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15 mai 2008 4 15 /05 /mai /2008 08:29
      Tirer une philosophie d'une petite centaine de fragments, parfois très très maigres, relèverait de l'impossibilité pure et simple, si la postérité d'HERACLITE d'Ephèse (540-460 av J-C à peu près), dit l'Obscur, le misanthrope, n'était si importante. Près de 200 philosophes, commentateurs et doxographes citent HERACLITE et ses écrits (notamment un "Sur la nature" introuvable) comme s'il s'agissait d'une référence bien connue : de PLATON (Hippias, Cratyle, Théétete), ARISTOTE (Ethique à Nicomaque, Métaphysique, Physique), SEXTUS EMPIRICUS, PLOTIN, DIOGENE LAERCE, LUCIEN, SENEQUE, à MARC-AURELE... Aimé de PLATON, haï d'ARISTOTE, honoré des stoïciens, admiré des chrétiens, HERACLITE semble développer une pensée "de référence" à laquelle tout esprit se sent obligé de répondre ou de se l'approprier.

       Voici le fragment le plus long (ou le moins court) parvenu jusqu'à nous :
"de cette explication qui existe toujours, les hommes demeurent ignorants, à la fois avant de l'avoir entendue et après l'avoir entendue pour la première fois. Car bien que toutes choses se produisent conformément à cette explication, ils sont comme des gens dépourvus d'expérience, même lorsqu'ils s'essaient à des gestes ou à des paroles tels que moi je les rapporte, lorsque je définis chaque chose selon la nature et dis comment elle est ; mais le reste des hommes échouent à comprendre ce qu'ils font éveillés, tout comme ils oublient ce qu'ils font durant leur sommeil."
   Jean-François PRADEAU, dans son introduction aux "Fragments" (FLAMMARION, 2004) dégage de ce fragment en en citant le contexte (l'écrit de celui qui le cite, lequel permet le plus souvent de comprendre le fragment plus que le contenu du fragment lui-même) deux significations possible du logos, deux interprétations distinctes du "projet héraclitéen" :
- La compréhension cosmologique du logos (structure objective et rationnelle de la réalité dans son ensemble) communément admise,
- et la compréhension épistémologique (connaissance de cette réalité) qui a la faveur de cet auteur.
Pour lui, HERACLITE constate que les hommes ne font pas un usage convenable de la faculté de connaître ; ils ne distinguent pas les connaissances fausses de celles qui sont vraies. HERACLITE conçoit un ordre de l'univers qu'il est possible de connaître. Pour nous, contemporains d'une ère scientifique et technique, cela est une évidence, mais pour les Grecs de l'époque d'HERACLITE, cela constitue quelque chose qui va à l'encontre de nombreuses croyances. Bien entendu, c'est par d'autres fragments que nous connaissons ce que précisément HERACLITE conçoit.

     Si PLATON semble faire d'HERACLITE l'une de ses sources de réflexion, ARISTOTE lui reproche son refus de respecter la règle de non-contradiction comme de dire que tout se meut éternellement, éléments justement qui s'oppose selon lui à toute possibilité de connaissance. ARISTOTE semble se servir d'HERACLITE contre PLATON, dans l'hypothèse (réfutée en partie par les auteurs de "Philosophie grecque" PUF) d'une contradiction entre les deux figures de la philosophie antique. Lorsque les stoïciens en font leur ancêtre intellectuel, c'est pour prendre appui sur sa conception du changement perpétuel dans un monde constant, dans une réalité éternelle, ordonnée par un principe divin et rationnel, dans un monde aux transformations cycliques, dans un monde qui disparaît et renaît de cycle en cycle. Le christianisme tirera du stoïcisme beaucoup d'éléments héraclitiens. Le logos divin, à la fois cause et principe d'intelligibilité de la réalité ne pouvait que les séduire. 
    PLATON et ARISTOTE attestent tous deux qu'HERACLITE prônait la représentation du monde où toutes choses changent et se meuvent perpétuellement ; ces changements relatifs s'inscrivent dans l'unité de toutes choses. La relativité des jugements sur le monde prend toujours l'aspect d'une opposition des contraires : ce qui est bon dans un cas est mauvais dans l'autre, ce qui est bon pour l'un est mauvais pour l'autre. Toutes choses sont faites de feu, sont de feu, selon des qualités et des quantités variables et tout possède du feu et y retourne. Pur matérialiste, HERACLITE condamne la poésie d'HOMERE et d'HESIODE, leurs dieux et leur conception anthropomorphique de la divinité. Enfin, HERACLITE semble être le premier des auteurs grecs à soutenir qu'il est nécessaire d'ordonner le "gouvernement des affaires humaines" à l'ordre rationnel et divin du monde, conception que le stoïcisme et le christianisme rejoignent.
  
    Pour éclaircir ce qui est (trop) concentré ci-dessus, voici quelques citations de fragments :
- Ce cosmos-ci, le même pour nous, nul des dieux ni des hommes ne l'a fait, mais il était toujours, est, et sera, feu éternel s'allumant en mesure et s'éteignant en mesure (CLEMENT D'ALEXANDRIE, Stromates V)
L'ordre de ce monde-ci, nul des dieux ni des hommes ne l'a fait, mais il a toujours été, est et sera : un feu toujours vivant, s'allumant et s'éteignant au fur et à mesure. (variante de traduction)
- Héraclite dit, n'est-ce pas?, que tout passe et rien ne demeure ; et comparant les choses au courant d'un fleuve, il ajoute qu'on ne saurait entrer deux fois dans le même fleuve (PLATON, Cratyle)
- Les choses froides se réchauffent, le chaud se refroidit, l'humidité s'assèche, le sec se mouille. (TZETZES, Commentaires sur l'Iliade)
 - Même chose être vivante et être morte, être éveillée et être endormie, être jeune et être vieille : car ceux-ci se changent en ceux-là et ceux-là se changent en ceux-ci. (PLUTARQUE, Consolation à Apollonius)
Et comme même chose il y a en nous et la vie et la mort, et l'éveil et le sommeil, et la jeunesse et la vieillesse : car ces choses en se transformant sont celles-là, et celles-là à nouveau deviennent celles-ci. (variante de traduction)
- Il faut savoir que la guerre est commune à tous, que la discorde est la justice, et que toutes choses naissent et meurent selon discorde et nécessité (ORIGENE, Contre Celse)
Il faut savoir que la guerre est commune et que le droit est conflit et que toutes choses adviennent par le conflit et la nécessité (variante de traduction)
- Dieu est jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, richesse et famine (tous les contraires, voilà ce qu'il veut dire) ; il prend des formes variées, tout comme l'huile d'olive qui, quand elle se mêle aux épices, reçoit un nom conforme à l'odeur de chacun d'eux. (HYPPOLYTE, Réfutation de toutes les hérésies).
Dieu est jour-nuit, guerre-paix, satiété-faim, tous des opposés, c'est cela qu'il faut comprendre ; il subit des changements de même que le feu qui, lorsqu'il est mêlé à des épices, prend tour à tour le nom de la senteur de chacune d'elles. (variante de traduction).
- La maladie rend la santé plaisante et bonne, la faim la satiété, la fatigue le repos (STOBEE, III)
- Les liaisons sont des touts et ne sont pas des touts, l'accord et le désaccord, le consonant et le dissonant : de l'un proviennent toutes choses, et de toutes choses provient l'un (PSEUDO-ARISTOTE, Du monde)
- Le savoir ne consiste qu'en une seule chose ; reconnaître qu'une pensée gouverne toutes choses à travers tout (DIOGENE LAERCE, IX)
- Il vaut mieux pour les hommes que tout ce qu'ils souhaitent ne se produisent pas (STOBEE, I)
- Guerre et conflit et haine vont, au sein du Logos, de pair avec l'harmonie qui est essentiellement harmonie des contraires (PSEUDO-ARISTOTE, Du monde)
          
      Les auteurs de "Philosophie grecque" concluent ainsi leur passage sur HERACLITE : L'univers héraclitéen se présente à nous dans toute sa multiplicité, dans toutes ses contrariétés ; on y voit une lutte éternelle, impitoyable. Pourtant, c'est la lutte qui garantit aux choses leur existence, une coexistence (le mot à mon avis est mal choisi) faite de conflits qui conserve les natures et les identités de ces choses, et qui s'achève selon des lois justes et déterminées. Voilà la vision d'HERACLITE, vision qui ne doit rien à une imagination poétique ou à un mysticisme ésotérique. C'est une vision qui s'est fondée sur une analyse rationnelle, étayée sur un empirisme scrupuleux et qu'une âme qui n'avait rien de barbare a toujours contrôlée.
         
        En définitive, la vision que nous avons d'HERACLITE, à travers ses fragments, vaut plus à travers la postérité, toujours interprétative, que sur la vérité de sa philosophie même. Toutefois, le fait que cette vision du mobilisme universel soit perpétrée à travers les siècles, loin d'un fixisme par trop favorable aux ordres sociaux établis, nous indique une permanence de la compréhension du monde qui repose sur les contradictions dynamiques de toutes ces "choses" qui le composent.

  HERACLITE, Fragments, Traduction et présentation par Jean-François PRADEAU, GF Flammarion, 2004) ; PHILOSOPHIE GRECQUE, sous la direction de Monique CANTO-SPERBER, PUF, 1998 ; PHILOSOPHES ET PHILOSOPHIE, tome 1, sous la direction de Bernard MORICIERE, Nathan, 1996.

                                                                      PHILIUS
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10 mai 2008 6 10 /05 /mai /2008 16:45
                 Le concept d'opposition (opoz en radical international, gegensatz ou gegensetzung ou encore widerstreit en allemand, opposition en anglais, opposizione en italien) - contradiction et contrariété - est non seulement l'un des acquis les plus anciens de la logique formelle (ARISTOTE), mais aussi l'un des plus féconds, tant il permet d'analyser des phénomènes aussi divers que traitent, dans le désordre historiquement, la linguistique, l'anthropologie, la psychologie, la sociologie, la cosmologie....
  
         D'abord, l'opposition est la relation de deux objets placés l'un en face de l'autre, ou de deux mobiles qui s'écartent ou se rapprochent d'un même point (Vocabulaire technique et critique de la philosophie).
 
         Par métaphore, André LALANDE précise : tout ce qui est antithétique. Il rappelle que, par exemple, des idées plus saines se sont faites sur la nature des phénomènes chimiques le jour où on a découvert le caractère opposé des bases et des acides. Pour ceux qui ne sont pas férus en chimie, il s'agit de substances qui, misent en contact, réagissent, parfois violemment (chaleur intense, explosions, effervescence...) et qui se neutralisent en donnant des sels. De même, en physique, toute action appelle une réaction et c'est par ce principe qu'on lance des fusées. Les minéraux s'opposent donc, les végétaux et les animaux également, et l'on comprend qu'une petite pincée d'anthropomorphisme suffise pour qu'on parle des forêts agressives, de racines combattantes, de combats des chefs dans une fourmilière... Sans tomber dans cette dérive, on peut s'adonner à une logique des oppositions qui traverse l'univers... de notre compréhension en tout cas du monde.
 
        Gabriel TARDE, dans son "L'opposition universelle" explique qu'"il importe beaucoup de ne pas confondre les deux formes sous lesquelles l'opposition se présente à nous, l'une sous laquelle le combat des deux termes juxtaposés a lieu dans l'individu même (résistance) et l'autre dans laquelle l'individu n'adopte que l'un des termes opposés (lutte).. et où le combat n'a lieu que dans ses rapports avec d'autres hommes".
 
     En logique (KEYNES, formal logic), deux termes sont dits opposés quand ils sont ou corrélatifs, ou contraires, ou contradictoires ; deux propositions quand, ayant le même sujet et même prédicat, elles diffèrent soit en qualité, soit en quantité, soit à la fois en quantité et en qualité.
Les quatre sortes d'opposition sont la contrariété, la subcontrariété (deux propositions particulières opposées, l'une affirmative, l'autre négative), la contradiction et la subalternation (rapports des deux propositions subalternes). Si l'on cite ici de la logique pure, ce n'est pas pour ajouter une complexité à un article déjà complexe... mais pour dire simplement que dans l'effort pour comprendre ce que TARDE appelle l'opposition universelle, les hommes comme les choses s'opposent, mais aussi qu'à l'intérieur des hommes et des choses existent également des oppositions...
     C'est d'un monde de conflits partout que les logiciens veulent discuter. Dans l'effort pour comprendre le monde, nombre d'auteurs ont acquis la conviction qu'ils le comprennent mieux en mettant en évidence ces oppositions. C'est une conception si générale, qu'on se demande si - tout comme le conflit semble consubstantiel à la relation - la façon dont le cerveau humain, jusqu'ici en tout cas, parvient à utiliser plus efficacement les choses physiques dans lequel il baigne, comme toute compréhension opérationnelle, doit passer par une vision conflictuelle du cosmos.
                    Déjà toute la pensée antique grecque travaille et est travaillée par la logique des oppositions, et le fait que les sociétés grecques étaient des sociétés guerrières n'y est certainement pas étranger.
      La réalité formelle est étudiée par ARISTOTE selon quatre types d'opposition (Alain DELAUNAY, article Opposés, Encyclopedia Universalis, 2004) : les relatifs (double, moitié...), la privation (cécité, surdité...), la contrariété (bien, mal...), la contradiction (repos, mouvement).
On doit mentionner HERACLITE par la mise en parallèle systématique des opposés : jour et nuit, hiver et été, guerre et paix, surabondance et famine. Selon Jean-François PRADEAU, qui l'introduit dans la dernière édition des fragments retrouvés de ses pensées, HERACLITE a cherché à concilier deux hypothèses qui peuvent paraître contradictoires : d'une part que tout se meut et change, d'autre part qu'il existe un monde un et ordonné, soumis à une loi comme à une mesure. On y reviendra bien sûr, dans l'étude d'ensemble de la deuxième partie.
    Cette conception des oppositions qui traversent et forment le monde physique comme le monde social, a un pendant oriental incontournable : le yueng et le yuang chinois sur lequel nous reviendrons également.
       
       Dans une deuxième partie, nous tenterons de suivre le cheminement intellectuel, en le faisant historiquement si possible, d'auteurs tels que DESCARTES (encore, diront certains, mais je m'en explique dans la note au bas de cet article), KANT, FICHTE, SCHELLING, HEGEL, FREUD, Lancelot WHYTE, Robert BLANCHE, JOCOBSON, Claude LEVI-STRAUSS, WALLON, PIAGET et quelques autres...

Note un peu liminaire : On oppose souvent dans les études de genre, si j'ose dire, le cartésianisme français au romantisme allemand, sans mentionner qu'une continuité existe entre philosophes qui connaissent très bien, mieux que leurs lecteurs et commentateurs du reste, leurs prédécesseurs. DESCARTES fut très lu pendant la période de la prépondérance intellectuelle française et au-delà. De même, plus tard, lorsque les oeuvres d'HEGEL seront publiées et commentées à leur tour, il sera de bon ton de se positionner comme hégélien ou kantien. Or les lignes de partage se situent plus du côté des positions socio-politiques et économiques des auteurs, du côté de leur attitude face aux pouvoirs constitués, qu'ils soient ecclésiastiques ou politiques que du côté d'une pensée plus ou moins déiste sur la réalité du monde. Précisément sur le conflit, on distingue bien les philosophes qui confirment l'ordre établi, de ceux qui le contestent. Les philosophes, même quand ils discutent logique pure, sont tributaires de la...logique de leur position sociale et ce ne sont pas les encyclopédistes qui ont écrit le contraire!

                                                                                                                               PHILIUS
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29 avril 2008 2 29 /04 /avril /2008 14:38
   Le philosophe, mathématicien et physicien René DESCARTES, est reconnu, surtout dans la sphère francophone mais aussi bien au-delà, comme le plus grand des philosophes français et là aussi, parfois bien au-delà. Si en France sa célébrité ne tient pas toujours à son génie, mais à une simplification de sa doctrine, une sorte de mauvais cartésianisme, il est mieux étudié au-delà des frontières, comme auteur d'une oeuvre complexe, marquante, riche d'implications. Les grands métaphysiciens du XVIIe siècle (MALEBRANCHE, SPINOZA, LEIBNIZ) construisent par la suite leurs systèmes en réfléchissant à celui de René DESCARTES. Soit pour le défendre, soit pour le déconstruire pour affirmer le leur. Les analyses de LOCKE, de BERKELEY, de HUME trouvent leur source dans le cartésianisme. La fameuse "révolution copernicienne" de KANT est, à certains égards, une reprise de la primauté accordée, par le penseur français, au sujet pensant sur tout objet pensé. HEGEL le tient pour un héros et HUSSERL donne à ses conférences prononcées à Paris en 1926 le titre de Méditations cartésiennes. (Ferdinand ALQUIÉ).
    Le projet cartésien d'une science universelle s'amorce dès 1629 avec ses Règles pour la direction de l'esprit, et se renforce dans ses ouvrages suivants : tour à tour Le discours de la méthode (1637), Les méditations sur la philosophie première (1641), Les principes de la philosophie (1644), Les Passions de l'âme (1649) qui alternent avec des oeuvres proprement scientifiques, dessinent les contours, pas seulement d'une méthode, mais également d'une vision du monde. De nombreux écrits ne sont publiés qu'après sa mort, à cause des craintes de censures et de poursuites, par les autorités religieuses notamment. Parmi elles figurent Le Monde (1664 et 1667), L'Homme, trois volumes de correspondance éditées par CLERSELIER (1657, 1659, 1667), Règles pour la direction de l'esprit (1684 et 1701)....
           En quoi René DESCARTES, ce philosophe et mathématicien du XVIIème siècle, intéresse t-il une réflexion sur le conflit?
Après tout, l'image que l'on a du cartésianisme se résume pour beaucoup à la pensée profonde que si l'on pense, on existe! Sans s'attacher pour l'instant à sa postérité intellectuelle - de MALEBRANCHE à HUSSERL - et aux nombreuses "Méditations cartésiennes", tentons de dégager plusieurs thèmes abordés par DESCARTES qui nous intéressent ici.
       - Cogito : Le point de départ de la métaphysique de DESCARTES est le doute. Un doute sur tout, y compris sur le doute lui-même. De ce doute radical, il en tire la certitude de la pensée qui doute :"Je pense donc je suis" (Discours de la méthode, 1637).
C'est dans les "Méditations métaphysiques" (1641) que s'affirme l'idée que ce qui établit le cogito, c'est l'existence de l'âme, opposée aux incertitudes du corps dont la sensibilité est source d'erreurs et d'illusions. Dans la Méditation Troisième, la pensée appelle pour exister un être extérieur à elle, car toutes ses idées sont par essence des renvois à l'extériorité. La solitude du moi trouve son répondant (puisque la pensée ne peut être cause d'elle-même) dans l'idée que cet extérieur, c'est Dieu. Contrairement au thomisme ambiant, DESCARTES pense que pour être assuré de l'existence du monde extérieur, il faut d'abord connaître l'existence de Dieu, cause de sa seule idée. Dans une ambiance qui n'est pas la liberté de pensée, DESCARTES est obligé de donner à l'expression de sa pensée une tournure qui peut la rendre confuse. Dans sa Méditation Cinquième, DESCARTES fait alors appel à un procédé analogue à celui appliqué aux mathématiques pour dissiper cette obscurité. Ce qui nous intéresse ici, c'est le face à face entre moi et Dieu, qui semble exclure l'autre. En fait les auteurs qui reprendront ces méditations feront souvent l'analogie, voire l'identité, entre Dieu et l'autre. Toute une réflexion sur l'altérité en découlera, d'où aussi toute réflexion sur le conflit.
         - Liberté : Dieu - source de toute pensée - ne nous trompe pas. Alors pourquoi l'erreur existe t-elle?
Pour fonder philosophiquement sa méthode, DESCARTES, dans sa Méditation Quatrième, veut montrer que l'erreur ne vient pas de Dieu, qu'il nous appartient de l'éviter. Le jugement des choses résulte de l'entendement qui perçoit les idées et de la volonté qui donne ou refuse son consentement. C'est ce qui fonde la liberté, source d'erreur. Pour éviter l'erreur, qui vient de notre nature sensible, de notre corps (Méditation Sixième), il faut persévérer dans l'exercice de la liberté, c'est-à-dire dans la connaissance. Pour répondre aux demandes pressantes de ses lecteurs, qui ne se satisfont pas de ses explications, il écrit plus tard "Les passions de l'âme" (1649). Il y développe une théorie de la générosité, "générosité qui fait qu'un homme s'estime au plus haut point qu'il se peut légitimement estimer consiste seulement, partie en ce qu'il connaît qu'il n'y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon parce qu'il en use bien ou mal, et partie en ce qu'il sent en soi-même une ferme et constante résolution d'en bien user, c'est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu'il jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la vertu."  C'est par cette réflexion concrète sur la nature de l'homme que DESCARTES permet de penser à la fois la liberté et l'altérité.
            - Libre arbitre et souveraineté : Dans ses "Lettres à la princesse Elisabeth", DESCARTES soutient que même si Dieu - prescience divine - sait à l'avance ce que nous allons faire, cela ne change rien à la connaissance que nous avons de notre liberté.
Même si DESCARTES ne cessera de témoigner d'un retrait à l'égard des questions politiques (Lettre à Brégny, 1650), une interprétation politique de l'abstention cartésienne, audacieuse certes, est possible (Pierre GUENANCIA, 1983). Le primat de la liberté-individualité aurait valeur de protestation contre toutes les formes de totalisation. Apprendre à dire Je renvoie le libre arbitre non seulement à une difficile liberté dans le monde, mais aussi à la liberté de soi vis-à-vis des autres, et notamment des puissants. En acceptant de commenter "Le Prince" de MACHIAVEL pour Elisabeth de Bavière, DESCARTES montre une "esquisse de ce qu'aurait pu être sa philosophie politique" (Alain RENAUT, Dictionnaire des Oeuvres Politiques). Même si DESCARTES approuve le processus de la raison d'Etat présenté par les "Discours sur Tite-Live", il rattache toujours la relativité politique à un absolu moral. Oui à la raison d'Etat d'un prince éclairé... s'il est éclairé. Et cette morale s'inscrit dans un principe de solidarité pour le bien commun. L'éclairage apporté par ces "Lettres à Elisabeth" permet de mieux comprendre les idées de DESCARTES sur la souveraineté. Par là, il ne s'agit pas de la souveraineté d'abord, au sens politique, mais au sens de liberté d'agir dans le monde. Il ne s'agit pas d'abord du libre arbitre au sens des libertés publiques, mais au sens de liberté de jugement sur les choses, de capacité à comprendre réellement le monde. En mettant en avant que la science d'une chose, c'est en avoir une véritable connaissance, acquise par méthode et non par conjecture personnelle ou examen de l'opinion de l'autre, on peut comprendre que DESCARTES inclue également le politique dans son expérience du doute absolu. Le cartésianisme n'est pas seulement une rationalisation dans la manière de découvrir et de comprendre le monde physique, c'est aussi le début d'une réflexion - par essence conflictuelle - sur la conduite du monde politique.
     
       Pierre GUENANCIA indique bien les enjeux de son oeuvre. Dans sa recherche des conditions de l'ordre - dans une croyance forte en l'existence de Dieu, René DESCARTES estime qu'il ne peut y avoir d'opposition (de "combat") qu'entre les passions et les volontés et que ce sont les unes et les autres qui exercent sur l'âme un empire. "Le pouvoir de l'âme est celui que ses volontés ont sur elle - la différence peut paraitre formelle ou même verbale, mais pourtant l'idée de l'âme qui suit ses volontés et fait ce qu'elle veut stricto sensu parait à bien des égards plus cartésienne que l'idée de l'âme qui commande. 
Quoi qu'il en soit, le conflit ou le combat entre les passions et les volontés n'oppose pas des "personnages" distincts, mais se ramène plutôt à un rapport entre des forces que l'incommensurabilité résultant de leur origine différente n'empêche pas d'agir l'une contre l'autre. N'est-il pas d'ailleurs assez inadéquat de parler de conflits entre des volontés et des passions qui "émeuvent" également l'âme mais ne semblent pas pouvoir agir les unes sur les autres, du moins pas directement, ce qui dans la philosophie si peu disposée à admettre une action à distance équivaut à : pas par elles-mêmes. Il y a un tiers, le corps, dont dépend, selon Descartes, conscient comme personne de son pouvoir fondamental, c'est-à-dire de sa causalité propre, cette singulière propriété de l'âme d'être sujette aux passions : le corps sur lequel l'âme par ses volontés ne peut agir que s'il est d'abord "bien disposé".
Si la physiologie cartésienne explique pourquoi la passion ne peut manquer d'être sentie par l'âme "comme une sorte de volonté" (Alquié), la morale consiste à dissocier nos passions de nos volontés afin que nous ne tenions pas pour propre à notre âme ce qui seulement proche d'elle. C'est cette condition que nous pouvons chercher à rendre proche et sensible ce qui nous est propre (...). La passion dispose l'âme à vouloir telle chose ; elle se fait passer pour une volonté sans que l'on puisse d'ailleurs parler ici d'une tromperie naturelle ou, à plus forte raison, de la ruse d'un malin génie. L'universalité du mécanisme rend nécessaire ce mode d'apparition de la passion à la conscience. Si la passion ne nous faisait pas, ou plutôt ne nous disposait pas à vouloir la chose qu'elle représente comme aimable, désirable, bonne, etc, elle n'aurait justement pas d'empire sur notre ême, cet empire que nos volontés ou mieux nos jugements devraient seuls avoir sur nous. Mais justement la passion ne fait que disposer notre âme, elle ne la détermine pas, elle ne la contraint pas à vouloir. A la différence de la plupart des philosophes, Descartes ne conçoit pas l'action de la passion comme une détermination, comme l'action d'une cause produisant nécessairement son effet. (...)."

 René DESCARTES, Discours de la méthode, 1637 ; Méditations métaphysiques, 1641; Les passions de l'âme,  1649; Lettres à la princesse Elisabeth, 1643-1649. Il existe, à l'instar des commentaires sur son oeuvre de nombreuses éditions. Notons que, puisque ces éditions sont libres de droits, qu'on trouve la plupart de ses oeuvres sur le site d'UQAC. Sinon citons Oeuvres de Descartes, F G Levrault, traduction de Victor COUSIN, 1824-1826, disponible sur le site GALLICA, Descartes, Oeuvres, traduction de Charles ADAM et Paul TANNERY, Leopold Cerf, 1897-1913 en 13 volumes. Une nouvelle édition complétée de la précédente est disponible chez Vrin-CNRS, 1964-1974, en 11 volume. Descartes, Oeuvres et lettres, textes présentés par André BRIDOUX, Bibliothèque de la Pléiade, nrf, Gallimard, 1953. Enfin, souvent utilisé existe Descartes, Oeuvres philosophiques, textes établis, présentés et annotés par Ferdinand ALQUIÉ, en 3 volumes (de 1618 à 1650), Classiques Garnier, 1963-1973.
Alain RENAUT, article Descartes du Dictionnaire des Oeuvres politiques, PUF, 1986; Sous la direction de Bernard MORICHERE, article Descartes de Philosophes et Philosophie, tome 1, Nathan, 1996; Denis KAMBOUCHNER, article Descartes du Vocabulaire des Philosophes, tome 2, Ellipses, 2002; Ferdinand ALQUIE, article Descartes,  dans Encyclopedia Universalis, 2004; Pierre GUENANCIA, Lire Descartes, Gallimard, folio essais, 2000.
 
Complété le 7 juin 2013.

                                                                PHILIUS
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24 avril 2008 4 24 /04 /avril /2008 08:48

 

    Au coeur même du conflit se situe sans doute l'altérité. La nécessité ou le sentiment de cette nécessité de sauvegarder son identité, de se situer autre que l'autre, déclenche des actes de différenciation de l'autre. La conscience de l'existence de l'autre passe par la conscience de l'existence de soi et l'existence de soi par la conscience de l'existence de l'autre. Faire reconnaître sa conscience à l'autre fait partie de sa propre existence et exister ne peut se faire sans l'autre, car si je suis isolé dans l'univers, si l'autre ne me reconnaît pas comme ayant une existence propre, cela s'avère... invivable!
 
    Or, dans les relations avec l'autre, être et avoir conduit au conflit. Combattre pour être et avoir, c'est exister. Mais exister suppose l'existence de l'autre, car il est la base de ma définition de moi-même. Sans l'autre, je n'ai pas d'identité. Mais si je m'identifie totalement à l'autre, si ce que je suis et ce que j'ai sont totalement ce qu'est et ce qu'a l'autre, alors mon identité n'est tout simplement pas.
Penser l'altérité, c'est aussi penser l'identité. Si je combats impitoyablement, inversement, l'autre, et vise à le détruire,  je ne suis pas non plus, car son existence même - passée, présente et future - constitue le préalable de ma propre existence.  Si je détruis l'être et l'avoir de l'autre, je me détruis aussi, et pourtant dans l'entreprise de mon identification propre, je peux passer toute mon existence à tenter de détruire totalement l'autre. Et paradoxalement, si j'y parviens, je me détruis moi-même puisque une partie au moins de mon être et de mon avoir vient de son existence physique ou morale.
Cela parait abstrait, mais il suffit de remplacer "autre" par "père", "mère", "frère", "ami", "compagnon" ou "compagne" pour se rendre compte du concret de la chose. On peut penser aussi que les réflexions qui précèdent "poussent le bouchon un peu loin", mais c'est ce qui se passe effectivement, dès la première étincelle de conscience, si l'on en croit les acquis de la psychologie et de la psychanalyse.
Bien des philosophes, DESCARTES, KANT, HEGEL, RENOUVIER, SCHELER, HEIDEGGER, SARTRE, LEVINAS, RICOEUR, comme FENELON, MERLEAU-PONTY et bien d'autres ont écrit sur l'altérité. D'une manière ou d'une autre, ils ont tenté de cerner ce qui faisait l'altérité et l'identité.
Et même si tous n'ont pas relié cette notion au conflit, du moins directement, les implications d'une grande partie de leur philosophie y mènent. Le propos de ce qui précède n'est maladroitement qu'une énième tentative de le faire.
                                                                        
PHILUS

 

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  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
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