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2 janvier 2017 1 02 /01 /janvier /2017 16:47

   Le philosophe français d'origine lituanienne naturalisé en 1930 poursuit toute sa vie durant un unique combat : montrer pour quelles raisons l'éthique, qui trouve sa source dans l'expérience primordiale de la responsabilité pour autrui, doit être reconnue comme la vraie "philosophie première" digne de ce nom. Influencé au premier chef par les oeuvres d'HEIDEGGER (il en part mais n'y revient pas...) et d'HUSSERL, il est reconnu comme le pionnier de la phénoménologie française.

    Sa philosophie est centrée sur la question éthique et métaphysique d'autrui, caractérisé par l'infini impossible à totaliser, puis comme l'au-delà de l'être, à l'instar du Bien platonicien ou de l'idée cartésienne (Méditations cartésiennes de HUSSERL) d'infini que la pensée ne peut contenir (David BABON, Levinas, penseur juif ou juif qui pense, revue Noesis, n°3, 2000). Emmanuel LÉVINAS étend ses recherches à la philosophie de l'histoire et à la phénoménologie de l'amour. Son oeuvre, de Quelques réflexions de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl de 1930 à L'Éthique comme philosophie première de 1998, marque la philosophie de la fin du XXème siècle, surtout après la fin des Trente Glorieuses (1950-1970) dominées plutôt par les perspectives marxistes. 

Un des aspects principaux de son oeuvre est que l'éthique n'est plus une conséquence et un dérivé de la philosophie première : la question de l'être et la connaissance du monde. Il érige l'éthique en philosophie première (Jean-Luc MARION). C'est à travers l'autre que l'individu est et agit et il ne peut sortir de cette captivité au sens propre. Par la destitution de l'ontologie, avec sa conception de l'altérité, il contredit une grande partie de la philosophie occidentale et introduit dans l'histoire de la philosophie une radicalité nouvelle, qui en fin de compte s'inscrit dans un réalisme psychologique.

Cette philosophie constitue en outre un véritable antidote à nombre de philosophies individualistes et individualisantes qui recherchent vainement le coeur d'une identité humaine de l'individu. Et bien entendu, elle fait pièce à toutes les philosophies de l'identité, comme à ses exploitations politiciennes...

Presque en conséquence, le problème de l'éthique et de la justice s'en trouve repensé lui aussi de manière radicale. La considération envers l'autre est indissolument liée à l'existence de l'individu. La pensée de LÉVINAS montre un sujet désubjectivé en tant qu'il est responsable. La justice/l'éthique n'est pas enracinée dans un lieu ; ce n'est ni une polis, ni un monde commun... C'est tout simplement une nécessité inhérente à la condition humaine.

Ses oeuvres peuvent être regroupées en quatre période :

- Dans le contexte immédiat de la Seconde Guerre mondiale (1929-1949) : La Théorie de l'intuition dans la phénoménologie de Husserl (1930), Quelques réflexions sur la philosophie de l'hitlérisme (1934), De l'évasion (1935), De l'Existence à l'existant (1947), Le Temps et l'autre (1948), En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (1949)...

- La présence de LÉVINAS dans la diaspora juive (1949-1963) : Totalité et infini, Essai sur l'extériorité (1961), Difficile liberté (1963)...

- Les années d'enseignement universitaire (1963-1974) : Humanisme de l'autre homme (1972), Autrement qu'être ou au-delà de l'essence (1974)...

- L'époque de la retraite (1975-1995) : De Dieu qui vient à l'idée (1973-1980, publiés en 1982), Entre nous. Ecrits sur le penser à l'autre (1951-1988, publiés en 1991), Les Imprévus de l'histoire (1929-1992, publiés en 1994), Altérité et transcendance (1967 à 1989, publié en 1995)... 

A ces oeuvres philosophiques, s'ajoutent des lectures talmudiques importantes : Quatre lectures talmudiques (1963 à 1966, publiés en 1968), Du Sacré au Saint. Cinq nouvelles lectures talmudiques (1969 à 1975, publiés en 1977), L'Au-delà du verset (1969 à 1980, publié en 1982) et Nouvelles lectures talmudiques (1974 à 1989, publiées en 1996)....

 Jean GREISCH propose une autre périodisation, qui a le mérite de faire ressortir l'enchainement des thèmes étudiés par le philosophe français :

- Sortir de l'être par une nouvelle voie est l'objectif de son premier essai personnel (De l'évasion, 1935) inspiré par le pressentiment de l'horreur nazie. Il poursuit sa réflexion et là où HEDEIGGER cherche à comprendre la "différence ontologique" qui permet de passer des étants à l'être, dans De l'existence à l'existant (1947) comme dans Le temps et l'Autre (conférences données au Collège philosophique), LÉVINAS revient de l'existence aux existants singuliers. Déjà se manifeste un style de pensée original accordant le "dit" (les contenus exprimés dans le discours) à un "dire pré-originel" (le rapport à autrui qui sous-tend le discours). 

- La publication de En découvrant l'existence avec Husserl et Heidegger (1949), celle de sa thèse d'Etat, Totalité et Infini (1961) marquent une deuxième période. Egalement marquée par la rencontre avec Monsieur CHOUCHANI (1895-1968), maître talmudique à la biographie incertaine, qui est un auteur prodige en sciences, en philosophie, en Talmud (voir le site qui lui est consacré : www.chouchani.com). Il donne une série de leçons talmudiques à partir de 1957, qui entretiennent un lien étroit et paradoxal avec sa réflexion philosophique. Cela donne d'ailleurs à son oeuvre l'impression d'un étrange diptyque, qui se laisse éclairer à travers sa thèse selon laquelle le rapport au Livre, loin d'être extrinsèque à l'homme, définit un véritable mode d'être, plus intérieur que tous les états d'âmes. D'aucuns pensent en revanche  de manière polémique que sa philosophie peut apparaitre comme une sorte de glose philosophique d'une foi religieuse. LÉVINAS récuse pourtant l'appellation de "philosophe juif", car à ses yeux, la philosophie est une invention grecque, et que tout philosophe, qu'il le veuille ou non, est obligé de parler la langue des philosophes grecs, qui ouvrent à d'autres pensées et d'autres interrogations. Pourtant, précisément, des auteurs estiment qu'il passe au-delà d'une façon grecque de faire de la philosophie...

- Totalité et Infini, plaidoyer pour une métaphysique renouvelée inséparable d'une phénoménologie, marque une étape importante, car il y aborde un thème central de son oeuvre. Cet Essai sur l'extériorité constitue une tentative d'étayer par des descriptions phénoménologiques originales sa thèse selon laquelle l'ontologie, aussi bien celle d'ARISTOTE que celle d'HEIDEGGER, pour fondamentale qu'elle soit, ne saurait revendiquer le titre de "philosophie première". Cette thèse est que "l'essentiel de l'éthique est dans son intention transcendante", qui déborde la distinction habituelle entre théorie et pratique. Reprenant les intuitions de PLATON, PLOTIN, KANT et BERGSON, LÉVINAS cherche à cerner un rapport à autrui qui précède l'effort de comprendre autrui seulement comme un alter ego. Sa découverte essentielle est que la compréhension d'autrui est inséparable de son invocation, l'injonction éthique, qui a sa source première dans le fait "qu'autrui me regarde". 

En plaçant son interrogation sous l'égide de l'opposition du Même et de l'Autre, le philosophe français décrit le désir métaphysique qui décide de l'humanité de l'homme. Face à des interrogations lancinantes sur l'intelligibilité de l'intelligible, sur la signification du sens... il entend dépasser l'ontologie qui mène la réflexion philosophique dans une sorte d'impasse. Il s'agit beaucoup plus pour lui de progresser, d'approfondir la problématique des regards réciproques, qui mène au bout du compte à une conception de la jouissance, du monde, de soi et d'autrui qu'il ne cesse de repenser dans les oeuvres qui suivent.

- Transition d'une troisième période de la pensée qui culminera avec Autrement qu'être et au-delà de l'essence (1974), Difficile liberté regroupe des essais sur le judaïsme. La liberté qui n'est plus pensée sous le signe de l'autonomie, mais sous le signe de la responsabilité, ne peut qu'être difficile, dans la mesure où elle s'assigne irrévocablement le sujet à autrui. L'hétéronomie, contre laquelle les Lumières se sont déchaînées, selon lui, au nom de l'exigence d'une raison adulte et émancipée, doit être repensée à travers la notion biblique d'élection, qui revêt pour LÉVINAS un sens foncièrement moral. Loin de désigner un privilège exorbitant, elle signifie la mise à part du responsable, sa responsabilité infinie qui n'a pas se mesure dans la bonne volonté ou la disponibilité de ce dernier. L'hétéronomie, du coup, n'est pas synonyme d'aliénation. Elle fonde au contraire la véritable dignité du sujet.

Humanisme de l'autre homme, de 1973, au moment où il devient professeur à la Sorbonne, est la réponse du philosophe à la génération des soixante-huitards qu'il avait continué à instruire en pleine révolte estudiantine sur le campus de Nanterre. L'antihumanisme, allié à diverses versions du structuralisme conduit finalement à la conception d'un individu libéral. Il faut travailler à l'émergence d'un nouvel humanisme, qui place l'homme devant l'Autre, faisant l'expérience de la responsabilité. Otages de l'autre évoque précisément ce nouvel humanisme.

- Si l'événement primordial du sens est "l'intrigue de l'éthique et du langage", comment surmonter l'apparente dichotomie entre l'essence prophétique du langage et le langage philosophique, qui n'a rien d'inspiré? A cette question LÉVINAS invoque la transcendance même de l'infini, redéfinissant au passage le rôle de la philosophie. Ce n'est pas un "amour de la sagesse", c'est plus profondément la "sagesse de l'amour au service de l'amour". 

- Les années 1980 marquent une dernière période, jalonnée par plusieurs recueils d'articles importants. S'y trouvent deux conférences qui ont valeur testamentaire : Ethique comme philosophie première (1982) et Transcendance et Intelligibilité (1984), ainsi que des entretiens radiophoniques qui constituent une excellente introduction à la pensée du philosophe : Ethique et Infini (1982). On ne saurait d'ailleurs trop conseiller à ceux qui veulent rentrer dans cette pensée de commencer par là...

 

      Sur le vocabulaire particulier de LÉVINAS (en fait, tous les philosophes bâtisseurs de systèmes ont un langage particulier!), Rodolphe CALIN et François-David SEBBAH écrivent que "déterminer le sens philosophique des notions lévinassiennes ne va pas de soi, surtout si l'on s'attache à une idée de la philosophie comme discours visant à la clarté et à la distinction de notions enchainées en un ordre des raisons." Ils estiment qu'à cette aune, sa philosophie peut sembler gravement en défaut.

"Mais lire Lévinas, c'est sans doute faire l'expérience d'une autre manière de faire de la philosophie - qui se revendique cependant pleinement philosophie. Il y a une difficulté intrinsèque à donner un sens sinon univoque du moins suffisamment déterminé aux notions employées par Lévinas (...). D'abord, loin des chaînes de raisons où les notions se succèdent et se subordonnent les unes aux autres, où elles s'ordonnent, les textes lévinassiens laissent les notions coexister sans hiérarchisation logique. Cette coexistence des notions implique la polysémie induite par une syntaxe non grecque où les notions passent pour ainsi dire sans cesse les unes dans les autres, sans qu'on puisse les délimiter nettement autrement qu'arbitrairement : difficulté d'autonomie des entrées là où le texte donne la perpétuelle transmutation et l'empiètement des notions les unes dans les autres, les unes sur les autres. Chaque notion fait scintiller de manière singulière et absolument irremplaçable l'aspect d'une signification qui ne doit cependant jamais, à partir de sa singularité, se "sédimentariser" et se figer en ce que Lévinas nomme le Dit. Eclat de signification absolument précis en sa singularité et qui pourtant exige sans cesse, un peu comme l'esquisse perceptive husserlienne, d'être restitué dans un horizon dynamique non saturable (ainsi par exemple l'analyse de la notion de Désir conduit-elle déjà à remarquer que le Désir "est" l'Infini...). Mais ce premier geste compliqué d'un autre, est peut-être plus lévinassant encore : la syntaxe de l'empiètement et de la mise en contexte dynamique du sens est enveloppé dans une "logique" de l'exaspération, de l'emphase ou de l'hyperbole. Il s'agit alors d'exprimer la rupture de tout contexte, le "hors contexte" de ce qui vient rompre l'ordre de la phénoménalité, de ce qui vient rompre l'arrangement dans la lumière du Monde tel qu'il se continue dans le discours au sens grec du terme. Manière non grecque et non cartésienne de "passer d'une idée à une autre" ; il s'agit d'opérer un passage à la limite qui est passage en force ; de conduire une notion au point où elle se brise pour se transmuter en ce qu'elle anticipait d'inouï. Processus non dialectique d'une violence sans "relève" et pourtant féconde : c'est ainsi dit Lévinas que l'on passe de la notion de responsabilité à celle de substitution, ou bien encore que l'ontologie est portée au point extrême où elle exige d'être interrompue par l'éthique. Ces deux gestes (celui de la syntaxe de coexistence et celui de la "logique" de l'exaspération) se nouent d'une manière qu'il faudrait interroger plus avant dans le travail rigoureux de l'ambiguïté que revendiquent les textes lévinassiens : textes où clignotent le Dit et le Dire au travers du Dédit, où scintillent les aspects encore non absolument déterminés d'une polysémie notionnelle." 

Pour bien comprendre certaines notions du vocabulaire de LÉVINAS, il faut entrer dans un discours qui mêle souvent la manière de dire les choses, le langage et les choses elles-mêmes. C'est à la fois la linguistique et l'anthropologie qui sont appelées par le philosophe français à fournir les éléments d'une philosophie nouvelle. 

C'est sans doute à cause de cet aspect dynamique dont parle nos auteurs que la philosophie de LÉVINAS peut fasciner et forcer l'interrogation, et qu'elle influence nombre d'auteurs contemporains. 

Parmi eux, Jean-Luc MARION écrit dans une chronique (Le point, 2009) que "certains philosophes comptent, parce qu'ils proposent de nouvelles réponses à des questions déjà connues et discutées. Et c'est déjà beaucoup. Mais comme Bergson, Lévinas a rang de philosophe essentiel, car il a, lui, formulé des questions que personne avant lui n'avait vues, ni dites. Sans lui, nous ne penserions pas comme nous pensons désormais. Il dit clairement que la question de l'être pourrait ne pas constituer la première question de la philosophie. (...).'

C'est toute une génération de philosophes qui se situent dans le mouvement de la philosophie juive, de près ou de loin qui est influencée par son oeuvre : Jacques DERRIDA, Alain FINKIELKRAUT, Benny LÉVY, Bernard-Henri LÉVY, Jean-Claude MILNER, Marc-Alain OUAKIN, Gérard BENSUSSAN, Joseph COHEN, Catherine CHALIER, René LÉVY...

A son corps défendant sans doute, son emprise est plus profonde dans ce mouvement-là qu'ailleurs, alors qu'il a toujours voulu dissocier ses "études juives" de sa "philosophie générale" (mais le pouvait-il?). Toutefois, nombreux sont ceux qui viennent d'horizons tout-à-fait différents et qui s'inspirent de ses écrits : François ARMENGAUD, Luc BRISSON, Michel DEGUY, Monique DIXSAUT, Elisabeth de FONTENAY, Didier FRANCK, Robert LEGROS, Jean-Luc MARION déjà cité, Eric MARTY, Jean-Luc NANCY, Philippe NEMO, Michel ONFRAY, Michaël de SAINT-CHERON, Bernard STIEGLER, Jacques TAMINIAUX...

Beaucoup se retrouvent un jour ou l'autre dans les colonnes des Cahiers d'études lévinassiennes, de l'Institut d'études lévinassiennes, dirigé actuellement par René LÉVY. La publication des textes de LÉVINAS n'est d'ailleurs vraisemblablement pas terminée, et une fois que des conflits familiaux portant sur les droits  seront résolus, sans doute apporteront-ils d'autres éclairages sur son oeuvre.

 

Rodolphe CALIN et François-David SEBBAH, Lévinas, dans Le Vocabulaire des Philosophes, Ellipses, 2002. Alain GREISCH, Lévinas, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

PHILIUS

 

 

 

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