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5 octobre 2017 4 05 /10 /octobre /2017 11:12

   Les récits officiels des Empires, ces Chroniques ou ces Mémoires exhibés et utilisés par les organismes officiels et même officieux (lorsqu'ils ne correspondent pas tout à fait aux canons de la propagande impériale) mettent en relief objectifs de Roi ou d'Empereur, faits glorieux et batailles victorieuses, et ensuite vénération des populations "libérées" qui n'attendaient que cela, réussites administratives, religieuses ou/et politiques... Pourtant d'autres histoires circulent pendant ces campagnes militaires, soit elles-mêmes glorifiées car elles ont le don de semer l'effroi parmi l'ennemi, soit occultées car nuisant à l'image d'armées disciplinées ou tout au service des chefs, soit encore minorées pour servir la pacification qu'attend tout Empire établi en son sein, pour mener à bien tous les travaux utiles et toutes les spoliations nécessaires... Ces histoires, insérées parfois dans les Chroniques car elles servent à l'époque où elles sont écrites - mais pas forcément ensuite - les Empires constitués, racontent des réalités de conquêtes fort peu reluisantes pour la postérité (proche et lointaine) et qui pourtant sont leur lot presque systématique dans l'Antiquité. 

  Il faut toujours, sous peine de ne pas tirer les bonnes leçons de l'Histoire, s'interroger sur les motivations des conquêtes entreprises par Alexandre le Grand par exemple. Il faut distinguer la cause officiellement invoquée par la propagande royale et les motivations réelles. Il faut également examiner les conséquences politiques et sociales engendrées par ici l'expansion macédonienne : l'impact de la conquête sur la fonction royale et les dissensions apparues au sein de l'armée en raison, en particulier, de l'orientalisation du pouvoir d'Alexandre. L'impact des conditions des victoires militaires et de leurs conséquences juste après les combats sur les villes et sur les populations doit être pris en compte pour mesurer par exemple quelle est la réalité de cette hellénisation dont quasiment tous les auteurs admettent comme une réalité (ils donnent même ce nom à la période historique). L'Histoire a des étapes surtout perçue par les différentes élites, religieuses, politiques, économiques... mais les peuples des villes et des villages, et encore plus les populations asservies depuis longtemps, bref l'immense majorité, ont souvent l'impression de simplement changer de maîtres... Toute une discussion sur la diffusion culturelle serait là bienvenue.

   Les extraordinaires succès qui marquèrent la conquête de l'Asie et la découverte par Alexandre des conceptions orientales de la monarchie, en particulier pharaonique et achéménide, eurent un profond impact sur la fonction royale. Le pouvoir d'Alexandre évolua dans un sens toujours plus personnel, autoritaire et surtout théocratique ; le roi finit par exiger qu'on lui rendît des honneurs habituellement réservés aux dieux. Cette nouvelle conception de la monarchie, en contradiction flagrante avec la tradition macédonienne, suscita des tensions et des séditions dans l'armée. Le roi riposta souvent par la terreur et l'élimination physique des opposants. 

   Les questions qui se posent sont donc de plusieurs ordres : les réalités de la conquête d'Alexandre, la propagande autour du panhellénisme et de l'universalisme de l'Empire d'Alexandre, l'impact de la guerre sur la fonction royale macédonienne, l'ampleur des dissensions dans l'armée, les réalités de la diffusion du modèle socio-politico-économique ou sans doute plus modestement, du rayonnement culturel grec culturel, avec tout ce que cela suppose (et ce n'est pas le moindre effet) de transmission de certaines valeurs sur les territoires conquis.

C'est que la vision romanesque de l'expédition d'Alexandre, répandue jusqu'à aujourd'hui dans bien des ouvrages de vulgarisation et même de facture "scientifique", ne permet pas toujours de bien saisir les enjeux. L'effort à cet égard d'auteurs comme Marie-Hélène DELAVAUD-ROUX, maître de conférences à l'université de Bretagne occidentale, Pierre GONTIER ou Anne-Marie LIESENFELT, maître de conférences à l'université de Paris X-Nanterre en sont d'autant plus méritoires. 

   Dans sa réalité quotidienne, la conquête de l'Orient achéménide s'apparente à une vaste entreprise de pillage des peuples vaincus et cela ne constitue pas une marque d'originalité... L'attrait du butin, des trésors perses prestigieux, constitue l'une des principales motivations de la guerre. C'est vers l'or, l'argent et les femmes de l'Asie que "se hâtaient les Macédoniens, comme des chiens", affirme PLUTARQUE dans sa Vie d'Alexandre (voir Les Vies parallèles des hommes illustres, composé entre 100 et 120, série de biographies d'hommes illustres du monde gréco-romain, organisées par paire, chaque paire mettant en parallèle un Grec et un Romain, extrêmement populaire, notamment dans les écoles et universités romaines...). Destructions (y compris des bibliothèques...), massacres, vêtements royaux, vases et statues dépecées à coup de hache sont le lot final de certains sièges de villes. Même si certaines villes sont épargnées, sur ordre (au grand dam des hommes de troupe... et de leurs accompagnateurs de toute sorte...), des grandes cités comme Persépolis n'y échappent pas. Il faut aussi ajouter l'habituelle mise en esclavage (lorsqu'elles ne sont pas encore esclaves...) des populations qui ont opposé une résistance forte. Le bétail humain peut alors être revendu par le commandement militaire au profit des caisses de l'armée. L'argent recueilli sert à couvrir les dépenses de l'armée. Les hommes, femmes et enfants comme les biens sont répartis entre les soldats méritants libres ensuite de les revendre ou de les échanger entre eux... La conquête de l'Orient se traduit sans doute par un regain des marchés d'esclaves, un des ressorts de l'économie antique. Les textes insistent parfois sur la discipline dans les armées, dont un des aspects est précisément une "bonne" répartition du butin parmi les soldats et officiers après la bataille, dans le calme et avec une organisation assez méticuleuse. 

A l'égard des peuples soumis s'exerce toujours le droit du vainqueur, considéré par les Grecs comme le propriétaire légitime des territoires conquis. Une partie de la grogne dans l'armée peut précisément, notamment vers la fin de l'expédition, se manifester à cause d'une certaine remise en cause de ce droit, au nom de l'amalgame socio-culturel voulu par Alexandre.

Le système fiscal achéménide, qui permet l'exploitation des campagnes, demeure inchangé. Alexandre conserve pour l'essentiel les cadres de l'ancienne administration, simplement mis au service du nouvel Empire. Les taxes et impôts payés au Grand Roi perse sont versées ensuite à Alexandre, dont les contrôleurs d'impôts jouent le rôle également de gouverneurs généraux des provinces. 

Selon ARRIEN, les richesses du pays, en particulier les épices et les parfums ont attiré le conquérant. Nourrissait-il également un vaste projet de contrôle du commerce entre l'Inde et la Méditerranée? La conquête de la péninsule arabe, un des derniers projets du roi, semble s'inscrire dans une telle optique commerciale. Qu'Alexandre ait eu ce projet ou non, ses conseillers et toute la floppée des marchands qui suivait les armées dans leur parcours visaient sans doute ce contrôle, une des causes récurrentes des conflits armées en Asie mineure et en Grèce depuis des siècles. 

     La quête du butin, motivation essentielle, ne serait-ce que pour appâter (aux enrôlement notamment) les troupes de l'armée, n'est pas la cause invoquée par le conquérant.

Celui-ci, par une série de mesures de propagande, laissa entendre que sa préoccupation première était la libération des cités grecques d'Asie Mineure du joug perse, le tout emballé dans une sorte de discours nationaliste grec (rappelons que la Grèce est alors très divisée en ces particularistes des cités...). Non sans mal d'ailleurs, car beaucoup d'intérêts grecs et perses s'entrecroisent encore... Alexandre s'investit officiellement d'une mission panhellénique qu'il accomplirait au moyen d'une "guerre de représailles" contre les Perses. Il s'agissait, pour le roi de Macédoine, de venger les Grecs des crimes autrefois commis par les "Barbares", mission ni propre à Alexandre ni très originale. La "croisade panhellénique" était l'objectif fixé par le texte fondateur, pour autant qu'on puisse le connaitre, de la Ligue de Corinthe créée par Philippe II en 337. Le père d'Alexandre projetait déjà la conquête de la Perse afin de "venger les grecs des profanations commises par les Barbares dans les temples de la Grèce", thème religieux qui fonctionne toujours bien dans presque toutes les parties du monde...

Philippe fit voter par la Ligue la "guerre de représailles", dont lui-même devait commander les opérations en tant que "stratège investi des pleins pouvoirs". Par ailleurs l'orateur ISOCRATE s'était déjà fait l'apôtre du panhellénisme au cours du IVème siècle. et avait eu des contacts avec Philippe.

Pour rendre crédible cette guerre de représailles, il fallait que les Grecs y participent tous pleinement. La Ligue de Corinthe mis sur pied une armée gréco-macédonienne par l'incorporation de contingents grecs dans l'armée. Il y eut ainsi 7000 fantassins et 600 cavaliers grecs sur un total d'environ 32 000 hommes, ce qui représente une bonne proportion. Par ailleurs, l'idéologie panhellénique se traduisit par de nombreux actes spectaculaires et de pure propagande : après la victoire du Granique, Alexandre fit triomphalement envoyer à Athènes trois cent tenues militaires perses en trophée ; après Gaugamélès, il proclama la fin de toutes tyrannie et le triomphe des lois "démocratiques". L'incendie de Persepolis, centre religieux des Achéménides, apparait comme l'ultime conséquence et comme le couronnement de cette guerre-là. Alexandre mettait fin symboliquement aux guerres médiques.

Dans l'iconographie officielle, Alexandre apparait comme le nouvel Hercule et le nouveau Achille, les anciens mythes, et l'Iliade et l'Odyssée d'HOMÈRE étant les références littéraires et mêmes populaires les plus répandues en Grèce et même en Asie Mineure. On retrouve d'ailleurs cette "lignée" jusque dans les mythes de la fondation de Rome...

D'innombrables objets sont fabriqués à la gloire de ce nouvel Hercule, fils de Zeus (et Alexandre devient en fait un fils de Zeus...) : statues, peintures, pendentifs... Mais surtout les pièces de monnaie frappée à son effigie (en posture artistique de Zeus) dont la circulation est amplifiée tout le long du parcours de la conquête, constituent des instruments démultipliés de propagande. La monnaie a remplit là sa deuxième fonction (idéologique) pleinement, à côté de sa fonction (marchande). Qui achète et vend avec cette monnaie honore le Souverain dont l'image est frappée sur chaque pièce et chaque lingot...

Quelles réalités se cachent derrière la façade idéologique?

Malgré tout, Alexandre remplit en partie la mission dont il s'était investi, en particulier en Ionie. On peut considérer que le conquérant libère Éphèse des Perses et de la tyrannie puisqu'il assure sous son autorité le rétablissement des institutions démocratiques. Cette "libération" se traduit par l'absence de tribut et de garnison. Mais le cas d'Éphèse ne peut être généralisé, car Alexandre se heurta également à la résistance de certaines cités grecques, en particulier dans le sud de l'Asie Mineure, où il est obligé de mener une dure campagne. Des cités subirent alors l'autorité directe d'un satrape nommé par Alexandre.

L'armée gréco-macédonienne n'était d'autre part pas aussi mixte qu'on pourrait le croire. L'élément macédonien y dominait en nombre mais surtout Grecs et Macédoniens n'étaient pas employés de la même manière. A part la cavalerie thessalienne, les troupes grecques servirent surtout à l'occupation du territoire. Des auteurs se demandent même si l'adhésion des Grecs n'étaient pas "forcées", s'ils ne servaient pas tout simplement d'otages par rapport aux autorités et familles grecques restées au pays... 

L'universalisme déclaré traduit un certain opportunisme. La "croisade contre les Barbares" se serait transformée en "fusion" des élites macédoniennes, grecques et perses? C'est que l'immensité du territoire conquis, le nombre important de points stratégiques... ne pouvaient être gardé uniquement par l'armée conquérante. Il fallait s'assurer, comme dans tous les grands empires, la collaboration des élites conquises, et une collaboration très active, à la mesure cette immensité et des grandes distances. Du coup, Alexandre s'est mis à concevoir une nouvelle idéologie - celle de la "croisade" devenant caduque avec l'anéantissement de la dynastie achéménide. Il se fait l'apôtre du dépassement de l'antagonisme Perse-Grec, ce qui fut d'ailleurs mal perçu par l'élite macédonienne.

C'est dans l'armée que devait commencer cette fusion, par une réforme en 324. Alexandre créa une cinquième hipparchie, ou corps de cavalerie, pour y intégrer essentiellement des Perses armés et entrainés à la macédonienne. A Suze, en 324, il intégra 30 000 jeunes Perses (épigones), dans des phalanges de type macédonien, mais distinctes et commandées par des Perses. Cela provoqua le mécontentement des vétérans qui manifestèrent leur colère lors de la "sédition d'Opis". Alexandre doubla également par l'intégration de troupes iraniennes, le nombre des hypapistes (troupes d'élites) qui constituaient sa garde personnelle. Par ailleurs, des aristocrates perses et indiens reçurent ou conservèrent leurs anciennes charges administratives. Certains se virent confier le gouvernement de provinces ou satrapies. 

Des mariages collectifs furent organisés entre Grecs, Perses et Macédoniens, plus ou moins forcés, tant dans l'élite que dans l'armée...

      Cette entreprise de fusion consolida le pouvoir d'Alexandre, qui se préoccupa aussi des conditions d'exercice de l'activité des nombreux personnels des temples et des lieux culturels, d'où la fondation de multiples Alexandrie dans tout le nouvel Empire.

Et c'est sans doute ce que les historiens retiennent le plus : la culture grecque, via ces nouveaux canaux, peuvent se diffuser sur l'ensemble des territoires conquis. L'hellénisme est d'abord culturel et ce sont, après la mort d'Alexandre, les différents chefs militaires qui se partagent l'Empire - et se font d'ailleurs la guerre pour agrandir chacun leur domaine - qui se chargent de faire perdurer l'activité intellectuelle de ces nouveaux foyers culturels. Malgré les destructions causées par ces guerres-là et les suivantes pendant la conquête romaine par exemple, ces foyers ont été suffisamment nombreux pour que reste cet esprit hellénistique qui finit par donner son nom à une période historique. Du rayonnement de la culture grecque, qui emprunte d'ailleurs plus à l'Ouest d'autre canaux, via notamment les cités marchandes de la Méditerranée, nait l'éclatement du monde grec, la fin de l'antagonisme entre la Grèce et l'Orient (pour faire place à d'autres conflits), de nouvelles conceptions de la monarchie... Le legs d'Alexandre n'est pas seulement la dissociation politique de l'Empire macédonien, celui-ci n'ayant pu assurer sa succession, si brutale et soudaine (effet conjugué des blessures et des épidémies) fut sa fin, mais aussi cette diffusion culturelle assurée par PTOLÉMÉE en Egypte (fondateur de la dynastie Lagide, qui règne jusqu'à l'occupation romaine, vers 30 av JC), ANTIGONE en Phrygie, en Lycie et en Pamphylie (qui étendit l'Empire des Antigonides à une partie de la Grèce, à l'Asie mineure et à la Syrie), SELEUCOS en Babylonie et en Syrie (Séleucides qui ne pourront garder que la Syrie jusqu'à l'occupation romaine en 64 av.JC), et d'autres qui reçoivent en succession de moindres territoires. Tous, entre deux guerres, surtout en Egypte, ont eu à coeur de répandre cette nouvelle culture hellénistique, dont Rome plus tard, à travers l'Empire romain, transmet un certain nombre de traits caractéristiques. 

Sous la direction de DELAVAUD-ROUX, GONTIER et LIESENFELT, Christian BOUCHET, Isabelle PIMOUGUET-PÉDARROS, Christian SCHWENTZEL, Sylvie VILATTE, Guerres et Sociétés, Mondes grecs, Ve-IVe siècles, Atlante, 2000.

STRATEGUS       

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