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5 février 2020 3 05 /02 /février /2020 15:25

    Un certain nombre de chercheurs partagent en commun, qu'ils soient directement ou non reliés à l'École de Chicago, la tradition de la recherche empirique inaugurée au début du XXe siècle par THOMAS et PARK. Le mouvement a d'ailleurs été concrétisé par de multiples monographies, devenues des références obligées (c'est-à-dire rapportées systématiquement dans les manuels universitaires ou les livres destinés aux différents publics...) de la sociologie aux États-Unis. Ce courant de pensée, désigné par Interactionnisme, est caractérisé par la conviction que ce sont les interactions sociales qui produisent les organisations sociales et les structures. Il examine ces organisations et ces structures par leur genèse et se penche beaucoup moins sur l'autre versant, sur le poids des structures sur les consciences des individus... In fine, nombre de conflits entre individus donnent leur forme aux structures.

   Dès 1937, H. BLUMER invente l'expression : interactionnisme symbolique et ce terme d'interactionnisme désigne, à partir de 1960, les recherches des élèves de HUGHES et BLUMER qui poursuivent cette tradition. Du coup, c'est bien la pensée de MEAD qui reste en toile de fond. Même un chercheur relativement indépendant, voire inclassable, comme E. GOFFMAN, s'inspire profondément du pré-interactionnisme de G.H. MEAD. Le mouvement s'institutionnalise et se confirme avec la création de la Société pour l'étude de l'interactionnisme symbolique. Études de terrain et des petites communautés, recherches sur les groupes de déviants et de marginaux se multiplient avec le soutien de cette Société. L'essor de ces études, qui se centrent sur l'observation directe des interactions quotidiennes s'expliquent par les luttes au sein de la sociologie américaine, qui n'est pas seulement affaire de générations. Si l'École de Chicago met en avant l'approche anthropologique, la monographie, c'est aussi pour lutter contre le type de méthode utilisé par la sociologie dominante, laquelle avec STOUFFER, LAZARSFLD et MERTON, tend à développer le recueil de données à l'aide de questionnaires soumis ensuite à l'exploitation statistique (Jean-Michel CHAPOULIE, E.C. Hughes et le développement du travail de terrain en sociologie, Revue française de sociologie, XXV, 1984.). De plus, les quantitativistes n'ont pas manqué de critiquer les imprécisions liées à ces études quanlitatives : incertitudes dues à la subjectivité de l'observateur, par exemple, caractère non systématique des observations, défaut d'échantillonnage. Ces reproches ont contribué d'ailleurs à améliorer la méthode de l'observation in situ. BLUMER, à son tour, a critique l'approche quantitativiste en dénonçant le "caractère illusoire de la standardisation" des questionnaires, "l'arbitraire des catégories retenues comme variables", l'"incertitude de la relation entre comportement en situations et réponses recueillies en situation d'enquête.

   L'École de Chicago regroupe des chercheurs, on la vu, comme Erving GOFFMAN, Howard BECKER et Enselm STRAUSS. Ce courant nourrit le dialogue avec d'autres traditions sociologiques dans les années 1950-1960 : parmi elles, la phénoménologie d'Alfred SCHÜTZ, l'ethnométhodologie de Harold GARFINKEL et l'analyse conversationnelle de Harvey SACKS.

 

L'interactionnisme symbolique

      Le programme de l'interactionnisme symbolique "orthodoxe", mis au point par BLUMER est exprimé dans le premier chapitre de Symbolic Interactionism de 1969 :

- les êtres humains agissent entre les "choses" (objets, êtres humains, institutions ou valeurs ou encore situations) sur la base des significations que ces choses ont pour eux ;

- les significations de telles choses sont engendrées par les interactions que les individus ont les uns avec les autres ;

- au fil de ses rencontres avec ces choses, l'individu fait usage d'une processus interprétatif, qui modifie les significations attribuées.

    BLUMER transmet ce programme à ses nombreux étudiants. Certains vont l'adapter plus ou moins fidèlement (faisant fi de l'orthodoxie parfois) à leurs propres préoccupations de recherche (Howard BECKER, Anselm STRAUSS, Tamotzu SHIBUTAN). D'autres vont l'exploiter sous forme d'anthologie (Jerome MANIS et Bernard MEITZER en 1967, Arnold M. ROSE en 1962) et d'ouvrages de synthèse (Bernard MEITZER, John PETRAS et Larry REYNOLDS en 1975), qui vont accélérer sa transformation en "paradigme" au sein de la sociologie américaine à la fin des années 1970 par la création de la Society for the Study of Symbolic Interaction et de la revue Symbolic Interaction.

   De franches dissidences vont également apparaître, proposant une lecture de l'oeuvre de MEAD qui ne passe pas par celle de BLUMER : on distingue alors ainsi l'interactionnisme symbolique de l'université d'Iowa (Munfred KUHN), plus proche de la psychologie sociale expérimentale, de celui de l'université de Chicago, plus proche de la sociologie "qualitative", fondée sur l'observation participante et l'approche biographique. A la fin des années 1980, ce pendant, ces "luttes pour l'imposition d'un monopole de vérité" semblent se tasser et l'interactionnisme symbolique va recouvrir, de manière de plus en plus consensuelle, un spectre très large, fondé sur quelques prises de position théoriques (les interactions avant les structures), méthodologiques (primat de l'approche dite "ethnographique"), épistémologiques (antidéterminisme : l'acteur est libre de ses choix).

   Cette ouverture est particulièrement forte en Europe, dans le mouvement de va-et-vient des idées de part et d'autre de l'Atlantique. Lorsque l'interactionnisme symbolique gagne la France (par le jeu des voyages et des éditions), il va s'agglomérer à d'autres ensembles flous importés des États-Unis dans le dernier quart du XXe siècle, comme l'ethnométhodologie, "Goffman et l'école de Chicago", la sociologie de la "construction sociale de la réalité" d'Alfred SCHUTZ, Peter BERGER et Thomas LUCKMANN. Il fédère les oppositions ) Émile DURKHEIM et Pierre BOURDIEU ; il permet de rêver à une sociologie légère, gracieuse, apparemment aisée à conduire, telle qu'elle s'illustre dans l'oeuvre de Howard BERCKER, dont la présence régulière en France encourage la lecture des travaux les plus récents, en oubliant sans doute les grands chantiers collectifs plus anciens, tels Boys in White (1961, avec Blanche HUGHES, Anselm STRAUSS). C'est l'occasion aussi de s'éloigner encore davantage du corpus marxiste et de s'efforcer de tenir à distance certaines formes de conflictualité.

C'est notamment par le relais de ceux-ci que l'on pourrait commencer à évaluer la créativité relative de l'interventionnisme symbolique, qui semble avoir été particulièrement fécond en sociologie de la déviance et en sociologie de la médecine, deux domaines où BECKER s'est particulièrement illustré. Mais il faudrait citer aussi les apports d'autres sociologues, également inspirés de près ou de lin par le programme interactionniste, par exemple David MATZA en sociologie de la déviance (Delinquency and Drift, 1964) ou STRAUSS en sociologie de la médecine (Awareness OF dying, 1965). Il faudrait aussi montrer comme un Strauss, par exemple, a inspiré à son tour des chercheurs européens, comme Isabelle SASZANGER (Douleur et médecine, la fin d'ou oubli, 1995) ou Marie MÉNORET (Les Temps du cancer, 1999). On parviendrait ainsi à montrer que la grande chaîne de l'interactionnisme symbolique s'étend intellectuellement de la fin du XXe au début du XXIe siècle. (Yves WINKIN)

 

Ethnométhodologie

    Se rencontrent l'interactionnisme et la sociologie compréhensive et l'analyse sociologique du langage pour renouveler la sociologie américaine.

   Alfred SCHÜTZ (1899-1959) s'inspire à la fois de la sociologie compréhensive de Max WEBER et de la phénoménologie comme théorie de l'intersubjectivité élaborée par Edmund HUSSERL. En 1932 parait à Vienne son unique livre publié de son vivant, La structure intelligible du monde social dans lequel il prône une sociologie suivant une perspective phénoménologique. Mais au lieu de chercher à fonder l'intersubjectivité dans un ego transcendantal, soit un sujet indépendant de toute référence empirique, il la pense comme un fait social, constitutif de l'expérience même du monde social. De 1952 jusqu'à sa mort, professeur à la New York School for Social Research, il enseigne sur la signification de la vie quotidienne et l'importance du monde vécu.

Opposé au behaviorisme dès son arrivée aux États-Unis en 1932, il ne pense pas que la méthode des sciences naturelles s'avère adéquate pour comprendre le phénomène de l'intersubjectivité. Entre l'objectivisme et le subjectivisme, il existe une troisième voie. Il s'agit de voir ce que signifie ce monde social, pour moi, observateur? et de savoir aussi, en allant plus loin, ce que signifie le monde social pour l'acteur tel qu'on l'observe dans ce monde et qu'a-t-i-il voulu signifier par son agir?  Il faut revenir au monde-vie partagé par tous. Chacun a une expérience du monde, lequel est donné comme organisé par lui et par les autres. Il appelle compréhension cette "connaissance organisée des faits naturels". Cependant, dans le monde social, il ne suffit pas de renvoyer un fait à un autre fait, comme dans le monde physique : pour comprendre les actes des autres, il me faut connaître leurs motifs qui sont de deux sortes : à savoir les motifs en vue des fins et les motifs des causes.

Se trouve ainsi réintroduite la problématique de l'idéal-type webérien. SCHÜTZ s'y refère explicitement lorsqu'il développe sa théorie de la typicité : même si l'acteur n'est pas connu intimement, il suffit pour le comprendre, de trouver les mots typiques d'acteurs typiques qui expliquent l'acte comme étant lui-même typique et surgissant d'une situation également typique. Partout il y a et toujours il y a une certaine conformité dans les actes et motifs des prêtres, des soldats, des serviteurs et des fermiers. De plus, il existe des actes d'un type si général qu'il suffit de les réduire aux motifs typiques d'un quelqu'un pour les rendre compréhensibles.

Cette manière de voir rappelle celle de WEBER et de SIMMEL à qui se refèrent d'ailleurs les interactionnistes et les ethnométhodologiques. Une version phénoménologique de ces travaux, sous forme d'une sociologie de la connaissance, est développée par P.L. BERGER et T. LUCKMANN, en 1966, avec leur ouvrage La construction sociale de la réalité.

   C'est surtout GARFINKEL qui invente l'ethnométhodologie : il s'agit de voir du dedans l'ordre social ; il faut utiliser le savoir véhiculé par les acteurs eux-mêmes. C'est lui qui contribue le plus à développer ce label, en empruntant à SCHÜTZ la thématique de la sociologie du savoir ordinaire. Ce terme, utilisé dès 1965, remonterait à ses travaux sur les délibérations de jurés entamés vers 1954 à l'École de Droit de Chicago. En dépouillant les transcriptions des enregistrements (clandestins) des délibérations, l'idée lui serait venue d'analyser la méthode utilisée par les jurés, les ressources qu'ils mobiliseraient pour à la fois se faire comprendre par leurs collègues et être conformes à ce qu'on attendait d'eux. Le terme est forgé sur les concepts voisins de l'ethnobotanique, l'ethnophysiologie, l'ethnophysique, bref des ethnosciences qui étudient une classe de phénomènes, l'ethnographie des sciences dont disposent les individus. "Ethno, pour GARFINKEL, semble faire allusion au savoir quotidien de la société, en tant que connaissance de tout ce qui est à la disposition d'un membre.

Ce savoir immanent aux pratiques leur confère trois propriétés remarquables, réflexibilité, descriptibilité et indexicalité.

- la réflexibilité traduit la possibilité pour l'acteur de constituer la situation en la décrivant, en exhibant les procédures ou méthodes. Dès lors, le savoir du sociologue n'est que la transposition du savoir primitif de l'acteur ;

- la descriptibilité résulte de l'absence de hiatus entre l'action et le discours sur l'action (réflexibilité). Les pratiques se révèlent alors à la fois visibles, rationnelles et rapportables ou descriptibles. Leur intelligence se produit en situation. Aussi GARKINKEL s'oppose-t-il explicitement au positivisme de DURKHEIM caractérisant les faits sociaux par l'extériorité à la conscience individuelle et la contrainte. En réalité les faits sociaux sont toujours des accomplissements pratiques irréductibles à la pure objectivité ;

- l'indexicabilité représente la nécessité pour le langage d'être indexé à une situation ou à un individu concret pour être intelligible, ce qui caractérise non seulement le langage ordinaire mais aussi les pratiques sociales, lesquelles demeurent indéterminées si elles ne sont pas reliées au local, à la situation par un travail d'indexation.

A ces 3 propriétés fondamentales, il faut ajouter 5 autres : localisation et contextualisation, mise en scène, membre et compétence unique.

- localisation et contextualisation : les pratiques sont localisées et le sens produit in situ. Le contexte contribue à donner un sens à l'action.

- Mise en scène : les pratiques sont des mises en scène de cette production locale de sens. GOFFMAN a amplement mis l'accent sur ce thème.

- Membre et compétence : connaissance ordinaire et connaissance sociologique relèvent d'un même processus. Comme l'ont montré SCHÜTZ et MERLEAU-PONTY, chacun en tant que membre de la société dispose d'emblée de la familiarité avec la vie quotidienne et de la maîtrise du langage commun qui lui permet de présenter lui-même le sens de son action. De plus, connaissant la pratique de l'intérieur, je dispose également de la compétence requise pour les analyser. Je ne suis pas renvoyé à une autre compétence savante, scientifique, pour dire la vérité sur mon action (B. JULES-ROSETTE, Sociétés, n°14, Mai-Juin 1987).

 

Analyse conversationnelle

   Un certain nombre d'autres sociologues américains issus ou proches de l'ethnométhodologie, travaillent depuis le milieu des années 1960 sur le langage ordinaire et les problèmes liés à la conversation comme interaction (H. SACKS, D. SUDNOV, R. TURNER, E. SCHEGLOFF, C. JEFFERSON...)

   Harvey SACKS, au centre de ce courant, montre combien le langage fonctionne comme un système de catégorisation très complexe. Il précise un certain nombre de régles :

- règle de constance : l'utilisation d'une catégorie, par exemple celle de bébé appelle celle de mama,, de famille ;

- règle de cohérence thématique : ainsi chaque type d'activité est lié à un âge de la vie, par exemple, pleurer pour un bébé ;

- fonction de récit : la phrase est spontanément entendu comme un récit ;

- place des interlocuteurs : en fonction de la place assignée à mon interlocuteur, je lui réponds différemment.

   L'analyse de la conversation focalise un certain nombre de recherches où se retrouvent des ethnométhodologiques purs comme GARFINKEL, ceux qui se sont spécialisés dans l'analyse conversationnelle comme SACKS, SCHEGLOFF et JEFFERSON, ceux qui comme GOFFMAN, s'intéressent à toutes les formes d'échanges, linguistiques ou non, dans le cours des interactions. SACKS, SCHEGLOFF et JEFFERSON se situent entre la linguistique et la sociologie dans leur tentative de construire une grammaire générale des échanges langagiers. Pour eux, la conversation obéit à la fois à une logique propre et à la logique des interactions sociales. Eux comme GOFFMAN sont attentifs aux risques des tours de parole : chevauchement de parole de deux interlocuteurs, monopolisation de parole, coupure de parole de la part d'un "animateur", tout cela influence le sens de ces paroles pour les interlocuteurs, entrainant erreurs de perception (surtout sur les opinions exprimées) et pertes d'information. Des conflits peuvent être provoqué, même dans des cercles d'"amis" simplement par ces aléas dans les échanges.

 

Sociologie cognitive

  Certains ethnométhodologistes ont tenté de synthétiser l'apport aussi bien des interactionnistes, de l'ethnométhodologie que de l'analyse conversationnelle, comme Aaron CICOUREL qui élabore la sociologie cognitive. Il tente d'expliquer la société en termes d'interaction, en utilisant un modèle linguistique inspiré de Noam CHOMSKY pour comprendre comment les individus peuvent maîtriser les processus interactionnels.

CICOUREL reprend l'analyse de GOFFMAN du rôle : "L'aspect essentiel du rôle (...) est sa construction par l'acteur au cours de l'interaction" (La sociologie cognitive, PUF, 1979). Cependant, "la métaphore dramaturgique de la scène est insuffisante pour expliquer comment les acteurs sont capables d'imiter et d'innover sans pratiquement répéter..." Il se réfère alors à la signification de l'interaction sociale selon SCHÜTZ et à la théorie des structures profondes de CHOMSKY. La grammaire générative de ce dernier postule l'existence, au-delà des structures superficielles relatives aux performances linguistiques, de structures profondes engendrant la compétence linguistique et la production de sens. A l'instar de CHOMSKY, CICOUREL se propose  d'introduire un équivalent quant à l'interaction sociale : le système des procédés interprétatifs. La compréhension du langage parlé lui-même exige d'introduire ces procédés : l'information non verbale - le contexte de la situation - permet en effet le fonctionnement de ce type de langage.

De même que les conversationnistes ou GOFFMAN insistent sur les structures qui débordent les unités linguistiques, comme la phrase ou le tour de parole, CIRCOUREL insiste sur les principes qui gouvernent la compétence interactionnelle, à savoir :

- la réciprocité des perspectives : les interlocuteurs partagent la familiarité du monde naturel ;

- la sous-routine : les discours sont compris malgré leur taux d'ambiguïté ;

- les formes normales : tout dialogue suppose un ensemble de connaissances communes aux interlocuteurs ;

- le sens rétrospectif-prospectif : l'interlocuteur est capable d'attendre qu'une ambiguïté soit levée plus tard ;

- la réflexibilité : le contexte du discours peut être maitrisé grâce à des signes non linguistiques (par exemple les hésitations, les pauses...)

- les vocabulaires descriptifs : la familiarité se fonde sur un répertoire de sous-entendus.

Ainsi, grâce à ces procédés interactionnels, on comprend la richesse du dialogue quotidien ; celui-ci fonctionne sur plusieurs registres et doit une grande partie de son fonctionnement à l'existence de structures extra-linguistiques.

 

Limites et perspectives critique de l'interactionnisme

  On partagera avec Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, à qui nous avons déjà emprunté nombre de présentations et d'explications de ce courant sociologique, l'appréciation de limites de l'interactionnisme. Même avec cette transdisciplinarité qui la caractérise, on reste toujours sur le thème de la compréhension interne des phénomènes sociaux - d'ailleurs considérés ou à la limite d'être considérés uniquement comme le produit d'interactions individuelles. A aucun moment n'interviennent les confrontations des acteurs à la société. Ils semblent toujours simplement des porteurs de normes intériorisées, supposés entrer constamment dans une norme (et d'autant plus qu'il reste dans la norme, ils sont considérés comme compétents), et approchant la conformité sociale, jusqu'au conformisme. La structure sociale qui génère l'ordre social réside déjà dans le sens des interactions que maîtrisent les individus. Ce qui explique que, tôt ou tard, on en arrive comme avec CICOUREL, à postuler l'existence de structures internes aux sujets parlants, capables d'expliquer les multiples détours et finesses de la simple conversation. Le danger réside alors dans la tentation de réduire l'ensemble du fonctionnement social au langage de l'interaction, c'est-à-dire au langage tout court tel qu'il fonctionne dans la vie quotidienne.

Sur la scène américaine même, les critiques ne ménagent pas alors les renouvellements proposés par l'interactionnisme et l'ethnométhodologie. En 1975, Lewis COSER, président de l'influente Association américaine de sociologie, procède à une attaque en règle en dénonçant leur tendance à se limiter à l'observation directe, leur ignorance des facteurs institutionnels et du pouvoir central, leur affirmation de l'impossibilité d'une approche objective. Les accusations concernent aussi leur caractère sectaire, la trivialité des objets d'étude, leur bavardage, leur subjectivisme et leur négligence de structures latentes au profit des contenus manifestes (Alain COULON, L'ethnométhodologie, PUF, 1987).

Les réponses de ce deux tendances sociologiques paraissent assez faibles. Ils refusent la séparation positiviste entre science et vie quotidienne au nom d'une théorie de la production endogène du sens des actions dont le soubassement réside sans doute dans la compréhension phénoménologique de l'action. Chacune est plongé selon eux dans un univers qui lui est d'emblée familier. La science n'aurait donc pas à produire un sens caché, car celui-ci s'accomplit devant nos yeux; d'une manière transparente, dans le faire et le dire des acteurs. Cette réponse peut paraitre à des Européens un peu naïve, comme si les acteurs étaient toujours honnêtes. Or, non seulement nombre d'entre eux se mentent à ceux-mêmes, selon les enseignements entre autres de la psychanalyse, mais les stratégies des uns et des autres comprennent une manière de dire, qui laissent loin dans les espoirs, cette transparence. On peut comprendre ce genre de réponse dans le contexte d'une société américaine emplie de considérations sur la vérité et rétive à reconnaître l'ampleur des mensonges sociaux, situations qui a tendance il faut le dire à considérablement évoluer en Amérique du Nord.

Comme le souligne Pierre BOURDIEU (Choses dites, Minuit, 1987), l'opposition des interactionnistes et des ethnométhodologistes au modèle positiviste de DURKHEIM qui consiste à traiter les faits sociaux comme des choses, c'est-à-dire en faisant abstraction des représentations des agents, les conduit à réduire le monde social aux représentations que s'en font les acteurs, et à transformer la science en un compte rendu des comptes rendus produits par les sujets sociaux. Dans cette voie, ils ne font que suivre la perspective phénoménologique de SCHÜTZ, pour lequel les objets de pensée construits par le social scientist se fondent sur les objets de pensée construits par le sens commun. Mais la vérité de l'interaction est-elle bien donnée dans l'interaction elle-même? On peut en douter lorsque l'on sait que les agents occupent des positions dans un espace objectif de propriétés dont les règles s'imposent à eux. Si l'interaction ne montre pas cette imposition, c'est que justement elle manifeste une familiarité avec les règles du jeu tout simplement parce que chacun a intériorisé le jeu, sous forme d'un sens du jeu, qui est son habitus. CROZIER et FRIEDELBERG (L'acteur et le système, Le Seuil, 1971) opposent à ces deux courants une autre critique tout aussi virulente. S'ils ont raison de souligner la liberté des acteurs capables de jouer avec les règles, comment peuvent-ils réduire à un ensemble cohérent la poussière des activités individuelles tout en refusant d'analyser l'effet d'imposition du pouvoir assuré par la médiation des institutions? Et cela est d'autant plus vrai que l'on a affaire à des groupes composés de nombreux individus. L'intersubjectivité ne peut expliquer le phénomène du pouvoir, et on pourrait même soupçonner que ces deux courants tentent plutôt d'analyser le fonctionnement social d'individus se conformant au système, globalement (et comment elles peuvent le renforcer...), plutôt que de constater que ledit système est justement l'objet d'attaques constantes et répétées...

Il semble de toute façon que le cadre de la discussion phénoménologique s'avère dépassé, surtout lorsqu'on approfondit comme le font d'autres courants, aux États-Unis comme ailleurs, les processus mêmes de la communication interindividuelle. Les tenants de l'ethnométhodologique peuvent apparaitre alors comme ceux d'une sémiologie idéaliste... C'est pourquoi les interactionnistes d'aujourd'hui adoptent une toute autre direction de recherche...

 

Interactionnisme structural

    l'interactionnisme structural, sociologie des dynamiques relationnelles, dite relational sociology, en anglais (plus usité) est à la fois une méthode et une approche qui s'est développée principalement depuis 1992, autour de l'ouvrage "Identity and Control" de Harrison WHITE.

Ce courant sociologique explique l'action sociale par l'aversion à l'incertitude qui tend à pousser à agir de faon à réduire et limiter les incertitudes liées à l'existence, ainsi qu'à réguler les interactions sociales, de façon à faire baisser l'angoisse provoquée par l'incertitude. Ce sont les "relations", vues comme des "histoires" qui permettent d'expliquer l'émergence, l'évolution ou la dissolution des identités sociales observables (structure sociale, norma sociale, catégorie sociale...). Dans cette approche interactionniste, l'action sociale tend à donner forme et à organiser le monde social au fil d'interactions sociales porteuses de sens. Dans un raisonnement circulaire et simplifié, les interactions sociales et les structures sociales - produites par ces interactions sociales - s'influencent mutuellement.

   Harrison WHITE considère, dans son ouvrage, comme précurseurs du paradigme de l'interactionnisme structural, Georg SIMMEL, Célestin BOUGLÉ et Pierre BOURDIEU. Assez éloigné, bien que participant de la même culture de recherche de la conformité, des interactionnismes des années 1960 et 1970, les auteurs qui se réclament de cette approche, s'estiment liés au réalisme critique, à l'interactionnisme symbolique, à la théorie des acteurs-réseaux de B. LATOUR et J. LAW, à l'analyse des réseaux, à Pierre BOURDIEU, N. LUHMANN, C. TILLY, H. WHITE, M. FOUCAULT, G. SIMMEL, et dans l'enchainement des idées qui tend à prendre en compte les structures sociales bien plus que leurs lointains précédécesseurs, aux réflexions de Karl MARX, K. MANHEIM, A .SCHUTZ, E. CASSIRER, N. ÉLIAS, M. MANN et beaucoup d'autres. Harrison WHITE reprend l'ensemble des grands conceptualisations de la sociologie - et sans doute de façon pas très orthodoxe suivent les oeuvres considérées... - afin de les intégrer à son paradigme et d'unifier les sciences sociales, si tant est que ce projet soit réaliste.

Le terme même "interactionnisme structural" a été proposé par Alain DEGENNE et Michel FORSÉ et se retrouve pour la première fois dans leur ouvrage Les réseaux sociaux (1994).

    Pour définir l'interactionnisme structural, il faut d'abord s'initier au vocabulaire particulier de cette approche, ainsi qu'à ses axiomes, qui amènent à concenvoir l'individu (et la société) comme étant, non pas une unité d'analyse qui existe d'emblée, comme par "nature", mais comme étant une formation sociale qui a émergé au fil d'interactions sociales et à laquelle un observateur peut donner du sens : une "identité sociale" comme les autres. Les individus s'inscrivent dans un contexte social historique, et, par leur pensée et leur action, influencent (dans un sens faible et non fort) les structures sociales, via leurs interactions sociales. Tout comme simultanément les structures sociales influencent les interactions et les identités sociales. Ils se "co-influencent".

   Le programme de recherche qui veut articuler ainsi structure sociale et identité sociale, a pour objet l'explication des formations sociales, à comprendre leurs évolutions et leurs dissolutions. Toute régularité sociale est, ici, comprise comme étant le résultat de dynamiques relationnelles, d'efforts de contrôle, qui font émerger les identités sociales.

   L'interactionnisme structural se présente comme l'une des deux théories sociologiques en analyse des réseaux sociaux, l'autre relevant de l'individualisme méthodologique. Elle se distingue d'autres approches par son recours au formalisme.  On peut considérer qu'est alors prise en compte nombre de critiques émises envers les interactionnismes symboliques et leurs dérivés. Cet interactionnisme s'éloigne radicalement des approches classiques en ne prenant pas l'individu et le sens qu'il donne à son action (sa rationalité) comme point central de l'analyse. L'individu est simplement un cas particulier d'identité sociale et non pas l'unité fondamentale à préconiser et la rationalité de l'acteur social y est conceptualisée comme un "style" (une façon de faire), et non pas comme explicative de l'action sociale. Le cumul des interactions successives produit des relations, basées sur une certaine confiance (réduction de l'incertitude), devenant de véritables histoires structurantes et explicatives des formations et faits sociaux - en place de la rationalisation qu'en donne l'acteur social. En ce sens ce nouvel interactionnisme prend en compte bien plus le conflit que ses "frères" antérieurs et en permet mieux l'explicitation, l'explication et partant, l'étude de mode de résolution.

 

Anselme STRAUSS, Mirroirs et masques. Une introduction à l'interactionnisme, Métaillé, 1992. Jean-Pierre DURAND et Robert WEIL, Sociologie contemporaine, Vigot, 2002. Yves WINKIN, interactionnisme symbolique, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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