Dans l'introduction de La violence et l'image, Florian HOUSSIER propose à juste titre pour explorer le "rapport étroit que nous entretenons avec l'image violente" de revenir à la notion même d'image.
Car il n'y a pas d'image violente en soi, qu'elle que soit son véhicule, notamment dans le cinéma, considéré comme "l'achèvement dans le temps de l'objectivité photographique (André BAZIN). "Considérant (...) qu'il n'y a d'image violente en soi, les psychanalyste ont rarement posé d'emblée la question de l'image sous l'angle de sa potentielle violence : les rapports entre images violentes et passage à l'acte traversent pourtant le champ médiatique à chaque événement violent posé par des sujets se réclamant de tel ou tel film porteur d'une image iconique (Scarface, Scream...). Les exemples cliniques évoquent l'existence d'un transfert de chacun à l'image dite violente, interrogeant par rebond les liens familiaux ou thérapeutiques. L'abord clinique de l'image s'impose en tant que voie moderne et actuelle de la dynamique transférielle : par la culture (films, dessins animés, jeux video, ou encore mangas), la politique ou encore comme support psychothérapeutique, par l'utilisation d'atelier video."
Il s'agit de partir de la place de l'image dans le développement de l'individu, affectif et cognitif, pour ensuite déceler l'impact de la violence de l'image. Ce n'est qu'après voir bien compris l'importance de l'image dans la vie de l'individu que nous ne nous laisserons pas emporté par une atmosphère paranoïaque entretenue par certains médias.
L'attitude de normalisation sociale qui prévaut dans les études sociologiques à propos du rôle de l'image dans certains passages à l'acte et même dans l'existence de certains conflits est bien rendue par le résumé qu'entreprend Farzaneh PAHLAVAN de "50 ans de recherches sur l'effet de la violence médiatisée : "...les spécialistes en science sociale ont mis en évidence de nombreux effets indésirables de cette médiatisation de la violence, et ont avancé diverses explications. La violence médiatisée peut contribuer :
- à l'apprentissage de pensées, d'attitudes, et de comportements agressifs ;
- à une désensibilisation émotionnelle vis-à-vis de l'agression et des victimes de cette agression dans le monde réel ;
- à induire la peur d'être pris comme cible de l'agression."
Les études de S. L. SMITH et Edward DONNERSTEIN de 1998 sont mises en avant à ce propos. Ces auteurs s'appuient eux-mêmes pour établir ce panorama sur l'approche cognitivo-néoassociationiste (David L BERKOVITZ, 1989 et Barbara J WILSON, 1995, Daniel LINZ, Edward DONNERSTEIN et Steven PENROD, 1988) en ce qui concerne l'effet à court terme de la violence médiatisée sur l'agression ; sur les théories de l'apprentissage social (BANDURA, 1971, Rowell R HUESMANN et L D ERON, 1986 par exemple) sur l'effet à long terme de la cette violence médiatisée sur l'agression et sur les études de comportements sociaux (George GEBNER, 1969 ; Craig A. ANDERSON et Brad J. BUSHMAN, 2001, entre autres) sur la peur induite par cette médiatisation.
"Bien que l'existence et la mesure de ce lien soient souvent mises en cause, depuis les années 1970 les études empiriques ont mis en évidence l'effet progressif de la violence médiatisée sur l'apprentissage et l'expression de l'agression. Dans les sociétés contemporaines, les individus sont soumis massivement à la violence, réelle et fictive. L'explosion des médias au cours du XXe siècle a permis la transmission rapide et massive d'informations violentes. D'où le sentiment d'insécurité et le sentiment d'être un expert chez les individus. Ce flux torrentiel d'informations et de modèles violents ne peut que les amener à développer une vision négative de la société humaine, à les préparer à se défendre avant d'être attaqués.
La coïncidence de cette expansion avec la montée de l'agression dans le monde réel a amené certains chercheurs à poser la question de savoir si la violence médiatisée n'est pas simplement le reflet de la violence que les individus vivent quotidiennement, plutôt que sa cause réelle.
Pour répondre à cette question, il faut faire la part des choses. Les médias diffusent différents types de violences : la violence de la vie réelle, c'est-à-dire les actualités, mais aussi la violence fantasmée, imaginée, fictivement construite. Les individus, surtout les plus jeunes, ceux qui ne sont pas encore capables de dissocier la part réelle de la part fictive, sont influencés par toutes ces images. Le développement d'une vision négative et menaçante du monde social peut créer chez l'enfant et l'adolescent le sentiment que la survie et le succès social dépendent de la combinaison aléatoire de facteurs dont le contrôle se fait aussi de façon aléatoire. Il suffit donc d'être au mauvais endroit au mauvais moment pour subir une agression. Dans cette vision où tout est aléatoire, les jeunes peuvent décider de créer et d'écrire leur propre histoire. Dans cette réécriture de l'histoire individuelle, les jeunes peuvent choisir les éléments de base qu'ils peuvent contrôler plus facilement, par exemple, leur santé, leur apparence, la musique qu'ils aiment et l'endroit où ils l'écoutent. Le nombre de plus en plus important de "raves" parties, "free" parties ou autres regroupement aléatoires montre que même l'aléatoire peut devenir un choix."
Serge TISSERON évoque les statistiques nord-américaines qui mettent en relief que 75% des enfants "qui regardent la télévision plus de quatre heures par jour dans leurs premières années... n'adopteront pas plus la violence que ceux qui la regardent moins d'une heure!"
De quoi relativiser les conclusions de ce genre d'études qui se focalisent plutôt sur les 25% restant, en plaçant systématiquement l'image d'une part et l'enfant d'autre part, sans faire beaucoup référence à leur situation familiale, à leur environnement scolaire, à ses fréquentations. C'est l'intrication des images violentes avec de nombreux autres facteurs qu'il faut considérer.
Cet auteur rappelle que sous le vocable "violence des images" se cache trois formes très différentes de violence :
- celle des situations présentes sur les écrans ;
- celle que les images font à leurs spectateurs ;
- l'usage que ceux-ci peuvent faire des modèles qu'elles leur proposent.
En partant de là, nous pouvons comprendre que l'impact de ces images dépendent beaucoup de la personnalité de l'individu qui les reçoit. Les enfants, les plus fragiles spectateurs, sont confrontés à deux problèmes bien distincts. "D'abord, les charges émotionnelles considérables qu'elles leur communiquent, même dans les programmes qui leur sont officiellement consacrés ; et ensuite, l'incapacité où ils sont le plus souvent de pouvoir rapporter à un genre précis les images qu'ils voient."
Mais toutes les analyses demeureront faussées si nous n'avons pas à l'esprit ce qu'est réellement l'image pour notre esprit et notre corps dès la plus petite enfance. Serge TISSERON explique que "lorsque le bébé découvre les images, ce sont d'abord des images sensorielles, émotionnelles et motrices, confondues avec les états du corps qu'elles produisent, et il y est pris bien plus qu'il ne les maîtrise. Sa posture est beaucoup plus proche à ce moment de celle du rêveur qui se sent faire partie du rêve qu'il produit lui-même que de celle d'un sujet regardant une image intérieure. Il est dans l'image, éprouvant des sensations, des émotions et des états du corps mêlés indissolublement à des représentations visuelles. Autrement dit, ce que le bébé découvre dans le moment où il hallucine l'état de bien-être que lui procure normalement la tétée, c'est la possibilité de se sentir contenu dans l'image autant que celle de contenir l'image à l'intérieur de lui".
L'auteur reprend et résume de très nombreuses études de psychologie (entreprises avant la grande vogue de la bébélogie) de D. W. WINNICOTT à Didier ANZIEU sur l'acquisition des premières représentations visuelles placées de plus en plus sous le regard intérieurs : "Il acquiert la possibilité de reconnaître qu'il porte l'image de sa mère à l'intérieur de lui alors que celle-ci se trouve à ce moment absente de son champ visuel. Bref, il passe d'une image qui est un espace visuel, sensoriel et moteur à l'intérieur duquel il se trouve, à une représentation visuelle devant laquelle il se trouve. Et, à partir de cette première expérience, il tentera toujours de fabriquer des images matérielles qui lui permettent de revivre ce même moment fondateur. Se trouver à volonté "dedans" - elles créent alors l'illusion de le "contenir" avec d'autres personnes qui y apparaissent comme "réelles" - ou "devant", dans une distance critique par rapport à elles. Tous les dispositifs d'images - depuis la peinture jusqu'aux écrans à cristaux liquides en passant par le cinéma et la télévision - répondent à ces deux objectifs (...) : fabriquer des images qui créent une illusion de présence réelle de plus en plus intense en s'offrant comme des espaces à explorer ; et en même temps permettre à leurs spectateurs de prendre à volonté de la distance par rapport à elles en les transformant."
Les images qui nous entourent, du fait de ce processus originel, possèdent sur nous des pouvoirs spécifiques, d'enveloppement et de transformation. Ces images, loin d'être simplement des contenus actifs ou latents, font partie finalement d'une dynamique où nos désirs ont la première place. Les lecteurs attentifs de ce blog auront compris que cette approche s'avère finalement très "kantienne" dans son esprit, les choses n'étant ce qu'elles sont pour nous, pas seulement en soi, ce que nous en faisons en même temps que nous les fabriquons ou nous les découvrons...
Le problème pour le spectateur est de s'approprier des images de manière à satisfaire ces désirs premiers, malgré leur violence. Des images qui provoquent l'angoisse ou le dégoût chez certains laissent indifférents d'autres ; des images qui paraissent violentes à certains ne provoquent pas de réaction chez d'autres... Et ce qui fait la différence entre des enfants pris dans un réseau d'angoisse et réagissant par certains mécanismes de défense, et d'autres qui savent très tôt faire la différence entre la réalité et ces images violentes réside souvent dans l'accompagnement dont ils bénéficient ou non dans la réception de celles-ci. Le comportement des ou de l'adulte qui regardent ces images en même temps que lui possèdent une grande influence sur la manière dont il les interprète, et s'il est seul face aux images, sans repères, il risque fort d'être dans une incertitude source d'angoisse. Même devant des images destinées aux enfants (dessins animés de la matinée à la télévision), ils risquent de comprendre le monde comme traversé de conflits violents impossibles à résoudre autrement que par la violence.
François MARTY qui évoque les images violentes à l'adolescence montre que "ce qui fait violence est d'abord ce qui touche au fantasme inconscient, ce qui échappant au refoulement, comme dans un rêve mal bordé qui dérape en cauchemar, se dévoile trop crûment à la conscience du sujet. Ce qui est violent, c'est d'abord ce à quoi on ne s'attend pas, ce qui déborde sa propre capacité à intégrer ce qui arrive. C'est le modèle même du traumatisme (...)." Nous pouvons considérer avec cet auteur que la violence est au coeur de la vie, comme elle est au coeur de l'expérience pubertaire (l'adolescent vit véritablement l'irruption de nouvelles sensations dans son corps qui mue brusquement à cet âge de la vie comme une violence...). Tout le monde peut constater (et toutes les études psychologiques le montrent) que l'adolescent recherche les expériences, les images violentes.
"Nous pouvons faire l'hypothèse que les adolescents sont attirés par la violence de l'image, comme une façon pour eux de trouver une voie de figuration à leur propre violence, celle que leur fait vivre le fantasme pubertaire ; une façon de (se) représenter ce qu'ils éprouvent pour devenir plus familier avec leur propre monde interne qu'ils ne parviennent que difficilement à percevoir (ils auraient plutôt tendance à le fuir), encore moins à interpréter. A l'adolescence, la perception prend le pas sur la symbolisation. Ainsi, l'image de soi est investie de façon considérable comme support du narcissisme. De la même façon, cette image peut être violemment attaquée (scarification, tatouage, piercing) dans des moments de décharges clastiques où l'image de soi est haïe. L'investissement de l'image et de l'enveloppe corporelle montre l'importance et en même temps la fragilité des investissements narcissiques et objectaux ainsi que la sensibilité extrême aux excitations comme voie paradoxale conduisant à l'auto-apaisement, sur le modèle des procédés auto-calmants décrits par G. SZWEC (1993) et C. SMADJA (1993). L'image est d'abord surface sensible avant de devenir support de sens. Elle est support de projection du monde interne avant d'être regardée et interprétée, perçue et relue comme une réalité externe qui donnerait en quelque sorte des nouvelles de soi-même. L'adolescent se regarde dans l'image qu'il perçoit et qu'il redessine mentalement. Elle est autant figuration d'un état interne qu'elle est écho (et, à ce titre, elle devient création) du monde interne. ce sont ces entrelacs qui donnent à l'image autant de poids pour l'adolescent."
Serge TISSERON, Florian HOUSSIER, François MARTY, dans La violence de l'image, Collège International de L'Adolescence (CILA) (site : www.cila-adolescence.com), Editions in press, 2008. Farzaneh PAHLAVAN, Les conduites agressives, Armand Colin, collection Cursus, 2002. Russel GEEN et Edward DONNESTEIN, Human Agression : theories, research and implication for social policies, San Diego, londres, Academic Press, 1998.
ARTUS
Relu le 3 décembre 2019