Au delà de l'analyse du contenu des séries, réalisées fort complètement par des ouvrages souvent très illustrés, même si elles ne vont pas parfois très au-delà du mode descriptif et... ludique, le mode de production de la série, forme marchande particulière, fait l'objet d'approches qui visent un niveau d'analyse - économique et idéologique - applicable à toutes les séries. C'est en tout cas ce que tente par exemple David BUXTON. Le projet n'est pas sans possibilités d'aboutir. Il existe une véritable capillarité entre intentions des différentes séries et cela va jusqu'à l'emprunt réciproque de morceaux de scénarios d'une série à l'autre, et parfois cela en transcendant les genres.
Il part de leur aspect marchand, à leur origine d'ailleurs, pour parvenir à un niveau d'interprétation de la série, prise comme objet générique, tant dans la forme que dans le contenu, dans ses motivations que dans ses effets. Dépassant les comparaisons entre séries françaises et séries américaines (les deux types de série, avec les séries anglaises, qui comptent longtemps seules et qui servent ensuite de modèles à d'autres séries nationales, chinoises et indiennes par exemple), le professeur en science de l'information et de la communication à l'université de Paris-Ouest Nanterre-La Défense , écrit que "pour les besoins de l'analyse, on peut distinguer entre le projet idéologique d'une série (le soubassement largement inconscient de valeurs qui permet aux intrigues de faire sens dans un contexte historique donné) et son assemblage (les éléments concrets, notamment les personnages récurrents, qui "traduisent" ce projet. Plus l'assemblage matérialise directement son projet (Le Prisonnier), plus la série est statique, convaincant en ses propres termes mais ne disposant pas de marge de manoeuvre narrative ; dans les meilleures séries, il existe une tension intéressante entre projet idéologique et assemblage qui permet l'exploitation des zones grises du premier. En tant que forme, la série classique se différencie alors de son concurrent, le feuilleton, en ce que son assemblage est toujours immanent et que rien (idéalement) ne se passe dans un épisode qui pourrait le modifier. Le troisième élément formel de la série classique est le récit généré par l'assemblage sous forme d'épisodes autonomes et reconductibles." David BUXTON fait beaucoup appel aux analyses de Pierre MACHEREY (Pour une théorie de la production littéraire, Maspéro, 1966).
Sur la forme et la production industrielle des séries, il s'inspire de Karl MARX pour la distinction entre subsomption formelle et subsomption réelle du travail au capital, "l'intégration marchande de la dernière n'intervient plus lors de la vente d'un travail recourant aux méthodes de production artisanales, donc après coup, mais dès la conception du produit tout entier tourné vers le marché dans ses méthodes d'organisation et de l'élaboration." La soumission de la marchandise culturelle, écrit-il, "à la logique du capital comprend aussi la production de l'audience (même si cela se solde souvent par un échec) en même temps que le produit." (Karl MARX, Un chapitre inédit du Capital, 10/18, 1971).
La sérialité constitue, poursuit-il, "une des formes de marquage essentielles à la production culturelle à des fins marchandes." Historiquement, le déplacement du centre de gravité de la télévision américaine de New York à Hollywood vers la fin des années 1950 accélère l'emprise de la forme série qui peut utiliser et réutiliser l'infrastructure des studios, à la différences des pièces dramatiques qui exigent la construction de décor ad hoc. Cette forme série permet de résoudre le problème de la régularité de l'audience mise à mal par les spots publicitaires envahissants. Crénaux horaires réguliers, annonces spécifiques au public visé, personnages récurrents à figure paternelle ou maternelle constituent autant de dispositifs qui permet à la fois de marquer le produit et d'assurer un certain niveau de qualité artistique. Dans tout le développement historique jusqu'à nos jours, David BUXTON montre la conception pulsionnelle de la société à l'oeuvre dans les séries télévisées. L'influence puritaine reste longtemps prédominante, avec cette propension à penser les désordres sociaux, non comme le résultat de conflits d'intérêt réels entre catégories sociales, mais comme la résultante de l'incapacité des gens à se maitriser, à se dégager du sexe et de la violence, eux-mêmes de plus en plus complaisamment soulignés. Absence de profondeur psychologique au début dans des épisodes parfois très courts, puis à l'inverse approfondissement des typologies de personnages dans des séries fleuves, le système des séries s'adapte à l'évolution même de la société. Au delà des stratégies de marketing visant à fidéliser telle ou telle tranche de la population, quelles idéologies sont véhiculées par ces séries? Au lieu de se référer principalement à l'intention des auteurs, souvent en fait porteurs de projets idéologico-culturels, ce que font très bien d'ailleurs les critiques des séries (avec parfois un peu d'emphase...), il est plus intéressant de se pencher sur leur réception. Car il existe bel et bien plusieurs publics plus ou moins critiques, au-delà même des fans, qui, parfois orientent même le propos des séries quand ils n'exercent pas une pression efficace sur les studios pour poursuivre des séries stoppées pour raison économique. L'assujettissement idéologique peut sans doute s'analyser, non comme la simple absorption de ce qui est proposé sur les chaines, mais comme une dynamique à la quelle participe des publics spécifiques. Il existe des dynamiques de domination et de résistance bien particulières.
David BUXTON, voulant aller au-delà de l'analyse des Culturals studies, d'ADORNO et d'HORCKHEIMER et de Walter BENJAMIN qui insistent sur l'existence de deux forts pôles au sein de la pensée critique. La détermination de la série par le statut marchand et l'appropriation culturelle de leurs contenus font partie d'un jeu social complexe, avec des conflits non seulement internes à la profession de téléastes et de leurs collaborateurs mais aussi entre elle et les publics qu'elle est censé atteindre, ces conflits - mais sans doute manque t-on d'études suffisamment fines - faisant parfois de luttes idéologiques plus générales. Que ce soit sur la morale sexuelle, les tendances racistes ou l'expression de la violence, les thèmes socio-culturels ne manquent pas. Sans doute, plus une société est conflictuelle, plus cela se reflète-til au niveau des séries, au niveau de leur production comme au niveau de la réception (laquelle, avec l'internationalisation du commerce des séries, peut se trouver aux antipodes des intentions des auteurs...). On pourra se référer aux études de David BUXTON sur des séries tel que X-Files, Les Experts ou 24 heures chrono pour apercevoir divers éléments, qui ne s'y retrouvent pas tous partout, de ces conflits-là.
Sur la quantité d'analyses (sociologiques ou non) sur les séries, assez peu se caractérisent par une approche critique les rendant en fin de compte centrales dans les sociétés et même dans le paysage audiovisuel mondial (Internet compris, car les séries s'y nichent aussi et en quantité...). Cela tient certes au poids des intérêts commerciaux, mais longtemps, la série télé n'était même pas considérée comme un objet digne d'attention... Pourtant, là où la télévision est émise, les séries constituent le secteur de production le plus prisé, et où en tout cas les réceptions sont les plus effectives. Au-delà en tout cas des émissions politiques et sportives qui s'avèrent bien plus intermittentes qu'elles. Les séries occupent une place centrale dans les programmations (et cela est réalisé par les stratèges publicitaires eux-mêmes depuis les soap opera américaines...) et opèrent sans doute les empreintes idéologiques les plus fortes (ou les moins faibles, c'est selon...).
Beaucoup plus d'analystes, surtout hors de l'éventail marxiste, même s'ils ont connaissance des approches critiques voire contestataires, émettent des avis plutôt favorables à la série télévisée, surtout depuis que l'intelligentsia intellectuelle dans son ensemble s'est départie de son mépris envers elle. Ainsi Vincent COLONNA, représentatif de ce point de vue, même s'il n'appartient pas au monde des sociologues (étant plutôt romancier), émet t-il l'idée (émise en son temps déjà pour le cinéma) que "la série télé nous rend meilleur". Se référant à William SCHLEGEL (Cours de littérature dramatique, Lacroix, 1865) et étendant son propos sur la poésie à la télévision, il retient le principe, qui fait le succès des séries, du "mélange des choses apparemment incompatibles pour produire du nouveau, l'inférieur avec le supérieur, un contenu et une forme, deux contenus ensemble, un genre avec tous les genres." Les séries effectuant effectivement assez souvent le mélange des genres policier, sentimental, familial, aventure, médical, fantastique..., elles ouvrent de nouveaux territoires à l'imagination. Transcendant une certaine pauvreté du média lui-même (n'oublions que le grand écran plat n'a qu'une quinzaine d'années..), vu les conditions de réception (brouhaha domestique, publicité intempestive), la série offre, à l'intérieur d'un schéma finalement assez répétitif, un accès à un monde impossible à toucher pour le commun des téléspectateurs.
"Le temps me manque, écrit-il, pour trouver les phrases qui permettraient de décrire en détail le plaisir unique des bonnes séries télé, qui ont des saisons assez longues pour produire tous les effets évoqués par Proust (voir Contre Sainte-Beuve, Gallimard, 1957). Pour dire le compagnonage qui s'installe entre l'auditeur et les personnages, la richesse de transfert des percepts et des affects que cela autorisé. Il n'y a pas que le remuement de l'existence que la série télé densifie, ce sont tous les contenus et les formes qui prennent une gravité nouvelle. La répétition permet une densification des éléments narratifs dans l'affectivité et l'intelligence de l'auditeur. Cette densification a des conséquences psychique et éthique bénéfiques, nous rend "meilleurs". Mais pour expliquer ce point, je dois faire un détour par l'état mental dans lequel nous place une fiction efficace, un état qui ressemble à l'hypnose.(...). Du fait de son caractère itératif (...), la série télé intensifie les personnages et les actions, leur donne une présence obsédante qu'ils n'auront ni dans un film ni dans un roman." Ces séries ont un fond moral qui rapproche l'esthétique de l'éthique, "comme si un monde magique, réconcilié, pacifié était enfin possible."
L'ensemble des opinions favorables envers les séries-télé se retrouvent d'ailleurs pour la télévision elle-même (voir l'ouvrage dirigé par Dominique WOLTON, La télévision au pouvoir, Omniprésente, irritante, irremplaçable, Encyclopedia Universalis, 2004).
Vincent COLONNA, L'art des séries télé ou comment surpasser les Américains, Payot, 2010. David BUXTON, Les séries télévisées. Forme, idéologie et mode de production, L'Harmattan, 2010.
ARTUS
Relu le 9 décembre 2021