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21 mars 2020 6 21 /03 /mars /2020 14:41

Des analyses d'ALTHUSSER....

  Parmi les travaux de Louis ALTHUSSER, ceux publiés dans La Pensée en 1970, repris en 1976 dans Positions, sous le titre "idéologie et appareils idéologiques d'État eurent un retentissement durable au-delà du milieu universitaire marxiste. Ils sont le plus intéressant exemple d'une sociologie critique de toute sociologie (fut-elle marxiste) qui entendait produire dans le champ du "matérialisme historique" la connaissance scientifique de nouveaux objets réglés par la justesse des thèses philosophiques composant le "matérialisme dialectique". De plus, étudier la question de l'appareil idéologique d'État au moment où en Union Soviétique, il exerce une emprise certaine sur les populations, revient à porter l'éclairage sur des éléments soigneusement caché par les autorités politiques qui se targuaient toujours d'avoir instaurer une société communiste. Même si l'étude est orientée contre la sociologie dite "bourgeoise", s'attirant les critiques de Pierre BOURDIEU, qui se voit là concurrencé dans ses recherches...

   A la différence de l'enquête de BOURDIEU et de PASSERON, exclusivement consacrée au système éducatif, et même s'il reconnait en ce système un rôle déterminant dans la pérennisation des inégalités sociale, l'article d'ALTHUSSER s'efforce de penser, sous un concept unitaire (appareil idéologique d'État, AIE), le fonctionnement et l'efficacité historique communs à l'ensemble des institutions généralement nommées culturelles et supposer constituer autant de "bastions" de la "société civile". Aux côtés du système scolaire, il distingue entre autres, en une énumération qui bouleverse les tranquilles certitudes du marxisme orthodoxe, l'Église certes, mais aussi la famille, le système judiciaire, le système politique et syndical, ces deux derniers étant composé en particulier des organisations de "la classe ouvrière". ALTHUSSER regrette plus tard de ne pas y avoir inclus les institutions psychiatriques et la psychanalyse.

   Une thèse générale, empruntée à MARX, gouverne l'approche de ces institutions et vise à justifier la triple qualification, au premier abord surprenante, d'appareil, de réalité fondamentalement idéologique et d'instance étatique : à l'instar de toute organisation sociale, la société capitaliste se produit elle-même, en produisant, et cette autoproduction est en réalité déterminée par la nécessité de sa propre reproduction. Se reproduire comme structure sociale, c'est, en raison de la centralité que leur accorde ici la théorie, reproduire les rapports sociaux de production. Ceux-ci étant appréhendés dans la figure d'un antagonisme de classe, c'est fondamentalement le rapport d'exploiteurs à exploités qui est reproduit (éternisé disait MARX) et c'est sous les modalité de se reproduction qu'il peut seul et doit être saisi dans son essence. La domination de classe,qui est aussi, intrinsèquement, "idéologique", produisant quant à sa propre nature des effets de méconnaissance, les formes réelles de sa reproduction ne peuvent être portées au concept que si l'on adopte dans la théorie le point de vue des dominés, c'est-à-dire celui des "individus" sur lesquels elles s'exercent et qui leur opposent une résistance suceptible de les transformer radicalement. C'est en ce sens qu'ALTHUSSER soutient à la fin de son étude que le point de vue de la reproduction coïncide "en dernière instance" avec celui de la "lutte des classes".

  L'analyse des AIE ne prétend traiter qu'un aspect seulement du "procès d'ensemble de la réalisation de la reproduction des rapports de production" selon l'expression risquée pae ALTHUSSER. Cet aspect est déterminant même si MARX, pour des raisons historiques, n'avait pu en mesurer l'importance (et donnait aux facteurs économiques stricto sensu l'explication de ces rapports de production). La contribution propre des AIE à ce processus, identifiée dans le mécanisme par lequel  est reproduite indéfiniment la soumission des exploités à l'ordre de classe existant, apparait comme le fondement de l'assujettissement continu des dominés et des dominants eux-mêmes à "l'idéologie dominante". Dans la conceptualisation codée de l'époque, fixée par ALTHUSSER lui-même à un degré de précision quasi maximale, il est postulé, conformément à la thèse du primat des "rapports de production" sur les "forces productives" que la reproduction de la "force de travail" s'effectue "pour l'essentiel" en dehors de l'entreprise. Outre sa reproduction proprement matérielle (reconstitution physique) assurée par l'octroi du salaire, la réinscription indéfinie de la force de travail dans la structure des rapports de production implique la reproduction de sa compétence ou de sa qualification selon un mécanisme qui, loin de répondre aux seules exigences de la division technique du travail, se produit intégralement selon ALTHUSSER dans les formes de l'"assujettissement idéologique". Il s'agit ici, selon ALTHUSSER de l'apprentissage des savoir-faire et de la "culture" qui s'accomplit dans l'institution scolaire au premier chef sous la contrainte invisible d'une "inculcation massive" de valeurs, exercée à travers des discours de nature principalement "juridico-morale", éternisant les rôles, légitimant les fonctions et "naturalisant" l'ordre productif. Adressé à des "individus", tout discours institutionnel les transforme par ce seul mécanisme interpellatoire en "sujets", les arrimant à une identité, une fonction, un poste, une position également fixes : répondant à l'adresse et reconnaissant dans ce qu'elle dit d'eux ils sont pas là déterminés à méconnaitre leur position, leur réalité, leur intérêt propres et à rejoindre quotidiennement la même place, qui n'est pas la leur et qu'ils occupent "librement" en la faisant leur (ALTHUSSER, 1976).

Faisant fond sur la théorie explicative des conditions et des mécanismes de la reproduction construite par MARX, en particulier dans le Livre II du Capital, la recherche d'ALTHUSSER est simultanément adossée aix concepts et aux dispositifs théoriques dans lequel de L'idéologie allemande à la Critique du programme de Gotha, MARX a réfléchi, de manière embryonnaire, le politique et l'idéologique : on y retrouve la distinction entre pouvoir d'État et appareil d'État (qui ne prenaient en compte que les "appareils répressifs d'État" tels que l'armée, la police et les tribunaux) ainsi que la "topique" établie en 1859, représentant le tout social dans la métaphore d'un édifice composé d'une base et d'une super-structure, dont ALTHUSSER  a l'ambition de dépasser l'allure descriptive. C'est en particulier à L'idéologie allemande, ouvrage seulement publié en 1932 et qu'Antonio GRAMSCI (1891-1937) ne put utiliser dans l'élaboration de son concept d'hégémonie, qu'ALTHUSSER emprunte pour les "rectifier" et les refonder conceptuellement, ses grandes thèses relatives à l'idéologie, qui énoncent notamment qu'à l'instar de l'inconscient elle n'a pas d'histoire, et que, sous sa modalité de "télécommunication" pratique, elle exerce une double fonction de reconnaissance et de méconnaissance, à quoi s'oppose, comme au dedans le dehors, le processus de connaissance scientifique. C'est ici particulièrement la théorie de MARX elle-même qui délivre aux "sujets" le savoir de leur assujettissement et leur indique le chemin de leur émancipation. Définie non pas comme la représentation imaginaires des conditions réelles d'existence; mais comme la représentation de rapport imaginaire que les individus entretiennent avec les rapports réels sous lesquels ils vivent. L'idéologie est ainsi affectée d'un indice de secondarité et localisée précisément dans la structure sociale. Mis au jour dans son fonctionnement et son efficacité, l'idéologie pourrait concourir autrement, en faveur cette fois des exploités, "à cette forme de la lutte des classes, vitale pour la classe dominante, qu'est la reproduction des rapports de production" (Idem).

L'alternative à la reproduction est ainsi précisément formulée : en même temps, la théorie de MARX interpelle à son tour, comme toute idéologie, en "sujets" les individus qu'elle oriente vers la déprise de leur assujettissement. Si elle est probablement le seul des essais consacrés au XXe siècle, à l'idéologie qui ait quelque consistance théorique, l'analyse d'ALTHUSSER achoppe sur une impasse qui en révèle aussi l'impuissance. La thèse même selon laquelle les individus sont "toujours-déjà" assujettis rend proprement impensable le principe d'une libération collective qu'il s'agissait précisément d'élucider : paradoxalement elle éclaire en revanche les raisons de l'échec de toutes les révolutions "prolétariennes" de même que MARX éclaire celles du succès du capitalisme historique par une analyse des lois de la reproduction. (Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS).

 

... aux conséquences tirées par ses continuateurs ou détracteurs

     On se rend alors bien compte à quel point la réflexion théorique est en quelque sorte tiraillée - notamment pour les penseurs marxiste - entre la volonté d'affiner le concept d'appareil idéologique, pour continuer malgré tout à combattre le système capitaliste dans ses fondements et celle de contester cette analyse qui rend caduque le combat au final des prolétaires... Si elle rend compte d'un échec global, si elle pose elle-même la question de l'idéologie "soviétique" comme par ricochet et effet-miroir, cette analyse peut rendre compte d'une certaine fragilité de tout l'édifice d'État - et partant, dans la logique marxiste, de tout le système capitaliste - qui repose non plus tant sur des mécanismes matériels que sur des mécanismes psychologiques de représentation...

    Étienne BALIBAR, après avoir resitué la notion d'appareil (Dictionnaire critique du marxisme) que l'on retrouve dans maintes parties des écrits marxistes, pose la question de la pertinence de "l'articulation de la métaphore conceptuelle de l'appareil et du concept de l'idéologie". "Schématiquement, explique t-il, ou bien on emprunte la "voie" de Gramsci,ou bien on emprunte la "voie" d'Althusser." Ce dernier a construit sa théorie en réaction à celle de Gramsci dans cette vaste influence-confrontation des marxismes français et italiens.

La voie de Gramsci conduit finalement à restreindre et à éliminer tendanciellement la notion de l'"appareil", pour l'État comme pour le parti, non sans que Gramsci ait d'abord tenté de l'incorporer à son étude en parlant d'appareil hégémonique ou d'appareil d'hégémonie. Mais, pour lui, l'hégémonie idéologique est essentiellement un phénomène "organique", un phénomène de "consensus" obtenu à travers l'action des "intellectuels organiques" d'une classe. D'où également le rétablissement du primat de la "société civile", même s'il en modifie le concept.

La voie d'Althusser, au contraire précise le sens de la notion d'appareil et en étend systématiquement l'usage, en définissant comme un tout inséparable le concept d'"appareil idéologique d'État". Ce qui veut dire :

1- il n'y a pas d'appareils idéologiques qui ne soient en même temps des appareils d'État, réalisant dans leurs pratiques quotidiennes les contraintes de l'idéologie dominante, et en même temps

2 - il n'y a pas des appareils d'État soit répressifs, soit idéologiques, mais tout appareil d'État fonctionne toujours à la fois à la répression et à l'idéologie.

Les AIE sont fonctionnellement insérées dans le procès de reproduction des rapports d'exploitation. Ils développent autant de modalités (religieuses, scolaires-culturelles, professionnelles, politiques, juridiques, morales-familiales...), d'assujettissement ou d'interpellation des individus en sujets. Ils sont à la fois le lieu et l'enjeu des luttes de classes, auxquelles ils confèrent leurs formes historiques concrètes. Dès lors la position d'Althusser représente probablement la tentative la plus radicale pour fonder la thèse marxiste classique selon laquelle le noyau de l'idéologie bourgeoise dominante est l'idéologie juridique (distincte du droit, bien que l'une n'existe pas sans l'autre) et par conséquent, pour penser l'histoire et la politique en dehors des catégories de cette idéologie. Mais, en même temps, tout en maintenant que seule l'idéologie de la classe dominante peut être organisée en système complexe, il tend à poser que, dans la lutte des classes idéologique et permanente, l'élément déterminant en dernière instance est paradoxalement la position occupée dans l'idéologie par les classes dominées et exploitées.

Ce qui veut dire qu'aucune idéologie d'État ne peut exister sans "base populaire", enracinée dans les conditions de travail et d'existence et donc sans "exploiter" à sa façon l'élément progressiste et matérialiste que comporte l'idéologie des classes dominées. On peut dès lors s'expliquer pourquoi, alors que Gramsci désigne dans le parti révolutionnaire un "prince nouveau" que son action au sein des masses conduite à faire État lui-même, Althusser, lui, insiste contradictoirement et sur l'impossibilité pour le parti révolutionnaire de s'arracher entièrement à la détermination de l'AIE politique §dont il constitue aussi un élément), et sur la nécessité de constituer un "parti hors État" dans la perspective du communisme, qu'ébauchent déjà les luttes ouvrières. (Étienne BALIBAR).

 

Penser l'appareil d'État et l'idéologie autrement?

    A la suite de ces réflexions et à l'heure précisément où l'État perd de son influence sans que le système capitaliste s'affaiblisse par ailleurs, ne peut-on pas penser l'appareil d'État et l'idéologie autrement? Si il est difficile de penser l'État sans l'idéologie, l'idéologie (dominante) sans l'État ne se développe-t-elle pas, par de multiples canaux, d'entreprises ou d'Églises? Il est vrai que de manière générale les appareils idéologiques se déploient et sont analysés par des penseurs marxistes en tant que tels, de même qu'il existe toujours des appareils idéologiques d'État en bonne et due forme (singulièrement dans la Chine "communiste" d'aujourd'hui, où vit une très grande part de l'humanité).

C'est que le débat ouvert par Louis ALTHUSSER apparait comme une étape de la pensée marxiste aujourd'hui, de manière plus ouverte et avec une pointe d'agacement sans doute vis-à-vis d'une recherche de l'impure pureté du concept comme l'écrirait François MATHERON. Par ailleurs, la réflexion sur l'Appareil Idéologique d'État n'est pas la seule voie ouverte par ALTHUSSER. Le champ abordé est en effet vaste (et pas encore délimité...) et touche presque tous les aspects théoriques de l'approche marxiste ; chaque penseur qui se réclame plus ou moins de l'approche ouverte par MARX et ENGELS, y développe sa propre réflexion, sans obligatoirement passer par l'étape proposée par le philosophe français. 

 

François MATHERON, Louis Althusser ou l'impure pureté du concept, dans Dictionnaire Marx contemporain, Actuel Marx Confrontation/PUF, 2001. Étienne BALIBAR, Appareil, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF collection Quadrige, 1999. Bruno THIRY, Antimo FARRO et Larry PORTIS, Les sociologies marxistes, dans Sociologie contemporaine, Vigot, 2002.

 

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