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5 février 2016 5 05 /02 /février /2016 10:07

     Optimistes, Nicolas BERLAND et Anne PEZET estiment qu'il "existe peut-être un espace pour reconstruire des systèmes comptables plus démocratiques et applicables à de nombreux objets". Pour donner une idée d'un tel espace, ces auteurs tentent une évaluation des travaux critiques. En interne (de la part des auteurs critiques) "et par conséquent modérée et équilibrée" et en externe (de la part des partisans du mainstream) "plus vigoureuse". 

 

Les apports des critical studies

    COOPER et HOPPER (2007) distinguent 7 apports des critical studies en comptabilité. le contexte n'est bien sûr pas considéré comme neutre puisqu'il est le reflet du capitalisme et de la modernité. "Le changement n'est pas simplement motivé par la technologie et la concurrence mais aussi par les rivalités interprofessionnelles visant à se répartir le surplus de valeur et le contrôle des forces de travail. Le pouvoir et le conflit sont au centre des explications. La comptabilité de gestion n'est plus neutre ni objective mais subjectivement négociée dans le cadre des résistances. Les résistances ne sont pas analysées en termes de psychologie ou d'irrationalité des acteurs mais dans leur contexte socio-économique. Les innovations comptables viennent souvent d'institutions externes comme l'État, la religion ou les mouvements politiques. Les critical studies montrent comment les technologies comptables ne peuvent être comprises hors d'une complexe réseau d'intérêts. Le changement est brutal ; il fait suite aux crises du capitalisme. Ces apports se résument finalement à une vision "externaliste" de la comptabilité dont les relations avec le social, l'économique et le politique ne sont pas ignorées."

Ces deux auteurs analysent également les forces et faiblesses des grands courants des critical studies. "Si le labour process analyse bien les contradictions qui entrainent les crises, il présuppose implicitement que les notions de bien et de mal sont connues par les chercheurs qui peuvent ainsi directement trancher. Les recherches critiques héritées d'Habermas sont insuffisamment explicites sur l'origine des formations sociales plus larges. Les post-culturalistes sont suspectés de produire des "meta narratives" dont la validité est impossible à prouver (...). Les foucauldian studies ne s'intéressent pas suffisamment à l'histoire dans ses détails les plus fins. L'ANT pallie un peu ce problème en s'intéressant aux détails matériels qui rendent les choses possibles. Mais le risque de relativité devient alors très fort. (...)".  Un certain romantisme, un certain éloignement des pratiques qui rendent ces études critiques trop éloignées des lecteurs qui pourraient en être les plus intéressés, des conflits de référence à l'intérieur de la discipline, une certaine naïveté de critiques qui se retournent finalement contre leurs propres présupposés : en réformant la comptabilité certains semblent croire que l'on pourra de cette manière (parfois exclusive, puisqu'il n'y a pas d'analyse sociologique large), réformer la société... 

 

Les limites de la critique moderne

L'aller-retour de la technique à la critique et de la critique à la technique, vu ces insuffisantes, peut s'avérer très limité. Si le travail réalisé par les sociologues et les ethnologues ouvrent des perspectives pour le monde du management, encore faudrait-il qu'ils partagent un minimum de culture commune. Beaucoup d'approches ne dépassent pas le constat de non neutralité de la comptabilité. En outre, le vrai et le faux en comptabilité risque d'être le sujet d'interprétations multiples au fur et à mesure que s'élargit le nombre d'acteurs intéressés par la production comptable, d'autant que ces acteurs, souvent très spécialisés dans leur domaine, ne possèdent que peu de références communes et en fin de compte peu d'intérêt communs. Si les crises du capitalisme indiquent de plus en plus clairement des défaillances des instruments de calculs économiques - même chez les tenants du mainstream (courant dominant sans réflexions de fond), il ne semble pas, jusqu'à aujourd'hui que la tendance à tout simplement transcrire dans la comptabilité la financiarisation de l'économie s'inverse. 

  Toujours est-il que la recherche comptable moderne, qui s'organise autour de plusieurs auteurs-clés, est relativement jeune et qu'elle n'a pas fini de porter ses fruits. Une certaine accumulation des connaissances, une nouvelle perception, même chez les libéraux, des dangers d'une comptabilité qui transcrit tout simplement les dérives d'un capitalisme financier, la montée des périls en matière d'environnement qui détruit les fondements du productivisme, lui aussi entériné et amplifié par une certaine mise en chiffres, la nécessité croissante de faire par la comptabilité reflété des réalités sociales et des exigences sociétales, tout cela produira progressivement ses effets. A condition que des autorités suffisamment puissantes s'élèvent, au niveau national et international, contre des dérives néo-libérales incontrôlables et se dotent précisément d'outils - comptables notamment - pour établir de nouveaux caps, qui ne se réduisent pas à une "amélioration" de la "gouvernance"...

   Les théories dressées notamment par Raymond John CHAMBERS (1917-1999), Anthony HOPWOOD (1944-2010), Tony TINKER (né en 1946), Ross WATTS (né en 1942), Jerold ZIMMERMAN (né en 1947), Theodore LIMPERG Jr (1879-1961), Gino ZAPPA (1879-1960) et Kyoshi KUROSAWA (1902-1997), Richard MATTESICH (né en 1922), Gerald FELTHAM (né en 1938)... peuvent y contribuer...

 

Une nouvelle conception de la recherche comptable

    L'australien Raymond John CHAMBERS défend contre de grands auteurs américains de son époque, et notamment LITTLETON, une nouvelle conception de la recherche comptable. Elle ne peut selon lui se contenter d'expliquer la pratique mais pour autant elle n'est pas une fin en elle-même : elle doit servir la pratique et ce en proposant à celle-ci des théories susceptibles de la guider et de lui donner des points de repères et des cadres intellectuels adaptés aux différents contextes où elle se développe. En tant que chercheur, il produit une théorie (ou une méthode) comptable pour une pratique "continuellement actuelle" dans un contexte inflationniste mais cette théorie est l'illustration d'une démarche générale qui sera qualifiée de normative et qu'il défendra tout au long de sa carrière scientifique et dans sa revue Arbacus, notamment contre des chercheurs partisans de démarches exclusivement cognitives. Anthony HOPWOOD d'une part et Ross WATTS et Jerold ZIMMERMAN d'autre part, défendront et illustreront par leurs travaux de telles démarches, mais selon des méthodologies très différentes. Dans son ouvrage majeur publié en 1966, Accounting, Evaluation and Economic Behavior (Comptabilité, évaluation et comportement économique), il expose sa méthode de la comptabilité continuellement actuelle, fondée sur une évaluation des actifs à leur prix de cession. Cet ouvrage est l'illustration d'une nouvelle démarche de recherche qui la revivifie. Pour cet auteur, une théorie comptable repose sur un certain nombre d'axiomes relatifs à l'entreprise et à son environnement et se construit en déduisant de ces axiomes des hypothèses qu'il convient de confronter à la réalité. Il est sans doute le premier auteur qui ait proposé une démarche aussi rigoureuse pour la recherche comptable, démarche clairement inspirée par le raisonnement mathématique. Face à la théorie positive de la comptabilité, il maintiendra toujours ses positions.

 

Des approches politico-contratuelles...

    Anthony HOPWOOD, inspiré par la sociologie et les sciences politiques, ouvrira la voie à des études sociologiques de la pratiques comptables, à des études de "comptabilité en action" et fera de sa revue Accounting, Organizations & Society le vecteur de telles études. Son approche interprétative du phénomène comptable sera à l'origine de plusieurs courants. L'un de ces courants connaît avec Tony TINKER et la revue Critical Perspectives on Accounting créée par celui-ci un développement inspiré par le marxisme particulièrement original et perturbateur.

Ross WATTS et Jerold ZIMMERMAN sont les pères fondateurs de la théorie positive ou politico-contractuelle de la comptabilité. Inspiré par l'École de Chicago, ils fondent une économie de la comptabilité qui s'intéresse aux déterminants des choix et des comportements comptables des dirigeants d'entreprises. Leur courant, en dépit des nombreuses et fortes critiques dont il est l'objet, reste l'un des courants majeur de la recherche comptable contemporaine et représente le mainstream aux États-Unis. Les recherches qui en sont issues sont publiées non seulement dans la revue spécialement créée par eux, The journal of Accounting and Economics, mais aussi dans The Accounting Review and Economics et dans The Journal of Accounting Research.

Theodore LIMPERG Jr (découvert par Kees CAMFFERMAN) est un chercheur qualifié d'inclassable : il écrit en néerlandais et fait toute sa carrière dans son pays ; ce qui ne l'empêcher pas de développer une théorie comptable particulièrement originale fondée sur la valeur de remplacement qui connaitra une audience internationale.

Gino ZAPPA, grande figure de la comptabilité et de l'économie d'entreprises (economia aziendale) italiennes, élabore une forte théorie qui fait de la comptabilité un instrument et l'analyseur du fonctionnement de l'entreprise en tant qu'institution économique (instituto economica). Dans sa vision de l'entreprise, il est proche de l'école institutionnaliste américaine et s'oppose aux économistes qui la réduisent à une boite noire. Grâce à la comptabilité, il fait entrer les économistes dans cette boite noire. Si son apport direct à la pratique comptable est limité, son apport à la recherche est considérable et mérite d'être connu. Il suggère en effet de ne pas étudier la comptabilité comme une technique isolée mais comme une technique "encastrée", en interaction avec son contexte économique et social. Ce que proposeront plus tard des chercheurs britanniques qui ignoraient probablement son oeuvre, tel Anthony HOPWOOD.

    Kyoshi KUROSAWA est le "premier samourai de la comptabilité". Son oeuvre, telle qu'elle est présentée par Akiko FOUJITA et Clémence GARCIA, apparait singulière et clivée car elle se développe dans deux contextes très différents, avant et après la défaite du Japon en 1945. Après avoir tenté d'adapter la comptabilité aux besoins d'une économie dirigée, il doit "subir" l'apport américain, la re-penser dans le contexte d'une économie libérale. Ses travaux relatifs à l'adaptation de la comptabilité à une économie dirigée ne sont pas sans parenté avec certains travaux doctrinaux réalisés en France après la seconde guerre mondiale pour établir un lien entre la comptabilité nationale et la comptabilité des entreprises.

   Autrichien devenu américain, Richard MATTESICH écrit aussi bien en allemand qu'en anglais et, du fait de sa forte culture européenne et de ses centres d'intérêts, occupe une position originale au sein de la galaxie des chercheurs américains. C'est un "pur théoricien" en ce sens qu'il consacre ses activités de recherche à des problèmes fondamentaux et trouve son inspiration dans les travaux d'économistes et de philosophes. Ses principaux travaux, publiés par les plus grandes revues académiques américaines, visent à doter la comptabilité d'un cadre axiomatique ; ils ont débouché sur une théorie comptable qualifiée de "normative conditionnelle" qui articule l'axiomatique comptable avec les besoins d'information des utilisateurs.

   Gerald FELTHAM participe au développement d'un nouveau champ de recherche, l'économie de l'information comptable. Dans ce champ de recherche, il s'intéresse plus spécifiquement à la valeur de l'information comptable dans un contexte contractuel ou de marché. Même si ses travaux relèvent en grande partie de la microéconomie, ils éclairent diverses questions que se posent les comptables et notamment les normalisateurs : l'information véhiculée par les états financiers doit-elle être prédictive? Lissée ou non?...

  Cette présentation des auteurs modernes de Bernard COLASSE met en évidence le caractère encore minoritaire des recherches à proprement parler critiques, dans le sens de porteurs d'un autre compabilité qui supporterait une autre économie... S'il existent d'autres auteurs, bien plus talentueux ou bien plus progressistes, ils n'influent pas de manière centrale, comme le font ceux présentés, la recherche comptable contemporaine.

 

Bernard COLASSE, Les grands auteurs en comptabilité, EMS, 2004. Nicolas BERLAND et Anne PEZET, Quand la comptabilité colonise l'économie et la société. Perspectives critiques dans les recherches en comptabilité, contrôle, audit. Les études critiques en management, une perspective française. Presses Universitaires de Laval, 2009.

 

SOCIUS

 

Relu le 17 mars 2022

 

 

 

 

 

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