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16 février 2018 5 16 /02 /février /2018 09:43

     Pour répondre à la question posée par Philippe CAPELLE-DUMONT, Que devient la phénoménologie française, il faut comme lui commencer par se livrer à un (amusant) recensement de tous les "penseurs" qui s'en réclament aujourd'hui... Compte tenu du fait, pour reprendre les propos de HEIDEGGER (1963) que la phénoménologie ne constitue pas réellement une tendance et est plutôt un moment dans la réflexion philosophique de notre temps, on peut constater que "la salle des convives est singulièrement bigarrée!". Allons-y, car ces noms constituent autant de points de vues phénoménologiques, à défaut de désigner une philosophie officielle qui porterait ce mon, même dans les Universités... Citons donc, à la suite de Bernhard WALDENFELS (Phänomenologie in Frankreich, 1983) : BRUNSCHVICG ; ALAIN ; LAVELLE ; LE SENNE ; MOUNIER ; les deux hégéliens KOJÈVE et HYPPOLITE ; les marxistes LEFÈVRE et TRAN-DUC THAO ; les philosophes des sciences ou épistémologues comme KOYRÉ et GURVITCH ; les philosophes plutôt heideggérien BEAUFFRET et BIRAULT. Autrement le caractère hautement cosmopolite de la planète phénoménologique permet d'englober ensemble les noms de Raymond ARON et de François LYOTARD, à un point tel qu'est invoquée l'impossibilité de la phénoménologie en tant que philosophie propre (Eric ALLIEZ). On a une vue plus large avec les études sous la direction de Pascal DUPONT et Laurent COURNARIE regroupées dans l'ouvrage Phénoménologie : un siècle de philosophie, Ellipses, 2002. 

Retenons pour l'instant ce qu'en écrit Philippe CAPELLE-DUMONT, qui examine la situation des études phénoménologiques après celles de MERLEAU-PONTY, mort prématurément en 1961. Non sans avoir rappelé qu'en dépit des deux grandes synthèses, celle de LÉVINAS (Traité et infini, 1961) et de Michel HENRY (L'essence de la manifestation, 1963), ce sont plutôt les courants structuralistes, négateurs de la domination subjective qui s'imposent. La "demande éthique" est représentée notamment par le biais des études sur l'oeuvre de NIETZSCHE et celles de GIRARD sur la rivalité mimétique.

"Mais, pour notre auteur, "les points de résistance face à la phénoménologie heideggérienne, perceptibles dès avant la fin de la seconde guerre mondiale (voir Carnets de captivité, de Lévinas) et qui s'affirmaient pour des raisons politiques (l'engagement parano-nazi) et/ou métaphysique (l'absence d'Autrui et l'équation phénoménologie = ontologie), n'annulaient en rien son pouvoir de fascination." Ce pouvoir de fascination, selon nous, tient en partie à la vague d'individualisation et d'individualisme ambiante dans nos sociétés, laquelle montre actuellement ses limites. 

"La nouvelle période de la phénoménologie française qui s'ouvre dans les années 1970 et où les Lévinas, Ricoeur et Henry restent d'actifs interlocuteurs, ne s'éteint certes pas. Ce qui en dessine principalement le trait concerne le thème de la "fin de la métaphysique". Surtout à partir des années 1980 et pendant près de deux décennies, ce thème a dominé les travaux phénoménologiques dans deux directions distinctes parfois tenues pour solidaires :

- d'un côté, un immense effort de relecture, souvent majestueuse, de l'histoire des idées philosophiques, essentiellement dans leurs moment médiéval (Duns Scot, Suarez...) et modernes (Descartes, Kant, Nietzsche...), mais aussi patristique (fondeurs de l'Eglise) (Augustin, Denys...) commandé par des stratégies assez différenciées de vérification (notamment dans les traductions, précisons-nous) ou de contestation de la constitution ontothéologique de la pensée occidentale ;

- de l'autre côté, la mise en relief des choix phénoménologiques du jeune Heidegger, portés par le concept effectivement central de "facticité", i.e. l'expression ontologique du "jeté là" de l'être-au-monde, constitué en vertu d'un originaire non maitrisable.

S'il y avait donc bien une question du "sujet" dans la phénoménologie post-heiddeggérienne, il a fallu comprendre qu'elle se trouvait entièrement déliée des anthropologies classiques et qu'elle se voulait conséquente avec l'historicité du Dasein."

C'est sur cet horizon bouleversé qu'ont pu être développé les problématiques de nombreux auteurs. Ainsi Jean-Luc MARION, Jean-Louis CHRÉTIEN, Michel HENRY, Didier FRANK, Claude ROMANO, Jacques DERRIDA, Jean-Yves LACOSTE, Emmanuel HOUSSET....dessinent les contours de trois grandes questions transversales : un effet de radicalisation de la phénoménologie, un détournement théologique et l'évocation d'une vérité métaphysique.

   On peut sans doute opérer d'autres regroupements des tendances de la phénoménologie française, mais celle-ci a le mérite de souligner un certain nombre de réflexions fondamentales.

- Jean-Luc MARION (Phénoménologie et métaphysique, Paris, PUF, 1984), Michel HENRY (Phénoménologie matérielle, Paris, PUF, 1990) et Paul RICOEUR (Du texte à l'action, Essais d'herméneutique, Paris, Seuil, tome II, 1986) considèrent, chacun à leur manière, que la phénoménologie est le moment actuel de la philosophie. La double référence à HUSSERL et HEIDEGGER, de même qu'une filiation SCHLEIERMACHER-DILTHEY-HEIDEGGER-GADAMER est souvent évoquée comme essentielle, surtout par RICOEUR. Cette autre généalogie de la phénoménologie a été amorcée par Hans-Georg GADAMER à la fin des années 1950 (voir Vérité et méthode, 1960). Ce dernier est en effet soucieux d'articuler une ontologie radicale et l'exigence épistémologique, souci que ne partagent pas forcément tous les auteurs de cette philosophie. En tout cas, pour Jan PATOCKA (Qu'est-ce que la phénoménologie?), il s'agit de l'orientation philosophique la plus originale du XXe siècle, celle qui a les prétentions les plus ambitieuses.

- Paul RICOEUR, suivi par d'autres auteurs, impulse une connotation théologique, pas toujours franchement affirmée, à la phénoménologie. Dénoncé par certains, dont Dominique JANICAUD (Le tournant rhéologique de la phénoménologie française, Paris, L'Eclat, 1991), ce tournant s'inscrit dans l'héritage même de HEIDEGGER, nonobstant pour Philippe CAPELLE-DUMONT, les levées de bouclier qui "constituait de la sorte l'expression symptomatique, parfois arrogante, de l'extraordinaire inculture de certains milieux universitaires français quant à la grande tradition théologique, ses disciplines, ses objets et ses déplacements internes". 

- La raison phénoménologique et métaphysique constitue l'objet de nombreuses réflexions, entre retours et dépassements, d'auteurs comme Pierre AUBESQUE (Faut-il déconstruire la métaphysique?, PUF, 2009, les conférences rassemblées dans cet ouvrage ayant eu lieu en 1997-1998), Etienne GILSON (Constantes philosophiques de l'être, Vrin, 1983, sur des textes datant de 1950-1960), Dominique DUBARLE, Jocelyn BENOIST, Jean GREISCH...

   Contrairement à Jocelyn BENOIST (L'idée de phénoménologie) qui estime qu'il existe un conflit phénoménologique indénouable entre les diverses tentatives d'un retour au "monde" originaire densifié de transcendance ou celles d'un retour à l'"être ensemble" originaire densifié après-coup et celles de pensées de l'événementalité, notre auteur estime que la phénoménologie elle-même génère les divers questionnements. En tout cas, les divers auteurs qui écrivent encore de la philosophie phénoménologique contribuent à mettre à jour les questionnements les plus audacieux, eux-mêmes reflétant nombre de préoccupations contemporaines. La phénoménologie n'a pas vocation, pas plus que d'autres philosophies qui ne veulent pas se fonder sur les mêmes principes qu'elle, à se soustraire à l'exigence de la connaissance ou à s'auto-interpréter sans cesse. 

 

     Dans leur Histoire de la phénoménologie, Pascal DUPOND et Laurent COURNARIE écrivent que "tout phénoménologie est sans doute un essai de refondait de la phénoménologie. Non seulement (elle) assume en notre siècle "le rôle de la philosophie", en tant qu'elle en entreprend un nouveau commencement, mais l'histoire même de la phénoménologie se présente comme une répétition de son commencement." C'est ce tout étudiant ou curieux de cette philosophie découvre ou (re)découvre en ouvrant son premier livre d'un auteur parmi ceux cités par exemple. "La phénoménologie, poursuivent-ils, n'est ni une école ni une doctrine philosophique mais une nouvelle méthode pour philosopher, riche de possibilités originales. l'histoire de la phénoménologie contient aussi bien les voies empruntées et délaissées par Husserl lui-même que les "hérésies issues de Husserl"." Parmi ces hérésies, Jean GREISCH parcourt quatre figures, dominantes dans l'université française, et qui sont autant de refondrions : la greffe herméneutique de RICOEUR, la phénoménologie matérielle de HENRY, la phénoménologie génétique de RICHIR et la phénoménologie de la donation de MARION. Il est en tout cas difficile aujourd'hui de dire que tel ou tel auteur est "phénoménologique" ou pas ; la question se pose pour un auteur comme LÉVINAS. On pourrait dire également que le phénomène étudié, l'objet de la phénoménologie varie d'un auteur à l'autre. Maints d'entre eux, qui entendent renouveler de fond en comble notre perception de la réalité et de nous-même plongent leurs racines dans bien des traditions, parfois très anciennes. 

Philippe CAPELLE-DUMONT, Après Merleau-Ponty, que devient la phénoménologie française?, dans La philosophie en France aujourd'hui, sous la direction de Yves Charles ZARKA, PUF, 2015. Sous la direction de LAURENT COURNARIE et de Pascal DUPOND, phénoménologie, UN SIÈCLE DE PHILOSOPHIE, ellipses poche, 2017.

PHILIUS

 

 

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