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23 juin 2010 3 23 /06 /juin /2010 07:05

      Les bouleversements introduits par les guerres napoléoniennes en Europe modifient radicalement le climat intellectuel chez les "économistes". Il n'est plus question de lier une forme d'économie à la guerre ou à la paix ; le fait que l'Etat doit effectuer des dépenses militaires est intégré, quelle que soit la forme d'économie que cela entraîne. Les économistes s'attachent à l'effet des dépenses militaires, via l'endettement, l'impôt et le crédit financier, mais n'en font pas un aspect central de leur système. Les uns et les autres, même s'ils profitent par ailleurs finalement de l'effort de guerre, se prononcent diversement sur les moyens les plus adaptés de financer les guerres : l'emprunt ou l'impôt. La mise en place dans de nombreux pays d'une économie de guerre ne fait pas l'objet d'études spécifiques. Ce qui retient principalement l'attention des héritiers d'Adam SMITH, c'est le développement considérable des activités industrielles, un révolution industrielle, qui s'accompagne de chômage, de misère des salariés, ce sont les conditions nécessaires à la poursuite de la croissance économique. 

        L'accumulation, sur une courte période, des conflits armés, terrestres et maritimes, la hausse verticale des dépenses militaires, le pompage des capitaux par les machines de guerre des États posent le problème des effets sur la croissance économique. Ces énormes dilapidations sont contemporaines, à la fois, de l'épanouissement d'une économie commerciale fondée sur les échanges transocéaniques (colonies-métropoles) et de l'apparition des premières formes de l'industrialisation moderne. Les économistes se penchent sur l'accumulation des capitaux qui ont finalement suffi à l'expansion des besoins de tous ordres, compte tenu des techniques particulières du financement commercial et de la modestie initiale des exigences de l'investissement industriel. Financées, dans la monarchie française à son déclin, par le recours massif à l'emprunt (ce qui provoque d'ailleurs sa chute, faute de pouvoir les rembourser), ou bien, comme dans la France napoléonienne et les territoires qu'elle occupait, ou dans l'Angleterre, par une pression fiscale accrue (ce qui provoque d'ailleurs la perte des colonies américaines), les guerres n'auraient pas entravé la croissance si ce n'est par les perturbations à court terme imposées à l'activité économique et compensées jusqu'à un certain point par la stimulation de certains secteurs industriels. La réflexion économique s'interroge de plus en plus sur la nature des liens unissant démarrage industriel et abondance des capitaux. (Histoire économique et sociale du monde).

 

       Thomas Robert MALTHUS (1766-1834), dans son Essai sur le principe de la population de 1798 et ses Principes d'économie politique de 1820 trace une voie dans l'école classique anglaise, qualifiée parfois de "science lugubre" (Jean-Marie ALBERTINI) qui expose sans complexe une défense de l'ordre libéral. Son objectif : justifier la propriété et l'inégalité sociale. Il veut démontrer l'utilité de la misère, dans un contexte de renforcement de l'assistance aux pauvres.

Le pasteur MALTHUS, tout imprégné de morale puritaine, démontre que plus la population est nombreuse, moins il y a de consommateurs ; aux problèmes de l'explosion démographiques s'ajoutent ceux des crises économiques. Il montre que la population suit une progression géométrique (multiplication) alors que la production agricole suit une progression arithmétique (addition). La misère, très loin donc d'une problématique liée aux guerres, n'est pas le fruit des nouvelles institutions libérales, mais de l'intempérance des pauvres et de l'avarice de la terre. Il convient donc, à défaut d'une extension suffisamment rapide de la production agricole, de limiter la population. Individualiste, l'économiste refuse le contrôle des naissances et veut plutôt instaurer une morale d'abstinence sexuelle. Il pense que cela est possible, confiant comme l'ensemble des économistes classiques, en une tendance naturelle chez l'individu à améliorer par son activité sa situation matérielle. Le succès de son Essai est considérable car le lectorat, bien entendu le "public" cultivé, et non les travailleurs eux-mêmes à la très grande majorité illettrée, y voit la réfutation définitive des attaques contre la propriété, et surtout de la propriété des terres.

Dans deux opuscules de 1815, il énonce une "loi de la rente différentielle" qui justifie selon lui le prix élevé du blé. La cause du prix élevé du blé est la conséquence de notre richesse, qui nous oblige à développer la culture. L'importation du blé pourrait freiner cette hausse (mais le problème de la guerre peut empêcher la libre importation...). Le moyen le plus sûr de l'en empêcher serait de diminuer les impôts qui pèsent sur l'agriculture, mais s'étendre là-dessus aboutit à aborder la question du poids de la guerre, ce que l'auteur ne fait jamais.

      Dans les Principes, il montre que la cause des crises de surproduction provient en fait de l'excès d'épargne des riches, et non pas des faibles revenus des pauvres, qu'il ne faut pas assister en aidant leur consommation, car ils en profiteraient pour accroître le nombre de leurs enfants... Il conteste les vues de Jean-Baptiste SAY et surtout sa  "la loi des débouchés" et met en avant le fait qu'il faut toujours qu'il existe une demande préalable à la production. Alors que les autres économistes affirment que pour assurer le développement de l'économie, il faut des terres, du travail et du capital, Thomas Robert MALTHUS pense que "la première chose dont on ait besoin... avant même tout accroissement de capital et de population, c'est une demande effective de produits, c'est-à-dire une demande faite par ceux qui ont les moyens et la volonté d'en donner un prix suffisant". Dans la suite de son argumentation, il évoque les conditions de cette demande : mise en oeuvre de grands travaux publics, le développement du commerce extérieur, mais surtout ce qui nous intéresse ici, l'augmentation du nombre des improductifs. "il doit y avoir dans tout État un corps d'individus voués à différents genres de services personnels : car, outre les serviteurs à gages dont on a besoin, il faut qu'il y ait des hommes d'État pour gouverner, des soldats pour défendre le territoire, des juges et des avocats pour administrer la justice et protéger les droits des individus, des médecins et des chirurgiens pour traiter les maladies et panser les blessures, des prêtres pour instruire les ignorants et pour administrer les consolations de la religion." Toutes ces personnes consomment des biens matériels produits dans les entreprises capitalistes, mais n'en produisent pas elles-mêmes. Il est donc nécessaire qu'elles soient suffisamment nombreuses : "En somme l'utilité des consommateurs improductifs vient de ce qu'ils maintiennent entre les produits et la consommation un équilibre" (cité par Henri DENIS).

C'est le seul économiste classique qui admet un problème de débouchés nécessaires à la croissance de l'économie capitaliste, note Henri DENIS dans son Histoire de la pensée économique : l'historien met cela sur le compte du pessimisme foncier du pasteur, mais en tout cas, sa thèse très diffusée pose des problèmes à tous les autres économistes. Il n'est donc pas étonnant que de RICARDO à MARX, MALTHUS soit beaucoup cité dans l'analyse des contradictions du système capitaliste... Même s'il n'évoque pas une des sources de ces contradictions : l'existence persistante du phénomène guerre.

 

         Jean-Baptiste SAY (1767-1832), à l'inverse, montre dans son Traité d'économie politique de 1803, comme dans son Catéchisme d'économie politique de 1821 et son Cours complet d'économie politique de 1828, la voie d'un optimisme dans l'École française. Il se présente comme le continuateur d'Adam SMITH, mais outre que sa théorie des débouchés s'écarte largement de lui, il ne dit presque rien des dépenses militaires ni de la qualité pacifique du libre-échange.

En fait, il s'agit plus d'une justification de la société libérale telle qu'il la perçoit, une société où chacun reçoit la juste rémunération du concours qu'il apporte à l'oeuvre commune (Henri DENIS). Il ne veut pas seulement que le système soit efficace, il veut montrer qu'il est conforme à la justice sociale. Son analyse de la détermination du salaire, qui ne serait reprise aujourd'hui par aucun économiste libéral, est associé à une théorie selon laquelle la valeur des biens est formée de la somme des profits et des salaires payés pour leur production. Le salaire, le profit et le loyer de la terre se fixent indépendamment les uns des autres. Il n'explique les revenus qu'en supposant réalisé le plein-emploi de tous les facteurs de production, puisque le prix d'équilibre de chaque service est celui pour lequel l'offre du service est égale à la demande. Sur les dépenses de défense, on peut relever quelques contradictions dans ses positions puisque dans le Cours complet d'économie politique, "le militaire qui se tient prêt à repousser une agression étrangère et qui la repousse au péril de ses jours" est productif, tandis que plus loin l'auteur soutient que la consommation des militaires est improductive. Il n'est pas étonnant qu'on ne peut trouver chez lui aucun élément d'analyse de l'effet des guerres dans la mesure même où son propos est d'offrir une vision harmonieuse de l'ordre social existant. On peut tout juste trouver ici et là dans le Cours à l'Athénée (1819) des passages, qui s'opposent surtout à la vision de MALTHUS, sur le résultat démographique des guerres, où il s'oppose vigoureusement à toute nécessité de réduire la population d'une France jugée trop peuplée.

 

         David RICARDO (1772-1823) approfondit réellement les travaux des physiocrates et d'Adam SMITH. Il s'attache à analyser la réalité économie, émettant une théorie de la rente différentielle, une théorie de la valeur-travail, une théorie de la baisse du taux de profit et de l'état stationnaire et une théorie des coûts comparatifs, en tant que représentant au Parlement des intérêts des propriétaires fonciers et des entrepreneurs capitalistes, il fait partie de ces économistes qui entendent prendre en compte les oppositions économiques dans la société, et se situe en quelque sorte en rupture avec d'autres qui en restent à l'analyse des conditions de l'enrichissement d'une nation.

Dans Des principes de l'économie politique et de l'impôt de 1817 (il y a des éditions remaniées ensuite, 1819 et 1821), il tente de présenter les lois naturelles qui régissent les relations économiques entre les hommes. Même s'il ne fait pas l'analyse des conséquences de la guerre sur l'économie, et encore moins des dépenses militaires dans le système capitaliste, il aborde le sujet très indirectement par le biais de l'analyse d'un des perturbateurs de ces lois naturelles, l'État, par le biais des impôts et des emprunts. 

       C'est d'abord en analysant comment se forment les prix des produits que l'économiste anglais veut expliquer le fonctionnement de l'économie. Il faut s'intéresser avant tout à l'accumulation du capital, et celle-ci dépend de l'importance des profits du capital. Il fait abstraction de la rente foncière qui n'est plus le moteur de la dynamique économique, centrée maintenant sur l'industrialisation, et le profit est la différence entre le prix de vente et le prix de revient. Pour expliquer ces profits, il faut connaître les lois qui déterminent les salaires et celles qui déterminent les prix de vente des produits. Il n'est pas question d'expliquer les prix par la loi simpliste de l'offre et de la demande. Pour aller au fond des choses, il faut manier dans le calcul les quantités et les types de marchandises, en prenant appui sur la quantité de travail fixée dans une chose. Il n'est pas question ici d'aller plus loin dans la théorie ricardienne ; il suffit de savoir qu'il décrit une sorte de dynamique grandiose (le fonctionnement à perte du capitalisme agraire entraîne la perte du capitalisme dans son ensemble)  qui prend en compte les théories de MALTHUS sur la rente et les modes réels de fixation par contrats des salaires et des prix qui inspire plus tard Karl MARX.

Partisan du jeu libre et impartial de la concurrence du marché, sans ingérence législative (référence aux lois sur les pauvres), il explique que le commerce extérieur et l'État perturbent cette dynamique, lui donnent un autre cours. En étudiant par exemple les effets de la libre importation de blé dans un pays accablé de dettes, à la suite des guerres napoléoniennes, David RICARDO indique comment pallier les effets de cette importation sur la libre concurrence des marchés. Les impôts sont, en règle générale, payés par les revenus et n'ont pas d'incidence, s'ils sont compensés par une augmentation de la production consécutive à l'accumulation du capital. Surtout, ils doivent frapper les consommateurs, mais veiller à ne pas aggraver les problèmes posés par la rente différentielle (et donc de la dynamique grandiose). Cette dynamique s'inscrit dans une logique de classes et crée une inéquité croissante. Ce mal sera aggravé par les impôts s'ils sont mal conçus : le peuple, les capitalistes seront taxés au profit des propriétaires fonciers. La dynamique grandiose sera ainsi renforcée si les impôts frappent le capital lui-même et son accumulation, en favorisant la rente et les propriétaires fonciers. L'impôt devient nocif quand il frappe les capitaux, par exemple en s'attaquant aux successions. (François-Régis MAHIEU).

   On s'aperçoit bien que même en n'abordant pas (et en citant encore moins) la guerre comme élément du nouveau capitalisme industriel, David RICARDO est obligé de tenir compte de ses effets les plus directs, à savoir l'hypertrophie d'un appareil d'État et d'une machine militaire qui reste présente dans la société, bien après les guerres napoléoniennes...

 

            John Stuart MILL (1806-1873), considéré comme le dernier des grands classiques, qualifié parfois de libéral-socialiste, est à travers son principal ouvrage, Principes d'économie politique (1848), la référence des universités anglaises et américaines jusqu'à la fin du XIXe siècle. Il croit à l'état stationnaire, stade de développement qu'il faut préparer par l'éducation des hommes, afin qu'ils réduisent leur appétit de biens matériels et qu'ils assurent une stabilité de la population (Jean-Marie ALBERTINI).  

Son succès tient surtout à la manière pédagogique qu'il a de synthétiser les postulats de l'école classique et d'y adjoindre des idées réformatrices. Il adhère aux idées de MALTHUS sur le principe de la population et appelle à un contrôle des naissances et à l'égalité des hommes et des femmes pour réduire l'excès de population et favoriser "le progrès moral, social et même intellectuels" par l'instruction obligatoire et un système d'examen d'État. Partisan de la valeur-travail tel qu'il est exposé par RICARDO, il justifie son adhésion à la loi des débouchés de SAY, selon laquelle la valeur de l'offre globale est toujours égale à celle de la demande globale, avec des nuances sur des déséquilibres sectoriels pouvant apparaître avant qu'ils ne soient résorbés par la concurrence. En reprenant l'ensemble des travaux de l'école libérale, John Stuart MILL définit les bornes du progrès des sociétés industrielles. Comme il constate que les mobiles d'agressivité et de gain ne sont utilisés que, faute de mieux, pour accroître les richesses matérielles, il met en garde sur leur déchaînement qui dégrade les hommes. Il n'y a pas loin d'allusions, par delà les conflits sociaux aux guerres et à leurs effets sur l'économie. Mais tout comme ses prédécesseurs de l'école libérale, il n'analyse rien de ces effets. 

 

        C'est donc sur un constat en creux que l'on doit regarder les théories des libéraux en économie sur les questions que posent la guerre. Cette occultation des dépenses militaires en tant que telles dans leurs analyses se prolonge chez leurs continuateurs : Jacques RUEFF (1896-1978) en France (que l'on peut considérer également comme un néo-classique) se situe dans la perspective d'un ordre économique naturel, où l'État doit intervenir uniquement pour garantir la libre concurrence et Henri Charles CAREY (1793-1879) aux États-Unis mélange un libéralisme absolu à l'intérieur des frontières et un protectionnisme militant vers l'extérieur.

En fin de compte, il n'existe que peu d'économistes aujourd'hui qui partagent purement et simplement les conceptions des libéraux cités dans ce texte. Non seulement ils sont influencés par d'autres courants de pensées, mais ils se rendent compte de l'aspect simplificateur de certaines théories qui ne bénéficiaient pas de certains appareils statistiques et conceptuels répandus aujourd'hui. Reste une certaine tendance à penser à l'existence possible ou originelle d'un état de l'économie naturel de justes prix et de justes salaires, perturbés par des interventions étatiques qui fausseraient les saines lois de la pure concurrence... La guerre, dans cette perspective, ne serait qu'une perturbation à éviter. 

 

Jean-Marie ALBERTINI et Ahmed SILEM, Comprendre les théories économiques, Seuil, 2001. Henri DENIS, Histoire de la pensée économique, PUF, collection Quadrige, 1999. Michel BEAUD, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, Seuil, 2000. Sous la direction de Pierre LEON, Histoire économique et sociale du monde, tome 3, Armand Colin, 1978. Armelle LE BRAS-CHOPARD, La guerre, Théories et idéologies, Montchrestien, 1994. David RICARDO, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, GF-Flammarion, 1992. Jean-Baptiste SAY, Cours d'économie politique et autres essais, GF-Flammarion, 1996.

 

                                                                                                 ECONOMIUS

 

Relu le 4 janvier 2019

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