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18 avril 2012 3 18 /04 /avril /2012 13:46

       Les études féministes poussent à revisiter tous les "acquis" en sciences sociales, critiques et relectures des oeuvres des sociologues notamment, pour mettre à jour des conflits entre genres que ces auteurs précisément ou peu, pas ou mal traités, participant de cette manière, idéologiquement à... ces conflits entre genre.

 

Une contestation des oeuvres qualifiées de "normâles"...

     Jusqu'à qualifier comme insuffisantes, incomplètes, voire contre-scientifiques, une grande partie des sciences sociales considérées comme "normâles"... C'est la démarche d'un certain nombre d'auteurs et d'auteures (surtout), qui le font d'autant plus qu'ils, qu'elles s'insèrent dans un processus d'institutionnalisation multiforme (enseignements, équipes de recherche, réseaux, collections d'ouvrages, revues), comme en France, alors que cette relecture qui est plus une critique qu'une volonté de remettre en cause des principes et des méthodes bien intériorisés, touche peu les pays anglophone, où les études de genre relèvent pour leur grande part de départements interdisciplinaires de type "Women's Studies" ou "Gender Studies".

Cela donne à l'étude des conflits entre genre une autre tonalité et une autre orientation. Cette critique s'apparente d'ailleurs plus à une explosion des stand-points theories, qu'à une ligne directrice claire. Cette explosion portent "au coeur de la recherche des perspectives issues des mouvements des femmes et d'autres groupes minorisés, ont mis puissamment en questions la neutralité des sciences sociales et, et plus généralement, de la production du savoir." Et cette explosion de points de vue commence à faire elle-même l'objet de réflexions visant, à travers un renouvellement de la sociologie de la connaissance, à la recherche de la validité scientifique de ceux-ci... Ainsi, si le rôle des femmes dans la structuration des sociétés, les intrications entre classes, travail, genre et conscience de classe et conscience de genre, le dépassement d'une certaine historiographie reléguant les auteures dans des statuts de soutiens à leur compagnons (matériellement ou spirituellement) masculins, constituent des éclairages nouveaux qui permettent de mieux saisir la nature des conflits de genre.

Des auteurs comme Iris YOUNG (gender as seriality, 1994), s'inspirant d'autres plus anciens (Walter BENJAMIN, 1930), mettent en garde contre une certaine bandita que constitue le rapport de certaines théoriciennes féministes aux textes classiques. Soit l'opération de triage dans la pensée des auteurs classiques pour prendre ce qui fait avancer leur cause et pour rejeter le reste, enlevant à leurs oeuvres toutes les spécificités de leurs apports.

 

Une tendance peut-être dangereuse pour leur propre cause...

      A propos de cette opération de triage, même si sur le court terme, elle fait avancer cette cause ; il n'est pas sûr que le brouillage idéologiques qui en résulte ne se retourne pas contre elle. Mieux vaut raisonner dans la clarté des attendus, des développements et des conclusions des oeuvres, quitte à dénoncer, faire réapparaitre des sens occultés, mettre en évidence d'autres attendus, d'autres développements et d'autres conclusions. Détruire un sens commun qui favorise l'oppression des femmes est une chose, détruire un sens utilisé par la suite, dans le cheminement intellectuel qui conduit, de la psychanalyse et du marxisme par exemple, au féminisme en est une autre. Il existe une certaine solidarité entre pensées, dans le temps et dans l'espace, qu'il est parfois dangereux de briser, car le fil des logiques peut se rompre au profit d'autres logiques, qui, elles, parfois plus simplistes, peuvent facilement reprendre le dessus.

 

Quelques pistes sur les conflits de genres

     Suivant la démarche de Danielle-CHABAUD-RYCHTER, de Viriginie DESCOUTURES, Anne-Marie DEVREUX et Eleni VARIKAS, nous indiquons ci-après des pistes de réflexion qui alimentent la compréhension des conflits de genres. Nous nous limitons ici à seulement deux parties de leur ouvrage, structures, structuration, pratiques et Acteurs, savoirs, régimes d'action.

     Pascale MOLINIER, psychologue, professeure à l'Université Paris XIII, s'intéresse à Auguste COMTE et au positivisme. Elle considère, à la suite de Sarah KOFMAN (Aberrations; Le devenir-femme d'Auguste Comte, Flammarion, 1978) que le positivisme a largement contribué, en les ancrant théoriquement dans la nature, les "saines idées de subordination sociale". Elle critique (férocement) l'obstination, selon elle, d'Auguste COMTE à "confiner les femmes dans l'espace privé". "Le positivisme est une défense destinée à, (toujours suivant KOFMAN) "sauvegarder la santé de la société confondue avec un bon ordre, entendez l'ordre phallocratique, le seul susceptible de sauvegarder le bon équilibre de l'homme mâle, adulte, sain et civilisé". Mais si le vouloir positiviste en son temps triompha, dans le drame amoureux d'Auguste Comte, (...) personne ne fut gagnant, raison pour laquelle l'homme Auguste Comte est, finalement, aussi attachant que sa théorie des sexes est irritante. La question est : comment les intellectuels, hommes et femmes d'aujourd'hui, s'arrangent-ils de la concurrence des intelligences? Dans l'espace public? Domestique? Au lit? Qui conjure pour qui l'"explosion cérébrale" de la création intellectuelle? Qui travaille à l'effacement des traces construisant les postérités? Qui déplace l'ordre du genre et qui l'érige en défense?"

     Roland PFEFFERKORN, sociologue, professeur à l'Université de Strasbourg, réfléchit à l'apport d'Émile DURKHEIM sur l'unité organique de la société conjugale. "Si Émile Durkheim n'a pas consacré d'ouvrage spécifique aux rapports entre hommes et femmes, dès sa thèse (De la division du travail social, 1893) cette question est présente, au moins en creux, dans presque tous ses écrits." La division du travail sexuel, source de la solidarité conjugale, l'effet du mariage sur la fréquence du suicide (Le suicide, Étude de sociologie, 1897), au moins ces deux thèmes montrent que "E. Durkheim prend en compte la morale sexuelle différenciée s'appliquant respectivement aux hommes (de la bourgeoisie) ou à leurs épouses". "le fondateur de l'école française de sociologie en arrive (...) à évacuer explicitement ses propres préceptes. Alors que le social ne devrait s'expliquer que par le social, E. Durkheim a finalement recours au postulat d'une différence ontologique entre les hommes et les femmes, en contradiction totale avec l'ambition de la sociologie qu'il cherche à fonder".

Chaque époux étant un fonctionnaire de la société domestique, le rôle de la femme est de présider la vie de famille. "les rapports entre femmes et hommes sont enserrés par E. Durkheim dans la société conjugale, envisagée comme une unité organique. Dans ce cadre il n'est pas très surprenant que ses analyses soient lestées d'une certaine pesanteur biologique : l'homme est décrit par E. Durkheim comme "presque tout entier un produit de la société", tandis que la femme serait un être "resté bien davantage tel que l'avait fait la nature". Autrement dit, la différence entre la femme et l'homme serait "réductible à l'opposition nature-culture ou nature-société" (Philippe BESNARD, "Durkheim et les femmes ou le Suicide inachevé", dans Revue française de sociologie, vol 14, n°1, 1973). De tels présupposés l'empêchent de saisir véritablement les rapports de domination et d'exploitation qui se développent entre les groupes des hommes et celui des femmes tant à l'intérieur de la famille que dans l'ensemble de la société. Focalisé sur l'intégration et la régulation institutionnelle, E. Durkheim théorise avec détermination la complémentarité fonctionnelle des hommes et des femmes au sein de la famille ainsi que le partage des sphères privées et publiques. Il est pour l'essentiel incapable de penser les conflits au sein de la société conjugale."

     Marie-Elisabeth HANDMAN, anthropologue et maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l'EHESS-Paris, dans sa redécouverte parmi bien d'autres (comme Irène THÉRY, La distinction de sexe. Une nouvelle approche de l'égalité, Odile Jacob, 2007), de l'oeuvre de Marcel MAUSS, considère son analyse de la division par sexes des sociétés comme inaccomplie. Au minimum non sexiste, l'ethnologue reste attentif aux femmes. "La redécouverte de M. MAUSS, qui pourtant n'a pas abordé la question du genre en tant que telle, permet grâce à sa notion dynamique de division de la société par sexes, par âges et par générations, mettant au coeur de cette division les opérations symboliques, de renouer avec les théories féministes postérieures à 1970, théories, qui, elles aussi, sont, pour paraphraser I. THÉRY, des "chemins de déprise". Néanmoins, il ne faudrait pas inférer de ces rares travaux récents s'inscrivant dans la pensée de M. Mauss un incontestable succès a posteriori de ses recommandations concernant la prise en compte des sexes et la nécessité d'une "sociologie des femmes", du moins en référence directe à ses indications. La seconde vague du féminisme a toutefois, par ses recherches, largement donné raison à ce visionnaire.". Il faut sans doute relire à cet effet, le livre de Marcel MAUSS, de 1947, Manuel d'anthropologie, réédité en 1967 (avec une préface de Denise PAULME, Payot).

     Martine GESTIN, docteure en anthropologie et Nicole-Claude MATHIEU, maîtresse de conférences en anthropologie sociale/ethnologie à l'EHESS-Paris, reviennent sur l'échange des femmes selon les analyses de Claude LEVI-STRAUSS. Son anti-naturalisme concernant le genre humain, confirmé par son article "La sexualité féminine et l'origine de la société" (1998), n'empêche pas dans son oeuvre une... forme de "naturalisation" du genre féminin, du moins si l'on en juge des analyses de Catherine GOSSEZ (Les femmes des ethnologues,, Nouvelles Questions Féministes, n°3,1982) ou de Chantal COLLARD (Echangés, échangistes : structures dominées et structures dominantes d'échange matrimonial - le cas guidar, dans Culture, n°1, Montréal, 1981).

Car d'autres auteures comme Françoise HÉRITIER (A propos de la théorie de l'échange, dans L'homme, n°154-155, 2000) critiquent précisément de telles analyses. Claude LEVI-STRAUSS prend acte de l'asymétrie des sexes, mais comme il l'a écrit de manière irritée (Postface, dans L'homme, n°154-155, 2000), pour lui "il est indifférent à la théorie que les hommes échangent les femmes ou bien l'inverse". Dans le débat autour de sociétés matrilinéaires et matrilocales, l'anthropologue français réaffirme toujours avec force, que l'exercice de l'autorité dans les sphères politique et sociale est un monopole universel (Asymétrie des sexes et priorité masculine), et c'est précisément ce qui nombre d'auteurs féministes lui reprochent, car elles soupçonnent un glissement vers un androcentrisme bien partagé et fort ancien, qui empêcherait de repenser l'échange matrimonial. "L'androcentrisme est lié à toute forme d'organisation sociale où les femmes sont "le deuxième sexe", ce qui n'empêche pas, bien au contraire, leur survalorisation sexuelle ou même affective. La femme est signe et valeur (pour les hommes). D'où l'envolée de la fin des Structures (élémentaires de la parenté), que chaque femme opprimée à travers le monde appréciera à sa guise : "Ainsi s'explique que les relations entre les sexes aient préservé cette richesse affective, cette ferveur et ce mystère, qui ont sans doute imprégné, à l'origine, tout l'univers de communications humaines."

     Anne-Marie DEVREUX, sociologue, directrice de recherche CNRS, Paris-VIII, estime ambiguë la position sur les rapports de sexe de Pierre BOURDIEU. Au-delà de son ouvrage La domination masculine, qui ignore souverainement les travaux des sociologues et ethnologues féministes ou non, la révélation des structures objectives du monde social, des relations et division du travail entre les sexes par le sociologue français dans toute son oeuvre, laissent la question sexuelle comme facteur secondaire de la position de classe. Les critiques anglo-saxonnes comme françaises critiquent cette position qui fait que les femmes semblent finalement exclues du rapport social qui les opprime. "Ainsi, la lecture de l'oeuvre de P. Bourdieu à l'éclairage du genre révèle une certaine lucidité concernant le poids de la division du travail entre les sexes et la complexité des interactions entre classe et sexe. Pourtant, si P. Bourdieu s'est senti entraîné par toute la logique de sa recherche à travailler La domination masculine, toute la logique de sa théorie l'a conduit à une impasse : s'étant laisser éblouir ici plus que dans ses autres champs d'investigation, par sa "découverte" de la violence symbolique des rapports sociaux, il a échoué à saisir la dynamique historique des rapports entre les sexes dont il avait pourtant repéré très tôt la dimension structurelle. Sa prévention à l'égard des analyses et théorisations féministes a achevé d'obscurcir cette lucidité première en le privant des outils de compréhension de l'exploitation et de l'oppression tant matérielle que symbolique des femmes." 

     Anne-Marie DAUNE-RICHARD, sociologue et chargée de recherche au CNRS, examine l'oeuvre de Maurice GODELIER, à la recherche des rapports sociaux de sexe. Autour de l'idéel et du matériel dans les processus de domination, elle souligne les prises de distance de cet auteur avec la thèse de Claude LÉVI-STRAUSS, "qui voyait dans la prohibition de l'inceste le passage de la nature à la culture, de l'animalité à l'humanité, créant du lien social en obligeant les hommes à échanger des femmes."

Il a été montré que les échanges matrimoniaux peuvent revêtir d'autres formes que l'échange des femmes entre les hommes : l'échange des hommes entre les femmes - même si le cas est peu fréquent - et enfin "l'échange des hommes et des femmes entre des familles qui donnent naissance à d'autres familles, comme c'est le cas dans nos sociétés occidentales. Où s'inscrit alors la domination masculine? Pour Maurice GODELIER (La production du social, Autour de Maurice Godelier, Fayard,1999), il s'agit d'"une nécessité anonyme qui s'impose à tous les humains de devoir sacrifier quelque chose de leur sexualité pour continuer à produire de la société". Au lieu de situer le ressort de cette domination dans la parenté ou dans l'économie, il le trouve dans l'ordre politique, qui est aussi un ordre sexuel.

      Lyann JAMIESON, sociologue et directrice du département de sociologie à la School of Social and political Science, University of Edinburgh (UK) et Judy WAJCMAN, sociologue et directrice du département de sociologie à London School of Economics and Political Science, examine les écrits d'Anthony GIDDENS, sous l'angle de l'intimité en tant que structuration oubliée. Sociologue le plus influent et le plus prolifique de Grande Bretagne, il élabore le concept de structuration (1984, traduit en français : La constitution de la société, PUF, 1987). Les rapports de genre, la sexualité et la question de l'identité forment le pivot de trois de ses ouvrages : The Consequences of Modernity (1990), Modernity and Self-Identity (1991) et The Transformation of Intimacy (1992).

Ce dernier ouvrage, traduit en français (La Transformation de l'intimité, 2004) renouvelle les débats sociologiques sur la vie personnelle et familiale. "A. Giddens nous offre une vue alléchante et séduisante de ce à quoi l'intimité ressemblera demain. Une vision (...) qui s'attache plus au contenu émotionnel et communicationnel des relations qu'aux tâches matérielles dont elles se nourrissent aussi. On sait que dans l'espace familial, la prise en charge matérielle des besoins d'autrui (...) repose toujours de façon disproportionnée sur les femmes. De notre point de vue, la transformation de l'intimité et celle, concomitante, des rapports de genre, requièrent un changement tout aussi radical des comportements et des discours. Les débats récents autour de la corporéité l'ont souligné une fois de plus : l'activité physique et l'action communicative contribuent à façonner les subjectivités des hommes et des femmes. En outre, dans les relations à deux, le regard porté sur l'autre, les pensées et les sentiments qu'il inspire, la relation qui se noue avec lui sont simultanément déterminés par les actions et par les mots. Le soin avec lequel les hommes continuent à se soustraire aux tâches qui, à l'âge adulte, engagent la plupart des femmes au service des autres, modifie les perspectives de changement de l'identité de genre et de l'intimité, y compris dans un contexte culturel qui valorise la "relation pure" et l'apparition d'un "homme neuf". A. Giddens a raison de souligner que le discours moderne de l'intimité privilégie la parole et la révélation de soi, et qu'en la matière les femmes ont acquis une plus grande aisance que les hommes. il omet toutefois de signaler que les valeurs et les aptitudes attribuées aux femmes émanent d'un monde où le pouvoir est avant tout masculin. Associée à la maternité, la compétence des femmes pour le travail émotionnel et les soins aux personnes est culturellement définie comme une qualité féminine. Le maintien de la ségrégation de genre sur le marché de l'emploi continue de refléter les conceptions culturelles traditionnelles de la masculinité et de la féminité, et cet état de fait limite lui aussi les possibilités de transformation de l'intimité et du genre. Il est trop tôt pour dire quelles formes prendraient la masculinité et la féminité dans un monde où l'égalité de genre serait la règle, ou même, si en tant que telles, elles resteraient des traits marquants de l'identité."

     Dominique FOUGEYROLLAS-SCHWEBEL, sociologue, chargée de recherche CNRS à l'Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO, à l'université Paris Dauphine, examine ce qu'elle considère être l'héritage controversé (Rôles de sexes, famille et modernité occidentale) de Talcott PARSONS. Les antagonismes entre structures de la parenté et organisation professionnelle moderne, les rôles de sexe et l'amour romantique, la socialisation à travers une relecture du complexe d'Oedipe, les conflits de valeurs et les conflits d'intérêts, toutes des questions examinées par le sociologue nord-américain, sont passées en revue. La critique de son fonctionnalisme et de sa théorie de la spécialisation des rôles des sexes, qui ont beaucoup de succès aux États-Unis, se rapporte beaucoup au fait que Talcott PARSONS amplifient les interrogations sur les responsabilités familiales des femmes et minimisent la prise en compte des contraintes sociales et économiques au profit d'analyses des comportements individuels.

"L'une des questions que T. Parsons a le moins anticipée est sans doute la tension croissante pour les femmes dans l'accès à l'égalité. De ce point de vue, sa position s'écarte des deux auteurs auxquels il semble vouer le plus de considération, Weber et Freud - avertis de ces contradictions sans en voir les réponses - et se rapproche des positions conformistes de la spécialisation des rôles entre hommes et femmes tel que Durkheim l'avance : la complémentarité des rôles de ses serait la clé de voûte de la stabilité sociale. Depuis la fin des années 1960, cette représentation de la famille a été mise en cause sous bien des aspects. D'une part, la famille n'est pas exempte de conflits graves et de violence. D'autres part, les tâches réalisées par les femmes au sein des familles n'ont pas que des dimensions affectives, elles représentent un temps de travail qui, selon les situation sociales, peut s'avérer très accaparant. Enfin les processus de socialisation ne sont pas que des mécanismes enchantés d'intériorisation de normes et de valeurs mais aussi la construction des subjectivités par une idéologie."

     Jacqueline LAUFER, sociologue, professeure émérite à HEC-Paris, se penche sur les rapports de Michel CROZIER à la différence des sexes, en tant que sociologie des organisations au masculin neutre. C'est un oubli du genre, qui conduit à se demander si les femmes sont des prolétaires comme les autres. Sa sociologie est celle "qui, à partir du constat de la présence des femmes dans les effectifs des organisations en question, ne chausse pas les "lunettes du genre" pour rendre compte des phénomènes observés. Ce qui ne signifie pas que M. Crozier ne "voit" pas les femmes, car de fait (...) il n'ignore pas cette question dans ses recherche. Mais cela le conduit à ne pas établir de relations entre le statut donné aux femmes et au travail des femmes dans la société et dans les organisations, et les phénomènes qui sont au centre même de l'analyse qu'il conduit dans les organisations en question. Alors même que M. Crozier s'intéresse aux classes sociales, à la bureaucratie et aux phénomènes de pouvoir dans les organisations, ce sont précisément ces rapports sociaux et ces logiques de pouvoir et de domination dans les organisations (et dans la société), en tant qu'ils concernent les hommes et les femmes, qui lui échappent. Du point de vue de l'analyse conjointe des différences de sexe et des relations de pouvoir, on peut penser qu'apparait ici le poids d'un "interdit", celui qui est associé à la volonté d'envisager le pouvoir en faisant abstraction d'une analyse en termes de rapports sociaux de domination et, en particulier, de domination masculine. Or, comme on a pu les montrer dans l'analyse du travail (Le Sexe du travail, 1984; Les nouvelles frontières de l'inégalité hommes femmes sur le marché du travail, Sous la direction de MARUANI, La Découverte, 1998), il ne s'agit pas seulement d'un "oubli", ou de l'oubli d'une "variable" (Sous la direction de Jacqueline LAUFER, Catherine MARRY, Margaret MARUANI, Le travail du genre, les sciences sociales du travail à l'épreuve des différences de sexe, La Découverte, 2003).

Au-delà, il s'agit de fonder un nouveau regard sur des organisations qui ne doivent plus être "neutralisées". Tandis que les réflexions et les recherches qui ont structuré l'évolution du champ de la sociologie et de la théorie des organisations se sont pendant longtemps élaborées au masculin neutre, de nombreux travaux s'attachent désormais à une analyse critique de ces travaux fondateurs et envisagent l'analyse des organisations en tant que "structures sexuées" dans lesquelles s'inscrivent, par exemple, la ségrégation des emplois masculins et féminins, l'ordre hiérarchique qui est institué entre ces emplois ou encore l'absence des femmes aux postes d'autorité".

     Xavier DUNEZAT, sociologue, enseignant de sciences économiques et sociales au lycée en Bretagne et Elsa GALERAND, sociologue, chargée de cours à l'université du Québec à Montréal, questionne le parcours d'Alain TOURAINE, de l'oubli du genre au sujet-femme et de sa possible orientation vers une philosophie de la différence. Sa tardive analyse de la place des femmes dans la société (vers les années 2000), s'effectue "d'une manière qui nous semble s'éloigner de la sociologie du genre telle qu'elle se développe en France aujourd'hui." Car "il adopte une posture qui rend le "genre" paradigmatique puisqu'il en fait le principe de constitution de la principale figure du sujet : les femmes. Alors même que la nécessité de penser l'intrication des rapports sociaux de sexe, de classe, de race gagne du terrain dans la théorisation du genre, A. Touraine érige désormais les femmes en sujet principal. Mais pourquoi les femmes et quelles femmes? Qui sont ces actrices post-féministes? Où sont ces "territoires libérés" dans lesquels se développe cette "conscience féminine" (Le Monde des femmes, Fayard, 2006) porteuse du sujet? Et pourquoi pas les ouvrier(e)s, les racisé(e)s? (...) Sa théorie du "genre" est en effet tout entière ancrée dans la sexualité et dans la reproduction, tout en étant dissociée de la question de l'organisation du travail et de l'exploitation.

Cette question est le propre des rapports de classe pour A. Touraine, tandis que la sexualité est l'enjeu des conflits "de genre", si bien que les liens qui unissent le genre et la classe ne peuvent être pensés à partir de A. Touraine, pas plus que les liens qui unissent l'oppression en matière de sexualité et l'exploitation qui se réalise dans et par la division sexuelle du travail. La séparation des enjeux et des conflits est ainsi maintenue. A chaque conflit, son enjeu et à chaque enjeu son acteur. Tout se passe donc comme si l'organisation de la sexualité et celle de la reproduction n'étaient pas liées à celle du travail, comme si le rapport au travail n'étant pas genre, et comme si le rapport à la sexualité n'était pas "classé". La sexualité est envisagée comme un domaine séparé du reste du monde social : le domaine des femmes.

Outre les critiques qui l'on peut adresser à cette position sur un plan théorique (Stevi JACKSON, Récents débats sur l'hétérosexualité : une approche féministe matérialiste, dans Nouvelles Questions Féministes, n°3,1996 ; PaolaTABET, La construction sociale de l'inégalité des sexes ; des outils et des corps, L'Harmattan,1998), l'analyse pose également un problème de méthode puisqu'elle s'appuie exclusivement sur des discours et que nous ne savons rien des pratiques. Nous ne connaissons pas plus les positions occupées, par les femmes rencontrées, dans les rapports de classe, de race. Rien n'est dit de leur rapport au travail, professionnel et domestique, leurs trajectoires sociales sont éludées (...)". Du coup, le travail sociologique d'Alain TOURAINE apparait peu utilisable pour une théorisation tentée par les auteures féministes. 

     Marie DURU-BELLAT, sociologue, professeure de sociologie à l'Institut d'Études Politiques de Paris examine la portée d'un certain "universalisme abstrait" dans l'analyse genrée des inégalités de Raymond BOUDON. Son individualisme méthodologique asexué, analyse des évolutions de la socialisation constituent-ils une bonne approche des processus de socialisation différentielle ses sexes?

L'auteure n'est pas loin de le penser, mais elle indique que "ce n'est pas l'évolution des chances scolaires et moins encore l'évolution de la socialisation qui a enclenché ce mouvement (demandes croissantes d'éducation). On retrouve ici (on retrouverait serait plus juste puisque R. Boudon n'en dit pas un mot) ce refus du déterminisme de la socialisation et la force des capacités des acteurs à utiliser le système scolaire pour servir leurs visées. Ceci conduit à minorer l'impact de l'école dans la reproduction des rôles de sexe, à la différence de celui qu'elle a sur les inégalités entre groupes sociaux. D'abord parce que le sexe dominé ne l'est pas si nettement en termes de diplômes obtenus. Et si, comme certaines recherches le montrer, la socialisation scolaire inculque bien des représentations sexuées conventionnelles, vecteurs de reproduction de la domination du masculin sur le féminin, les évolutions contemporaines révèlent que de fait, cette socialisation sexuée scolaire pèse peu dès lors que des opportunités se présentent sur le marché du travail (ou plus largement dans la vie). Les filles sont alors capables de se montrer stratèges et d'utiliser l'éducation pour se promouvoir, comme le soutiennent des analyses fort peu "boudonniennes" (Jean-PierreTERRAIL, Réussite scolaire : la mobilisation des filles, dans sociétés contemporaines, n°11-12 1992 ; Michèle FERRAND et collaborateurs, L'excellence scolaire : une affaire de famille. Le cas des normaliennes et normaliens de Paris, L'Harmattan, 1999).

Cela ne suffit évidemment pas pour égaliser les positions sociales des hommes et des femmes, ce qui à nouveau conforte les positions de R. Boudon dans sa critique du modèle linéaire de la reproduction qui liait structures sociales, socialisation et succès scolaires et insertion/reproduction sociale. En matière d'inégalités entre les sexes, plus encore sans doute qu'en ce qui concerne les inégalités sociales, celles qui sont aujourd'hui observées ne se réduisent pas aux inégalités scolaires. Elles passeraient davantage par de multiples canaux qui restent largement à explorer (imposition de modèles corporels et d'image par exemple). Et tout comme pour les inégalités sociales, peut-être plus encore, on peut estimer avec R. Boudon (qui sur ce point n'est pas très éloigné du pessimisme de P. Bourdieu et J-C. Passeron) que la capacité de l'institution scolaire à atténuer les inégalités entre les sexes est sans doute faible. Ceci étant, R. Boudon n'analyse toute la dynamique scolaire qu'en référence aux enjeux de mobilité sociale, ce qu'on peut juger restrictif, car l'éducation a sans doute des effets autonomes potentiellement libérateurs."

      Hana LÖWY, historienne des sciences, directrice de recherches au CERMES, discute du genre caché de la micro-histoire chez Carlo GINZBURG. Celui-ci propose d'appliquer comme principe d'écriture de l'histoire, une utilisation créative des difficultés incontournables, entre recouvrement par le point de vue de l'auteur de cette histoire et obligation d'effacer leur point de vue pour s'approcher le plus possible du langage de leurs sujets. il ne propose pas, à travers ses récits foisonnants tentant de comprendre une réalité globale, une approche théorique bien définie mais de multiples pistes. "Il donne aussi quelques conseils pour ceux qui veulent se risquer sur ces pistes : être curieux, oser sortir du carcan disciplinaire, ne pas hésiter à faire des rapprochements incongrus et avoir le courage de confronter systématiquement les éléments qui perturbent. Ce dernier conseil peut être particulièrement utile pour les chercheurs qui étudient les mécanismes de la domination et s'identifient souvent avec les dominés. Une telle identification, si elle est compréhensible, peut affaiblir leur capacité de mettre en question des idées préconçues, et avant tout les leurs.

Pour limiter ces risques, C. Ginsburg conseille de remettre à l'honneur la tâche essentielle de l'avocat du diable. Ou peut-être, en suivant son interprétation de la sorcellerie, comme une posture liminale qui interroge l'ordre établi, l'avocat de la sorcière?". pour saisir les enjeux de la micro-histoire, nous conseillons la lecture de l'ouvrage, sous forme d'entretiens avec Carlo GINZBURG, mal connu en France, de Charles ILLUZ et de Vidal LAURENT : L'historien et l'avocat du diable, dans Genèses n°53 et 54, (2003-2004).

    Fatiha TALAHITE, économiste, chargée de recherche au CNRS (Paris XIII Nord), examine les relations de Luc BOLTANSKI et du genre, vues entre aliénations spécifiques et aliénation générique. Dans l'oeuvre de cet auteur, le genre est très présent et occulté à la fois. "En s'engageant dans l'étude de l'engendrement, L. Botanski est amené à abandonner tour à tour les méthodes classificatoire et homologique ; à s'éloigner du modèle de cité pour intégrer la contradiction (qui avait été évacuée au profit de l'équilibre et de l'accord) et le principe du moindre mal (à la place du sens de la justice) ; à sortir des oppositions binaires pour introduire le tiers ; à adopter une théorie ad hoc pour saisir la relation mère-foetus. Mais il ne fera pas le chemin de retour qui l'aurait conduit à reconsidérer à la lumière de cet aboutissement l'ensemble de sa sociologie. En cherchant à mettre en évidence les valeurs morales implicites tant de la sociologie critique que des personnes ordinaires, ce sont, par un mouvement spéculaire, ses propres croyances qu'il énonce, ce qui confère à son oeuvre un caractère apologétique (BOLTANSKI, De la critique, Précis de sociologie de l'émancipation, Gallimard, 2009).

Sa grammaire des justifications échoue à rendre compte de la pluralité des systèmes de valeur, même appliquée à la société française, dont il occulte la diversité (...). On décèlera cependant deux pistes. L'une envisage que la femme puisse occuper la position de tiers, ouvrant une brèche dans le déterminisme de la condition féminine. L'autre est un début de reconnaissance des "philosophies politiques féministes (De ce courant qu'il nomme "Ethics of Care") qui "défendent la possibilité d'un accès ouvert à l'avortement tout en se montrant fréquemment très critiques à l'égard de la plupart des arguments proposés pour légitimer cette pratique" et qui, tout en maintenant l'exigence de libéralisation, "s'opposent à la fois aux arguments qui, ne considérant la femme et ses droits, tendent à ramener le foetus vers le néant (il n'est rien si ce n'est un élément du corps de la mère)" et à démontrer qu'il ne peut être traité comme une "personne" ni, moins encore, d'être doté d'un droit à demeurer là où il est et à s'y développer". Dans un texte récent qui sonne à la fois comme une confession et une justification, L. Boltanski (Rendre la réalité inacceptable. A propos de l'idéologie dominante, Demopolis, 2008) reconnait l'absence "troublante" de toute référence au mouvement féministe dans un article publié en 1976 avec P Bourdieu. Mais dans son oeuvre, le mode d'occultation du genre consiste à le lier chaque fois à une autre question qui prend le dessus. Par ce procédé de contournement, il n'en traite jamais vraiment, mais en révèle des contours inédits et incite à la réflexion."

    Delphine GARDEY, professeure en histoire contemporaine, directrice des études genre à l'Université de Genève, discute des idées de Bruno LATOUR, en tant que guerre et paix : tours et détours féministes. Le philosophe et anthropologue contribue à renouveler l'étude sociale des sciences et des techniques. "Ce n'est pas tant l'oeuvre personnelle de B. Latour que les productions identifiées sous l'appellation de l'Actor-Network Theory qui ont fait l'objet d'une première réception et d'une première critique féministe (...).

Donna HARAWAY (The Promises of Monsters, 1992) "est sans doute celle (...) dont l'oeuvre discute les écueils autant que les potentialités avec le plus d'ampleur et de promesses." "Si plus récemment, B. Latour parle de la question de la représentation comme nouvelle tâche de l'écologie politique, et de la nécessité de pouvoir recueillir cette multiplicité (humains/non humains socialisés) pour poser "à nouveaux frais" la question de la "composition du monde commun" (LATOUR, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 1999), le vocabulaire de D. Haraway diffère sensiblement. Dans ce qu'elle nomme la "conversation" avec le monde, elle revendique une position de "responsabilité". Il s'agit d'interroger la façon dont "nous sommes responsables" ou "redevables" de nos "compagnons d'espèce". Elle assume implicitement la dimension normative de tout mode d'existence (qu'il s'agisse d'être au monde, d'y agir, ou de tenter de la connaitre) et nous oblige ainsi à penser ce que sont "nos sciences" et "nos politiques"."

 

Sous la direction de Danielle CHABAUD-RYCHTER, Virginie DESCOUTURES, Anne-Marie DEVREUX et Eleni VARIKAS, Sous les sciences sociales, le genre, Relectures critiques de Max Weber à Bruno Latour, La Découverte, 2010.

 

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Relu le 9 novembre 2020

 

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