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27 février 2017 1 27 /02 /février /2017 12:58

   Les luttes idéologiques sont souvent marquées par des éléments de référence. Si ce qu'on a appelé la querelle des Anciens et des Modernes en Occident, est souvent vivifiée par la redécouverte ou la découverte d'anciens auteurs ou d'anciennes oeuvres, par exemple au XVIIème siècle en littérature, il existe dans nombre de débats une querelle non seulement de références, mais également d'interprétation des références. Anciens, Modernes, Post-modernes, post-post-modernes sont parfois des étiquettes utilisées soit à titre positif pour certains, reprochées, à titre négatif pour d'autres... Souvent, de même que des groupes "jouent" à être plus révolutionnaires que les autres, des groupes s'affirment plus modernes que leurs adversaires. On peut même penser que l'usage immodéré de ces étiquettes a tendance à brouiller les termes réels des débats. Plus moderne que moi tu meurs, diraient certains en langage osé et/ou "vulgaire". A l'inverse, on peut opposer des traditions anciennes pour dénoncer des dérives modernes... A ce jeu, maints intellectuels se sont livrés, en littérature comme en politique, en sciences humaines et parfois, en sciences physiques... Mais il est toutefois intéressant de décortiquer de semblables débats : faire référence à des traditions antiques n'est pas forcément l'apanage de groupes ou de mouvements conservateurs, ce peut-être aussi, de manière paradoxale et sans doute à corps défendant des doctrines originelles, un élément de contestation de l'ordre établi à des fins progressistes...

   Pour François TRÉMOLIÈRES, professeur de littérature française du XVIIème siècle à l'université de Rennes 2 "historiquement, et particulièrement pour le lecteur français, l'expression "Anciens et Modernes" renvoie à une fameuse querelle littéraire, sous le règne de Louis XIV, entre partisans de la supériorité des Anciens, les auteurs de l'Antiquité, et leurs adversaires, convaincus d'un progrès dans les arts qui donne nécessairement au temps présent l'avantage sur le passé. Paradoxes : alors que les premiers sont aujourd'hui communément considérés comme les grands écrivains de leur époque (Racine au premier rang) et donc les plus représentatifs de cette dernière, il ne fait guère de doute que la conception opposée a durablement dominé les esprits, jusqu'à l'exigence rimbaldienne : "il faut être absolument moderne". Cet impératif de la modernité, serait-il vécu contradictoirement par ceux qu'Antoine Compagnon (historien de littérature française né en 1950) a appelé "les Antimodernes" - à commencer par celui qui a imposé le terme : Baudelaire -, fait de la littérature et des arts plastiques le laboratoire d'un "temps moderne" (Levent Yilmaz, Le temps moderne, Gallimard, 2005) qui est encore le nôtre, c'est-à-dire un temps de l'histoire, du devenir, et non plus de la renaissance ou de l'imitation. La conception progressiste a triomphé avec la notion d'avant-garde et l'esthétique radicale d'un Clement Greenberg (1909-1994, critique d'art et polémiste américain). Lui résistent les tentatives réitérées d'un "classicisme moderne" (dont le néo-classicisme) et pour finir, l'expression philosophique d'une condition "postmoderne" (Jean-François Lyotard) avec ses innombrables avatars artistiques. Souligner le sens que l'on peut dire archéologique de la Querelle des Anciens et des Modernes, c'est montrer tout l'intérêt de son étude, aussi bien dans le champ littéraire (Boileau contre Perrault, la querelle du merveilleux chrétien, la querelle d'Homère) que dans le champ artistique (Fréart de Chambray).

   Le même auteur précise que le terme "moderne" est calqué sur le latin modernes, ce qui est "à la mode". Il peut être employé de manière dépréciative, pour qualifier l'éphémère et partant le superficiel, la valeur étant dans ce cas associée à la durée, voire à l'éternité. C'est ainsi que Pétrarque (1304-1374), par exemple, appelait Modernes les doctes de son époque, trop imprégnés du latin de la scolastique et pas assez des belles-lettres de l'Antiquité. Mais avec les Temps dits modernes (soit, dans la terminologie des historiens, la période qui va de la Renaissance à la Révolution française) s'affirme une supériorité du présent sur le passé : celle des mathématiciens, physiciens, chimistes (Descartes, Galilée, Newton, Lavoisier), d'accord avec Pétrarque, paradoxalement, pour rejeter dans les ténèbres du Moyen-Age la science qui les a précédés. Ainsi Pétrarque a-t-il mérité le nom de "premier moderne" (Renan), en se plaçant dans un entre-deux du temps et, selon ses propres mots, "aux confins de deux peuples, regardant à la fois en avant et en arrière". Cette ambivalence se retrouve dans un lieu commun énoncé dès le XIIème siècle, et attribué à Bernard de Chartres (vers 1130-1160) : "nous sommes des nains juchés sur les épaules de géants". Faut-il y lire la supériorité des Modernes, qui voient plus loin que les Anciens? ou au contraire leur nécessaire infériorité, qu'ils ne compensent que grâce à ceux-là même qu'ils ne pourront jamais égaler?"

   Dans l'histoire de la philosophie politique, écrit Philippe REYNAUD, "l'opposition entre les "Anciens" et les "Modernes" constitue un thème rémanent, qui permet de mettre en forme de manière frappante les critiques les plus vives contre la modernité politique (moins civique ou moins "prudente" que la politique classique) ou, au contraire, plus rarement, pour glorifier l'émancipation moderne contre les nostalgiques de la citoyenneté ou de la philosophie antiques. Dans la période récente, la "querelle des Anciens et des Modernes" a connu une nouvelle vigueur, car elle met en jeu les expériences politiques du XXème siècle (le totalitarisme, mais aussi les difficultés de la "démocratie libérale") et les fondements de la compréhension moderne de la politique et du droit, dont nous restons les héritiers." L'auteur s'attache surtout, au lieu de se livrer à une analyse exhaustive des différentes formes de cette querelle, sans doute d'ailleurs est-il difficile de la faire, tant les éléments de débats se ramifient, de dégager quelques thèmes permanents de controverse avant d'analyser ce qu'il prend pour les deux plus grandes tentatives contemporaines de critique de la modernité, à partir des points de vue d'Hannah ARENDT et de Leo STRAUSS.

    Pour le même auteur, cette opposition entre les "Anciens" et les "Modernes" "est sans doute un thème majeur de la pensée politique et de la philosophie du droit contemporain ça elle permet de donner une présentation élégante et claire de quelques-uns des principaux débats qui divisent les théoriciens du droit. Du côté des tenants des "Anciens", dont le plus cohérent et le plus profond, chez les théoriciens du droit, est sans doute le philosophe français Michel Villey, la défense du "droit naturel" antique (c'est-à-dire en fait surtout Aristote) est avant tout le moyen de faire apparaitre les difficultés constitutives du droit "moderne" tel qu'il s'est formé à travers la croissance parallèle du droit public étatique et du droit privé libéral : la philosophie d'Aristote échappe à l'oscillation entre le positivisme juridique et le moralisme abstrait qui caractérise la "modernité", et elle permet de fonder de manière satisfaisante la distinction entre le droit et la morale, grâce à une conception large de la "nature" qui fait droit à la diversité des situations juridiques et des critères de justice sans pour autant verser dans le relativisme (Philosophie du droit, Dalloz, 1978-1979). Chez les meilleurs avocats des "modernes, la référence aux "Anciens" apparait au contraire comme un leurre et comme un rempart illusoire contre les tentations "nihilistes" ou "anti-juridiques" qui ont marqué, parfois tragiquement, l'histoire politique moderne et contemporaine : le droit naturel des Anciens est pour eux irrémédiablement marqué par une cosmologie "hiérarchique" dans laquelle l'esprit ne peut plus se reconnaitre, et, surtout, il est incapable de faire droit aux exigences universalistes qui sont apparues avec les doctrines des droits de l'homme et qui constituent aujourd'hui (?) l'horizon de toute réflexion juridique (Luc Ferry, Philosophie politique, I, La nouvelle querelle des Anciens et des Modernes, PUF, 1984 ; Renaut et Sosoe, Philosophie du droit, PUF, 1992). 

Mais, ajoute-t-il, "il est vrai aussi que le débat entre Anciens et Modernes ne sauraient se réduire à une opposition entre deux conceptions du "droit naturel" (ou entre la nature et la liberté) : à l'intérieur même de la pensée moderne, en effet, les références à la philosophie, à la politique ou au droit des "Anciens" sont souvent, d'un côté, un moyen privilégié de critiquer la "positivité" au nom d'un idéal civique resté vivant, et de l'autre, un instrument puissant pour faire apparaitre les limites des conceptions "modernes", et de fonder ainsi une auto-critique de la modernité sans pour autant la renier. La première voie, qui fut celle de Machiavel, de Rousseau et du jeune Hegel, joue un rôle majeur dans la constitution du "républicanisme" moderne qui fait parfois figure d'alternative au libéralisme ; la deuxième se rencontre chez des auteurs comme Leibniz, Vico ou encore le Hegel des Principes de la philosophie du droit, qui reprennent des éléments importants de l'héritage aristotélicien tout en faisant une place à certaines techniques juridiques anciennes, dans le cadre général d'une philosophie qui fait droit à la découverte moderne de la subjectivité et qui, comme c'est le cas chez Hegel, s'efforce à la fois de penser les droits de l'individu et de fonder l'autorité de l'Etat moderne.

Ajoutons, enfin, qu'aucune philosophie ou aucune doctrine du droit qui prétend réellement penser son objet ne peut durablement s'en tenir à une simple opposition entre Anciens et Modernes, puisque, en fait, chacune des deux parties doit ici s'efforcer, sinon de faire droit aux prétentions de son adversaire, du moins d'en prendre compte : les amis des Anciens doivent pouvoir montrer que leurs concepts restent féconds pour interpréter le droit et la politique modernes (et non pas seulement pour les critiquer) et les plus radicaux des Modernes doivent pour le moins, s'ils veulent rester fidèles à leur programme rationaliste et universaliste reconnaitre un sens autre qu'historique aux conceptions antiques de la justice et du droit."

   Au bout de ces deux présentations d'ensemble, côté littérature, côté philosophie politique et côté droit, on voit bien que la querelle des Anciens et des Modernes vise tout autre chose que la défense du présent par rapport au passé ou de la suprématie des auteurs anciens sur les auteurs actuels. Les auteurs antiques, à l'occasion souvent de leur redécouverte ou de leur découverte (ouvrages oubliés retrouvés, circulation d'idées nouvelles, souvent par l'intermédiaire d'autres aires de civilisation ou de culture...), servent d'appui et alimentent en même temps un débat intellectuel qui est aussi un combat politique et culturel entre diverses parties de la société (des lettres et même au-delà...), dans le cadre - souvent- d'une remise en question ou d'une remise en cause de théories et de pratiques comme des pouvoirs qui s'appuient sur elles. C'est pourquoi il est facile de s'embrouiller, surtout si l'on est pas un érudit averti. C'est qu'il faut chercher derrière les apparences référentielles les ressorts des luttes passées, récentes et futures... Et ceci d'autant plus que nous n'avons aucune (mais vraiment parfois aucune du tout!) idée de ce que pouvaient dans l'Antiquité signifier en termes d'enjeux de pouvoirs, tous ces écrits dont on voit les gloses savantes. L'essentiel n'est finalement pas de savoir ce que ces textes signifiaient pour leurs contemporains (il faudrait pour cela avoir accès à tant d'ouvrages maintenant détruits...), mais de comprendre comment ils nous parlent aussi de problèmes récurrents pour notre espèce...

 

 

Philippe REYNAUD, Anciens et Modernes, dans Dictionnaire de culture juridique, PUF Lamy, 2003 et dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 1996. François TRÉMOLIÈRES, Anciens et Modernes, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

PHILIUS

 

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