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20 janvier 2016 3 20 /01 /janvier /2016 09:15

    Depuis que la recherche en comptabilité, avec l'École de Rochester, menée par Ross L. WATTS et Jerold L. ZIMMERMAN depuis les années 1970, s'est orientée délibérément vers l'étude des pratiques et des choix comptables menées par les dirigeants ou les organismes de normalisation, plus que sur l'étude des nombres comptables eux-mêmes, c'est bien à une sociologie de la comptabilité - même si la formule est plus utilisée par les critiques de cette théorie positive - que nous avons affaire. 

   Si l'on suit Jean-François CASTA (Dauphine Recherches en Management), la recherche en comptabilité financière connait de profondes mutations au cours des dernières décennies. "Jusqu'aux années 1960, dans un contexte qui postulait implicitement l'utilité de l'information financière pour l'utilisateur, la recherche comptable était essentiellement de nature normative et se préoccupait de sélectionner, de façon purement spéculative, les principes et méthodes jugés les plus pertinents. A partir de la fin des années 1960, dans le but d'évaluer ces travaux normatifs, la recherche comptable, en quête d'assises scientifiques, a progressivement évolué vers une approche empirique. A l'image de l'évolution des sciences économiques, l'introduction d'une démarche positive a nécessité le recours à de nouveaux instruments dont les premières expérimentations ont porté sur la validation de l'hypothèse d'utilité décisionnelle de l'information comptable. Paradoxalement, les tests empiriques ont mis en évidence l'importante anticipation par le marché du contenu informatif de ces données avant leur divulgation. Le problème de la nature de l'utilité des nombres comptables était posé et, plus généralement, celui du rôle institutionnel de la comptabilité comme système de production d'information financière.

En réaction, un paradigme fondé sur l'utilité contractuelle ds nombres comptables a émergé vers la fin des années 1970. Le "programme de recherche" associé se proposait d'expliquer les pratiques observées et de prédire les choix comptables effectués, tant par les dirigeants que par les organismes de normalisation. Le contenu de ce programme - intitulé positive Accounting Theory - a été formulé par Watts et Zimmermann (de 1978 à 1986). Il a engendré, à partir des années 1980, la création d'un véritable courant - appelé École de Rochester par référence à l'université dans laquelle exercent ses deux promoteurs." 

 

La théorie positive de la comptabilité

     La théorie positive de la comptabilité occupe un rôle central dans le récent processus de construction de la recherche comptable et c'est autour d'elle que se construisent de nombreuses études, qu'elles tendent à accroitre la tendance ou au contraire à réaliser des critiques souvent féroces. Notons tout de suite qu'aucune réflexion de fond ne semble en cours sur les fondements mêmes du Plan comptable (dans sa classification) et dans ce qu'elle implique comme philosophie politique. La plupart des études en cours portent soit sur la sociologie de la comptabilité, soit sur l'histoire (ce qui peut induire une réflexion critique des systèmes comptables) de celle-ci. 

   Jean-François CASTA explique l'émergence des recherches positives en comptabilité financière, son contenu, avant d'en aborder les critiques et les limites.

"Jusqu'à la fin des années 1960, période qualifiée d'"âge d'or de la recherche a priori", les travaux de recherche comptable, présumant de l'utilité décisionnelle de l'information financière, étaient essentiellement normatifs et se donnaient pour objectif l'identification conceptuelle des "meilleures" méthodes comptables. L'émergence des recherches positives en comptabilité procède du mouvement observé, dans les années 1950, en sciences économiques. le dépassement de la problématique normative et l'introduction de la démarche positive dont directement référence à Milton Friedman (The méthodology of Positive Economics, 1953) et à l'École de Chicago qui, à la suite de John Neville Keynes, établissaient une distinction fondamentales entre une science positive, ensemble de connaissances sur "ce qui est", et une approche normative, ensemble de connaissances sur "ce qui devrait être" au regard d'un système de valeurs. (...) L'introduction d'une approche positive, ayant pour finalité l'élaboration de "lois" de comportement explicatives, a eu pour conséquence directe de déplacer l'objet de la recherche des méthodes comptables "produites" par les chercheurs vers les pratiques comptables observées.

Par ailleurs, soumise au principe de réfutation, cette problématique a ouvert la voie à une évaluation empirique de propositions qui avaient antérieurement le statut de "vérités" présumées, comme l'utilité décisionnelle des données comptables pour les utilisateurs." Notre auteur cite les travaux successifs de BALL et BROWN (1968), de BEAVER (1968), tous issu de l'École de Chicago, travaux relayés dans les années 1970 par des auteurs qui mettent en évidence les limites de l'utilité de la comptabilité, notamment sur le marché, celui-ci anticipant largement les résultats publiés.

Dans le domaine des réactions du marché à la modification des règles comptables (KAPLAN et ROLL, 1972), s'établit la caractère là-aussi anticipatif et même "correctif" du marché par rapport aux données mises à disposition des agents qui y travaillent. On parle de "manipulations comptables" complexes, tant du côté des agents économiques que des acteurs proprement dits des marchés financiers... C'est à partir des considérations ainsi dégagées que WATTS et ZIMMERMANN tentent en 1978 d'élaborer une théorie positive, essentiellement fondée sur le paradigme de l'utilité contractuelle de l'information comptable. Leur analyse très polémique repose sur le concept de Market for Excuses, point de rencontre d'une offre et d'une demande de justifications ad hoc servant d'alibis aux entreprises. Ultérieurement, en 1986, les mêmes théoriciens, avec leur ouvrage Positive Accounting Theory consacrent la fondation de cet important courant de recherche.

   Nous nous excusons ici  de passer sur les aspects très techniques (d'ailleurs les considérations techniques des fondateurs de ce courant de recherche peuvent surtout intéresser... des comptables et des experts-comptables!), car notre propos est d'aller directement aux présupposés et aux conséquences en matière de sociologie de leurs études. 

     L'objectif de cette théorie positive est :

- de rendre compte des facteurs associés aux chois de méthodes particulières ;

- de mettre en évidence les motivations de la politique comptable menée par les dirigeants ;

- de prévoir les choix des méthodes comptables effectués par les dirigeants en fonction des caractéristiques des entreprises ;

- d'expliquer le processus d'élaboration des normes comptables.

     Présupposés de cette théorie, dite de l'École de Rochester, la théorie de l'agence (Agency Theoriy) et la théorie économique de la régulation constitutive de l'École du Public Choice, contribuent à lui donner un caractère à la fois polémique et centré en partie sur les conflits.

     La théorie de l'Agence, d'inspiration néo-classique, appréhende la firme comme une "fiction légale", noeud d'un ensemble de contrats en équilibre passés entre des acteurs (actionnaires, dirigeants, salariés, bailleurs de fonds, fournisseurs, clients) rationnels, guidés par la maximisation de leur intérêt (JENSEN et MECKLING, 1976). Elle postule que le système de coordination des activités repose sur la délégation et sur des relations (implicites ou explicites) de mandat : face à l'asymétrie d'information des contractants, des clauses limitatives ou incitatives sont nécessaires pour réduire les divergences d'intérêt mandant-mandataire et limiter le comportement présumé opportuniste des mandataires. Ces conflits d'intérêts latents - et les coûts de surveillance ou d'opportunités qu'ils engendrent - confèrent aux mesures comptables un rôle déterminant dans le suivi des contrats et placent la comptabilité au coeur des relations d'agences (JENSEN et MECKLING, 1976 et JENSEN, 1983). Ce rôle central assigné à la comptabilité quant à l'exécution des contrats conduit à formuler le problème du choix de méthodes (et de normes) comptables à partir de modèles renvoyant à la rationalité économique des agents.

     La théorie de la réglementation (POSNER, 1974) appréhende le processus politique comme une compétition entre les individus pour maximiser leur intérêt. Elle postule que la finalité des réglementations est d'effectuer des transferts de richesse, les "nombres" comptables - plus particulièrement le résultat comptable et les capitaux propres - étant utilisés comme argumentaire technique auprès des électeurs par les politiciens. En raison de leur "visibilité politique", les grandes entreprises seraient davantage exposées à ces mesures. 

 

Hypothèses de comportement...

   Les hypothèses de comportement des acteurs les plus formulées concernent :

- le conflit d'intérêt entre les actionnaires et les créanciers : afin de se prémunir contre des transferts de richesse effectués au détriment des créanciers, les contrats de prêt incluent des clauses (surtout aux États-Unis), formulées à partir des ratios comptables, restreignant l'action des dirigeants. Cela conduit les tenants de l'École de Rochester à formuler "l'hypothèse de la dette" selon laquelle les entreprises endettées devraient privilégier les méthodes comptables augmentant le résultat présent ;

- le conflit d'intérêt entre les actionnaire et les dirigeants : afin de limiter les risques de comportement opportuniste des dirigeants, les entreprises leur accordent des plans d'intéressement aux résultats se référant généralement à des indicateurs comptables. Ce raisonnement conduit à "l'hypothèse de la rémunération" selon laquelle les dirigeants, dans les sociétés à forte dilution du capital, devraient privilégier les méthodes comptables augmentant le résultat présent ;

- les relations avec l'environnement politique : afin de limiter le risque d'émergence de réglementations fiscales et administratives (loi anti-trust par exemple) et pour ne pas attirer les concurrents dans le secteur, les grandes entreprises réduiraient leur "visibilité politique" , recherchant le profil le plus neutre dans leurs rapports avec le grand public ou la classe politique. Ce raisonnement mène à "l'hypothèse de la taille" selon laquelle les grandes entreprises devraient privilégier les méthodes comptables minorant le résultat. 

Ces hypothèses ont fait l'objet de nombreux tests empiriques donnant lieu à des synthèses régulières en termes d'avancées et de critiques... Dans le contexte nord-américain, les conclusions les plus significatives de ces études ont trait aux choix suivants :

- la décision de "capitaliser" les intérêts à l'actif dans le coût des immobilisations en cours (au lieu de les comptabiliser en charges). Cette solution qui majore le bénéfice est pratiquée par les entreprises dont les ratios financiers sont les plus proches des contraintes imposées par les contrats de prêt et par les entreprise de grande taille ;

- la décision d'immobiliser à l'actif les coûts de recherche et développement (au lieu de les comptabiliser en charges). Cette solution est retenue par les entreprises de plus petite taille utilisant un fort levier financier et distribuant la plus grande partie de leur bénéfice. En effet, cette pratique, en augmentant le résultat comptable, permet de mieux satisfaire aux clauses contractuelles intervenant lors de la négociation des emprunts. A l'inverse, pour les entreprises de plus grande taille, cet objectif reste secondaire au regard de la recherche d'une minorisation de leur bénéfice comptable ;

- le choix de la méthode d'amortissement (linéaire versus accéléré). La technique d'amortissement linéaire est de préférence pratiquée par les entreprises utilisant un fort levier financier, à structure de capital diffuse, sans bloc de contrôle et à gestion managériale. Dans ce type d'entreprises où les dirigeants contrôlent la communication financière, ce choix permet de majorer le résultat publié. Des études ont établi une relation entre les modifications de la méthode d'amortissement (passage de l'amortissement accéléré à l'amortissement linéaire) et la politique de distribution de dividendes, notamment dans le cas de sociétés pour lesquelles cette distribution est limitée par les clauses de contrat de prêt ;

- le choix d'une méthode d'évaluation des stocks (LIFO versus FIFO). En situation inflationniste, le choix de la méthode FIFO engendre un résultat comptable plus élevés que celui qui serait obtenu en utilisant la méthode LIFO. Différentes études montrent que la méthode LIFO est retenue, afin de réduire le résultat, de préférence par les entreprises de grande taille, exerçant dans un secteur à fort taux de concentration.

        Les études portant aux États-Unis et en zone européenne francophone aboutissent à des résultats similaires. 

    Donatien AVELÉ, professeur à l'université de Moncton, Faculté d'administration, au Canada, fait une présentation semblable de la théorie positive de la comptabilité, abordant lui aussi les perspectives théorique et critique. 

il effectue une analyse comparative des théories normative et positive de la comptabilité. Reprenant les définitions du positivisme (dictionnaire Encarta de 2012 : système philosophique qui fonde la connaissance sur l'observation et l'expérience) et du normativisme (même dictionnaire : attitude qui consiste à édicter systématiquement des règles ou principes contraignants) en usage, il indique les trois courants identifiés par EGLEM (2005) :

- courant étudiant l'impact des informations comptables sur les marchés financiers ;

- courant analysant les relations entre les informations comptables et le comportement humain :

- théorie politico-contractuelle étudiant les déterminants organisationnels, économiques et politiques des choix effectués par les préparateurs des comptes.

Il se concentre surtout sur le troisième courant, examinant successivement l'hypothèse de la taille, l'hypothèse de la dette, l'hypothèse de la rémunération. Dans cette sociologie (qui ne dit pas souvent son nom) très jeune, il est toutefois difficile de juger, comme s'y essaye l'auteur, si la théorie contractuelle ou politico-contractuelle est l'équivalent de la théorie positive de la comptabilité initiée par WATT et ZIMMERMAN en 1978.

 

le conflit d'intérêt entre acteurs économiques

    Ce qui ressort de ses réflexions, c'est surtout l'analyse du conflit d'intérêt entre dirigeant d'entreprise et actionnaire et entreprise elle-même (si cela veut dire quelque chose en mode de propriété privée). On peut être frappé par l'absence d'autres acteurs majeurs que l'entreprise et le marché, ce qui indique bien l'influence majeure du courant économique néo-libéral dans toutes ces recherches. Même si on est très loin d'analyses sur des équilibres de marchés plus ou moins virtuels, et qu'on pénètre, au coeur d'un outil technique qu'est la comptabilité, dans les conflits entre les grands acteurs du monde de l'entreprise, on attend toujours une grande théorie qui permettrait d'indiquer le rôle de l'État et des consommateurs dans cette affaire.

Les critiques de la théorie positive ne vont pas toutes dans ce sens. De toute manière, il arrive à un moment où on ne peut faire l'impasse sur le conflit entre actionnaires, sociétés et États dans l'établissement des résultats comptables, et aux diverses manières de faire de la comptabilité. Dans les moments cruciaux des contrôles d'État concernant précisément la fonction fondatrice de la comptabilité (rôle fiscal), où les marchandages des dettes devient de plus en plus serrés, il est possible que la comptabilité elle-même change avec le changement d'attitude face aux impératifs (prétendus immuables) des profits immédiats. 

 

Jean-François CASTA, Théorie positive de la comptabilité, 2009, HAL Archives ouvertes.fr . Donatien AVELÉ, La théorie positive de la comptabilité : Aspects théorique et critique, Cahiers électronique de la Faculté d'administration, Université de Moncton, Canada, N°2, 2013.

 

Relu le 27 février 2022

 

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