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12 janvier 2016 2 12 /01 /janvier /2016 09:51

   La première réaction quand on entend associer comptabilité et conflit est qu'il s'agit réellement d'activités très techniques sans rapport avec l'expression de conflits. Ces écritures et documents comptables auraient plutôt à voir avec une coopération nécessaire à leur bon déroulement comme à leur utilisation. Mais nous sommes maintenant, avec toute cette sociologie des techniques, averti de leur non-neutralité. Les outils de gestion que sont le bilan, le compte de résultats... ne sont pas si "innocents" que cela.

Leur histoire, leur objectif, leur utilisation s'inscrivent dans le cadre général des relations conflictuelles entre plusieurs groupes sociaux. Et la comptabilité fait, même si cela est moins connu et moins important que pour d'autres secteurs d'activités humaines, l'objet d'études, qui dépassent tout-à-fait les problématiques de la bonne tenu des comptes....

 

Ordonner les données comptables, une activité non neutre...

      Compter, choisir ce que l'on comptabilise et la manière de le faire, n'est pas sans incidence sur la pratique et la représentation de la réalité économique. Un coup d'oeil sur le Plan Comptable permet d'ailleurs de bien se rendre compte qu'il est d'abord à l'usage des dirigeants d'entreprise ou d'administration. Dans celui-ci, la part belle est faite au capital, le travail étant considéré - même si c'est lui qui fait fonctionner l'agent économique - comme une charge et est affectée d'un trait négatif dans les comptes. L'organisation de la comptabilité dans son ensemble est toute orientée par le calcul de la TVA, lorsqu'elle est présente dans l'arsenal fiscal de l'État, et le résultat de l'entreprise sert d'abord de calcul à l'impôt direct, ce que confirme son histoire, même si ensuite il dépasse largement cette fonction. Cette comptabilité est aussi l'instrument-clé pour le calcul des dettes et des créances de ces agents économiques. 

 La comptabilité est issue de la volonté des groupes sociaux au pouvoir de savoir quelles sont les ressources qu'il est possible de s'approprier, et en même temps de savoir si les services (de l'État, de la Congrégation, de l'Église...) eux-mêmes sont suffisamment aptes financièrement à assumer leurs fonctions. Même si à l'origine, elle est imparfaite, discontinue, empreinte de subjectivité, elle n'en demeure pas moins un instrument indispensable d'un pouvoir qui entend devenir permanent. Et cela devient de plus en plus efficace lorsque cette comptabilité devient de plus en plus précise, vérifiable, continue et reposant sur des données objectives. 

    Il est d'ailleurs clair aux yeux de théoriciens du socialisme qu'on ne peut avoir une comptabilité  élaborée en milieu capitaliste comme outil transposé tel quel pendant une transition et une période socialiste. Mais il apparait non moins clairement, à l'expérience historique de régimes qui se sont essayés à une gestion socialiste, que jeter toute une pratique comptable vieille de plusieurs millénaires n'est pas la meilleure chose à faire. Utile pour comprendre et guider l'activité d'un agent économique, la comptabilité telle qu'elle s'est formée est difficilement modifiable si l'on veut avoir une idée précise de sa performance et de ses capacités. Il est possible que la comptabilité peut être plus complète qu'elle ne l'est aujourd'hui pour guider des politiques socialistes.  De toute manière les conclusions tirées des chiffres peuvent varier considérablement d'une politique économique à une autre.

L'introduction de réformes comptables tendant à donner encore plus d'importance aux flux financiers soumis à des spéculations, dans les entreprises importantes (variation du capital social en fonction des cours de la bourse...), n'est pas de nature par contre à favoriser leur pilotage économique en tant qu'unité autonome. On peut penser, d'ailleurs, que toute modification provenant de l'extérieur de la sphère de production de biens et de services où naviguent principalement les acteurs économiques complique, brouille, rend même aléatoire l'analyse, pour eux-mêmes... et à terme pour les acteurs extérieurs.... A tel point que les analyses tiennent compte des "altérations" induites par ces réformes comptables. A tel point qu'une analyse peut éclairer le gros conflit économique entre logiques productives et logiques financières...

   

Les liens entre politique et comptabilité

     Madina Rival et Olivier VIDAL, maitres de conférences au CNAM Paris, chercheurs au LIRSA (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Science de l'Action) tentent de comprendre les liens entre politique et comptabilité.

Écrivant à l'approche d'élections présidentielles, ils constatent d'abord l'absence de réforme comptable dans les discours des candidats. "Pour autant que faut-il en conclure? Que la comptabilité a atteint un niveau d'aboutissement tel qu'il n'est plus nécessaire de la modifier? Que les normes comptables présentent un enjeu qui n'intéresse pas les politiques". Mais l'importance acquise ces dernières années par la dimension internationale des sujets liés à la comptabilité est révélée par de vifs débats dans certaines enceintes décisionnelles à propos des normes internationales? 

 Le lien négatif entre comptabilité et politique dans les débats électoraux (traiter de comptable à la petite semaine son rival est bien vu...) ne favorise pas la compréhension de la comptabilité comme objet de conflit. Pourtant, écrivent nos auteurs "(...) récemment, en avril 2009, la déclaration finale des membres du G20 réunis à Londres rendait l'application des normes comptables américaines (US GAAP) et internationales (IFRS) responsable en partie de la crise financière actuelle. Or, ces normes sont devenues la référence incontournable, en particulier depuis l'adoption des IFRS par l'Union Européenne,qui les a rendues obligatoires pour l'ensemble des groupes de sociétés cotés en Europe depuis 2005." Pour Alain BURLAND et Bernard COLASSE, à l'occasion de cette crise financière (Normalisation comptable internationale : le retour du politique?" Comptabilité - Contrôle - Audit, décembre 2010, volume 16,3), la comptabilité fait partie de la  chose politique, du gouvernement des hommes.

"Au final, écrivent nos auteurs, si la comptabilité, et plus précisément la comptabilité internationale, est un enjeu politique, peut-on pour autant penser que la comptabilité n'est pas un enjeu de la politique, (...) de la compagne présidentielle?" 

La comptabilité ne peut être politiquement neutre : "La comptabilité est un outil, une technique visant à traduire la réalité en informations synthétiques et quantitatives. La politique est l'art de la décision, du consensus. Politique et comptabilité ne sont pas sur un même niveau. La comptabilité peut être considérée comme un outil au service du politique, un système d'information au service de la prise de décision. Pour autant, cet outil n'est pas neutre. Comme en entreprise, le système de mesure et d'information, peut influencer la décision. Peut-elle pour autant véhiculer un contenu politique? Y-a-t-il une "comptabilité de gauche" et une "comptabilité de droite"?

Il y a à peine plus de vingt ans, la réponse aurait pu sembler évidente. A l'époque du bloc soviétique, la comptabilité communiste était axée sur le calcul du coût de revient. Les entreprises appartenant toutes à l'État, la problématique de valorisation des capitaux propres (même si un tel compte existait) était totalement déconnectée de l'idée de revendre l'entreprise. La valorisation du patrimoine de l'entreprise passait au second plan, de même que l'était la notion de comptabilité d'engagement dans un système où primait le contrôle des paiements. Dans un système de marché, la valorisation des capitaux propres au plus près des variations des cours apparait comme beaucoup plus prégnante. Le débat sur la juste valeur qui se développe alors que le financement par les marchés financiers se généralise depuis les années 1980 illustre ce phénomène. (...)." 

    Il existe, nous disent les mêmes auteurs, plusieurs courants de recherche académique en comptabilité qui intègrent la dimension politique dans leurs analysent. D'ailleurs ces différents courants ne s'entendent parfois ni sur les présupposés de leurs analyses, ni sur leur épistémologie, ni sur leurs principes de base. Ainsi, à la théorie "politico-contractuelle", appelée "théorie positive de comptabilité" de WATTS et ZIMMERMAN (1978), s'oppose un autre courant plus récent, et tout aussi important, le courant "critique" de la recherche comptable, portée notamment par un revue new-yorkaise d'inspiration néomarxiste, Critical Perspectives on Accouting. "Finalement, les théories "politiques" de la comptabilité expliquent les raisons qui amènent les comptables à faire de la politique. L'approche positiviste comme l'approche critique néomarxiste expliquent pourquoi les acteurs de la comptabilité peuvent être amenés à mettre en oeuvre des stratégies de lobbying pour influencer le normalisateur." Par acteurs de la comptabilité, tous ces auteurs de diverses théories, qui connaissent très bien les pratiques comptables, désignent bien entendu tous ceux qui des experts comptables aux auditeurs, des responsables financiers aux directeurs de banque sont bien conscients de la nature politique de leurs activités. Ceux-ci s'appuient sur des armées de comptables qui eux, n'ont, la plupart du temps, aucunement conscience de cet aspect politique et ne connaissent de leur métier que l'aspect technique. 

Actuellement, si la majorité des travaux en la matière (sur le lobbying) sont des rapports relativement anecdotiques, et peu basés sur des recherches empiriques, l'étude longitudinale par exemple de KIRSH et DAY (2001) montrent que l'IASC/IASB (organisme expert) est un vrai "lobbyiste" qui cherche à gagner les pouvoirs à sa cause, et qu'il est lui-même cible de tentatives d'influence. Il apparait que le processus de normalisation résulte d'actions de lobbying. 

On peut ajouter que la très grande majorité des études comptables sont à vocation purement techniques (il suffit de consulter les manuels, même si qui s'avèrent extensifs dans leurs considérations, pour s'en rendre compte). Ces études peuvent faire apparaitre d'ailleurs (participation bien involontaire aux batailles idéologiques) la comptabilité comme une affaire purement technique. Or, de même que l'énergie ou les travaux domestiques, les aspects politiques sont très présents. C'est seulement à l'occasion de bouleversement de compétences et de souverainetés que généralement on s'en préoccupe plus. Mais tout au long du 'travail comptable" des enjeux bien politiques sont mis en oeuvre. Derrière l'aspect froid et "objectif" de la comptabilité, des conflits se révèlent dans toute leur ampleur après quelques analyses. La sociologie de la comptabilité fait bien partie, alors, de l'ensemble très divers de la sociologie des techniques.

 

Un scepticisme sur la qualité de la recherche comptable

  Le scepticisme envers la recherche comptable en général est assez répandu tant chez les professionnels (et plus on descend dans la hiérarchie comptable, plus c'est vrai!) que chez les universitaires en général. "Pourtant, rappelle Bernard COLASSE, la recherche comptable existe depuis longtemps dans les universités des pays anglo-saxons où prospèrent de multiples centres qui s'y consacrent. Mais elle est relativement récente en France, où les universités n'ont accueilli que tardivement la discipline comptable, au début des années 1970. (...) Des thèses de doctorat et de nombreux articles publiés dans des revues académiques témoignent de son existence et de sa vitalité. Le Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) ne retient pas moins d'une trentaine de revues de comptabilité pour juger des travaux des chercheurs du domaine (y compris, il est vrai, des revues de contrôle de gestion et d'audit). A l'exception de la revue Comptabilité-Contrôle-Audit créée en 1995 par l'Association francophone de comptabilité (AFC), l'association qui réunit les enseignants-chercheurs de langue française, toutes ces revues sont anglophones." Notre auteur repère dans cette recherche trois catégories : une recherche fondamentale, une recherche appliquée et une recherche normative.

"La recherche comptable fondamentale s'intéresse à la comptabilité comme phénomène historique, social, économique et organisationnelle. Elle traite, dans une perspective uniquement cognitive (scientifique), de questions assez générales relatives à ses concepts, à ses méthodes, à son fonctionnement et à son rôle. (...) Certains de ces travaux ont une dimension critique en ce qu'ils questionnent le rôle de la comptabilité et des informations qu'elle produit dans les organisations et la société.

La recherche comptable appliquée vise plus directement le perfectionnement de l'outil et se concrétise par des travaux d'ingénierie qui peuvent viser  soit à un élargissement de la modélisation comptable, soit à son adaptation à de nouveaux besoins d'information (sociaux, sociétaux, environnementaux...) soit encore à l'exploitation de potentialités des nouvelles technologies de l'information et de la communication (NTIC).

La recherche normative (dite encore doctrinale) traite plus ou moins directement des problèmes auxquels sont confrontés les normaiisateurs. Il s'agit par exemple de réfléchir à la façon dont on peut saisir et évaluer en comptabilité l'immatériel. Il peut encore s'agir de réaliser des études sur les différents impacts des normes : avant leur adoption, pour juger de leur opportunité ou, après leur mise en application, pour faire en quelque sorte le bilan de cette mise en application.

Ces trois types de recherche, nullement exclusifs l'un de l'autre, ont leur utilité pour les praticiens, les normalisateurs et la société en général ; ainsi, certains travaux d'histoire de la comptabilité à vocation cognitive, tels ceux sur l'histoire des méthodes d'évaluation, peuvent éclairer des débats contemporains, comme celui sur l'évaluation en juste valeur." 

 

Madina RIVAL et Olivier VIDAL, Politique et comptabilité : quels liens pour quels enjeux? Colloque au Sénat du Conseil Supérieur de l'Ordre des Experts-comptables, Janvier 2012, https://halshs.archives-ouvertes.fr. Bernard COLASSE, Dictionnaire de comptabilité, collection Repères, La Découverte, 2015.

 

SOCIUS

 Complété le 4 février 2015. Relu le 2 mars 2022

 

 

 

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