans le temps et dans l'espace, en restant toutefois dans le cadre de l'époque contemporaine. 

"Ainsi le massacre, écrit-il, résulte-t-il à la fois de l'évlution interne d'un pays et d'un contexte régional et international. Mais comment concrètement peut-il prendre de l'ampleur? Comment devient-il un véritable meurtre de masse, constitué de dizaines, de centaines, voire de milliers de massacres plus ou moins importants? Le doute n'est plus possible : une véritable politique de destruction organisée d'un groupe particulier s'est mise en place. ce processus de destruction, notons-le, est souvent associé au mouvement concomitant d'appropriation des richesses de ce groupe : meurtre de masse et vol de masse vont souvent de pair. Nous entrons alors dans l'oeil du cyclone qui est en train de ravager un pays, sinon de toute une région. Nous sommes dans cette période, plus ou moins brève, qui à travers le passage à l'acte collectif, évolue vers le massacre de masse. Les dynamiques collectives de ce processus d'extrême violence sont assurément multiples : chacune possède une histoire particulière, selon les pays. A priori, tout sépare la grande Allemagne déjà fortement industrialisée du petit Rwanda largement rural. La diversité des parcours historiques n'empêche pourtant pas de repérer des problématiques communes très éclairantes, qui permettent de construire une sociologie politique du meurtre de masse. (...) :

- L'impulsion centrale : dans les cas étudiés, on remarque que la multiplication des massacres ne procède évidemment pas du hasard, d'on ne sait quelle haine tribale ou ethnique ancestrale, mais bien d'une volonté délibérée de mettre en oeuvre une politique de destruction. Se pose donc la question de l'identification de cette volonté centrale, qui produit un changement d'échelle dans le massacre : d'épisodique il devient systématique. Dans les cas étudiés, cette impulsion provient de ceux-là mêmes qui sont au sommet du pouvoir.

- Les acteurs étatiques et para-étatiques : de là provient la mobilisation des principaux opérateurs de la violence de l'État (armée et police), voire la constitution d'acteurs spécifiques, créés pour impulser et perpétrer les massacres (milices et autres groupes de tueurs spécialisés). Les premiers se trouvent détournés de leurs fonctions premières, les seconds sont spécialement formés pour ce genre de missions. Les unes et les autres vont avoir en charge d'organiser et d'exécuter l'essentiel des massacres.

- L'opinion publique et la participation populaire : les massacres sont-ils connus du public? Obtiennent-ils son adhésion? (...). Dans la période d'exécution des massacres, il est essentiel d'y revenir pour savoir dans quelle mesure cette opinion y adhère ou non, ferme les yeux, ou bien montre des signes de désapprobation. car une chose est d'initier au meurtre de masse, une autre est de parvenir à susciter l'adhésion de la société à ce processus de violence.

- Les morphologies de la violence extrême : la convergence de ces trois facteurs aboutit à des formes d'extrême violence. Ces "morphologies" du massacre prennent des formes diverses (tuerie sur place ou après déportation) et varient selon les procédés de meurtre utilisés (feu, fusillade, gaz, etc.); D'autres variables sont encore à prendre en compte; telle que la géographie des territoires où les massacres sont commis, les initiatives que peuvent prendre des acteurs locaux, l'ampleur de la guerre, etc. 

Ces scénarios ne sont pas écrits à l'avance. Au niveau de l'impulsion donnée par ceux qui décident et organisent le massacre, il peut y avoir du "jeu" - répits ou soudaines accélérations - en fonction de l'évolution de la guerre et du contexte international. Il peut y avoir encore du "jeu" chez les acteurs désignés, certains pouvant refuser de participer aux tueries ou au contraire anticiper les ordres, du "jeu" aussi du côté de l'opinion publique qui peut finir par manifester sa réprobation, du "jeu" encore sur le terrain parce que rien ne se passe comme prévu et que les réactions des victimes ne sont pas celles qui étaient attendues. Bref, si le processus de destruction monte en puissance, il n'est pas totalement déterminé. Il n'est véritablement achevé qu'au moment de la mort des victimes désignées. Mais plus ce processus progresse sans rencontrer de freins, plus il devient difficile de l'enrayer."

 

Jacques SÉMELIN, Purifier et détruire. Usages politiques des massacres et génocides, Éditions du Seuil, 2005. Sous la direction de David EL KENZ, Le massacre, objet d'histoire, Gallimard, 2005.

 

STRATEGUS

 

Relu le 26 mars 2021

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