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31 mars 2013 7 31 /03 /mars /2013 09:40

      L'un des deux ouvrages de référence sur les camps de concentration nazis (avec Les Jours de notre mort, roman de 800 pages publié en 1947) de David ROUSSET (1912-1997), écrivain et militant politique français, auparavant un des secrétaire de Léon TROTSKY, écrit en août 1945 et publié l'année suivante, suscite dès sa parution un profond retentissement. Malgré les années passées, le texte est toujours aussi vivant et poignant, mêlant le témoignage cru et les considérations les plus générales que lui inspirent ses seize mois de camp.

       Relativement petit livre de 121 pages de 18 courts chapitres, il s'ouvre sur l'arrivée au sinistre camp de Buchenwald et se clôt sur un aperçu de bilan de l'expérience concentrationnaire. Il décrit à la fois l'organisation de ces camps, avec sa hiérarchie et son chaos, et l'impact des conditions de vie imposées sur les corps et les esprits, surtout sur les esprits. 

 

       Les chapitres s'organisent chacun autour de deux ou trois aspects fortement mis en valeur :

1 - Les portes s'ouvrent et se ferment. Nous pouvons lire entre autres : "Des hommes rencontrés de tous les peuples, de toutes les convictions, lorsque vent et neige claquaient sur les épaule, glaçaient les ventres aux rythmes militaires, stridents comme un blasphème cassé et moqueur, sous les phares aveugles, sur la Grand-Place des nuits gelées de Buchenwald ; des hommes sans convictions, hâves et violents ; des hommes porteurs de croyances détruites, de dignités défaites ; tout un peuple nu, intérieurement nu, dévêtu de toute culture, de toute civilisation, armé de pelles et de pioches, de pics et de marteaux, enchaîné aux Loren rouillés, perceur de sel, déblayeur de neige, faiseur de béton ; un peuple mordu de coups, obsédé des paradis de nourritures oubliées ; morsure intime des déchéances - tout ce peuple le long du temps."

2 - Les premiers-né de la mort.

3 - Dieu dit qu'il y aurait un soir et un matin.

4 - D'étranges hantises travaillent leurs corps.

5 - Il existe plusieurs chambres dans la maison du Seigneur. Ce chapitre débute par les phrases suivantes : "Cette vie intense des camps a des lois et des raisons d'être. Ce peuple de concentrationnaires connaît des mobiles qui lui sont propres et qui ont peu de commun avec l'existence d'un homme de Paris ou de Toulouse, de New York ou de Tiflis. Mais que cet univers concentrationnaire existe n'est pas sans importance pour la signification de l'univers des gens ordinaires, des hommes tout court. Il ne peut suffire de prendre une sorte de contact physique avec cette vie, si totalement séparée des structures courantes du XXe siècle. Mais faut-il encore en saisir les règles et en pénétrer le sens. Et tout d'abord, des erreurs naïves à éviter comme des poteaux indicateurs sur les nouvelles routes." Il décrit les différents catégories de camps.

6 - Il n'est pas d'embouchure où les fleuves se mêlent. l'auteur y précise la composition sociologique des prisonniers : les droits communs et les politiques, les différentes nationalités...

7 - Les ubuesques. "Dans ce dénuement sordide, une des plus surprenantes conséquences est la destruction de toute hiérarchie de l'âge. Toutes les conventions qui maintiennent une certaine civilité à l'égard du vieillard sont anéanties." "les positions sociales occupées dans la vie civile étaient sans équivalence dans les camps. Elles cessaient d'être et même paraissaient comme des caricatures ridicules sans commune mesure avec l'être concentrationnaire." 

8 - J'étends mon lit dans les ténèbres.

9 - Les esclaves ne donnent que leur corps.

10 - A quoi sert à un homme de conquérir le monde. A la fin de ce chapitre, nous lisons : "L'intimité du camp est faite de cette bureaucratie dirigeante, des passions qui la traversent, des intrigues pour le pouvoir, des aventures de son personnel supérieur dans le réseau compliqué des combinaisons SS. Il en résulte corruptions et violences pour le commun des concentrationnaires, exaspération des appétits et des haines, approfondissement des dissensions nationales et personnelles, aggravation sinistre des conditions de vie."

11 - Les dieux ne font pas leur demeure sur la Terre. David ROUSSET décrit l'organisation même du camp. "Ce système libère les SS de la plupart des contraintes et leur permet de s'occuper plus librement de leur propre bureaucratie et de leurs affaires. Mais les raisons en sont plus profondes et plus lourdes de conséquences. L'existence d'une aristocratie de détenus, jouissant de pouvoirs et de privilèges, exerçant l'autorité, rend impossible toute unification des mécontentements et la formation d'une opposition homogène. Elle est enfin  (et c'est dans l'univers concentrationnaire sa raison suffisante et définitive d'être) un merveilleux instrument de corruption. La métaphysique du châtiment propre aux SS impose comme une nécessité absolue l'existence de cette aristocratie."

12 - Les heures silencieuses. Il explique la philosophie des camps. "Cette philosophie seule explique le génial agencement des tortures, leur raffinement complexe les prolongeant dans la durée, leur industrialisation, et toutes les composantes des camps". 

13 - La théorie des pouvoirs. Cette théorie des pouvoirs s'analyse dans la structure bureaucratique des camps, selon trois secteurs distincts : "administration municipale", "Ministère de l'intérieur", imposante administration du travail. Un ouvrage presque ignoré, écrit en 1974, de Charles LIBLAU, décrit également bien cette organisation des pouvoirs qui octroient à une partie des déportés des tâches de gestion et de contrôle des camps (Charles LIBLAU, Les kapos d'Auschwitz, Éditions Syllepse, 2005).

14 - Les hommes ne vivent pas que de politique. 

15 - Le désir même s'est corrompu.

16 - Un nouveau visage de la lutte des classes.

17 - Les eaux de la mer se sont retirées.

18 - Les astres morts poursuivent leur course. Nous reproduisons ici une grande partie de ce chapitre : "L'univers concentrationnaire se referme sur lui-même. Il continue à vivre dans le monde comme un astre mort chargé de cadavres. Les hommes normaux ne savent pas que tout est possible. Même si les témoignages forcent leur intelligence à admettre, leurs muscles ne croient pas. Les concentrationnaires savent. Le combattant qui a été des mois durant dans la zone de feu a fait connaissance de la mort. La mort habitait parmi les concentrationnaires toutes les heures de leur existence. Elle leur a montré tous ses visages. Ils ont touché tous ses dépouillements. Ils ont vécu l'inquiétude comme une obsession partout présente. Ils ont su l'humiliation des coups, la faiblesse du corps sous les fouets. Ils ont jugé les ravages de la faim. Ils ont cheminé des années durant dans le fantastique décor de toutes les dignités ruinées. Ils sont séparés des autres par une expérience impossible à transmettre. La décomposition d'une société, de toutes les classes, dans la puanteur des valeurs détruites, leur est devenue sensible, réalité immédiate comme une ombre menaçante profilée sur toute la planète solidaire. Le mal est incommensurable aux triomphes militaires. Il est la gangrène de tout un système économique et social. Il contamine encore par-delà des décombres. Peu de concentrationnaires sont revenus, et moins encore sains. Combien sont des cadavres vivants qui ne peuvent plus que le repos et le sommeil!".

"Il est encore trop tôt encore pour dresser le bilan positif de l'expérience concentrationnaire, mais, dès maintenant, il s'avère riche. Prise de conscience dynamique de la puissance et de la beauté du fait de vivre, en soi, brutal, entièrement dépouillé de toutes les superstructures, de vivre même au travers des pires effondrements ou des plus graves reculs. Une fraîcheur sensuelle de la joie construite sur la science la plus complète des décombres et, en conséquence, un durcissement dans l'action, une opiniâtreté dans les décisions, en bref, une santé plus large et intensément créatrice. Pour quelques-uns, confirmation, pour le plus grand nombre, découverte, et saisissante ; les ressorts de l'idéalisme démontés ; la mystification crevée fait apparaître dans le dénuement de l'univers concentrationnaire, la dépendance de la condition d'homme d'échafaudages économiques et sociaux, les rapports matériels vrais qui fondent le comportement. Dans son expression ultérieure, cette connaissance tend à développer action précise sachant où porter les coups, que détruire et comment fabriquer. Enfin, la découverte passionnante de l'humour, non en tant que projection personnelle, mais comme structure objective de l'univers. Ubu et Kafka perdent les traits d'origine liés à leur histoire pour devenir des composants matériels du monde. La découverte de cet humour a permis à beaucoup de survivre. Il est clair qu'elle commandera de nouveaux horizons dans la reconstruction des thèmes de vie et de leur interprétation.

L'existence des camps est un avertissement. La société allemande, en raison à la fois de la puissance de sa structure économique et de l'âpreté de la crise qui l'a défaite, a connu une décomposition encore exceptionnelle dans la conjoncture actuelle du monde. Mais il serait facile de montrer que les traits les plus caractéristiques et de la mentalité SS, et de soubassements sociaux se retrouvent dans bien d'autres secteurs de la société mondiale. Toutefois moins accusés et, certes, sans commune mesure avec les développements connus dans le grand Reich. Mais ce n'est qu'une question de circonstances. Ce serait une duperie, et criminelle, que de prétendre qu'il est impossible aux autres peuples de faire une expérience analogue pour des raisons d'opposition de nature. L'Allemagne a interprété avec l'originalité propre à son histoire la crise qui l'a conduite à l'univers concentrationnaire. Mais l'existence et le mécanisme de cette crise tiennent aux fondements économiques et sociaux du capitalisme et de l'impérialisme. Sous une figuration nouvelle, des effets analogues peuvent demain encore apparaître. Il s'agit, en conséquence, d'une bataille très précise à mener. Le bilan concentrationnaire est à cet égard un merveilleux arsenal de guerre. Les antifascistes allemands internés depuis plus de dix ans doivent être de précieux compagnons de lutte."

 

David ROUSSET, L'univers concentrationnaire, 10/18, Union Générale d'Éditions, 1971, 125 pages. Il s'agit de la réédition de l'oeuvre publiée aux Éditions de Minuit en 1965, elle-même réédition du livre publié en 1946 aux Éditions du Pavois (Prix Renaudot 1946). 

 

Relu le 24 mars 2021

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