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15 mai 2010 6 15 /05 /mai /2010 08:49

          Avant même d'aborder les différents aspects anciens et "modernes" de la philosophie chinoise, il existe une question à élucider : existe-t-elle ou doit-on discuter plutôt de la pensée chinoise, de diverses sagesses orientales ou encore de spiritualité chinoise?

      La revue Extrême-Orient, Extrême Occident consacre en 2005 tout un numéro à cette question. C'est l'occasion de confronter différents points de vue, en Chine même ou en Occident, entre l'affirmation d'une véritable émergence d'une pensée philosophique en Chine, comme en Grèce au cours d'un "âge axial", au VI-Ve siècles av J.C., la dénonciation-constatation de l'introduction des cadres occidentaux de la philosophie en Chine, avec toute l'institutionnalisation que cela implique, qui transforme tout le champ intellectuel et la forme d'incommunicabilité (au sens de Bertrand RUSSELL) entre pensées orientale et occidentale. Carine DEFOORT expose clairement les termes de ce débat plutôt implicite sur l'existence ou la non-existence d'une philosophie chinoise.

    Anne CHENG, de son côté, dans son ouvrage sur la pensée chinoise, tranche cette question : si la langue, si le langage, si les conditions matérielles diffèrent d'avec la pensée occidentale (même non comprise uniquement d'origine grecque), il existe bien une pensée de plain-pied. Une pensée qui, plurielle, aborde les questions de l'existence humaine sous toutes ses facettes, une pensée qui, dans une certaine constance dans sa démarche, est une façon différente de voir le monde.

"Le langage dans la Chine ancienne ne vaut donc pas tant par sa capacité descriptive et analytique que par son instrumentalité. Si la pensée chinoise n'éprouve jamais le besoin d'expliciter ni la question, ni le sujet, ni l'objet, c'est qu'elle n'est pas préoccupée de découvrir une quelconque vérité d'ordre théorique. Cela est peut-être à mettre en relation avec une écriture bien particulière, radicalement différente des systèmes de notation phonétique propres aux langues alphabétiques européennes. D'origine divinatoire, elle est accréditée de pouvoirs magiques associés plus généralement à tout signe visible. (...) De par la spécificité de son écriture, la pensée chinoise peut se figurer qu'elle s'inscrit dans le réel au lieu de s'y superposer. Cette proximité ou fusion avec les choses relève sans doute elle-même de sa représentation, mais elle n'en détermine pas moins une forme de pensée qui, au lieu d'élaborer des objets dans la distance critique, tend au contraire à rester immergée dans le réel pour mieux en ressentir et en préserver l'harmonie, (...). Au regard des langues européennes, l'un des faits les plus frappants est l'absence, en chinois ancien, du verbe "être" comme prédicat, l'identité étant d'ailleurs indiquée par une simple juxtaposition. Pour reprendre la formule de Jean BEAUFRET (cité par Gilles DELEUZE et Félix GUATTARI dans Qu'est-ce que la philosophie?) : "La source est partout, indéterminée, aussi bien chinoise, arabe qu'indienne... Mais voilà, il y a l'épisode grec, les Grecs eurent l'étrange privilège de nommer la source être...". Il n'est, dès  lors, guère étonnant que la pensée chinoise ne se soit pas constituée en domaines comme l'épistémologie ou la logique, fondées sur la conviction que le réel peut faire l'objet d'une description théorique dans une mise en parallèle de ses structures avec celles de la raison humaine. La démarche analytique  commence par une mise à distance critique, constitutive aussi bien du sujet que de l'objet. La pensée chinoise, elle, apparaît totalement immergée dans la réalité : il n'y a pas de raison hors du monde."

 

           La philosophie chinoise, donc, provient, comme d'autres philosophies sur la planète, d'une histoire très ancienne. Qui débute dans l'Antiquité avec les dynasties Xia, Sjhang et Zhou (depuis le  IIe millénaire) continue avec CONFUCIUS (vers 550 av J.C.) et les pensées de ses continuateurs, continue aussi avec la tradition taoïsante (IV-Ve siècles av J.C.), se poursuit dans la rupture avec le bouddhisme (I-IVe siècles) et ses remises en cause, suit son propre chemin dans de grandes synthèses (X-XVIe siècles), comme celle des Song du Sud, s'affirme dans l'esprit critique et l'approche empirique sous les Qing (XVII-XVIIIe siècles) avant de se confronter avec l'Occident à l'époque moderne, notamment à travers le Mouvement du 4 mai 1919... Cette philosophie chinoise, notamment sous l'influence du marxisme, poursuit ensuite son chemin tout le long du XXe siècle (et au-delà), avec, vraiment entre autres, les réflexions de Mou ZONGSAN ou celles de Tang JUNYI ou encore de Zhang DAINIAN...

 

 

         Les dynasties des Xia (IIe millénaire-XVIIIe siècle av J.C.), Shang (XVIIIe-XIe siècles av J.C.) et Zhou (XIe siècle-IIIe siècle av J.C.) constituent les cadres politiques d'une culture antique caractérisée surtout par la rationalité divinatoire (Anne CHENG).

L'ordre Zhou fondé sur la royauté, le principe de transmission héréditaire des fonctions et des titres et la puissance unifiante d'un système religieux centré sur le roi et la divinité à laquelle il se réfère, le Ciel, dépend étroitement du système des cultes ancestraux et familiaux. Ce serait là l'origine de la conception chinoise de l'État comme famille (État = pays-maison en chinois). "Cette période royale se caractérise d'abord par l'importance du signe écrit qui est à l'origine de nature essentiellement divinatoire (inscriptions sur os et écailles, d'où dérivent en particulier les symboles du livre des Mutations). De là est issu le type de rationalité qui s'est élaboré en Chine et qui prend racine dans le primat de la divination et des pratiques divinatoires. Il semble que la civilisation chinoise ait très tôt pratiqué le culte des ancêtres royaux, ce qui explique pour une large part l'importance des structures du clan et de la famille dans la culture chinoise. Enfin, le passage des Shang aux Zhou, malgré beaucoup de continuités, est caractérisée par la tendance à une certaine cosmologisation dans la conception du monde : de la notion personnelle d'une divinité suprême ou d'un Ancêtre Premier, on passe sous les Zhou à la notion plus impersonnelle du Ciel, instance normative des processus cosmiques et, parallèlement, des comportements humains (Anne CHENG prend comme référence Léon VANDERMEERSCH et ses recherches sur les origines historiques de la civilisation chinoise - 1977-1980). 

Léon VANDERMEERSCH décrit ce rationalisme divinatoire : "(il) repose sur une logique des formes, sur une morphologique. d'un événement à un autre, le rapport que fait constater la science divinatoire ne se présente pas comme un chaîne de causes et d'effets intermédiaires, mais comme un changement de configuration diagrammatique, signe de la modification globale de l'état de l'univers nécessaire à toute nouvelle manifestation événementielle si infinitésimale qu'elle soit (...). Le rationalisme divinatoire s'oppose ainsi au rationalisme théologique qui interprète chaque événement comme produit par la volonté divine, comme prenant place dans un agencement divinement conçu de moyens en vue de fins transcendantes, suivant une téléo-logique conduisant à l'exploitation de la relation de moyen à fin, c'est-à-dire à la relation de cause à effet." (Contribution dans Tradition chinoise et religion, Alain FOREST et Tsboi YOSHIHARU, L'Harmatan et Sophia Université, 1988).

Jean-Pierre VERNANT rappelle souvent que la logique de la divination n'est pas dans de nombreuses sociétés un phénomène marginal et aberrant, mais une procédure "normale", régulière, souvent obligatoire, très articulée, rigoureuse.

Derk BODDE (Myths of Ancient China, Essays on Chinese Civilization, Princeton University pres, 1981) indique bien ce processus qui a éloigné la mentalité chinoise de la mentalité grecque par exemple, à l'anthropomorphisme qui prête aux divinités des comportements humains. Au lieu d'être doué d'une volonté arbitraire, voire capricieuse, comme l'écrit Anne CHENG, "la divinité qui prend la figure de l'ancêtre est d'emblée perçue à travers son statut et intégrée dans la vision d'un ordre familial sur lequel se fonde toute harmonie."

Les études récentes comme la déduction assez ancienne aujourd'hui de Mircea ELIADE indiquent bien l'évolution induite par l'installation de la dynastie des Zhou dans le sens d'une transformation de la conscience religieuse qui s'est muée progressivement en une conscience rituelle de nature essentiellement cosmologique. La cosmologie a supplanté la cosmogonie et les mythes. "Tout en continuant à se manifester comme volonté active, le Ciel est dès lors perçu de plus en plus comme source et garant d'un ordre rituel et d'une harmonie préétablie", et du coup d'un ordre social immuable. "Le nouvel ordre instauré par les Zhou s'appuie donc sur un message politico-religieux assez clair : la volonté d'assimiler au Souverain d'en haut de leurs prédécesseurs leur propre divinité suprême, le Ciel et, par là même, de récuser tout lien de parenté entre la divinité et une lignée royale spécifique. Là aussi, le changement de vocabulaire apparait comme délibéré : des "ordres du Souverain d'en haut", on passe au "mandat du Ciel". Cette fameuse idée du mandat céleste devait rester à la base de toute la théorie politique chinoise. Les Zhou furent les premiers à s'en réclamer pour justifier leur renversement de la dynastie précédente : c'est parce que les derniers souverains de la dynastie Shang n'étaient plus dignes de gouverner que le Ciel aurait mandaté les Zhou pour les châtier et les remplacer."

"Quel que soit l'angle sous lequel on l'examine - système de parenté, pratique religieuse, organisation politique -, la pensée de la Chine antique se caractérise par un goût prononcé pour l'ordre." Ainsi la rationalité chinoise, au lieu d'émerger des mythes et de s'affirmer par opposition à eux, est née au sein de l'esprit rituel qui lui a donné forme. "Dans une telle perspective, et à la différence de notre monde moderne, où les connaissances scientifiques permettent de connaître l'univers mais ne nous parlent pas dans la mesure où elles ne revêtent pas de sens personnel ou social, le monde chinois antique est porteur de sens. Mais ce sens, que l'homme a la possibilité de décrypter dans les lignes naturelles de l'univers lui-même, n'est pas conféré par une instance radicalement autre ou révélé par une parole divine. Il n'y a pas de solution de continuité entre le sentiment religieux et le sens éthique, à la différence de l'humanisme occidental qui s'est affirmé contre le dogmatisme religieux." (Anne CHENG)

             Ce n'est que dans les désordres intervenus dans les années 722-481, dans l'époque appelée les "Printemps et Automne", suivie de celle des "Royaumes Combattants" (403-256), que s'élaborent et s'affirment des discours philosophiques. C'est précisément parce que ce mandat du Ciel ne semble plus respecté par les souverains de la dynastie Zhou que d'autres manières de voir les choses naissent. Parmi celles-ci, les pensées confucéennes et taoïstes prennent une très grande place.

 

        Dans sa vaste étude sur l'histoire des croyances et des idées religieuses, Mircea ELIADE insiste sur le fait que "l'ethnie chinoise n'est pas homogène" et rappelle la contribution des peuplades thaïes, turco-mongoles, tongonses, tibétaines dans l'élaboration d'une culture chinoise unifiée. Il mentionne la continuité entre les diverses conceptions fondamentales depuis les Chang (l'orthographe varie...) jusqu'à la révolution de 1911.

"L'image traditionnelle de l'Univers est celle du Centre traversé d'un axe vertical zénith-nadir, et encadré par les quatre orients. Le Ciel est rond (il a la forme d'un oeuf) et la Terre est carrée. Le Ciel couvre la Terre comme une sphère. Lorsque la Terre est représentée comme le caisson carré d'un char, un pilier central soutient le dais, rond comme le Ciel. A chacun des cinq nombres cosmologiques - 4 orients et 1 centre - correspond une couleur, une saveur et un symbole particulier. La Chine est située au Centre du Monde, la Capitale se trouve au milieu du Royaume et le Palais royal au centre de la Capitale. La représentation de la Capitale, et, en somme de toute ville en tant que "Centre du Monde", ne diffère point des conceptions traditionnelles attestées dans le Proche-Orient antique, dans l'Inde ancienne, en Iran, etc. Tout comme dans les autres civilisations urbaines, en Chine aussi les villes se développent à partir d'un centre cérémoniel. Autrement dit, la ville est par excellence un "Centre du Monde" puisqu'elle rend possible la communication avec le Ciel et avec les régions souterraines. La Capitale parfaite devrait se situer au Centre de l'Univers, là où s'élève un Arbre merveilleux appelé Bois Dressé ; il réunit les régions inférieures au plus haut ciel ; "à midi rien de ce qui, auprès de lui, se tient parfaitement droit, ne peut donner d'ombre" (Marcel GRANET cité par Mircea ELIADE).

 

     John FAIRBANK et Merle GOLDMAN, écrivent que pour mieux comprendre l'histoire de la Chine, et partant les philosophies qui la traversent, il faut avoir en tête "la capacité de la paysannerie chinoise (de loin la classe la plus nombreuse jusqu'à récemment) à maintenir un mode de vie hautement civilisé dans des conditions matérielles aussi pauvres. La solution à cette énigme réside dans ses institutions sociales, qui ont aidé les individus de chaque famille à traverser les vicissitudes de l'existence humaine en les inclinant à agir conformément à des schémas de comportement enracinés profondément dans la tradition. Ces institutions et ces modes de comportement sont des phénomènes sociaux parmi les plus anciens et les plus constants du monde. A cet égard, la Chine est la forteresse d'un système familial dont elle a tiré à la fois sa force et son inertie. Jusqu'à très récemment, la famille chinoise était un microcosme, un État en miniature. C'était la famille, et non l'individu, qui représentait l'unité sociale et l'élément responsable dans la vie politique locale. La piété filiale et l'obéissance inculquées dans la vie familiale étaient comme le terrain d'entraînement pour l'exercice de la loyauté due au souverain et l'obéissance due à toute autorité constituée de l'État" Domination de l'âge sur la jeunesse, statut inférieur de la femme sont constitutives de l'ordre social et politique.

"Outre les liens de loyauté envers la famille, la société de l'ancienne Chine trouvait sa cohésion dans l'expérience commune d'une élite locale hautement éduquée, dont les membres étudiaient et suivaient les enseignements des textes classiques depuis l'enfance (...)." Max WEBER caractérise l'État chinois comme un "État familial". "L'un des avantages d'un tel système, centré sur le statut social, c'est que chaque individu sait automatiquement quelle est la place qu'il occupe au sein de sa famille ou dans la société. Chacun se sentira donc en sécurité à l'idée que, jouant vis-à-vis de tous les autres membres du système le rôle qui lui est assigné, il pourra s'attendre à ce que ceux-ci lui rendent la pareille." Les mêmes auteurs écrivent que l'on trouve dans la cohabitation et dans la coexistence entre Asie centrale et Chine, d'une économie de la steppe (élevage de toutes sortes d'animaux) et d'une économie du sillon (riziculture), les nomades participant d'une manière ou d'une autre à la vie politique et militaire du pays, "l'une des origines du "culturalisme" chinois". On désigne par ce terme la dévotion des Chinois pour leur mode de vie, un sentiment qui transcende tous les partis, aussi puissant chez eux que le fut en Europe, au cours des derniers siècles, le sentiment national. Là où le nationalisme européen émergea à partir de l'exemple que les États-nations représentaient les uns pour les autres et du commerce qu'ils entretenaient entre eux, c'est de la différence culturelle entre la Chine et les "barbares" d'Asie centrale que possède le culturalisme chinois. Et lorsque les envahisseurs d'Asie centrale prirent le dessus grâce à leur puissance militaire, les Chinois trouvèrent refuge dans leurs institutions sociales et dans un sentiment de supériorité culturelle et artistique : c'étaient là des richesses que les conquérants étrangers ne pouvaient leur ôter". Maints auteurs ont d'ailleurs fait le parallèle entre Grèce antique et Chine antique, les uns comme les autres ayant des sentiments tranchés à l'égard de "leurs" barbares. Après tout la civilisation qui s'étend à tout le bassin méditerranéen pendant toute l'hégémonie romaine est une civilisation gréco-romaine plus qu'autre chose, les romains empruntant bien plus aux Grecs que l'inverse. De même, les "barbares" mongols, tout en établissant une dynastie sur presque toute la Chine furent assimilés à la civilisation chinoise. Cela montre la force des philosophies chinoises qui plongent leur origine dans la plus ancienne antiquité.

 

Mircea ELIADE, Histoire des croyances et des idées religieuses, tomme 2, Petite Bibliothèque Payot, 1978. Marcel GRANET, La pensée chinoise, Albin Michel, 1999. Anne CHENG, Histoire de la pensée chinoise, Seuil, 1997. Revue Extrême-Orient, Extrême Occident, n°27, Y-a-t-il une philosophie chinoise? un état de la question, 2005. John K FAIRBANK et Merle GOLDMAN, Histoire de la Chine, Des origines à nos jours, Texto, Editions Tallandier.

 

Complété le 23 octobre 2015. Relu le 14 décembre 2019

 

                                                                                                                              PHILIUS

 

 

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13 mai 2010 4 13 /05 /mai /2010 14:34

    Dans sa tentative d'élaborer à la fois une doctrine de la conscience et une philosophie de la connaissance scientifique, Johann Gottlieb FICHTE, tout au long de ses ouvrages sur la doctrine de la science, fait hésiter (au minimum) le lecteur sur son caractère ambigu. C'est en tout cas ce que constate Alexis PHILONENKO. "L'ambiguïté est dissimulée par le fait que la question de l'intersubjectivité est équivoque : d'une part, elle se rattache à l'idée d'une théorie de la conscience et, d'autre part, posant le problème de l'altérité, elle coïncide avec le problème du sens de l'objet."

 

Voici comment le réintroducteur des oeuvres de Johann FICHTE en France présente sa philosophie :

"Au lieu d'utiliser, comme Kant, une analyse régressive, Fichte part de la conscience et développe génétiquement sa vérité. La première partie de la Doctrine de la science  (il s'agit de la première édition de 1794) élabore les principes. Le premier absolu en sa forme comme en son contenu, est le moi absolu ; je l'obtiens dès lors que je remarque que la proposition A = A, qui en tant que telle est une proposition logique et un fait de conscience indubitable, n'est que la forme obtenue par l'abstraction opérée sur le premier principe, le moi = moi. On s'élève donc du formel au transcendantal ; la règle supérieure de la logique formelle conduit à la formation universelle de tout savoir, le Moi absolu, qui est toute réalité. De ce premier principe dépendent les autres : d'une part, le non-moi, absolu en sa forme (-A n'égale pas A) mais conditionné dans son contenu (il s'agit toujours de A) ; d'autre part, le moi divisible, qui résulte de la synthèse des deux premiers principes. La formule d'ensemble est donc : "J'oppose, dans le moi, un non-moi divisible au moi divisible", et elle donne naissance à deux proposition :

- Le moi pose le non-moi comme limité par le moi ;

- Le moi se pose lui-même comme limité par le non-moi.

 La première proposition fonde la philosophie pratique, la seconde la philosophie théorique."

   Alexis PHILONENKO constate que la question est de savoir comment l'on passe du moi au non-moi, et cette question "met à rude épreuve les interprètes de Fichte". Et le lecteur, même doté d'une certaine culture en philosophie, donc! HEGEL met en évidence une aporie et nombre des auteurs contemporains n'hésitent pas à démolir son idéalisme subjectif... Aussi peut-on se poser la question de savoir, puisque ce texte ardu est loin d'emporter l'adhésion, pourquoi y revenir? Parce que certains "sentent" bien qu'il y a là quelque chose qui tente d'atteindre la réalité sans pouvoir y parvenir. Aussi, serions-nous tenter de dire qu'une grande partie de la philosophie de Johann FICHTE constitue une sorte de tentative... qui manque sans doute son but.

   Devant la difficulté de comprendre ce qu'il pourrait y avoir de vrai dans le texte fichtéen, Alexis PHILONENKO, s'opposant aux interprétations faites  couramment depuis les critiques d'HEGEL, expose que le moi est l'unité de la conscience et du réel (chez FICHTE toujours bien entendu). Il écrit donc : "On ne peut s'en tenir à l'idée d'un moi absolu qui serait toute réalité (idéalisme absolu), ou d'un non-moi absolu (réalisme absolu ou spinozisme). Il est donc nécessaire, puisque ces principes ne peuvent être écartés, de les composer, de les coordonner pour obtenir une unité à la fois idéelle et réelle." Dans les Principes de la doctrine de la science, Johann FICHTE déclare "que le sens du moi absolu est enfin clair. C'est l'évidence même puisqu'il se trouve une part de vérité en toute erreur, on ne peut pas dire que les trois premiers principes sont absolument faux : mais tels qu'ils sont présentés suivant la logique générale, ils constituent une illusion transparente qu'il faut décomposer." Il construit un traité des systèmes : "Les philosophies qui donnent au non-moi la priorité sont dites réalistes : Fichte, qui les rattache à la catégorie de causalité, les nomme, au plus bas degré, réalisme quantitatif, au plus haut réalisme qualitatif ; on va de Spinoza à Kant. Les philosophies qui, en revanche, sacrifient le non-moi au moi sont idéalistes - idéalisme qualitatif (Leibniz), idéalisme quantitatif (Maimon). reliées à la catégorie de la substantialité, ces philosophies ne peuvent vaincre  les thèses réalistes, mais seulement les contredire. Ainsi s'élabore une décomposition de la contradiction qui est aussi une composition de la vérité. A travers cette dialectique se dessine la seule position cohérente : reliant idéalisme et réalisme, elle définit le véritable moi comme unité de la conscience et du réel ou, si l'on préfère, de la conscience de soi et de la conscience d'univers. Comme unité des opposés, la conscience ne peut être que temporelle : c'est seulement sous la forme du temps que le "Je pense" se découvre comme saisie de soi et de l'autre. Ainsi la vérité du moi comme forme absolue de l'intentionnalité est la temporalité. Et ce mouvement par lequel le moi opère un échange réciproque avec lui-même, liant thétiquement, antithétiquement, synthétiquement la conscience de soi et la conscience d'objet, déploie l'horizon du temps. tandis qu'apparaît la première authentique figure du moi, le monde de la métaphysique classique s'effondre : comme intentionnalité, le sujet se découvre lié à l'objet ; enfin s'affirme la vérité de la conscience commune qui ne conçoit pas d'autre vie possible que la vie empirique dans le temps."

      Les attaques des autres philosophes allemands seront si fortes et les accusations d'athéisme si pressantes dans l'esprit de Johann FICHTE sans doute que toute sa philosophie ensuite prend une tournure nettement religieuse, et du coup, selon nous, surtout dans la Doctrine de la science de 1804, les intuitions intellectuelles se perdent dans une doctrine de l'amour qui fait appel  à des conceptions qui n'ont plus rien à voir avec la connaissance scientifique...

 

      Bernard BOURGEOIS, dans sa présentation du vocabulaire de Johann FICHTE, préfère se situer directement dans le discours fichtéen pour mieux en discerner le contenu. Ainsi, pour le moi, il rappelle que contrairement à Emmanuel KANT, dont l'activité théorique de l'esprit va à l'objet connu, ce philosophe va au sujet connaissant, "dont les structures cognitives sont lues d'abord à même leur dépôt objectif, et non pas dérivées de l'auto-position du sujet s'affirmant en son unité avec soi". "Or, objecte Fichte, comment alors décider, sans pétition de principe, c'est-à-dire sans dogmatisme limitant gravement l'idéalisme critique qu'on a voulu instituer, que ces structures cognitives n'appartiennent pas d'abord à l'objet, mais au sujet? La réalisation plénière du criticisme requiert donc que la nouvelle philosophie se donne pour tâche essentielle, non plus la fondation de l'expérience ou de la conscience de l'objet, mais celle de la conscience du sujet ou du Moi, c'est-à-dire la fondation du Moi lui-même en tant qu'il est précisément pour lui-même."

  Dans la première Doctrine de la science (depuis 1794) "se donnera pour objet immédiat la conscience pure ou la conscience de la conscience, la conscience de soi ou le Moi, et établira que celui-ci n'est possible qu'autant qu'il se fait conscience d'objet ; la position transcendantale de l'objet par le sujet ou l'a priori ne sera plus simplement affirmée dogmatiquement, mais véritablement prouvée, puisqu'elle sera lue dans l'auto-position même du subjectif ou de l'a priori, comme ce que celui-ci exige pour être lui-même, c'est-à-dire pour lui-même, un Moi."

  Dans sa philosophie ultérieure (en 1804 et après), "Fichte approfondira la question de la possibilité du Moi en appréhendant celui-ci - auto-position limitée puisqu'il lui faut, pour se poser, s'opposer l'objet, son Autre - comme une limitation de l'activité infinie de Dieu qui est à son principe. Mais même en se fondant ainsi sur une nouvelle ontologie, celle de l'Être comme Acte infini, la philosophie fichtéenne ne se donnera un contenu déterminé qu'en s'installant au sein de l'extériorisation ou manifestation de cet infini, en lui-même non dicible, sinon formellement, par la philosophie, et, plus précisément, dans son accomplissement comme manifestation se manifestant elle-même, se réfléchissant comme un Moi, bref, qu'en demeurant une égologie, une philosophie du Moi".

   C'est la Moïté fichtéenne que Bernard BOURGEOIS expose ensuite : cette égologie saisit la vie du Moi entre deux auto-positions, une auto-position originaire, d'avant l'individualisation et une auto-position finale (à l'infini), d'après l'individualisation. Le Moi se révèle dans l'action face au Non-Moi. Mais loin d'être extérieur au Moi, le Non-Moi semble exister, dans cette philosophie, à l'intérieur du Moi, au moins dans un vécu. Comme dans un jeu de miroir, Moi et Non-Moi se renvoie l'un à l'autre, et ce n'est pas pour rien que Johann FICHTE emprunte à l'optique la notion de réflexion, cette réflexion intérieure semblant sans fin... Suivons encore Bernard BOURGEOIS : "le déploiement du Moi présente donc une grande césure qui sépare dans lui-même son auto-position absolue, mais comme Moi formel de la Moïté, et sa position, limitée par une négation, de lui-même comme Moi réel dans son opposition à un Non-moi et à un Toi. Le Moi réel, qui dit "moi" et peut parler de lui, par exemple chez le philosophe, en tant même qu'il est d'abord la Moïté, est donc nécessairement le Moi  en lui-même opposé, comme Moi qui se pose en se niant. Un tel Moi, comme Moi, réunit non moins nécessairement ces deux actes opposés dans un acte qui les concile en tant même qu'opposés. Comprendre la possibilité du Moi réel, c'est donc pour le philosophe, comprendre comme est possible une telle synthèse de l'activité du Moi ainsi scindée en elle-même, opposition plus intime, donc plus aiguë, exigeant par là une réunion elle-même plus intime, par conséquent plus profonde, que ce n'était le cas dans la question kantienne de la possibilité de la synthèse de l'activité (rationnelle) et de la passivité (sensible), ainsi que l'on peut désigner la possibilité des jugements synthétiques a priori. La difficulté accrue de la question fichtéenne se traduit dans la longueur et la complexité (qui peuvent donner le tournis à plus d'un lecteur, dirions-nous) de la réponse fournie, comparativement à la brièveté et la simplicité de la solution apporté par Kant à son problème. Mais la substitution, à la fondation de l'unité intérieure au sujet agissant lui-même, a permis à Fichte de proposer du Moi réel fini, une théorie beaucoup plus unifiée, systématisée, en cela plus conforme au voeu architectonique de Kant lui-même, que celle que le kantisme avant élaborée."

      Même si l'on ne pénètre pas complètement le système fichtéen, très compliqué, on perçoit sans difficulté la fortune de l'idée d'un Moi à l'intérieur duquel se déroulent des oppositions. Sans vouloir faire de grands raccourcis, cela nous rappelle les voies empruntée par la psychanalyse pour comprendre les antagonismes intérieurs.

 

        Emile BREHIER nous indique que de toute façon les présentations théoriques que fait Johann FICHTE des articulations entre le moi et le non-moi sont peu importantes : dans le nouvel exposé de la Théorie de la science de 1797, le philosophe s'en passe et considère l'action du moi se posant comme une donnée primitive et immédiate de l'intuition intellectuelle. "C'est moins l'analyse transcendantale sur le modèle de Kant que l'intuition qui doit nous mettre au niveau du principe : la conscience de l'activité du moi, s'arrachant quand il veut à la contemplation des choses extérieures, conduit à cette intuition ; l'intuition du moi est le cas privilégié dans lequel l'être posé par le moi n'est en rien différent de l'action qui le pose."  Comme beaucoup d'auteurs, Emile BREHIER se pose la question de savoir si Johann FICHTE considère que le moi est posé comme un inconditionné ou un absolu, ou seulement comme une condition au-delà de laquelle on ne remonte pas... Il penche pour cette deuxième interprétation en se basant sur la manière dont est introduit le non-moi : "le moi se pose lui-même à l'infini, et de lui comme principe on ne peut aller à lui ; une construction ne deviendra possible que grâce à un principe qui s'oppose au premier, comme dans l'espace infini du géomètre, la construction n'est possible que grâce aux limites (...) (mais en fait) l'acte d'opposer le non-moi au moi est l'objet d'une intuition intellectuelle aussi primitive que l'acte de poser le moi."  

Cela pousse l'historien de la philosophie à décrire "le dessin de la théorie" comme une philosophie théorique où l'on voit le non-moi, dans ses conflits avec le moi, s'enrichir et se déterminer progressivement. Au choix entre le réalisme dogmatique et l'idéalisme, Johann FICHTE substitue, selon Emile BREHIER, un mouvement alterné entre le réalisme et l'idéalisme. Il explique l'élaboration d'une transformation de la théorie de la science (la seconde philosophie) par les ambiguïtés fondamentales : "d'abord le drame de l'opposition du moi et du non-moi reste sans fin, alors que, d'après le premier principe, la souveraineté du moi devrait être complètement restaurée (et ensuite) ce moi pratique libre, toujours militant, jamais triomphant, ne répond pas à l'exigence du système."  il constate avec beaucoup d'autres auteurs une certaine confusion dans la détermination du moi et du non-moi et nous devons sans doute comprendre que la philosophie de Johann FICHTE nous aide surtout à nous interroger sur le moi...

 

Emile BREHIER, Histoire de la philosophie, tome 3, PUF, collection Quadrige, 2000. Bernard BOURGEOIS, article FICHTE dans Le vocabulaire des philosophes, Ellipses, 2002. Alexis PHILONENKO, article FICHTE dans Encyclopedia Universalis, 2002.

 

                                                                                                                                                                  PHILIUS

 

Relu le 17 décembre 2019

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13 mai 2010 4 13 /05 /mai /2010 12:38

              La notion du Moi se trouve diffuse autant en philosophie qu'en psychanalyse et sans doute la psychanalyse provient-elle aussi de philosophies qui donnent au Moi une valeur centrale dans leur système de pensée. Ainsi, Etienne Bonnot de CONDILLAC, Blaise PASCAL, Emmanuel KANT (dans une moindre mesure) et Johann FICHTE donnent une grande importance au Moi.

 

              Etienne Bonnot de CONDILLAC, dans Traité des sensations, lui donne le sens de Conscience de l'individualité empirique : "Son moi (le moi de la statue) est tout à la fois la conscience de ce qu'elle est et le souvenir de ce qu'elle a été... Son moi n'est que la collection des sensations qu'elle éprouve et de celles que la mémoire lui rappelle". Aliénor BERTRAND rappelle que dans cette oeuvre, l'auteur donne deux définitions successives :

- le moi est la collection des sensations actuelles et du souvenir des sensations passées ;

- cette collection est reliée ensuite au sentiment du corps par la médiation du tact : d'abord grâce au sentiment fondamental occasionné par la respiration, puis par la génération d'un jugement sur l'existence du corps propre.

Le moi étant indistinct du flux des sensations et des souvenirs, il n'est ni une substance, ni une capacité réflexive. Il peut encore moins être considéré comme sujet : comme tel, le sujet ne s'invente qu'avec la parole.

  John LOCKE opérait une distinction minutieuse entre les trois identités, celle de la substance, celle de l'homme et celle de la personne. CONDILLAC l'abandonne, en situant dans le temps une certaine conscience de la continuité de l'existence. Le moi ne se distingue pas de l'activité mentale d'analyse des sensations, ce qui relie directement les opérations mentales au corps, et à un certain type de corps et d'organisation. Dans son Traité des Animaux, CONDILLAC pense que le moi n'est pas pour autant un point de rencontre physique entre les mouvements venus des organes sensibles, ni même le lieu de leur mémoire ; il est la condition logique de l'expérience et de l'action. Le moi est la médiation logique organisant la structure de la sensibilité.

      Le moi est une réalité permanente et invariable, considérée comme substratum fixe des accidents simultanés et successifs qui constituent le moi empirique : "Pour quelques qualités qu'on m'aime, c'est toujours moi qu'on aime : car les qualités ne sont que moi modifié différemment". (Traité des sensations)

 

     PASCAL, dans ses Pensées, considère le moi comme la conscience individuelle, en tant qu'elle est attentive à ses intérêts et partiale en sa faveur : "Le moi a deux qualités : il est injuste en soi, en ce qu'il se fait centre de tout ; il est incommode aux autres, en ce qu'il veut asservir : car chaque moi est l'ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres."

 

    KANT considère le moi comme le sujet pensant, en tant que son unité et son identité sont les conditions nécessaires, impliquées par la synthèse du divers donné dans l'intuition et par la liaison des représentations dans une conscience. C'est le moi qui conditionne l'unité de la pensée dans le temps. Le moi est dit transcendantal.  "Le Je pense doit nécessairement pouvoir accompagner toutes mes représentations... Je nomme cette représentation (celle du Je pense) aperception pure, pour la distinguer de l'empirique, ou aperception originelle, parce qu'elle consiste dans cette conscience de soi qui, produisant la représentation Je pense (représentation qui doit nécessairement pour voir accompagner toutes les autres, et qui est une et identique en toute conscience) ne peut plus être elle-même accompagnée d'aucune autre."

 

    FICHTE considère le moi comme l'acte originaire de la pensée, dont il exprime l'autonomie radicale. Cet acte constitue le sujet lui-même, en tant qu'il est antérieur à la distinction du moi empirique et du non-moi, et par suite en tant qu'il pose à la fois le sujet et l'objet. Gaston MAUCHAUSSAT apporte une éclaircissement bienvenu dans cette conception : "Pour Fichte, la pensée conditionne la conscience de toute réalité. L'affirmation d'une existence, quelle qu'elle soit est celle d'un objet de la pensée ; et cette pensée est la mienne. Aussi Fichte se réfère-t-il au Je pense kantien, conditionnant l'unité de l'aperception, et par suite toute conscience. Le Je pense qui doit accompagner chacune de mes représentations signifie je suis ce qui pense. Kant a également aperçu que ce sujet, dont toute représentation implique l'affirmation, ne peut se réduire à la conscience de notre individualité, car celle-ci suppose une limitation qui ne contient pas la pensée dans sa capacité originaire de position et de détermination. Le sujet pur n'est donc pas connu par la conscience du sensible, il ne peut être donné qu'à lui-même, dans cette conscience immédiate de sa propre activité qui constitue l'intuition intellectuelle. Il est donc pose en même temps que connu : alors que tout objet existe pour une pensée qui le pose, le sujet originaire se pose lui-même et se définit : "Ce dont l'être (l'essence) consiste simplement en ceci qu'il se pose soi-même comme étant". Le sujet pur est absolu, parce que toute relation est fixée par lui ; infini, en ce sens que son pouvoir de détermination est inépuisable ; aussi se distingue t-il du moi empirique limité par le non-moi ; antérieur à cette distinction, il est lui-même l'identité du sujet et de l'objet : une philosophie qui cherche à déduire au cours d'un même mouvement les formes et le contenu de la représentation doit prendre pour point de départ l'unité primitive du sujet et de l'objet : car ultérieurement elle ne saurait relier ces deux termes si elle ne les avait au début posés comme unis dans une même notion. Or la conscience que le sujet pur prend de lui-même renferme seule cette identité, et c'est pourquoi la position du moi par lui-même doit constituer le premier principe de la dialectique."

    Dans ses développements sur le moi et le non-moi, FICHTE tente d'aller jusqu'au bout de cette logique, mais, sans doute parce que nous sommes limités, n'y parvient sans doute pas.

 

   A travers ces différentes réflexions philosophiques sur le moi, nous pouvons constater une certaine difficulté à penser le moi. L'essentiel n'est peut-être pas de parvenir à une définition satisfaisante, mais de prendre conscience, à la manière finalement d'Emmanuel KANT, combien notre perception et notre compréhension des choses lui sont liées. Johann FICHTE entend précisément, à travers une sorte d'idéalisme subjectif, aller jusqu'au bout de cette constatation, afin d'asseoir une véritable science. Dans ses écrits, il ambitionne de faire la science de la science.

 

André LALANDE, article Moi ; Gaston MAUCHAUSSAT, note sur Moi, dans Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, 2002. Alinéor BERTRAND, article Condillac, dans Le vocabulaire des philosophes, Ellipses, 2002

 

                                                                                                                                                     PHILIUS

 

Relu le 18 décembre 2019

 

 

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13 mars 2010 6 13 /03 /mars /2010 15:55
      Selon certains philosophes, le pragmatisme, mouvement en soi réaliste, abandonne les terrains de l'idéalisme venu d'Europe qui continue d'investir le champ universitaire américain. Cet idéalisme reste conquérant dans cette période d'avant la Deuxième Guerre Mondiale ; aussi un groupe de jeunes philosophes décident-ils d'attaquer directement ses fondements. En le faisant avec succès, les partisans du néo-réalisme et du réalisme critique creusent alors la distance qui sépare les philosophies européennes et américaines (des États-Unis, faut-il préciser...).
    
      En 1910, dans "A program and First Platform of Six Realists", Ralph Barton PERRY (1876-1957), Edwin Bissel HOLT (1973-1946), William Peperell MONTAGUE (1873-1953), Walter Boughton PITKIN (1878-1953), E.G. SPAULDING et W.T. MARVIN, les uns mettant l'accent sur les sciences physiques et surtout biologiques, l'autre sur l'histoire ou sur les aspects psychologiques et physiologiques de l'épistémologie, tracent la voie d'une critique de l'idéalisme. Ils se constituent en École en 1912 par la publication d'un ouvrage collectif, The New Realism : Cooperative Studies in Philosophy. (Gérard DELEDALLE)
Ces auteurs veulent se distinguer de l'idéalisme non seulement sur le fond mais aussi sur la méthode d'expression, faisant de la philosophie une discipline coopérative, qui se discute collectivement, pour dépasser les querelles entre académismes que l'on connaît bien en Europe entre partisans de HEGEL et adeptes de KANT.
   Comme l'analyse déjà en 1920 René KREMER, dans la Revue néo-scolastique de philosophie, leur critique de l'idéalisme veut le prendre sous l'angle de ses idées de fond, faisant fi des méandres historiques des oeuvres, balayant aussi les détours jugés tortueux de son expression. C'est surtout sur une interprétation de l'idéalisme que le néo-réalisme américain se construit, et sur une interprétation qui sans doute laisserait nombre de philosophes européens dubitatifs...
Cette interprétation a le mérite considérable toutefois de vouloir mettre à la portée de tous la discussion philosophique sur le réel et sa nature, même si c'est au prix d'une simplification sans doute déformante. Ce néo-réalisme est le second mouvement philosophique proprement américain, qui s'enchaîne d'ailleurs directement sur les réflexions du premier et particulièrement sur les réflexions de William JAMES dans Does Consciousness Exist? (1904).

      Pour les philosophes néo-réalistes, ce qui caractérise l'idéalisme et ce qui détermine leur opposition, c'est une combinaison spéciale de morale, de métaphysique et d'épistémologie. Ils entendent entrer dans sa problématique qui part du fait que la réalité qui ne peut être connue que par un sujet lui-même faisant partie de cette réalité. Entre l'objet et le sujet, afin que l'expérience que nous croyons immédiate ne soit pas un facteur d'illusion, s'interpose un intermédiaire, l'idée, propriété du sujet, par laquelle il entre en contact avec l'objet. C'est, comme le rappelle René KREMER avec les néo-réalistes, dans l'étude des relations entre ces trois éléments - objet, sujet et idée - que l'idéalisme trouve sa source.
      Ralph Barton PERRY, dans The Ego-centric Predicament de 1910, accuse l'idéalisme d'avoir fait d'une difficulté à résoudre une catégorie explicative :
"En tant que sujet je cherche évidemment un objet. Quoi que je trouve est ipso facto mon propre objet. Par conséquent, je ne peux rien découvrir qui ne soit "donné" à moi ou à quelque autre sujet. Tout ce qui est connu doit être connu par quelqu'un ; il est impossible d'éliminer le connaissant du connu. Ce fait évident décrit le processus général de la connaissance, mais quand on le généralise, comme le font les idéalistes, en un énoncé portant sur ce qui est connu, il devient banal. Il ne signifie pas de là, n'en déplaise aux idéalistes, que toutes les choses sont connues ni qu'elles n'existent que comme objets de sujets. Il est donc nécessaire de distinguer entre la situation de connaissance où le prédicament égo-centrique est un véritable prédicament et les autres types d'existence qui sont connus ; car, parmi les relations connues, il y a la relation d'indépendance. En d'autres termes, il est impossible, en dépit du prédicament égo-centrique, de découvrir la différence entre les objets indépendants et les objets dépendants. D'où il ressort que le prédicament égo-centrique n'est pas ontologique et que la métaphysique ne dépend pas d'une théorie de la connaissance."
      C'est trois thèse qui apparaissent dans le programme de 1910 (Gérard DELEDALLE) :
- l'épistémologie n'est pas logiquement fondamentale : on ne peut pas déduire la nature de la réalité de la nature de la connaissance ;
- il n'y a pas seulement de nombreuses propositions existentielles aussi bien que non existentielles qui soient logiquement antérieures à l'épistémologie : il y a certains principes de logique qui sont antérieurs à tous les systèmes scientifiques et métaphyiques, et parmi eux figurent le principe de l'extériorité des relations. Il y a des essences et des universaux qui ne dépendent pas de la conscience que nous en avons, qui ne sont pas empiriquement observables, mais logiquement identifiables.
- corollaire des deux premières thèses, celle de la présentativité de la connaissance, la troisième thèse est que la connaissance étant une relation comme les autres, elle appartient au même monde que son objet. Elle a sa place dans l'ordre de la nature. Elle n'a rien de transcendantal ni de surnaturel. En conséquence, tout objet est directement présent à la conscience, autrement dit, la différence entre le sujet et l'objet de la conscience (ou de la connaissance) n'est pas une différence de qualité ou de substance, mais une différence de rôle ou de place dans une configuration.
Les choses existent, même quand nous n'en avons pas conscience, et en fait tout le problème de la connaissance, très loin d'un dualisme épistémologique prôné par DESCARTES ou LOCKE, réside dans la saisie des choses "directement" et non par le truchement de copies ou d'images mentales.
        Mais les membres du  groupe initiateur du néo-réalisme ne s'accordent pas sur la troisième thèse. Le caractère "présentatif" de la connaissance provoque sa scission en deux factions, une dite de gauche, l'autre dite de droite, par William MONTAGUE :
Celle de "gauche", de Ralph Barton PERRY, utlise des arguments psychologiques : le problème de la connaissance consiste (Present Philosophical tendencies, 1912) à définir la relation entre un esprit et ce qui est en relation avec cet esprit à titre d'objet, sans se référer à l'esprit comme conscience subjective. Ce qui est directement perçu soit par l'observation, soit par l'introspection, c'est l'esprit réel : par l'une on atteint l'acte de l'esprit, par l'autre, son contenu ; mais on peut de l'acte inférer le contenu, et par le contenu connaître l'acte, parce que les éléments mentaux sont neutres et interchangeables et parce que l'esprit humain agit en se fondant sur des abstractions et des principes. L'existence de l'erreur des sens provient du fait que la réalité est un faisceau objectif de contradictions. L'erreur vient du monde, non du processus psychique de la connaissance qui traduit sans la déformer la "déformation" de la réalité.
Celle de "droite", de William Pepperell MONTAGUE, reconnaît l'existence de l'irréel, mais lui refuse toute action. Parce qu'il est stérile, l'irréel ne peut être cause d'erreur. Les choses qui constituent le monde existant ont en dernière analyse, des positions univoques, indépendantes de toutes les combinaisons contradictoires sous lesquelles elles peuvent nous apparaître (Confessions of an Animistic Materialist, dans Contemporary American Philosophy, 1930).

        En fait, pour d'autres philosophes, qui rejettent également l'idéalisme, cette problématique de la relation de l'esprit connaissant et de la chose connue dans un acte de connaissance ne résout rien, ou ne va pas assez loin.
Durant DRAKE, Arthur O LOVEJOY (1873-1962), J.B. PRATT, A.K. ROGERS, George SANTAYAMA (1863-1952), Roy Wood SELLARS (1880-1975) et C.A. STRONG, dans leur Essays in Critical Realism de 1920 entendent montrer que la connaissance  est intentionnelle et non intuitive. L'esprit prend conscience de l'objet qu'il connait, qui ne devient pas l'objet par intuition ; l'esprit se tient en retrait, sur ses gardes, "salue" à distance l'objet.
   Les réalistes criticistes s'accordent sur les deux points suivants (Gérard DELEDALLE) :
- Existence de choses physiques externes non connues en tant que choses physiques, mais se manifestant par leur action sur les organes sensoriels (le monde physique est affirmé et non inféré) ;
 - Perception intuitive interne, d'une part des impressions sensorielles produites par les choses du monde physique et d'autre part des réactions subjectives - ajustements moteurs et attentes mentales - à ces choses. L'intuition est intention.
 
        Nous n'entrerons pas dans le cadre de cet article dans les différences entre le réalisme critique essentialiste de George SANTAYA, le réalisme critique perceptualiste temporaliste d'Arthur O. LOVEJOY et le réalisme critique perceptualiste naturaliste de Roy Wood SELLARS.
Ce qu'il faut juste percevoir dans les réflexions de ce blog sur le conflit, c'est qu'ils ouvrent la voie au naturalisme, lequel, avec les deux réalismes que nous venons de survoler, à une vision philosophique qui soutient une philosophie politique. Que ce soit réellement des réflexions de fond qui entraînent une perception de la société ou des positions sociales qui influent sur des manières de voir la réalité la plus physique (au sens des sciences physiques), il existe un lien fort (parfois d'ailleurs dénoncé - certains qualifiaient la morale de PERRY comme caractéristique de la mentalité affairiste américaine...) entre une manière de voir le monde des choses et le monde des humains, et de là les affaires de la Cité. Le combat contre l'idéalisme est pour certaines franges de la société, et notamment de certaines parties de la communauté scientifique souvent, un combat contre des interprétations absolutistes ou théologiques du monde (ce qui ne veut pas dire que ces combats, qu'elles que soient leur motifs, atteignent réellement leurs objectifs...).

Gérard DELEDALLE, La philosophie américaine, De Boeck Université, 1998. René KREMER, Le Néo-Réalisme américain et sa critique de l'idéalisme, dans Revue néo-scolastique de philosophie, n°85, 1920.

                                                                                     PHILIUS
 
Relu le 14 novembre 2019
          
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9 mars 2010 2 09 /03 /mars /2010 07:49
            Le philosophe américain spécialisé en psychologie appliquée et en pédagogie, figure du pragmatisme, pourtant influencé par l'oeuvre de HEGEL avec laquelle il veut réconcilier celle de DARWIN et fondateur de l'école-laboratoire de Chicago, est considéré comme le principal philosophe de la démocratie aux États-Unis du XXe siècle. Dans l'ambiance du pragmatisme qu'il partage avec William JAMES et PEIRCE, il cherche à donner à la philosophie une nouvelle signification en en faisant le moyen de résoudre les problèmes les plus pressants de la vie.
De son Manuel de psychologie (1887) à Reconstruction in Philosophy (1940), l'oeuvre de John DEWEY se signale par le vécu des problèmes économiques et sociaux de son pays. Elle ne se dissocie en effet pas de ses engagements politiques.
            
               Situé dans le camp des libéraux sur l'échiquier politique des États-Unis, John DEWEY pense que le sort de la démocratie est lié à la lutte et au triomphe du peuple contre le capitalisme, notamment le capitalisme des financiers new-yorkais. Il soutient la campagne de Théodore ROOSEVELT (1912) malgré les positions de ce candidat sur les questions militaires, comme celle de LAFOLETTE en 1924. Membre de nombreuses organisations, notamment dans l'enseignement, il voyage souvent et est témoin de nombreuses luttes en Chine comme en Turquie. (Gérard DELEDALLE). Attaqué comme communiste (pourtant il se situe constamment par rapport au marxisme en accord avec le diagnostic et en désaccord avec les méthodes et les solutions) ou comme nazi (accusation passe-partout qui permet de discréditer facilement auprès de populations peu conscientisées politiquement), John DEWEY maintient pendant toute sa vie ses positions, vivant sa propre philosophie.
            Généralement, on considère que ses écrits de philosophie politique et sociale les plus importants sont :
- German philosophy and Politics (1915) ;
- The public and its Problems (1927) ;
- Characters and Events (1930) ;
- Individualism, Old and New  (1931) ;
- A Common Faith (1934) ;
- Liberalism and Social Action (1938) ;
- Freedom and Culture (1939) ;
- Education Today (1940).
        D'autres ouvrages plus théoriques sont également cités, comme Philosophy and Civilization (1931), Experience and Education (1938) ou Problems of Men (1946). John DEWEY fut si prolifique que des éditions périodiques après sa mort rassemblent plusieurs écrits sous des titres très divers. Aujourd'hui, avec le recul de l'influence de la philosophie marxisme, ses oeuvres sont traduites en plus grand nombre. Ainsi, en France, on peut trouver Démocratie et Education (Armand Colin, 1990), Oeuvres philosophiques (Université de Pau, 2003), Le public et ses problèmes (Université de Pau, 2003), Reconstruction en philosophie (Université de Pau, 2003)...

         Human Nature and Conduct, publié en 1921 (et réédité en 1994), identifie les problèmes les plus fondamentaux de sa propre société. Le caractère décisif de cet ouvrage est qu'il repose sur l'observation, exprimée avec force, que "une classe de la communauté" a constamment tenté "d'assurer son propre avenir aux dépens d'une autre." John DEWEY comprend les divisions de classes comme les symptômes d'un dysfonctionnement plus profond de la société, d'une absence d'ajustement entre la production et la consommation, qui conduit constamment à saper de bonnes relations sociales. La fabrication, écrit-il, "de choses est frénétiquement accélérée ; et toute invention mécanique utilisée pour gonfler la masse des choses inanimées. En conséquence de cela, la plupart des travailleurs ne trouvent dans leur travail aucun épanouissement, aucun renouvellement, aucune évolution spirituelle, aucune satisfaction... La sottise qu'il y a à séparer la production de la consommation, d'une vie présente plus riche, est rendue manifeste par les crises économiques, par les périodes de chômage qui alternent avec les périodes d'emploi, de travail ou de "surproduction"... (...) Socialement, la séparation de la production et de la consommation, du moyen de la fin, est la racine de la plus profonde division de classes. Ceux qui déterminent les "fins" de la production sont aux postes de contrôle, ceux qui exercent une activité productive isolée constituent la classe dominée. Mais si les derniers sont opprimés, les premiers ne sont pas véritablement libres."  (cité par Robert HORWITZ)
Tout au long de cet ouvrage et dans bien d'autres, le philosophe du pragmatisme se confronte à l'analyse marxiste, n'hésite pas à approuver de nombreux aspects du diagnostic socialiste sur les maux du capitalisme, mais dénonce l'erreur selon lui la plus pernicieuse du marxisme, la plus révélatrice d'une manière de voir les choses : sa proclamation de "la croyance monstrueuse selon laquelle la guerre civile de la lutte des classes est un moyen de progrès social, et non un condensé de tout ce qui y fait obstacle". Le progrès social ne pourra être atteint que par la "méthode de l'intelligence". C'est elle qui permettra une croissance comprise comme bien universel.

        Alors qu'auparavant, l'échec du genre humain à résoudre ses problèmes pouvait s'expliquer par sa méconnaissance du réel, aujourd'hui les découvertes scientifiques le rend "tragiquement dépourvu de nécessité." Pour comprendre l'état de la société, John DEWEY propose, notamment dans Reconstruction in Philosophy (1950) de faire remonter l'échec tragique et frustrant de la "méthode de l'intelligence" à des défauts dans la pratique politique. L'existence d'institutions sociales archaïques inappropriées à une époque technique et industrielle se résume par le "décalage culturel" qu'il faut s'efforcer de combler.
 Il pointe déjà dans Human Nature and Conduct le fait que "les industriels nouveaux sont largement les anciens féodaux, qui vivent dans des banques plutôt que dans des châteaux et brandissent un carnet de chèques au lieu d'une épée". L'auteur décrit dans The Public and its Problems la manière dont les bienfaits de la science sont largement au service des intérêts d'une "classe possédante et capitalisante", alors qu'une diffusion démocratique des bienfaits de la science "signifierait que la science a été assimilée et distribuée". Dans Reconstruction in Philosophy, il clame que c'est seulement dans un ordre social véritablement démocratique que les bienfaits promis par la compréhension de la science développée par Francis BACON - sa référence première dans la découverte de la méthode scientifique - pourront être réellement appliqués au "soulagement de la condition de l'homme".

      L'épreuve des conséquences est difficile lorsqu'on tente d'appliquer la "méthode de l'intelligence" déployée d'abord dans les sciences physiques et naturelles, aux problèmes politiques, économiques et moraux.
"Tout conflit politique sérieux tourne autour de la question de savoir si un acte politique donné est socialement bénéfique ou nuisible" (The public and its problems). Pratique jusqu'au bout, John DEWEY exprime cette problématique surtout aux travers d'exemples, comme par exemple sur les conséquences de la formation d'un syndicat de travailleurs. Rappelons qu'aux États-Unis plus qu'en Europe, c'est par la répression violente que le patronat, organisé lui-même en syndicats plus ou moins cohérents suivant la branche professionnelle, a répondu aux revendications ouvrières, et notamment à leurs tentatives de s'organiser de manière collective. Il n'est pas étonnant donc, que c'est souvent sur des questions de ce genre que John DEWEY pèse le pour et le contre... Il prône souvent pour une organisation "intelligente" des travailleurs qui tienne compte des intérêts des entreprises, intérêts compris dans une acception large englobant ceux des chefs d'entreprise et des ouvriers... Mais derrière cette position qui peut paraître a minima, il y a une réflexion "de type évolutionniste" qui défend une autre répartition des pouvoirs et des compétences à l'intérieur des entreprises elles-mêmes. La croissance ne sera obtenue que par l'association, qui précisément doit dépasser conflits et tensions, cette association reposant sur une conception pluraliste modérée de la société.
     Robert HORWITZ explique que la "théorie démocratique de Dewey peut (...) être le mieux envisagée sous deux chefs. Selon ses propres termes, ce sont :
- une conception pluraliste modérée de la société ;
- l'épreuve de la "conséquence indirecte" pour la définition de l'étendue légitime de l'autorité de l'État."
John DEWEY estime que l'essentiel de la croissance humaine se réalise dans le cadre d'associations, proches concrètement des individus (écoles, familles, clans, voisinages, syndicats, corporations des métiers, clubs de tout genre...). Pour faire face aux conflits entre associations défendant le statut quo ante et les associations visant à garantir un traitement égal aux minorités opprimées, qui conduisent fréquemment à la violence, il faut une représentation politique qui sache résoudre pacifiquement ces conflits. Cette représentation politique, appelée "État", ne peut être, pour que véritablement cette croissance ait lieu, n'avoir qu'une fonction arbitrale (ce qui est le principe de la théorie pluraliste conventionnelle). Il doit avoir une contribution positive pour l'encourager. Il ne peut se résumer à l'État existant dans la période actuelle, car l'arbitrage qu'il rend peut très bien favoriser des activités criminelles (entendues au sens large d'activités anti-bien commun).
    Il développe dans Democracy and Education cet aspect du civisme nécessaire des individus pour entraîner l'État à l'action positive contre des activités qui entravent la croissance. C'est vouloir que l'État s'immisce dans des affaires considérées généralement hors de sa sphère d'intervention : celles de la famille, du clan, du voisinage, pour donner une éducation publique obligatoire, protéger les faibles et les dépendants, égaliser les chances de bénéficier des progrès de la science... C'est, compte tenu de cette nécessité, pour éviter que cet "État" ne tombe entre des mains qui voudraient en faire un instrument totalitaire, que John DEWEY formule cette "épreuve de la conséquence indirecte". Il est nécessaire que les "membres du public" puissent évaluer les conséquences de cette intervention partout de l'État. D'où la multiplication nécessaire de groupes "publics" évaluant  les conséquences de celle-ci, qui sachent rassembler leurs observations en un tout unifié... Ce qui fait poser la question, étant donné l'existence de "publics" divers et de plus en conflits, s'il existe une manière quelconque de le faire...
 Cette question est d'une importance fondamentale, comme l'écrit Robert HORWITZ, dans la mesure où les termes de la théorie de John DEWEY autorisent les membres de chaque "public" à élire les représentants pour traiter des conséquences indirectes engendrées par les activités privées particulières. (Ne pas oublier que dans certains États des États-Unis, il y a énormément d'élections locales qui touchent beaucoup de domaines, y compris la justice, l'éducation, la police...) Cela semblerait exiger l'élection d'un nombre énorme de représentants ou l'invention d'un système par lequel un seul individu serait élu pour représenter de nombreux "publics". Malheureusement, déplore Robert HORWITZ, John DEWEY ne développe pas sa théorie politique au-delà.

     Dans tous ses écrits, John DEWEY néglige délibérément les dispositions institutionnelles et constitutionnelles (sans doute parce qu'il estime qu'elles n'agissent justement pas en faveur de la croissance...) pour faire reposer le progrès social sur l'action des corps de citoyens.
Cela ressort bien, par exemple, dans le texte d'une Conférence de John DEWEY de 1939, La démocratie créatrice, La tâche qui nous attend, organisée en l'honneur de ses 80 ans. Pour lui, la démocratie, créée dans des conditions extrêmement favorables à la fondation des États-Unis, exige maintenant à un effort considérable pour bâtir des conditions favorables à la croissance qu'il appelle de ses voeux.
"Concevoir la démocratie comme un mode de vie personnel, individuel, ne constitue rien de foncièrement nouveau. Pourtant, quand on la met en pratique, cette conception donne une nouvelle signification concrète aux vieilles idées. Elle signifie que seule la création d'attitudes personnelles chez les individus permet d'affronter avec succès les puissants ennemis actuels de la démocratie. Elle signifie que nous devons surmonter notre tendance à penser que des moyens extérieurs - militaires ou civils - peuvent défendre la démocratie sans l'apport d'attitudes si ancrées chez les individus qu'elles en viennent à faire partie intégrante de leur personnalité."
Il insiste beaucoup sur la liberté de communication libre et complète, ce qui résonne d'une manière non équivoque aujourd'hui, à l'heure où les gouvernements tentent d'endiguer les communications circulant de manière électronique...

John DEWEY, Démocratie et éducation, Armand Colin, 1990 ; Le public et ses problèmes, Université de Pau, 2003 ; Reconstruction en philosophie, Université de Pau, 2003.
Revue Internationale de philosophie n°245, 2008, entièrement sur l'oeuvre de John DEWEY.
Robert HORWITZ, Article John DEWEY, dans Histoire de la philosophie politique, sous la direction de Léo STRAUSS et de Joseph CROPSEY, PUF, collection Quadrige, 1999. Gérard DELEDALLE, La philosophie américaine, De Boeck Université, collection Le point philosophique, 1998
 
Relu le 19 novembre 2019
      
 
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4 mars 2010 4 04 /03 /mars /2010 10:20
         Pragmatismes en philosophie s'écrit plus au pluriel qu'au singulier, car ces philosophies forment réellement un continent et ne se ressemblent souvent que par le nom qu'elles se donnent ou qu'on leur donne. Leur sens traverse mais dépasse le sens commun d'adaptation de l'action au réel, du dépassement de la théorie par la pratique, du primat donné en extension à la conciliation sur le conflit idéologique.
Le mot Pragmatisme est lié à celui de Pragmatique mais possède tout de même un sens différent.
              
         Avant d'être la doctrine de Charles Sanders PEIRCE (1839-1914), le pragmatisme-pragmatique, en remontant assez loin, peut être attribué à POLYBE (202-126 av J.C. environ) (André LALANDE).
L'expression traduite du latin au sens d'histoire instructive, destinée à diriger la conduite. "Mais ce n'est qu'à demi exact : bien que le texte de son Histoires soit l'origine du sens dont il s'agit, lui-même entend l'expression d'une manière différente. Il explique (...) que son histoire ne concerne ni la mythologie, ni les généalogies, ni la colonisation et les liens de parenté des villes entre elles, mais l'histoire des faits et spécialement des faits politiques, et il ajoute qu'il n'est pas d'enseignement plus profitable que cette histoire des faits."
Le mot pragmatisme est fréquent chez lui. L'histoire pragmatique y possède trois caractères :
- il expose toujours les causes et les effets des événements ;
- il donne partout son appréciation sur la justice ou sur l'opportunité des décisions prises et des actes accomplis ;
 - il accompagne son récit de préceptes politiques, militaires ou moraux.
    Toujours en suivant André LALANDE, Pragmatique "a conservé ce sens dans l'expression Pragmatique Sanction, c'est-à-dire décision fondamentale arrêtée une fois pour toutes et réglant certaines affaires politiques."
         
        Chez les Péripatéticiens, ce mot Pragmatique s'oppose à Logique. SIMPLICIUS écrit : "Une discussion est logique quand elle part des données de la pensée commune, en ne visant qu'à persuader, ou encore quand elle a un caractère très général et même dialectique, de telle sorte que les vérités qu'elle dégage sont cependant capables de convenir à d'autres objets. Au contraire, une discussion est pragmatique quand elle part des principes qui sont propres à l'objet considéré, qui se fondent sur la nature même de la chose, quand, par suite, elle donne une démonstration qui ne convient qu'à son objet".
              
      SCHELLING (1775-1854) emploie le mot pragmatisme pour désigner le procédé de l'histoire pragmatique, au sens où KANT définit cette expression.
       
    Pragmatisme et Pragmatique étaient à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe très employés en Allemagne dans deux autres sens :
- le premier se rapprocherait assez de notre mot positif dans son acceptation la plus usuelle ;
- le deuxième, pragmatisme exclusif, est uniquement préoccupé de satisfaire l'entendement, n'atteindrait pas les causes profondes des événements et détacherait ceux-ci de Dieu, leur origine suprême.
            
    On s'aperçoit que ces deux mots Pragmatique et Pragmatisme sont l'enjeu d'une non référence à Dieu et sont au coeur d'une problématique qui se veut scientifique, tout en étant perçue de manière négative par certaines auteurs, qui pour autant approuve ce détachement d'une explication faisant appel à la divinité... Ainsi Emile BOUTROUX écrit : "Ce n'est pas une raison pour en revenir purement et simplement à ce pragmatisme peu scientifique qui ne voit dans les diverses philosophies qu'une série d'efforts individuels sans lien entre eux, et qui se borne à expliquer le détail par le détail, sans oser rechercher les lois et les raisons de l'ensemble".

         L'emploi le plus ancien, en anglais, et cela nous intéresse particulièrement, car c'est dans la sphère anglophone que le pragmatisme prend une très grande importance, de Pragmatism, se trouve chez George ELIOT qui associe le pragmatisme superficiel à un comportement qui attribue la même valeur aux renseignements sur le monde extérieur qu'aux idées venues à l'esprit. Ce sens est bien entendu bien plus vague que pour PEIRCE.

        Dans Comment rendre nos idées claires, Charles Sanders PEIRCE expose une doctrine, sans lui donner encore le nom de pragmatisme : "Considérons l'objet d'une de nos idées, et représentons-nous tous les effets imaginables, pouvant avoir un intérêt pratique quelconque, qui nous attribuons à cet objet : je dis que notre idée de l'objet n'est rien de plus que la somme des idées de tous ces effets." (traduction approximative). Cette manière de penser avait pour but de "débarrasser la philosophie du psittacisme et de la logomachie, en distinguant par un criterium précis les formules creuses et les formules vraiment significatives. Les effets pratiques qu'il vise, c'est l'existence d'une expérience possible qui sera ou ne sera pas conforme à l'anticipation de l'esprit.
On peut rapprocher de cette règle le passage où (René) DESCARTES déclare qu'il compte "rencontrer beaucoup plus de vérité dans les raisonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet..." (André LALANDE, qui cite Discours de la méthode). D'ailleurs, l'ambition de Charles Sanders PEIRCE, qui a beaucoup lu l'oeuvre de René DESCARTES est d'élaborer une Nouvelle méthode.
    Dans Pragmatisme et Pragmaticisme (terme inventé pour se distinguer du "pragmatisme mondain" de William JAMES), se trouve rassemblés les oeuvres significatives éparses de Charles PEIRCE (de 1868 à 1903, en deux tomes).
Le premier tome, axé sur l'histoire de la logique, constitue une redéfinition de celle-ci, contre le nominalisme et le réalisme. Il prépare la voie à la logique moderne et ses travaux sur le fondement des mathématiques font de lui le précurseur de Bertrand RUSSEL et d'Alfred North WHITEHEAD (Gérard DELEDALLE).
Charles S PEIRCE est également un des fondateurs de la sémiotique, cette science des signes. La lecture de ses oeuvres, les divergences que l'on peut établir tant avec Bertrand RUSSEL, SAUSSURE..., une certaine ressemblance avec la pensée de KIRKEGAARD montrent que rien ne ressemble moins à la philosophie européenne que la philosophie américaine.

          William JAMES pense que "la vérité est une relation entièrement immanente à l'expérience humaine : la connaissance est un instrument au service de l'activité, la pensée a un caractère essentiellement téléologique. La vérité d'une proposition consiste donc dans le fait qu'elle "est utile", qu'elle "réussit", qu'elle "donne satisfaction""(André LALANDE). Plus, en fait : qu'elle est bonne.
Fondateur du premier laboratoire de psychologie d'Amérique en 1875, le philosophe expérimentaliste explique le mieux ses opinions dans ses ouvrages de psychologie. "L' essence d'un objet, c'est sa propriété la plus importante eu égard à ce que je cherche, il faut que cette propriété,  ce caractère ait la prérogative de suggérer certaines conséquences plus nettement que ne le fait la donnée prise en bloc" (The thougt and Character).
Dans la leçon 2 de Le pragmatisme (1907), William JAMES récapitule les trois grands sens du pragmatisme :
      - Le pragmatisme comme méthode critique : le pragmatisme n'est pas une doctrine, mais seulement une méthode. Nous reproduisons la comparaison du corridor de l'hôtel-philosophie, telle faite dans presque tous les ouvrages, y compris les siens, puisqu'elle semble vraiment incontournable : chaque chambre est occupée par un philosophe avec sa doctrine propre, mais tous doivent emprunter le corridor comme voie d'accès ou de sortie. Il n'importe pas donc d'être athée ou théiste, idéaliste ou réaliste, moniste ou pluraliste (dans l'esprit de William JAMES, car d'autres philosophes pragmatiques ne disent pas la même chose sur cette dernière alternative), pour être pragmatiste - le pragmatisme est, au moins en premier, un simple moyen pour rendre clairs les concepts de ces différentes doctrines, que chacun a donc intérêt à utiliser pour le profit de sa pensée. Notons que pour certaines de ces doctrines, cela passe tout de même par une relecture que leurs auteurs rejetteraient sans doute... D'ailleurs, William JAMES ne le cache pas : clarifier le sens d'un concept s'assimile à une opération de traduction, de l'abstrait au concret. Corollaire de cette manière de penser, la conception complète des effets pratiques fournit la signification intégrale du concept étudié (ce qui s'oppose complètement aux réflexions sur la chose en soi). La signification n'est pas une propriété interne du concept et même des croyances. On comprend ce que le pragmatisme peut avoir de destructeur pour certaines doctrines religieuses..., car non seulement le pragmatisme permet une critique systématique de la métaphysique, mais aussi une critique systématique de tous les édifices religieux doctrinaux qui situent l'origine de toute chose au-delà de la pratique des hommes. Cette philosophie se veut une réactualisation et un approfondissement de l'empirisme anglais.
     - Le pragmatisme comme théorie de la vérité. Stéphane MALDERIEUX repère dans les textes "une oscillation entre deux concepts de connaissance ou deux concepts de vérité" : le concept de la vérité-satisfaction, qui est lié à une bonne adaptation de la pensée à la réalité ; et le concept de vérité-vérification, qui est lié à la référence cognitive d'une idée ou d'un objet déterminé. Le premier concept se repère dans Humanisme et vérité (1904), mais se trouve déjà dans Les principes de psychologie (1890), où les fonctions de l'esprit sont expliquées par l'avantage qu'elles procurent à l'homme dans ses rapports à l'environnement, conception naturaliste darwinienne de la connaissance. Le deuxième concept, que William JAMES nomme "empirisme radical", se trouve surtout dans Essays in Radical Empiricism (1903-1907). La vérité vit dans les relations réellement senties entre les expériences elles-mêmes, qui sont tout. La référence objective de l'idée n'est pas une relation qui sauterait par-dessus l'expérience pour atteindre directement et magiquement l'objet, mais une chaîne d'intermédiaires empiriques qu'on peut détailler et nommer en chaque cas, comme on peut suivre une ligne allant d'un point à un autre. "On peut ainsi redéfinir les deux étapes du pragmatisme comme méthode d'interprétation puis d'évaluation : une idée est pourvue de signification si elle est vérifiable (...) et elle est vraie si elle est vérifiée (...)" (Stéphane MALDERIEUX).
      - Le pragmatisme comme moyen de réconcilier empirisme et métaphysique. William JAMES définit sa philosophie comme empiriste, mais non positiviste, en ce sens que les actions des organismes vivants sont finalisées, soumis à une téléologie. Il lutte sur deux fronts, d'autant plus qu'il navigue dans le milieu mondain de l'Amérique : d'une part contre les positivistes, car il refuse d'éliminer concepts et problèmes métaphysiques ou religieux sous prétexte qu'ils seraient démunis de sens ou bien de simples réminiscences d'un mode primitif de penser. Ces manières de penser elles-mêmes modulent l'attitude dans la vie et donc influent sur la vérité ; d'autre part contre les rationalistes qui considèrent que les métaphysiques et les religions n'ont pas d'autres significations que les aboutissements émotionnels et pratiques. En fait, il existe une véritable tension dans la philosophie de William JAMES, tension que par ailleurs PEIRCE s'efforce d'éliminer. Dans ce sens, bien que le pragmatisme ne soit au départ qu'une méthode, William JAMES finit par prendre position contre le monisme pour le pluralisme. Il refuse les conceptions de l'Absolu qu'il pense être véhiculées par les oeuvres de HEGEL qui inondent alors les universités américaines. Le pluralisme permet de prendre en compte les nouveautés réelles dans le monde et plus sans doute que la réalité encore incomplète est toujours en train de se faire.
     C'est l'existence du mal qui le décide de la supériorité du pluralisme. Si le réel est lié aux pratiques bonnes pour l'homme, l'existence du mal provient du fait que les expériences sont toujours à faire pour cerner ce réel. Outre que certaines doctrines, comme le nominalisme, peuvent conduire à une attitude passive et contemplatrice du monde, ce qui est l'inverse de faire les expériences réelles du monde, les choses doivent être améliorées pour correspondre à leur réalité... Le mal n'est pas considéré par William JAMES comme un problème spéculatif à résoudre mais comme un problème pratique à éliminer, individuellement et collectivement (méliorisme). "L'univers mélioriste est conçu d'après une analogie sociale, comme un pluralisme de pouvoirs indépendants. Il réussira d'autant mieux qu'un plus grand nombre de pouvoirs travailleront à son succès. Si aucun n'y travaille, il échouera. Si chacun fait de son mieux, il n'échouera pas (...)" (Some Problems of Philosophy)

       Maurice BLONDEL (1891-1949), dans L'action, Essai d'une critique de la vie et d'une science de la pratique (1893), expose une doctrine qu'on peut appeler aussi pragmatisme (bien qu'il n'utilise pas ce terme). Elle consiste à montrer dans l'action une réalité dépassant le simple phénomène, un fait auquel on ne peut se soustraire, et dont l'analyse intégrale amène nécessairement à passer du problème scientifique au problème métaphysique et religieux. Quoique nous pensions, voulions ou exécutions, dans l'activité la plus spéculative ou la plus matérielle, il y a toujours un fait suis generis, l'acte, où s'unissent l'initiative et l'agent, les concours qu'il reçoit, les réactions qu'il subit, d'une manière telle que le composé humain se trouve organiquement modifié et comme façonné par son action même, en tant qu'elle soit effectuée. Par son action propre, l'homme dépasse et façonne les phénomènes et lui-même. (André LALANDE)

      Emile BREHIER (1876-1954), dans son Histoire de la philosophie, regroupe comme philosophies de la vie et de l'action, le pragmatisme, les oeuvres de Léon OLLE-LAPRUNE (1839-1898), de Maurice BLONDEL, de Charles PEIRCE, de William JAMES, de Ferdinand Canning Scott SCHILLER (1864-1937), de John DEWEY, et enfin de Georges SOREL (1847-1922).
      Dans la Certitude morale (1880), Léon OLLE-LAPRUNE, professeur à l'école normale, sous l'influence entre autres de RENOUVIER, montre que la certitude n'est atteinte en aucune manière par une voie purement intellectuelle et sans la participation de la volonté. Il applique cela à la vie religieuse et ajoute que l'homme déchu ne saurait atteindre à la vie surnaturelle, si la volonté n'était aidée par la grâce. Son élève, Maurice BLONDEL, voit dans cette manière de voir les choses une solution nouvelle des rapports entre la spéculation et l'action. La philosophie s'est sans doute toujours alimentée à l'inquiétude des âmes penchées vers les mystères de leur avenir ; d'autre part, instinctivement réfléchissante, elle s'est toujours tournée vers les causes et vers les conditions ; et elle laisse une impression équivoque ; elle n'est ni science ni vie, quoiqu'elle soit un peu de l'une et un peu de l'autre ; le rapport de la spéculation à la pratique est d'ailleurs mal défini parce qu'on a d'ordinaire identifié l'action avec l'idée de l'action et confondu la connaissance pratique avec la conscience que l'on en prend. (article dans les Annales de la philosophie chrétienne, 1906).
C'est sur la nature de la foi qu'un ensemble d'auteurs réfléchissent, par rapport à l'action humaine, dans la suite de ces considérations : G. TYRREL, A. CHIDE, P.L. LABERTHONNIERE. L'Eglise catholique (Pie X, encyclique Pascendi, 1907) condamnent ce genre de réflexion au motif qu'elles peuvent conduire à l'agnosticisme, qui interdit à l'intelligence humaine de s'élever à Dieu...
       F. C. S. SCHILLER, professeur à l'université d'Oxford, s'engage à la suite de William JAMES, dans une doctrine voisine qu'il appelle humanisme, à cause des dangers de l'absolutisme idéaliste.
       Georges SOREL s'inspire lui de BERGSON, identifiant l'homo sapiens à l'homo faber, le savant qui construit des hypothèses et qui, faisant cela, fabrique idéalement un mécanisme qui doit fonctionner comme les mécanismes réels ; la science est dirigée non pas vers la connaissance spéculative, comme le veulent les littérateurs, mais vers la création d'un atelier idéal doué de mécanisme fonctionnant avec rigueur (Illusions du progrès). Une hypothèse a pour seule réelle fonction de permettre d'agir sur le réel, non pas de représenter le réel. Il faut donc laisser la place, dans la détermination de l'avenir social, à l'obscur, à l'inconscient et à l'imprévisible. Des croyances agissent par l'action qu'elles entraînent, sur le réel plus (sans doute que l'action par elle-même?) : du coup l'agitateur socialiste, à travers les mythes comme celui de la grève générale, fait apparaître le rôle de la violence dans la transformation sociale et dans l'action sur la nature (Réflexions sur la violence). Non pas parce que cette grève générale peut être mise réellement en oeuvre, mais parce ses virtualités favorisent des actions qui transforment la société...

Emile BREHIER, Histoire de la philosophie, tome 3, XIX-XXe siècle, PUF, collection Quadrige, 2000. André LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, collection Quadrige, 2002. Gérard DELEDALLE, La philosophie américaine, De Boeck Université, collection Le point philosophique, 1998.
 William JAMES, Le pragmatisme, Flammarion, collection champs, 2007 ; Essais d'empirisme radical, Flammarion, collection Champs, 2005.
Charles Sanders PIERCE, Pragmatisme et pragmaticisme, Oeuvre I, Cerf, collection Passages, 2002

                                                  PHILIUS

      
Relu le 21 novembre 2019

   
        
                                                                  
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1 avril 2009 3 01 /04 /avril /2009 12:54
     Lorsque Emmanuel KANT rédige ses trois Critiques, il le fait car il pense avoir rencontré dans toute la métaphysique de son époque des obstacles à la compréhension du monde physique. De même certains de ces obstacles - sinon les principaux - font référence à une façon de penser l'univers qui fourmille de confusions de tout genre (qui perpétuent des idées fausses dans la médecine, la cosmologie, les sciences physiques...), issues pour la plupart de présupposés religieux. Toute la scolastique, la même combattue par DESCARTES, garde son emprise - même si elle se voie battue en brèche dans bien des endroits - sur les esprits des hommes et déforme la perception des choses.
En mettant à jour les impasses du dogmatisme et de l'empirisme, Emmanuel KANT veut opérer une critique qui remette à plat, après le doute cartésien et en allant beaucoup plus loin que lui, toutes les théories qui touchent la raison, la perception, le jugement jusqu'à lui. En le faisant, il découvre des antinomies qu'il s'efforce de résoudre.

    Dans Critique de la raison pure, le philosophe continue et poursuit jusqu'à ses conclusions les réflexions de HUME (1711-1776) sur la causalité et sur la réalité. Alors que l'objet étudié est considéré comme perçut directement dans sa réalité, sa compréhension totale passant par une harmonie entre le sujet et l'objet, Emmanuel KANT pense que cet objet ne peux pas être compris comme s'il parvenait à la conscience du sujet, par la sensation de cet objet. Ce qui est perçu, ce n'est pas l'objet proprement dit, c'est l'ensemble des phénomènes liés à cet objet. Plus, c'est l'idée préalable que se fait le sujet de l'objet. Car l'objet est une Chose en Soi distincte de la perception que peut en avoir le sujet.
   Comme l'écrit Jean-Marie VAYSSE, "HUME a en effet persisté à poser le problème en termes pré-coperniciens d'harmonie comme accord du sujet avec un donné en soi qui n'est pas soumis aux conditions subjectives de sa donation. Aussi la véritable question critique doit-elle s'enquérir tant des limites de la connaissance rationnelles que de la connaissance sensible. En effet, si la démarche de la raison se heurte à des contradictions en sa prétention à s'élever au-delà de l'expérience, la connaissance expérimentale découvre ses limites en ne pouvant pas déterminer ses propres limites : si la raison analytique risque de se perdre dans la tautologie, la connaissance empirique ne peut pas dire si les connaissances que nous avons sont vraies et si une connaissance métaphysique est possible."
   A la transcendance du donné, il faut substituer le transcendantal. Par là, Emmanuel KANT veut parler non de ce que le sens commun entend par transcendance (ce qui vient d'une divinité ou du Ciel), mais simplement de que notre pensée comprend, et comment elle comprend un objet. Le véritable transcendantal ne désigne pas pour lui quelque chose se situant au-delà de l'expérience, mais précisément la dimension d'à priori qui la précède et en fonde la possibilité.
  La découverte des jugements a priori sur un objet ou sur l'ensemble de la réalité provient directement d'impasses sur les processus de la connaissance qui brouillent l'esprit et l'empêche d'agir efficacement sur le monde.
   "La critique comme topologie affirme ainsi le primat de la forme sur la matière (nous percevons la forme non la matière d'un objet...) et montre qu'il y a de l'a priori sensible."  C'est - pour Jean-Marie VAYSSE - la grande découverte kantienne : il y a du sensible pur, du sensible non sensible. "La critique suppose ainsi une théorie des facultés (du sujet) isolées comme sensibilité, entendement, raison, montrant à la fois que chaque faculté met en jeu de l'a priori. Celui-ci ne s'ordonne pas à la distinction du sensible et de l'intelligible, car il y a de l'a priori sensible, du sensible formel". Le premier moment de la connaissance est l'intuition empirique. Dans sa réflexion critique, qui veut rapprocher le plus possible les limites des facultés du sujet à appréhender un objet, Emmanuel KANT cherche à reconstituer les vrais cheminements de la connaissance.
    L'entendement, qui va plus loin que l'intuition, est rendu possible par la perception du temps, de l'objet évoluant mais restant le même dans le passé, le présent, l'avenir. L'entendement permet d'établir des règles sur l'objet et le jugement, après l'entendement, permet de décider "si une chose est soumise ou non à une règle".
Il s'agit de sérier et de classer les phénomènes autour des choses, ce qui permet de les identifier et d'agir sur elles, d'effectuer une synthèse de tout ce qui émane des choses, séparément ou ensemble. Pour Jean-Marie VAYSSE toujours, on est là au coeur de la connaissance tel que l'envisage Emmanuel KANT. "Expérience signifie essentiellement connaissance finie, intuitivement réceptive des objets. La possibilité de l'expérience vise ce qui rend possible une expérience finie qui, comme telle, n'est pas nécessairement, mais est éventuellement réelle." Il faut parvenir à bien distinguer le réel de l'effectif : "la réalité n'est pas l'effectif, mais la condition de sa donation. Très important, "on ne connaît pas la nécessité de l'existence des choses, mais seulement de leur état au moyen d'autres états donnés empiriquement selon la loi de la causalité."
Cela revient à redéfinir le concept de l'existence. L'être n'est pas un prédicat réel, mais une simple position. Jean-Marie VAYSSE insiste : "Toute la stratégie critique de destruction de la métaphysique rationnelle (car c'est à cela qu'aboutit Emmanuel KANT), consiste à s'appuyer sur (ce qui précède) : nous ne pouvons connaître que les phénomènes et non les choses en soi, tout usage des catégories en dehors des conditions du schématisme est illégitime, et un concept auquel ne correspond aucune donation de l'objet dans une intuition empirique est vide. La réfutation de la psychologie rationnelle et de la théologie rationnelle repose essentiellement sur la notion d'existence empirique." Cela revient à détruire toute possibilité de preuves de l'existence de Dieu.
   
      Selon Jean-Marie VAYSSE, qui s'appuie sur une lettre de 1798 de KANT à Christian GARVE, le point de départ de sa réflexion lui a été donné, non par les questions de l'immortalité de l'âme et de l'existence de Dieu, mais par l'antinomie de la raison pure. "Ce sont les contradictions auxquelles la raison se trouve acculée qui donnent le vertige au philosophe", lorsqu'il aborde les idées cosmologiques, au nombre de quatre :
- la totalité de l'assemblage du donné phénoménal,
- la totalité de la division du donné phénoménal,
- la totalité de l'origine du phénomène,
- la totalité de la dépendance de l'existence des changements phénoménaux.
     Ce qui lui donne le vertige, c'est l'ensemble des phénomènes de l'ensemble des choses que le sujet est appelé à connaître... Ce vertige est causé par l'ampleur des questions soulevées tout simplement par la recherche scientifique. Au fur et à mesure que la connaissance progresse, les questions n'arrêtent pas de se multiplier... et l'esprit est pris entre la volonté de tout connaître, ou au moins d'avoir une vision globale, et l'ampleur de ce qu'il ne connaît pas encore, compte tenu du fait qu'il a commencé tout le processus par l'apprentissage de la capacité réduite de l'homme, une fois qu'il a tout simplement écarté la présence et l'intervention divines... La manière dont fonctionne le sujet amène du coup quatre antinomies :
- celle du commencement ou de l'absence de commencement du monde dans l'espace et le temps,
- celle du simple et du composé,
- celle de la liberté ou du déterminisme,
- celle du nécessaire ou du contingent.
   Rappelons qu'une antinomie est la présence de deux raisonnements aussi valables et exposables l'un que l'autre et pourtant contradictoires.
       Pour KANT, pourtant, ces antinomies ont une solution, qui repose sur la différence entre le phénomène et la chose en soi. Les deux premières antinomies sont caractérisées comme mathématiques, car elle se rapportent à l'intuition du phénomène et les deux dernières déclarées comme dynamiques car se rapportant à l'existence. Les deux premières sont renvoyées dos à dos car elles reposent sur une confusion entre le phénomène et la chose en soi. Les deux dernières sont toutes les deux vraies, et sont le noyau, toujours selon Jean-Marie VAYSSE du "contenu positif de la Dialectique transcendantale". Si la raison semble humiliée - et HEGEL se fera fort de redresser l'esprit de cette humiliation - "dans sa prétention à une connaissance a priori et si elle doit, par conséquent, se subordonner à la législation de l'entendement, elle ne perd pas ses droits". "La limitation du savoir théorique ouvre la raison sur l'horizon de l'agir et sur la question de l'essence de la liberté humaine." C'est l'objectif de la deuxième Critique, Critique de la raison pratique.

        Il faut se rendre compte que tout au long du texte (très gros) de Critique de la raison pure, Emmanuel KANT revient constamment et met en balance des impasses du dogmatisme et de l'empirisme, faisant de la philosophie un véritable champ de bataille. Même si, rétrospectivement, car entre nous et Emmanuel KANT se sédimentent plus de deux siècles de réflexions parfois contradictoires, les arguments qui prétendent trouver une solution aux antinomies peuvent paraitre faibles et non complètement sortis d'un contexte déiste, l'essentiel est d'avoir mis en évidence des obstacles qui s'opposent à la réelle connaissance scientifique. Contrairement à ce que l'on pense dans nos contrées plus ou moins laïcisées, les débats entre science et religion font encore rage dans le monde.

         Dans ce texte, nous avons beaucoup utilisé l'ouvrage, que nous recommandons chaudement, de Jean-Marie VAYSSE, La stratégie critique de KANT, paru en 2005 aux Éditions ellipses. On peut aussi se reporter à l'article KANT du Vocabulaire des philosophes écrit par le même auteur dans la même maison d'éditions.
   Par ailleurs, des approches différentes, complémentaires ou non, rédigées par Joel WILFERT (ellipses, 1999), par Olivier DEKENS (Armand Colin, 2005), et Luc FERRY (Grasset, 2006) sont utiles pour comprendre les conceptions des antinomies d'Emmanuel KANT.
   Et bien entendu, la lecture de Critique de la raison pure, d'Emmanuel KANT, parue en 1781, modifié en 1787, disponible chez Gallimard (on a utilisé surtout l'édition de 1980, dans la collection folio/essais, au commentaire instructif, mais il en existe depuis plusieurs autres...) est indispensable. Elle requiert beaucoup de temps et on ne peut que trop conseiller d'effectuer sa lecture en parallèle avec des regards sur les commentaires des auteurs précédemment cités, sous peine sans doute d'erreurs d'interprétation (que nous espérons ne pas avoir commises!!!). Car la lecture directe fait utiliser des mots et des tournures de phrases même dont les sens ont changé depuis deux siècles....

                                                              PHILIUS
   
 
Relu le 5 mars 2019
       
 
      
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25 mars 2009 3 25 /03 /mars /2009 14:41
          Antinomie, en droit et en théologie, est la contradiction réelle ou apparente entre deux lois ou deux principes, dans leur application pratique à un cas particulier.
        En philosophie, c'est le nom donné par Emmanuel KANT à une contradiction naturelle, qui résulte, non d'un raisonnement faux, mais des lois mêmes de la raison, toutes les fois que, franchissant les limites de l'expérience, on cherche à savoir de l'univers quelque chose d'absolu. Dans La dialectique transcendantale, chapitre de sa Critique de la raison pure, le philosophe la définit, justement, comme un conflit entre les lois de la raison pure :
"contradictions où la raison pure s'engage nécessairement, dans la cosmologie rationnelle, lorsqu'elle cherche l'inconditionné dans le phénomène (soit dans la série totale infinie des conditions, soit dans un premier terme absolu), et, lorsque par suite, elle traite le monde soumis aux conditions de l'expérience possible, comme s'il y avait une réalité en soi, théoriquement déterminable. Ces contradictions se traduisent par quatre couples de propositions cosmologiques ; chacun de ces couples s'appelle une antinomie ; mais en même temps leur ensemble constitue l'Antinomie de la raison pure." (André LALANDE).
      Il y a aussi chez KANT une antinomie de la raison pratique, touchant le concept du souverain bien, discutée dans sa Critique de la raison pratique ; une antinomie du jugement téléologique, touchant le mécanisme et la finalité et une antinomie du goût,  discutées dans sa Critique de la faculté de juger.
          En un sens plus large, mais aussi plus lâche, tout conflit, apparent ou réel entre les conditions d'une même fin ou entre les conséquences de deux raisonnements qui paraissent démonstratifs l'un de l'autre, constitue une antinomie.
          Il faut se garder de donner un sens trop extensif à la notion d'antinomie, Toutes les contradictions ne sont pas des antinomies, non plus que n'importe quel paradoxe. D'autre part, une antinomie n'est pas nécessairement une aporie : il y a des solutions aux antinomies (KANT) ; elles sont elles-mêmes le mouvement du réel et autorisent la progression dialectique (HEGEL) ; on peut forger des instruments destinés à les éviter (RUSSELL) (Françoise ARMENGAUD).

          Les thèses des antinomies, comme l'indique Jean-Marie VAYSSE dans le Vocabulaire des Philosophes "sont rationalistes et expriment l'aspiration de la raison à constituer une totalité, alors que les antithèses sont empiristes et aboutissent au scepticisme."
Quand on discute de l'antinomie, on rentre quasiment au coeur du système philosophique... dans lequel nous baignons sans nous en apercevoir. Car depuis la diffusion de la philosophie d'Emmanuel KANT, les hommes ne pensent plus de la même façon qu'avant aux choses non immédiatement accessibles, et singulièrement quasiment tous les philosophes après lui. Pour comprendre l'antinomie chez KANT, il faut d'abord faire son cheminement intellectuel, ou du moins ce que nous en reconstituons, en boucle en quelque sorte, puisque nous avons déjà été influencé par ce cheminement-là!
Ce qui nous facilite peut-être la tâche, c'est que KANT refuse de se placer directement dans le vocabulaire de la philosophie classique, jugeant nécessaire d'en forger de nouveaux pour comprendre le monde, ce qui nous dispense d'avoir à comprendre (complètement du moins, et d'ailleurs ce serait sans doute difficile aujourd'hui) les philosophes antiques ou du moins d'être obliger de rentrer dans la compréhension de leur vocabulaire.
    Ainsi, on peut partir d'une thétique, entendu comme ensemble de doctrines dogmatiques, l'antithétique étant un conflit entre des connaissances d'apparence dogmatique, sans que l'on puisse accorder notre approbation à l'une plus qu'à l'autre. L'antithétique transcendantale est tout simplement la recherche sur les causes et les résultats de l'antinomie de la raison pure qui est un conflit de la raison avec elle-même. "Les antinomies sont produites par les Idées cosmologiques qui trouvent leur origine dans un syllogisme hypothétique et nous donnent l'idée d'une première hypothèse dans un rapport de causalité. Il y a là conflit entre deux énoncés nécessaires qui s'opposent comme une thèse et une antithèse, chacun se démontrant par la réfutation de l'autre." (Jean-Marie VAYSSE)

          Cette question de l'antinomie touche à l'interprétation du concept de la "chose en soi", qui constitue la plus difficile mais aussi d'une des plus fécondes de toute la philosophie moderne. Dans la théorie de la connaissance (cette connaissance étant bien entendu l'objet de la discussion kantienne), se heurtent deux "visions dogmatiques" de la réalité en soi :
"- du côté du réalisme parce que, en admettant même que l'idée d'une causalité de la chose en soi sur les représentations conceptuelles du sujet ait un sens, une telle explication conduirait inévitablement à nier le caractère a priori de la connaissance scientifique ;
"- du côté de l'idéalisme puisqu'il est clair que l'homme est un être fini et que son entendement n'est pas, comme le serait l'entendement divin, capable de créer les objets par le simple fait de les penser. En quoi l'idéalisme ne parvient pas à rendre compte de l'incontestable passivité de la représentation." (Luc FERRY)
     FICHTE reprend la problématique kantienne dans son ensemble en voulant réaliser la solution critique de l'antinomie du réalisme et de l'idéalisme. (chapitre 3 de KANT, une lecture des 3 critiques)

            HEGEL reprend lui aussi, mais sous une forme telle qu'il est presque impossible de poser termes à termes, les antinomies kantiennes et ses réflexions, car le projet hégélien ne se place pas au même niveau que le projet kantien. Le déplacement du sens des concepts rend difficile les connexions et les comparaisons.
  "Les réfutations hégéliennes des antinomies présentent deux sortes de reproches. D'une part, dans certains textes, HEGEL présente une réfutation dont la structure est d'incomplétude dialectique. Kant a présenté les antinomies en termes de contradiction dialectique "essentielle et nécessaire", mais il en conclut au résultat simplement négatif de cette contradiction. Or, si une contradiction formelle entraîne l'annulation de l'opposition, c'est le propre d'une contradiction dialectique de voir son opposition intégrée et donner lieu à la progression vers un contenu nouveau, synthétique. Dans cette première sorte de textes, le reproche hégélien est le suivant : alors qu'il a découvert une contradiction dialectique, KANT en envisage les conséquences comme s'il s'agissait d'une contradiction formelle ; il considère que thèse et antithèse doivent être annulées et donner lieu à la reprise correcte du même contenu, l'Idée du monde, dont on fera un usage non plus constitutif mais régulateur." (André STANGUENNEC)

        Quand l'on prend l'antinomie au sens large, on peut faire comme Pierre BOURDIEU dans une "Note brève sur l'antinomie de la protestation collective", datant de 1984. A propos de l'aménagement institutionnel de l'expression des revendications collectives, le sociologue pose la question : "s'agit-il d'une antinomie indépassable, liée à la nécessité de concentrer le capital symbolique en une seule personne (...) pour lui conférer le maximum de force ou d'un effet de la distribution inégale des instruments de production de la parole, même et surtout critique?" il pose la question de l'antinomie de la position du porte-parole, qui tire sa force du groupe exprimé, fut-ce au prix d'un "plébiscite forcé du silence" de ce groupe désireux de faire entendre sa voix critique.

Article Antinomie, ANDRE LALANDE, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, PUF, collection Quadrige, 2002. Article Antinomie, Françoise ARMENGAUD, Encyclopedia Universalis, 2004. Article KANT, Jean-Marie VAYSSE, Le Vocabulaire des philosophes, philosophie moderne (XIXème siècle), Ellipses, 2002. Luc FERRY, Kant, une lecture des trois "critiques", Grasset, 2006. André STANGUENNEC, Hegel critique de Kant, PUF, philosophie d'aujourd'hui, 1985. Pierre BOURDIEU, Note brève sur l'antinomie de la protestation collective, in Developement, Démocracy and the Art of Trespassing : essays in honor of Albert HIRSCHMAN, Paperbook edition, 1988, repris dans Propos sur le champ politique, Presses Universitaires de Lyon, 2000, article trouvé sur le site de www.homme-moderne.org.

                                                                                PHILIUS
 
Relu le 28 janvier 2019
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21 mars 2009 6 21 /03 /mars /2009 09:11
     Débuter un survol historique, relativement libre,  du concept d'opposition par l'examen de la pensée de Descartes et de sa postérité peut sembler paradoxal lorsque l'on sait que c'est KANT qui introduit, à l'état de thème philosophique explicite le concept d'opposition polaire, de couples des contraires contrastés.
     En fait, la pensée philosophique, insérée et agissante dans un contexte social mouvant, est formée de filiations incomplètes et suit des évolutions sinueuses le plus souvent ambiguës : l'avancée ou le recul d'une conception, comme celle des oppositions, dépend souvent de l'influence des réflexions qui les ont précédées dans le temps. Pour qu'une idée s'impose, il faut souvent qu'au préalable d'autres idées cèdent sous le coup de contestations de leur validité. Cela est tout à fait le cas pour la pensée critique de KANT, préparée en quelque sorte par la pensée du doute méthodique de DESCARTES.
    Plus, l'ensemble des réflexions cartésiennes préparent ou plutôt rendent possibles, dans la mesure où elles se diffusent rapidement dans les sociétés européennes du XVIIème siècle, l'ensemble des réflexions kantiennes.

     L'oeuvre de DESCARTES, avec toutes les précautions qu'il prend (il demande même pour certains textes les avis des maîtres de Port Royal...), en empruntant le vocabulaire de la philosophie traditionnelle, apporte une révolution qui ébranle toute la scolastique, toute cette philosophie, métaphysique comprise, qui veut réconcilier harmonieusement les apports d'auteurs grecs antiques et le message de christianisme, dans l'intérêt bien compris de groupes sociaux qui dominent une société à ordres.
    Si l'on suit Frédéric de BUZON et Denis KAMBOUCHNER, "la révolution accomplie par DESCARTES en philosophie tient, pour toute une part, à sa réforme de la notion de l'âme. Dans la philosophie de l'École, l'âme humaine reste en premier lieu définie comme la forme substantielle du corps, qui lui fait remplir toutes ses fonctions et accomplir tous ses mouvements. (...). Avec DESCARTES, l'âme perd tout rôle dans les fonctions de base de la vie. En outre, les fonctions auparavant rapportées à l'âme sensitive (sensations, imagination, passions, appétits, mouvements volontaires) sont désormais clairement subordonnées à l'entendement et à la volonté, facultés principales d'un âme raisonnable ou esprit qui n'est plus une partie de l'âme, mais cette âme tout entière qui pense." Sans parler de dualisme cartésien, car DESCARTES va beaucoup plus loin finalement en n'accordant plus grand chose comme fonction à l'âme. Le philosophe français sépare corps et âme, pour ne plus discuter, dans l'ensemble de sa métaphysique que du corps...". Je ne suis donc, écrit-il dans la deuxième Méditation (Méditations métaphysiques), précisément parlant, qu'une chose qui pense, c'est-à-dire un esprit, un entendement ou une raison."
     Par ailleurs, après avoir élaboré une preuve de l'existence de Dieu, DESCARTES évacue purement et simplement les dogmes religieux et s'attache à la construction d'une méthode qui permet de découvrir les vraies réalités dans le monde aussi sûrement, selon lui, que l'élaboration des mathématiques. Fondant la recherche de la vérité non pas à partir de Dieu, mais à partir des instruments naturels de l'homme, l'aimable philosophe introduit les germes d'une révolution qui ouvre la voie à une investigation scientifique débarrassée de références religieuses.

       Pour Pierre GUENANCIA, "on voit à quel point la découverte de l'extériorité ou de l'altérité véritable est, chez DESCARTES, indissociable de la possibilité d'une intellection pure, du détachement de l'esprit des sens et de l'imagination qui sont  "des façons de penser" par lesquelles l'homme rapporte tout à lui et mesure toute chose ou idée à la capacité de s'en faire une image, proportionnant ainsi tout objet à l'idée que l'esprit forme de soi-même" (Méditation sixième). Utilisant un procédé issu du scepticisme antique, le doute est utilisé par DESCARTES pour établir les vérités qui lui résistent. Ce doute considère comme provisoirement fausses les opinions (sur les choses et sur la réalité de l'homme lui-même) qui ne sont que vraisemblables ou probables. Il met en question, de façon radicale, l'existence des choses correspondant aux idées ou représentations que l'esprit peut avoir. Le doute conduit à une suspension du jugement affirmant l'existence du corps propre, du monde, de Dieu. Ce doute radical traverse tout et surtout les vérités établies par tous les pouvoirs constitués, qu'ils soient intellectuels, matériels, spirituels.
Pourquoi DESCARTES établit-il sa méthode en grande partie et au départ sur le doute? Parce que précisément, l'ensemble des sciences naturelles, la médecine, la physique... est sujet à son époque à des confusions terribles qui empêchent de comprendre réellement le monde. DESCARTES ne veut pas établir d'opposition aux doctrines pour des motifs socio-politiques (il en est très très loin!) ou autres, mais tout simplement parce qu'il veut gouverner sa vie, et aider les autres à la gouverner la leur, en fonction de la réalité (Traité des passions), seule manière d'aboutir au bonheur, ou d'essayer d'y aboutir, ce qui est l'objectif recherché par nombre de philosophies depuis l'Antiquité.
     Pour ceux qui ne seraient pas convaincus de cette confusion dans le siècle de DESCARTES, il n'est que trop conseillé d'aller visiter des bibliothèques où sont proposées les oeuvres touchant à la médecine ou à la nature écrites dans les siècles antérieurs... Si le lecteur trouve une de ces oeuvres, dans leur époque considérée comme la plus sérieuse, classée aujourd'hui dans la rubrique Merveilleux ou encore Occultisme (voir ces très nombres traités d'alchimie), ou encore Fantaisies et qu'il la replace dans la rubrique Sciences, il peut bien voir ces confusions. La plupart de ces livres n'est que difficilement disponible de nos jours, étant considéré comme sans aucun intérêt, alors qu'à leur époque, ces livres figuraient dans les bibliothèques publiques et privées les plus sérieuses...

        Jean Luc MARION pense que cette problématique du doute joue encore en notre siècle. Pour lui chacune des Médiatations métaphysiques "peut se relire comme le lieu théorique d'une des interrogations essentielles de la pensée actuelle." Ce qu'il appelle le paradigme cartésien agit encore sur notre façon de voir les choses.

       Bien entendu, DESCARTES n'offre pas de théorie des oppositions, mais ouvre la voie, selon Pierre GUERNANCIA aux réflexions postérieures de KANT. Sur la question par exemple de la comparaison de Dieu et du roi dans les rapports avec les sujets, DESCARTES, dans deux lettres tirées d'une correspondance abondante que l'on continue aujourd'hui de traduire et de diffuser, traitent de deux questions, l'une sur le caractère libre de la création par Dieu des vérités dites éternelles (de logiques, de mathématiques), l'autre sur la compatibilité entre le libre arbitre humain et la toute puissance de Dieu. "On se trouve là devant quelque chose d'assez approchant de ce que KANT nomme le conflit de la raison avec elle-même, une antithétique : nous devons accepter également deux thèses qui sont contradictoires entre elles".

       En mettant le doute en avant dans la méthode, DESCARTES prépare, sans l'entreprendre et surtout sans vouloir l'entreprendre, puisqu'il se pose en défenseur de la foi chrétienne (et catholique), la destruction de toute une manière de penser le monde et la place de l'homme dans l'univers. Et même s'il aborde très peu les questions directement politiques, il prépare également les mises en cause de toutes les prétendues harmonies sociales et les mises au grand jour des oppositions de toute nature. En ce sens, les gardiens officiels de la Chrétienté ne se trompaient pas sur la dangerosité d'une telle philosophie pour tous les pouvoirs établis sur les illusions des mondes harmonieux, que ce soit au ciel ou sur la terre.
   DESCARTES et le cartésianisme ne pressentent bien entendu pas de tels bouleversements : "la méthode cartésienne n'est pas le substitut d'une doctrine, mais plutôt ce qui devrait pouvoir mettre un terme aux incessants et stériles conflits doctrinaux" (Pierre GUENANCIA). Loin d'indiquer la nécessité d'une science des limites de la raison (ce qu'est la critique kantienne), l'oeuvre de DESCARTES veut montrer comment on peut passer progressivement des choses les plus simples au choses les plus compliquées, et que cela devrait pouvoir permettre à la pensée de découvrir toutes les réalités du monde, en délaissant des questions peu importantes finalement, l'origine du monde ou les activités divines, car de toute façon ces questions-là sont inaccessibles à l'entendement humain.

Frédéric de BUZON et Denis KAMBOUCHNER, article DESCARTES de La Vocabulaire des Philosophes, Philosophie classique et moderne (XVII-XVIIIème siècle), Ellipses, 2002. Pierre GUENANCIA, Lire DESCARTES, Gallimard, collection folio/essais, 2000. Jean-Luc MARION, Le paradigme cartésien de la métaphysique, Laval théologique et philosophique, vol 53, n°3, 1997, disponible sur Internet au site www.erudit.org.

                                                                      PHILIUS
   
  
Relu et complété le 30 janvier 2019
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15 mai 2008 4 15 /05 /mai /2008 09:51
   Il est des ouvrages d'histoire que l'on se plaît à consulter car ils allient souci de l'exactitude et  de vision d'ensemble. Le livre de Pascal CHARBONNAT, préfacé par Guillaume LECOINTRE, biologiste, est ce ceux-là : dans un domaine (les relations entre sciences et société) où la bataille idéologique fait actuellement rage (créationnistes contre évolutionnistes, religieux réactionnaires contre scientifiques progressistes), il permet de connaître - enfin - une histoire du matérialisme depuis ses origines grecques jusqu'au début du XXIe siècle.
On voit à quel point le matérialisme, apparu au VIIe siècle avant J-C, a frayé son chemin jusqu'au Ier siècle de notre ère, puis s'est éteint jusqu'au XVIIe siècle où il renaît et se développe tout au long des XVIIIe au XXe siècle. On comprend comment beaucoup d'oeuvres de naturalistes (on pense à DESCARTES et à LEIBNIZ entre autres) se sont trouvés en butte à la répression ecclésiastique la plus féroce, comment les monothéismes, providences des absolutistes de tout genre, désireux de passer pour l'incarnation de Dieu sur Terre ont drainé un obscurantisme persistant. Et comment l'esprit scientifique est toujours menacé par le dogmatisme religieux, alors qu'il vient de sortir meurtri du stalinisme et du maoïsme dans certaines régions du monde. Il est difficile de résumer un débat encore en cours comme le montre la conclusion de l'auteur et la préface de Guillaume LECOINTRE.
 
     On suivra avec la même intensité ce débat, où l'évolutionnisme se taille parfois la part du lion, dans la collection Matériologiques fondée aux Editions Syllepse par Marc SILBERSTEIN. Je recommande en particulier l'ouvrage de Jean DUBESSY et de Guillaume LECOINTRE, "Intrusions spiritualistes et impostures intellectuelles en sciences", paru dans la même collection en 2003.
   
       Le matérialisme est l'un des courants philosophiques, selon l'auteur, qui a suscité le plus de controverses, ce qui lui a valu d'être malmené et caricaturé à de nombreuses reprises. Cet ouvrage se propose de montrer le contenu réel de ses concepts, d'en fournir une définition nouvelle et de le relier à ses racines idéologiques et sociales. Dans chaque période, de l'Antiquité au XXe siècle, il est au coeur d'enjeux idéologiques de premier plan, parce qu'il est à l'intersection des progrès de la connaissance et des préoccupations métaphysiques.
     Jusqu'à présent, il n'existait pas d'histoire complète et synthétique de ce courant de pensée, alors qu'il a joué un rôle fondamental dans la vie scientifique et culturelle du monde occidental. La seule entreprise de ce genre fut l'ouvrage de Friedrich Albert LANGE (1828-1875), publié en 1866 et traduit en France en 1910, devenu largement incomplet. Cet ouvrage, Histoire du matérialisme (avec Critique de son Importance à notre époque), de 857 pages, réédité par les Editions Coda (avec une préface de Michel ONFRAY) et maintenant (pour l'instant, espérons-le) épuisé, faisait déjà l'exposé des philosophies de DEMOCRITE à D'HOLBACH. Pascal CHARBONNAT reprend le projet avec une autre ampleur, donnant réellement aux philosophies matérialistes le statut de fil rouge conducteur pour comprendre une grande partie de l'histoire de l'humanité.
 
     L'auteur veut décrire le panorama d'un champ conceptuel en constante agitation, uni par l'idée que les mythes et le sacré ne sont pas les seuls horizons pour penser la place de l'homme dans l'Univers. Il s'agit de rendre compte tout en indiquant où passent les lignes de fracture.
L'enseignement de l'histoire des idées en France néglige encore cet héritage intellectuel, en le confiant à un cercle restreint de spécialistes. Cet ouvrage voudrait indiquer que les interrogations soulevées par le matérialisme s'adressent à tous. Il est en effet indispensable, selon l'auteur, que cette philosophie soit mieux représentée dans les programmes et manuels, qui semblent oublier qu'une part importante de la population ne se réfère pas à la transcendance pour donner un sens au monde. L'histoire du matérialisme est également incontournable pour saisir les enjeux du travail des sciences de notre temps. En dévoilant comment les savoirs d'aujourd'hui sont les fruits de luttes contre des traditions conservatrices, elle invite à ne verser ni dans une positivisme naïf, ni dans une défiance figée à l'égard des résultats scientifiques. Etre matérialiste consiste moins à désenchanter le monde qu'à en restituer le libre cours. 
 
     Pascal CHARBONNAT, professeur de lettres et d'histoire-géographie dans un lycée professionnel parisien et docteur en philosophie, est l'auteur, après ce livre de Quand les sciences dialoguent avec la métaphysique (Vuibert, 2011, 224 pages). Préfacé par Francine MARKOVITZ-PESSEL, il s'agit de la réécriture pour le grand public d'une thèse d'épistémologie et d'histoire des sciences. Il s'attaque à la téléologie et au créationnisme pour lequel l'auteur à des lignes fermes, en même temps qu'il montre comment la science est sortie de la coque métaphysique.
 

 


    Pascal CHARBONNAT, Histoire des philosophies matérialistes, préface de Guillaume LECOINTRE, Editions Syllepse, collection Matériologiques, 2007, 650 pages.

 
Complété le 26 Juin 2012. Relu le 20 juin 2020
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