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10 avril 2016 7 10 /04 /avril /2016 08:40

    De son vrai nom David Abelevich KAUFMAN, le cinéaste soviétique d'avant-garde, d'abord rédacteur et monteur de films d'actualité, puis réalisateur de films documentaires et théoricien, déploie son oeuvre créatrice surtout à une période où la jeune Union Soviétique n'est pas entrée dans un système de censure et de mise en place d'un académisme officiel, le "réalisme socialiste".

Il s'inscrit dans le mouvement de l'avant-garde cinématographique de la Russie des années 1920, influencé par le futurisme et le constructivisme. Il ne cesse d'expérimenter, s'opposant à des cinéastes comme Sergueï EISENSTEIN, Grigori TRAUBERG et Leonid TRAUBERG, qu'il accuse de faire du cinéma-spectacle, en raison de leur emploi de la fiction. Il se choisit le surnom de Dziga Vertov qui signifie littéralement la "Toupie qui tourne sans cesse". Responsable de plusieurs séries documentaires (1918 puis 1922, puis encore 1923 à 1925), il pose à travers de nombreux articles et son mouvement/manifeste du Ciné-Oeil (1923), inspiré par ses propres découvertes à l'usage de la caméra, les bases d'un mouvement esthétique anti-bourgeois, nouveau et indépendant. Dont l'un des axes fondamentaux est l'abandon de toute trame romanesque ou narrative - qu'il perçoit comme un parasite empêchant la naissance d'un langage esthétique nouveau - au profit de l'utilisation d'images filmées dans la vie réelle.

 

Le Ciné-Oeil

    Pour VERTOV, la caméra est un prolongement de l'oeil humain. Et pour l'expérimenter, il n'a besoin ni de scénario, ni de script, ni d'acteurs... Ce qu'elle enregistre doit être assemblé, monté, structuré pour créer un langage nouveau, supérieur à la vision linéaire que nous avons de la vie. Grâce à cet oeil mécanique qu'est l'objectif, nous pouvons voir mieux et plus loin qu'avec l'oeil humain nécessairement imparfait. 

Le Ciné-Oeil - qui prend la vie "sur le vif"- est en ce sens le contraire même du Ciné-Drame, qui repose sur la narration et les émotions, et que VERTOV qualifie d'Opium du peuple. "Nous proclamons, écrit-il, que les films que nous connaissons basés sur le romanesque, les films narratifs et théâtraux et tous les films de ce genre, sont comme de la lèpre". Cette théorie du Ciné-Oeil influence ensuite profondément un pan entier du cinéma européen, de Hans RICHTER à Jean VIGO, de Luis BUNUEL à Man RAY, de Joris IVENS à Henri STARK, même s'il n'appliqueront jamais à la lettre ses préceptes. 

 

L'homme à la caméra

  Son film le plus connu, L'homme à la caméra, film manifeste de 1929, précède de peu Enthousiasme, la Symphonie de Donbass (1930), l'un des premiers films soviétiques sonores, tous tournés en Ukraine. En 1934, il propose, pour commémorer le 10ème anniversaire de la mort de LÉNINE, Trois chants sur Lénine, mais déjà les théories de l'avant-garde cinématographique sont de moins en moins bienvenues dans les allées du pouvoir stalinien. Lequel recherche beaucoup plus des films réalistes qui célèbrent la réussite collectiviste, visibles et plus faciles à comprendre selon lui par le grand public. 

D'autres films sont réalisés de 1919 à 1954, moins connus et une bonne moitié non diffusées en Occident : Les jouets soviétiques (1924), Kino-Glaz (1924), Kino-Pravda (1925), La sixième partie du monde (1926), En avant, Soviet! (1926), La onzième année (1928), Trois héroïnes (1938)...

Entre 1942 et 1944, il se replie, avec toute l'industrie cinématographique, en Asie Centrale, à Alma Ata (Kazakhstan) où de nouveaux studios sont construits au début de la guerre. VERTOV se consacre alors plus à l'enseignement et à la théorie, tout en continuant de travailler sur des actualités cinématographiques et des documentaires au service du pouvoir. De 1944 à 1954, il continue de collaborer aux journaux d'actualités, titrées Novosti Dnia (les nouvelles du jour), soit 55 numéros en 10 ans.

   L'homme à la caméra, film muet de 1929, réalisé et monté (avec son épouse) par Dziga VERTOV, dont la photographie est due à son frère, d'une duré de 65 minutes concentre une grande partie de sa conception du cinéma. En effet, à l'écart d'une tonalité très propagandiste des différents documentaires, il filme, se film en train de filmer, avec pour seule bande-son une musique entrainante. Le film évoque d'abord la vie quotidienne du matin au soir d'une grande cité soviétique (tournage à Odessa mais aussi à Kiev et à Moscou) et célèbre en même temps le travail du cinéma. On voit dans l'oeuvre comment se construit le film, on découvre quelle place occupe le cinéma dans la société soviétique, sa réception même par le public. L'énonciation est tout sauf gommée ou masquée. Un plan montre par exemple la circulation croisée des multiples véhicules, tram et piétons et le plan suivant montre le cameraman en train de les filmer... Il y a ainsi réflexion du cinéma sur lui-même, sa place, ses fonctions comme ses techniques. Il s'agit de faire prendre conscience aux spectateurs des mécanismes du cinéma, de son pouvoir sur le réel. Le travail du cineaste est d'ailleurs présenté comme similaire à celui de tous les travailleurs/travailleuses évoqués dans le film : la main à la camera vaut la main à charrue ou à mouvement des tricoteuses et réciproquement. On comprend à la vision du film comment Charles CHAPLIN par exemple a pu être influencé dans la vision de la société industrielle. Presque tous les artifices du montage sont utilisés : ralenti, accéléré, fondu enchaîné, contraste, surimpression, superposition... donnant à l'image une forte musicalité (pour un film muet!). La bande sonore a été recomposée par la suite à partir des annéées 1980, suivant les indications de VERTOV lui-même.

 

Le groupe Dziga Vertov

    Influence contemporaine du travail de VERTOV, le groupe Dziga Vertov, à l'existence brève, de 1969 à 1973, est fondé par Jean-Luc GODARD et Jean-pierre GORIN. Son activité est fondée sur une lecture de l'opposition Sergueï EISENSTEIN/Dziga VERTOV, affirmée dans le film-manifeste Vent d'Est (1969). Mais le projet de léguer des textes théoriques n'est au bout du compte pas réalisé. En guise de théorie, composée de thèses et de démonstrations, le groupe conduit son activité en suivant des mots d'ordre, à la manière du militantisme maoïste dans lequel il s'inscrit. Il s'agit de mettre les moyens et usages de la politique au profit d'une pensée voire d'une refonte du cinéma. La maigre théorisation du groupe se réduit souvent à "Pour qui? Contre qui?" Le collectif n'entend pas être un groupe d'auteurs, mais d'avantage celui de militants ("révolutionnaires professionnels") qui se donnent pour tâche principale de se consacrer au cinéma. Il s'agit donc de faire des films politiques "politiquement". Le groupe veut inscrire sa critique du cinéma suivant la conjoncture et ne rejette pas systématiquement les films politiques à grand spectacle, tels que Z (COSTA-GAVRAS, 1969). Pour saisir ce que le groupe a voulu dire, il faut surtout regarder ses films. 

David FAROULT, Maitre de conférences en cinéma à l'Université de Paris Est Marne-la-Vallée, écrit que "la démarche du groupe Dziga Vertov, à la différence du cinéaste soviétique qu'ils prennent comme étendard et qui congédiait le film "joué", consiste à profiter des moyens qui peuvent être capités par le nom d'auteur de Godard pour réaliser collectivement des films militants qui soient utiles aux militants eux-mêmes. Ainsi, nourri de Brecht peut-être plus que de Vertov, le groupe ne souhaite pas offrir aux militants le spectacle de luttes ou de grèves déjà passées, mais plutôt de proposer une dialectique théorique à travers des films "tableaux noirs". "Il y a deux sortes de films militants : ce que nous appelons les films "tableaux noirs" et les films "internationale", celui qui équivaut à chanter l'Internationale dans une manif, l'autre qui démontre et permet à quelqu'un d'appliquer dans la réalité ce qu'il vient de voir, ou d'aller le récrire sur un autre tableau noir pour que d'autres puissent l'appliquer aussi". 

Le groupe Dziga Vertov excelle dans l'exercice dialectique au sein des films eux-mêmes. Dans tous leurs films, même si cela est plus perceptible dans Pravda (1969) que dans Luttes en Italie (1970), la construction en différentes parties est exhibée au spectateur, et le mouvement dialectique qui soutient dans chacune d'elle la négation critique de la précédente est exposé explicitement. Ainsi, le film change-t-il de statut au fil de son déroulement. Menant la critique de son propre commencement, de ses choix de représentation initiaux, il aboutit à se révéler in fine consciemment pour ce qu'il est : un film, objet artificiel. Et le spectateur se trouve par-là convoqué à s'extraire de sa condition, conçue comme une aliénation dans "l'impression de réalité" (l'illusion) produite par la représentation." D'où l'importance d'affirmer le primat de la production sur la diffusion, le refus des règles du marché.

"Au terme de plusieurs années d'activités, de recherches fécondes et critiques (l'humour parfois potache), irrigue volontiers les films, voire les envahit, comme dans Vladimir et Rosa (1971), la méthode du groupe tend à se renverser, et ce sont les moyens d'une pensée cinématographique (adossée au montage en particulier) qui sont convoqués pour penser la politique, jusque dans les manifestations intimes (en quoi l'apport des féministes est largement pris en compte). Tout va bien et sa suite Lettre to Jane (1972), film signé nommément par Godard et Gorin, constitue sans doute l'aboutissement réussi qui laissera plus de traces ultérieures dans les travaux des deux cinéastes. Godard (par exemple dans La rapport Darty, co-réalisé avec Anne-Marie Mièville en 1989) et Gorin (notamment dans Poto et Cabengo, 1977), qui ont alors éprouvé et démonté la capacité d'un cinéma, tournage et montage, à des fins d'investigation "scientifique". 

     

 

Dziga VERTOV, L'homme à la caméra, Kino Eye/La vue à l'improviste, Enthousiasme - La Symphonie de Donbass et Trois chants sur Lénine, Kino/Pravda n°21, issus des copies de la Cinémathèque de Toulouse, coffret combo Blu-ray et DVD VOST avec livret de 32 pages, 279 minutes, Lobster Films, 2014.

Diziga VERTOV, Articles, journaux, projets, traductions et notes par Sylviane MOSSÉ et Andrée ROBEL, Union Générale d'Éditions, 1972.

Frédérique DEVAUX, L'homme à la camera de Diziga Vertov, Bruxelles, Yellow now, 1990 (visible sur Youtube). Sous la direction de Jean-Jacques MARIMBERT, Analyse d'une oeuvre : l'homme à la caméra, 2009. Georges SADOUL, Dziga Vertov, préface de Jean ROUCH, Champ libre, 1971. 

David FAROULT, Groupe Dziga Vertov, dans Dictionnaire de la pensée du cinéma, PUF, 2012.

 

 

 

Relu le 24 avril 2022

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