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8 juin 2010 2 08 /06 /juin /2010 14:03

           Cette oeuvre, en deux volumes (1983 et 1985), de Gilles DELEUZE (1925-1995) figure parmi les oeuvres philosophiques (au sens très large) les plus profondes portant sur le cinéma. Créative, très influencée par la pensée d'Henri BERGSON (surtout Matière et mémoire, de 1896), réclamant parfois une attention soutenue, elle se situe autour de la réflexion sur la technique et son influence sur son influence sur notre perception du monde et autour de l'exploration de la manière dont les films agissent sur nous en nous le (re)présentant. Ces deux volumes forment un tout, mais il n'y a pas de construction théorique figée. Volontairement, Gilles DELEUZE ne veut qu'ouvrir des voies de réflexion. Elles veulent déboucher pour les lecteurs attentifs, et surtout chez les cinéphiles que nous sommes, sur une prise de conscience de notre rapport à l'image.

 

       L'image-mouvement se compose de douze chapitres, des Thèses sur le mouvement (Premier commentaire de Bergson) à La crise de l'image-action. L'image-temps se compose de dix chapitres, d'Au-delà de l'image-mouvement aux Conclusions. 

 

          Dans l'avant-propos de L'image-mouvement, Gilles DELEUZE avertit que son étude "n'est pas une histoire du cinéma. C'est une taxinomie, un essai de classification des images et des signes." Il dit se référer essentiellement au logicien américain PEIRCE (1839-1914) et au philosophe français Henri BERGSON (Matière et Mémoire, l'Evolution Créatrice). 

             Dans Thèses sur le mouvement, premier chapitre de L'image-mouvement, le philosophe français se livre à une interprétation de la philosophie d'Henri BERGSON : il s'agit de trois thèses sur le mouvement.

Première thèse : "vous ne pouvez pas reconstituer le mouvement avec des positions dans l'espace ou des instants dans le temps, c'est-à-dire avec des "coupes" immobiles... Cette reconstitution, vous ne la faites qu'en joignant aux positions ou aux instants l'idée abstraite d'une succession, d'un temps mécanique, homogène, universel et décalqué de l'espace, le même pour tous les mouvements. D'une part, vous aurez beau rapprocher à l'infini deux instants ou deux positions, le mouvement se fera dans l'intervalle entre les deux, donc derrière votre dos. D'une part, vous aurez beau diviser et subdiviser le temps, le mouvement se fera toujours dans une durée concrète, chaque mouvement aura donc sa propre durée qualitative. On oppose dès lors deux formules irréductibles : "mouvement réel vers durées concrètes", et "coupes immobiles + temps abstrait"." La découverte de l'image-mouvement, selon Gilles DELEUZE se trouve dans le premier chapitre de Matière et Mémoire, même si Henri BERGSON l'oublie ensuite... "Il y a d'une part une critique contre toutes les tentatives de reconstituer le mouvement avec l'espace parcouru, c'est-à-dire en additionnant coupes immobiles instantanées et temps abstrait. Il y a d'autre part la critique du cinéma, dénoncé comme une de ces tentatives illusoires, comme la tentative qui fait culminer l'illusion." En cela, le philosophe donne volontairement un autre énoncé au fait que selon Henri BERGSON, le mouvement  ne se confond pas avec l'espace parcouru. L'espace parcouru est passé, le mouvement est présent, c'est l'acte de parcourir. L'espace parcouru est divisible, et même indéfiniment divisible, tandis que le mouvement est indivisible, ou ne se divise pas sans changer de nature à chaque division.

Deuxième thèse (présente dans L'Evolution Créatrice....) : Il y a deux illusions très différentes. "L'erreur, c'est toujours de reconstituer le mouvement avec des instants ou des positions, mais il y a deux façons de le faire, l'antique et la moderne. Gilles DELEUZE rentre dans l'analyse de la révolution scientifique, dans la foulée d'Henri BERGSON, "le cinéma semble être le dernier-né de cette lignée" qui va de la physique ancienne à la physique moderne : "la science moderne, doit se définir surtout par son aspiration à prendre le temps pour variable indépendante" (L'Evolution Créatrice). "(...) le cinéma est le système qui reproduit le mouvement en fonction du moment quelconque, c'est-à-dire en fonction d'instants équidistants choisis de façon à donner l'impression de continuité". 

Troisième thèse: "Si l'on essayait d'en donner une formule brutale, on dirait : non seulement l'instant est une coupe immobile du mouvement, mais le mouvement est une coupe mobile de la durée, c'est-à-dire du Tout ou d'un tout. Ce qui implique que le mouvement exprime quelque chose de plus profond, qui est le changement dans la durée ou le tout. Que la durée soit changement, fait partie de sa définition même : elle change et ne cesses pas de changer. Par exemple, la matière se meut, mais elle ne change pas. Or le mouvement exprime un changement dans la durée ou dans le tout". De cela, il découle finalement que "s'il fallait définir le tout, on le définirait pas la Relation", qui n'est pas une propriété des objets. La pensée d'Emmanuel KANT, même si elle n'est pas d'emblée citée dans ce premier chapitre influe tout le long du livre : le changement pénètre les choses, les objets, et même si celles-ci semblent toujours les mêmes, le mouvement induit lui-même, par les relations qu'elles nouent entre elles dans le tout, des changements dans la manière dont ces objets se comportent.

C'est ce que Gilles DELEUZE exprime à la fin de ce chapitre : "A l'issue de cette troisième thèse, nous nous trouvons en fait sur trois niveaux : 

1 - les ensembles ou systèmes clos, qui se définissent par des objets discernables ou des parties distinctes ;

2 - le mouvement de translation, qui s'établit entre ces objets et en modifie la position respective ;

3 - la durée ou le tout, réalité spirituelle qui ne cesse de changer d'après ses propres relations.

 Le mouvement a donc deux faces, en quelque sorte. D'une part il est ce qui se passe entre objets ou parties, d'autre part ce qui exprime la durée ou le tout. Il fait que la durée, en changeant de nature, se divise dans les objets, et que les objets, en s'approfondissant, en perdant leurs contours, se réunissent dans la durée."

   Le premier chapitre de Matière et Mémoire (que nous conseillons de lire avant le livre de Gilles DELEUZE pour mieux le comprendre) expose donc une thèse profonde : il n'y a pas seulement des images instantanées, c'est-à-dire des coupes immobiles du mouvement ; il y a des images-mouvement qui sont des coupes mobiles de la durée ; il y a enfin des images-temps, des images-relations, des images-volume, au-delà du mouvement même...

    Le deuxième chapitre explique les notions de cadre et de plan, du cadrage et de découpage des images. De nombreux films (Intolérance, Les Niebelengen, La maison du docteur Edwards... ) servent d'exemple à ces définitions.

    Le montage, détermination du Tout au sens bergsonien est expliqué ensuite dans ses trois formes : alternances des parties différenciées, celle des dimensions relatives, celle des actions convergentes. "C'est une puissante représentation organique qui entraîne ainsi l'ensemble et ses parties. Le cinéma américain en tirera sa forme la plus solide : de la situation d'ensemble à la situation rétablie ou transformée, par l'intermédiaire d'un duel, d'une convergence d'actions. Le montage américain est organico-actif. Il est faux de lui reprocher de s'être subordonné à la narration ; c'est le contraire, c'est la narrativité qui découle de cette conception du montage. Dans Intolérance, Griffith découvre que la représentation organique peut être immense, et englober non seulement des familles et une société, mais des millénaires et des civilisations différentes. Là, les parties brassées par le montage parallèle seront les civilisations mêmes. Les dimensions relatives échangées iront de la cité du roi au bureau du capitaliste. Et les actions convergentes ne seront pas seulement les duels propres à chaque civilisation, la course des chars dans l'épisode babylonien, la course de l'auto et du train dans l'épisode moderne, mais les deux courses convergeront elles-mêmes à travers les siècles, dans un monde accéléré qui superpose Babylone et l'Amérique. Jamais une telle unité organique ne se sera dégagée, par le rythme, de parties si différentes et d'actions si distantes."

De Griffith à Eisenstein, de René Clair à Epstein, les réalisateurs ont inventé le montage. "La seule généralité du montage, c'est ce qui met l'image cinématographique en rapport avec le tout, c'est-à-dire avec le temps conçu comme l'Ouvert. Il donne ainsi une image indirecte du temps, à la fois dans l'image-mouvement particulière et dans le tout du film. C'est d'une part le présent variable, et d'autre part l'immensité du futur et du passé. Il nous a semblé que les formes de montage déterminaient différemment ces deux aspects. Le présent variable pouvait devenir intervalle, bond qualitatif, unité numérique, degré intensif, et le tout, tout organique, totalisation dialectique, totalité démesurée du sublime mathématique, totalité intensive du sublime dynamique."

      L'image-mouvement et ses trois variétés (Chapitre quatre) est un second commentaire de la pensée d'Henri BERGSON. De ce second commentaire, Gilles DELEUZE  tire entre autres le fait que "jamais un film n'est fait d'une seule sorte d'images : aussi appelle-t-on montage la combinaison des trois variétés. le montage (...) est l'agencement des images-mouvement, donc l'interagencement des images-perception, images-affection, images-action. Reste qu'un film, du moins dans ses caractéristiques les plus simples, présente toujours une prédominance d'un type d'image : on pourra parler d'un montage actif, perceptif ou affectif selon le type prédominant."

L'auteur définit ces trois types d'images en prenant surtout des exemples : image-perception : la foule vue de dos dans L'homme que j'ai tué de Lubitsch, à hauteur de mi-homme, laisse un intervalle qui correspond à la jambe manquante d'un mutilé ; c'est par cet intervalle qu'un autre mutilé, cul-de-jatte, verra le défilé qui passe : image-action dans Mabuse le Joueur de Fritz Lang, une action organisée segmentée dans l'espace et dans le temps ; avec les montres synchronisées qui scandent le meurtre dans le train, la voiture qui emporte le document volé, le téléphone qui prévient Mabuse ; image-affection dans le film de Jeanne d'Arc de Dreyer, dans le visage de Jean et dans la plupart des gros plans en général. "Au trois sortes de variétés, on peut faire correspondre trois sortes de plans spatialement déterminés : le plan d'ensemble serait surtout une image-perception, le plan moyen une image-action, le gros plan, une image-affection." En même temps, "chacune de ces trois images-mouvement est un point de vue sur le tout du film, une manière de saisir ce tout, qui devient affectif dans le gros plan, actif dans le plan moyen, perceptif dans le plan d'ensemble, chacun de ces plans cessant d'être spatial pour devenir lui-même une "lecture" de tout le film".

             Les chapitres suivants développent ce que le philosophe français entend par image-perception (Chapitre 5), l'image-affection (Chapitres 6 et 7) et l'image-pulsion (Chapitre 8). L'image-pulsion décrit ce passage de l'affect à l'action dans un film. L'image-pulsion, coincée entre l'image-affection et l'image-action, que l'auteur trouve dans le naturalisme de certains films (de Losey, de Stroheim ou de Bunuel), veut traduire l'action en partout d'une pulsion - violente d'une certaine manière - qui émane des individus dépeints. Comme si l'action était de toute manière obligatoire, vu le type de pulsions qui les anime. Il y a une certaine morbidité dans l'atmosphère de ce genre de film, traduite par le traitement de l'image (clair-obscurs, ombres...) qui fait ressortir une sorte de fatalité dans le déroulement de l'action. Dans le cinéma fantastique et dans certains mélodrames, l'action apparaît comme la pulsion déteinte sur tout l'environnement des personnages, par ceux-ci...

                Les chapitres 9 et 10 expliquent l'image-action dans sa grande forme et dans sa petite forme. Par grande forme, il faut entendre, ce qui part de la situation et va vers l'action. Les affects et les pulsions n'apparaissent plus qu'incarnés dans des comportements, sous forme d'émotions ou de passions qui les règlent et les dérèglent. L'auteur désigne-là le Réalisme, tendance déjà présente dans l'expressionnisme. Par petite forme, il faut entendre celle qui va de l'action à la situation, l'action modifiant la situation. Par la représentation des actions qui s'enchainent apparaissent la situation.

                Les figures ou la transformation des formes constituent la matière de l''avant-dernier chapitre. Il explore la complexité d'applications de ces deux formes. Les questions budgétaires interviennent dans les moyens mis à l'écran mais la petite forme, pour s'exprimer et se développer a besoin d'écran large, de décors et de couleurs riches, autant que la grande. En regardant les films, on peut se rendre compte de la préférence des réalisateurs dans la mise en scène, même s'ils empruntent  parfois l'une ou l'autre des deux formes.

                 Le dernier chapitre sur la Crise de l'image-action s'appuie essentiellement sur la pratique et la théorie du cinéma d'Alfred Hitchcock. Ce que Gilles DELEUZE appelle la crise de l'image-action, même s'il admet que c'est l'état constant du cinéma, c'est la mise en cause de la structure Situation-Action-Situation et de la structure Action-Situation-Action, en tant que points de départ et d'arrivée de l'histoire à l'écran. Ces deux structures possédant en commun de rendre prévisible ce qui va se passer. Cette crise a des raisons, qui prévalent pleinement après la guerre, sociales, économiques, politiques, morales... L'écroulement du rêve américain, la saturation d'images de films fonctionnant toujours sur le même mode... "Nous ne croyons plus guère qu'une situation globale puisse donner lieu à une action capable de la modifier. Nous ne croyons pas davantage qu'une action puisse forcer une situation à se dévoiler même partiellement. Tombent les illusions les plus "saines". Ce qui est d'abord compromis, partout, ce sont les enchaînements situation-action, action-réaction, excitation-réponse, bref, les liens sensori-moteurs qui faisaient l'image-action. Le réalisme, malgré toute sa violence, ou plutôt avec toute sa violence qui reste sensori-motrice, ne rend pas compte de ce nouvel état des choses où les synsignes se dispersent et les indices se brouillent. Nous avons besoin de nouveau signes. Une nouvelle sorte d'images naît, qu'on peut tenter d'identifier dans le cinéma américain d'après guerre, hors d'Hollywood."

 

           Après deux chapitres très théoriques donc, Gilles DELEUZE définit ce qu'il entend par l'image-mouvement, en commençant par l'image-perception. Parallèlement, il définit dix-sept  signes de reconnaissances qui renvoient à l'un des six types d'images. Il s'agit bien d'un texte de philosophie, entre la logique et la psychosociologie. Aussi dans le texte, le chose et la perception de la chose sont une seule et même chose, mais rapportée à deux systèmes de référence distinctes. La chose, c'est l'image telle qu'elle est en soi, telle qu'elle se rapporte à toutes les autres images dont elle subit intégralement l'action et sur lesquelles elle réagit immédiatement. Dans la perception ainsi définie, il n'y a jamais autre ou plus que dans la chose : au contraire il y a "moins". Nous percevons la chose, moins ce qui ne nous intéresse pas en fonction de nos besoins. Par intérêt ou besoin, il faut entendre les lignes et points que nous retenons de la chose en fonction de notre force réceptrice, et les actions que nous sélectionnons en fonction des réactions retardées dont nous sommes capables. Ce qui est une manière de définir le premier mouvement matériel de la subjectivité : elle est soustractive. Tout le long du texte de Gilles DELEUZE, c'est réellement une perception très kantienne de la réalité que nous ressentons. 

   Avec le cinéma classique, nous allons de la perception totale objective qui se confond avec la chose à une perception subjective qui se distingue par simple élimination ou soustraction. C'est cette perception subjective unicentrée qu'on appelle perception proprement dite. Et c'est le premier avatar de l'image-mouvement : quand on la rapporte à un centre d'indétermination, elle devient image-perception.

    Lorsque l'univers des images-mouvement est rapporté à une de ces images spéciales qui forme un centre en lui, l'univers s'incurve et s'organise en l'entourant. On continue d'aller du monde au centre, mais le monde a pris une courbure, il est devenu périphérie, il forme un horizon. On est encore dans l'image-perception, mais on entre dans l'image-action. En effet la perception n'est qu'un côté de l'écart, c'est la réaction retardée du centre d'indétermination. Or ce centre n'est capable d'agir en ce sens, c'est-à-dire d'organiser une réponse imprévue, que parce qu'il perçoit et a reçu l'excitation sur une face privilégiée, éliminant le reste. Ce qui revient à rappeler que toute perception est d'abord sensori-motrice... SI le monde s'incurve autour du centre perceptif, c'est donc déjà du point de vue de l'action dont la perception est inséparable. Par l'incurvation, les choses perçues me tendent leur face utilisable, en même temps que ma réaction retardée, devenue action, apprend à les utiliser... C'est le même phénomène d'écart qui s'exprime en terme de temps dans mon action et en en terme d'espace dans ma perception : plus la réaction cesse d'être immédiate et devient véritablement action possible, plus la perception devient distante et anticipatrice, et dégage l'action virtuelle des choses. 

     Tel est donc le deuxième avatar de l'image-mouvement : elle devient image-action. On passe insensiblement de la perception à l'action. L'opération considérée n'est plus l'élimination, la sélection ou le cadrage mais l'incurvation de l'univers, d'où résultent à la fois l'action virtuelle des choses sur nous et notre action possible sur les choses. C'est le second aspect matériel de la subjectivité.

      Mais l'intervalle ne se définit pas seulement par la spécialisation de ces deux faces-limites, perceptive et active. Il y a l'entre-deux. L'affection, c'est ce qui occupe l'intervalle, ce qui l'occupe sans le remplir ni le combler. Elle surgit dans le centre d'indétermination, c'est-à-dire dans le sujet, entre une perception troublante à certains égards et une action hésitante. Elle est donc coïncidence du sujet et de l'objet ou la façon dont le sujet se perçoit lui-même, ou, plutôt s'éprouve et se ressent "du dedans".

        Dans le cinéma réaliste, c'est le couple perception-action qui est privilégié. Il articule des milieux et des comportements, des milieux qui actualisent et des comportements qui incarnent. Le cinéma naturaliste ne fait qu'opposer deux milieux particuliers : le milieu des mondes dérivés et celui des mondes originaires. Une pulsion n'est pas un affect, parce qu'elle est une impression, au sens le plus fort, et non pas une expression. (Ciné-club de Caen).

 

 

               Au-delà de l'image-mouvement commence le deuxième ouvrage, L'image-temps. Il s'agit pour Gilles DELEUZE, à travers l'examen du néo-réalisme italien ou de la nouvelle vague française de montrer un type de renversement. Il décrit en fait un triple renversement : "Il fallait que l'image se libère des liens sensori-moteurs, qu'elle cesse d'être image-action pour devenir image optique, sonore (et tactile) pure. Mais celle-ci ne suffisait pas : il fallait qu'elle entre en rapport avec d'autres forces encore, pour échapper elle-même au monde des clichés. Il fallait qu'elle s'ouvre sur des révélations puissantes et directes, celles de l'image-temps, de l'image lisible et de l'image pensante. C'est ainsi que les opsignes et sonsignes renvoient à des "chronosignes", des lectosignes" et des "noosignes". Comme souvent lorsqu'un philosophe veut exprimer des idées nouvelles, il forge des nouveaux mots : lectosigne renvoie au lekton grec ou au dictum latin, qui désigne l'exprimé d'une proposition, indépendamment du rapport de celle-ci à son objet. De même pour l'image quand elle est saisie intrinsèquement, indépendamment de son rapport avec un objet supposé extérieur. 

            Pour éclaircir son propos, Gilles DELEUZE récapitule dans le chapitre 2 le vocabulaire des images et des signes. Directement, il s'agit de savoir si l'image peut être comprise comme signe ou ensemble de signes, si le cinéma doit être considéré comme un langage. Or nombre de difficultés résident dans le fait que l'on veut assimiler l'image cinématographiques à un énoncé. Prenant à contre-pied Pasolini, l'auteur pense que la langue de la réalité qu'est l'image-mouvement n'est pas du tout un langage. Il préfère de loin se référer à Peirce qui inventa la sémiotique, beaucoup plus large que la linguistique. Mais même là, il prend le terme signe en un tout autre sens que le philosophe américain : "c'est une image particulière qui renvoie à un type d'image, soit du point de vue de sa composition bipolaire, soit du point de vue de sa genèse". 

"L'image-mouvement a deux faces, l'une par rapport à des objets dont elle fait varier la position relative, l'autre par rapport à un tout dont elle exprime un changement absolu. Les positions sont dans l'espace, mais le tout qui change est dans le temps. Si l'on assimile l'image-mouvement au plan, on appelle cadrage la première face du plan tournée vers les objets, et montage l'autre face tournée vers le tout. D'où une première thèse : c'est le montage lui-même qui constitue le tout et nous donne ainsi l'image du temps. Il est donc l'acte principal du cinéma. Le temps est nécessairement une représentation indirecte, parce qu'il découle du montage qui lie une image-mouvement à une autre. C'est pourquoi la liaison ne peut pas être une simple juxtaposition : le tout n'est pas plus une addition que le temps une succession de présents." Gilles DELEUZE s'appuie sur les travaux de Jean-Louis SCHEFER pour montrer que "l'image-mouvement ne reproduit pas un monde, mais constitue un monde autonome, fait de ruptures et de disproportions, privé de tous ses centres, s'adressant comme tel à un spectateur qui n'est plus lui-même centre de sa propre perception : (...) l'aberration de mouvement propre à l'image cinématographique libère le temps de tout enchainement, elle opère une présentation directe du temps en renversant le rapport de subordination qu'il entretient avec le mouvement normal ; le cinéma est la seule expérience dans laquelle le temps m'est donné comme une perception." Les études de Vertov et de Tarkovsky, entre autres, l'aident à faire concevoir cet aspect des choses. 

            Un troisième commentaire de Bergson, intitulé Du souvenir aux rêves, reprend la problématique de la perception de la réalité, avec une confrontation avec un ensemble de phénomènes, connus bien avant les débuts du cinéma, amnésie, hypnose, hallucination, délire, vision des mourants, cauchemar et rêve. Nombre de réalisateurs veulent montrer par des images le vécu intérieur des personnages et ne se contentent pas de l'image-action. 

           Dans Les cristaux de temps, titre du chapitre 4, l'auteur veut décrypter le travail de la mémoire des images, qui ne font pas seulement que se présenter en temps qu'images, mais aussi en tant de représentant d'autres images. "Le cinéma ne présente pas seulement des images, il les entoure d'un monde. C'est pourquoi il a cherché très tôt des circuits de plus en plus grands qui uniraient un image actuelle à des images-souvenir, des images-rêve, des images-monde."

             Un quatrième commentaire de Bergson traite des Pointes de présent et nappes de passé. "Le cristal révèle une image-temps directe, et non plus une image indirecte du temps qui découlerait du mouvement. Il n'abstrait pas le temps, il fait mieux, il en renverse la subordination par rapport au mouvement. Le cristal est comme une ratio cognoscendi du temps, et le temps, inversement, est ratio essendi. Ce que le cristal révèle ou fait voir, c'est le fondement caché du temps, c'est-à-dire sa différenciation en deux jets, celui des présents qui passent et celui des passés qui se conservent. A la fois le temps fait passer le présent et conserve en soi le passé. Il y a donc déjà deux images-temps possibles, l'une fondée sur le passé, l'autre sur le présent." Ce début abstrait du chapitre est heureusement traduit par la suite en reprenant de nombreuses réflexions de réalisateurs et de passages très courts de films. Il faut tout de même une certaine culture cinématographique pour suivre le fil du raisonnement.

"Dans le cinéma, dit Resnais, quelque chose doit se passer "autour de l'image, derrière l'image et même à l'intérieur de l'image. C'est ce qui arrive quand l'image devient image-temps. Ce monde est devenu mémoire, cerveau, superposition des âges ou des lobes, mais le cerveau lui-même est devenu conscience, continuation des âges, création ou poussée de lobes toujours nouveaux, recréation de matière à la façon du styrène. L'écran même est la membrane cérébrale où s'affrontent immédiatement, directement, le passé et le futur, l'intérieur et l'extérieur, sans distance assignable, indépendamment de tout point fixe (...). L'image n'a plus pour caractères premiers l'espace et le mouvement, mais la topologie et le temps."

                  Gilles DELEUZE entend nous faire toucher l'essentiel du cinéma dans le chapitre sur Les puissances du faux. Ce qui nous intéresse surtout ici, c'est comment l'illusion de ces images-temps, qui paraissent montrer la réalité, possède une telle emprise sur notre conscience, et aussi de savoir comment, alors que ce qui est montré est forcément très partiel de ce que nous voyons en l'absence de l'écran, apparait non seulement intelligible mais vrai.

"Ce qui compte, c'est que, décors ou extérieurs, le milieu décrit soit posé comme indépendant de la description que la caméra en fait, et vaille pour une réalité supposée préexistante". Que ce soit pour la description ou la narration, tous les effets mis dans l'image doivent permettre une continuité entre la réalité et le vécu, le tangible et le rêve. La narration peut être véridique, elle peut se faire essentiellement falsifiante. A la lecture de ce chapitre, nous nous rendons compte que les exemples pris sont chez des réalisateurs qui se situent à la marge de la production cinématographique, et précisément parce qu'ils dévoilent les procédés de fabrication d'une réalité mise dans l'écran : Lang, Premimger, Cassavettes, mais surtout Welles ou Godard et des tenants du cinéma-réalité comme Jean Rouch sont mis à contribution pour montrer la fonction de fabulation de l'image. La difficulté même à traduire la réalité dans les documentaires, sans opérer des choix simplificateurs de ce qui est montré révèle en quelque sorte la plus grande possibilité (facilité) de montrer le faux, en le faisant paraitre véridique. L'auteur ne dit pas nettement ce qui précède, et ses développements sur l'image-temps peuvent parfois égarer, si l'on ne se livre pas à une lecture très attentive du texte...

                      Le chapitre sur La pensée et le cinéma revient souvent sur des thèmes débattus chez les pionniers du cinéma. Thèmes qui apparaissent poussiéreux justement parce que la production cinématographique dans son ensemble est tombé dans une médiocrité qui met en avant le pouvoir excitant de l'image. Le cinéma meurt de sa médiocrité quantitative, selon Gilles DELEUZE, mais cela n'empêche pas l'existence de véritables oeuvres qui permettent de développer tout de même une pensée du cinéma. Il cite la thèse de Paul VIRILIO, l'analyse la plus pessimiste de la situation du cinéma : "Il n'y a pas eu détournement, aliénation dans un art de masses que l'image-mouvement aurait d'abord fondé, c'est au contraire, dès le début, que l'image-mouvement est liée à l'organisation de guerre, à la propagande d'État, au fascisme ordinaire, historiquement et essentiellement." (Cahiers du cinéma, Editions de l'Etoile, Guerre et cinéma I, Logistique de la perception).

Par ailleurs, le cinéma semble lié dès le début à la production collective de rêves. Le cinéma ne raconte pas des histoires, il fait participer à des rêves collectifs. Gilles DELEUZE écrit à la fin de ce chapitre : "De trois points de vue, le cinéma moderne développe ainsi de nouveaux rapports avec la pensée : l'effacement d'un tout ou d'une totalisation des images, au profit d'un dehors qui s'insère entre elles ; l'effacement du monologue intérieur comme tout du film, au profit d'un discours et d'une vision indirects libres ; l'effacement de l'unité de l'homme et du monde, au profit d'une rupture qui ne nous laisse plus qu'une croyance en ce monde-ci". Ainsi, pour l'auteur, le cinéma, loin de développer et l'élargir des horizons opérerait-il un émiettement de la perception du monde, sans doute très au diapason d'un individualisme généralisé. En tout cas, cette fin de chapitre laisse t-il le loisir d'y réfléchir car le cinéma suscite sans doute bien des effets contradictoires... Car l'auteur même oppose au pessimisme de Paul VIRILIO, l'espoir que développe Artaud de penser au cinéma par le cinéma. 

                  C'est à cette possibilité de penser le cinéma par le cinéma que s'attache le chapitre 8 intitulé Cinéma, corps et cerveau, pensée. 

               L'avant-dernier chapitre revient sur la rupture essentielle qui s'est opérée dans Les composants de l'image, avec l'apparition du parlant, la rupture d'avec le muet. "Qu'arrive t-il avec le cinéma parlant? L'acte de parole ne renvoie plus à la seconde fonction de l'oeil, il n'est plus lu, mais entendu. Il devient direct, et récupère les traits distinctifs du "discours" qui se trouvaient altérés dans le muet ou l'écrit (au sens de Benveniste, le trait distinctif du discours, c'est la relation de personne Je-Tu). Gilles DELEUZE analyse alors les différentes composantes de la bande sonore (bruits, musique, paroles, voix off) : un nouveau régime de l'image s'impose. Il consiste en ce que "les images, les séquences ne s'enchainent plus par coupures rationnelles, qu'ils terminent la première ou commencent la seconde, mais se ré-enchainent sur des coupures irrationnelles, qui n'appartiennent plus à aucune des deux et valent pour elles-mêmes (interstices)."  L'auteur se concentre sur ces coupures et constate une autonomisation de la bande sonore par rapport à l'image. "L'image visuelle et l'image sonore sont dans un rapport spécial, un rapport indirect libre. Nous ne sommes plus en effet dans le régime classique où un tout intérioriserait les images et s'extérioriserait dans les images, constituant une représentation indirecte du temps, et pouvant recevoir de la musique une présentation directe. Maintenant, ce qui est devenu direct, c'est une image-temps pour elle-même, avec ses deux faces dissymétriques, non totalisantes, mortelles en se touchant, celle d'un dehors plus lointain que tout extérieur, celle d'un dedans plus profond que tout intérieur, ici où s'élève et s'arrache une parole musicale, là où le visible se recouvre ou s'enfouit."

            Les premières lignes du dernier chapitre, Conclusions, résument ce qui précède : "Le cinéma n'est pas langue, universelle ou primitive, ni même langage. Il met à jour une matière intelligible, qui est comme un présupposé, une condition, un corrélat nécessaire à travers lequel le langage construit ses propres "objets" (unités et opérations signifiantes). Mais ce corrélat, même inséparable, est spécifique : il consiste en mouvements et procès de pensée (images prélinguistiques), et en points de vue pris sur ces mouvements et procès (signes présignifiants). Il constitue toute une "psychomécanique", l'automate spirituel, ou l'énonçable d'une langue, qui possède sa logique propre. La langue en tire des énoncés de langage avec des unités et des opérations signifiantes, mais l'énonçable lui-même, ses images et ses signes, sont d'une autre nature. (Gilles DELEUZE rejoint ici Jean MITRY). (...) Il nous a semblé que le cinéma, précisément par ses vertus automatiques ou psychomécaniques, était le système des images et des signes prélinguistiques, et qu'il reprenait les énoncés dans des images et des signes propres à ce système (l'image lue du cinéma muet, la composante sonore de l'image visuelle dans le premier stade du parlant, l'image sonore elle-même dans le seconde stade du parlant). C'est pourquoi la coupure du muet au parlant n'a jamais paru l'essentiel dans l'évolution du cinéma. En revanche nous a paru essentielle, dans ce système des images et des signes, la distinction de deux sortes d'images avec leurs signes correspondants, les images-mouvements, et les images-temps qui ne devaient surgir ou se développer qu'ultérieurement. Les kinostructures et les chronogenèses sont les deux chapitres d'une sémiotique pure."

L'auteur prend la figure de l'automate pour caractériser cette psychomécanique, l'automate au sens de "grand automate spirituel qui marque l'exercice le plus haut de la pensée, la manière dont la pensée pense et se pense elle-même, dans le fantastique effort d'une autonomie" et de manière contradictoire et complémentaire, l'automate au sens "de l'automate psychologique, qui ne dépend plus de l'extérieur (non pas) parce qu'il est autonome mais parce qu'il est dépossédé de sa propre pensée, et obéit à une empreinte intérieure qui se développe seulement en visions ou en actions rudimentaires". Le cinéma serait selon Gilles DELEUZE l'automatisme devenu art spirituel. Cette réflexion s'insère dans une réflexion globale sur le machinisme caractéristique du XXe siècle.  Il se réfère aux études de Krackauer (De Caligari à Hitler) sur le cinéma allemand : il a montré selon lui, "comment le cinéma expressionniste reflétait la montée de l'automate hitlérien dans l'âme allemande". Dans la suite du texte, nous ne pouvons que remarquer le glissement de l'objet de la réflexion de l'auteur, du cinéma à la télévision, à l'image électronique. Avec la nouvelle technique audio-visuelle, c'est un nouveau automatisme spirituel qui se met en place, une nouvelle esthétique qui influe sur les esprits. Il se recentre ensuite sur sa problématique image-mouvement et image-temps : il n'y a plus de situation sensori-motrice, mais une situation purement optique et sonore, "où le voyant a remplacé l'actant". "Nous sommes dans la situation d'une image actuelle et de sa propre image virtuelle, si bien qu'il n'y a plus d'enchainements du réel avec l'imaginaire, mais indiscernabilité des deux, dans un perpétuel échange". Par là, l'auteur suggère plus qu'il ne l'écrit que l'univers mental dans lequel nous baignons mélange le réel et l'imaginaire, mais aussi le vrai et le faux, dans la représentation que nous nous faisons de la réalité.

         Au centre de sa réflexion figure bien le pouvoir de fabulation (en ce sens de transformer le faux en vraisemblable et le vraisemblable en vrai) de l'image. Le cinéma constitue une illustration de sa réflexion de fond sur le fait que l'esprit humain dépend d'un appareil sensori-moteur qui l'oblige à comprendre et à agir dans l'urgence, d'aller au plus simple pour agir le plus efficacement possible. Le facteur temps est crucial dans le fonctionnement de cet appareil. Cela a des conséquences profondes que l'auteur n'aborde pas sur notre capacité à agir de manière adéquate dans la société, sur tous les plans, à commencer par notre capacité de jugement sur les situations.

 

         Il se passe quelque chose dans le cinéma moderne qui n'est ni plus beau, ni plus profond, ni plus vrai que dans le cinéma classique mais seulement autre. C'est que le schème sensori-moteur ne s'exerce plus, mais n'est pas davantage dépassé, surmonté. Il est brisé du dedans. Des personnages pris dans des situations optiques ou sonores, se trouvent condamnés à l'errance ou à la balade. Ce sont de purs voyants, qui n'existent plus que dans l'intervalle de mouvement et n'ont même pas la consolation du sublime, qui leur ferait rejoindre la matière ou conquérir l'esprit. Ils sont plutôt livrés à quelque chose d'intolérable qui est leur quotidienneté même. C'est là que se produit le renversement : le mouvement n'est plus seulement aberrant, mais l'aberration vaut pour elle-même et désigne le temps comme sa cause principale. "Le temps sort de ses gonds" : il sort des gonds que lui assignaient les conduites dans le monde, mais aussi les mouvements du monde. Ce n'est pas le temps qui dépend su mouvement, c'est le mouvement aberrant qui dépend du temps. Au rapport, situation sensori-motrice entrainant Image indirecte du temps, se substitue une situation non localisable, situation optique et sonore pure entrainant Image directe du temps. (Ciné-club de Caen).

 

      Si nous avons tenons à insérer à la fin de chaque examen des deux livres, le commentaire-résumé fait par le Ciné-Club de Caen, c'est finalement parce que la postérité de ceux-ci est bien plus grande dans les milieux cinéphiles en général que dans les milieux de la philosophie ou de la psychosociologie. Pour les philosophes, ces deux ouvrages ne constituent qu'une illustration d'une réflexion globale, alors que, vu la place des images dans notre société, ils auraient mérité de plus amples interrogations. Pour notre part, l'influence du cinéma sur les conflits, ou même simplement la représentation de ces conflits, peut se voir à partir de l'impact des images sur notre façon de voir les choses, tel que le décrit l'auteur. A partir de ces textes, même si cela est peut-être limité par l'examen d'une filmographie finalement réduite (même si c'est la meilleure part), nous pouvons percevoir comment s'opère l'influence, que nous pourrions qualifier d'insidieuse, de la représentation des conflits. Surtout, nous comprenons sans doute mieux qu'il y a en a une et par quels procédés elle se fait. 

Gilles DELEUZE, Cinéma 1, L'image-mouvement, Les éditions de minuit, 2010, 298 pages ; Cinéma 2, L'image-temps, Les éditions de minuit, 2009, 379 pages

 

Relu (et corrigé) le 16 janvier 2020

 

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