Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
14 octobre 2016 5 14 /10 /octobre /2016 13:15

      Le philosophe français, professeur à l'École normale supérieure puis directeur de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales développe durant une quarantaine d'années une méthode et une école de pensée autour de la notion de déconstruction, surtout de philosophie mais qui couvre également plusieurs autres domaines dans les sciences humaines. 

   Le point de départ de son oeuvre est une critique de la linguistique et de la place dominante qu'elle occupe dans le champ des sciences humaines. Au travers d'une cinquantaine d'ouvrages et de nombreux cours d'université en France et aux États-Unis, il remet en question la forme traditionnelle du livre, rêve d'une unité et de la totalité du discours clos sur lui-même. Sa redéfinition de l'écriture passe d'abord par une interrogation sur le trajet du sens. La linéarité, l'univocité, les gages référencés qui caractérisent celui-ci et qui constituent les garanties traditionnelles de la compréhension se voient retravaillés jusqu'à ce que se découvre le mouvement dissémination du signifiant comme du signifié, mouvement qui fait voler en éclats la logique même du signe. ce "vertige" est lié à l'affirmation centrale selon laquelle il n'y a pas de "hors texte", c'est-à-dire de référent ou de garantie "objective" : "S'il n'y a rien hors du texte, cela implique, avec la transformation du concept de texte en général, que celui-ci ne soit plus le dedans calfeutré d'une intériorité ou d'une identité à soi (...) mais une autre mise en place des effets d'ouverture et de fermeture". (Catherine MALABOU).

   De sensibilité "de gauche" (extrême gauche non communiste surtout à ses débuts), Jacques DERRIDA se lie autant dans ses années de formation que dans son parcours universitaire avec d'autres personnalités intellectuelles comme Pierre BOURDIEU, Lucien BIANCO, Michel PÉGUY, Michel FOUCAULT ou Louis MARIN. Lecteur attentif des écrits de HUSSERL et de HEIDEGGER, il suit le cheminement d'une pensée qui attire les polémiques jusque chez ses amis. Il s'attire d'ailleurs de virulentes critiques aux Etats-Unis, notamment de la part de John SEARLE (sur la philosophie analytique).

Depuis 1967 où il publie ses trois premiers livres (De la grammatologie, La Voix et le Phénomène, L'Écriture et la différence) aux années 1990, sa réflexion est axée sur des problématiques philosophiques qui sont parfois difficiles au premier abord à comprendre, tant ils prennent à rebrousse-poil un certain nombre d'acquis logiques et structurels. Sa paradoxologie, qui force l'attention pour mieux saisir le sens des textes visés par son entreprise de déconstruction, qui est loin d'une seule entreprise de destruction, ne s'isole pas d'une praxis. Il s'est intéressé très tôt à la question de l'enseignement de la philosophie en France (Droit à la philosophie, 1990). Fondateur en 1975 du Grep (Groupe de recherche sur l'enseignement philosophique) qu'il dirige jusqu'en 1979, et en 1983, avec un groupe de chercheurs et de professeurs du Collège international de philosophie, il mène un inlassable travail d'explication qui font reconnaitre ses contributions dans la théologie, la psychanalyse, le droit, l'art (architecture, peinture), favorisé par les liens qu'il parvient à tisser avec de nombreux auteurs dans ces domaines respectifs, pour son mode de lecture original de leur propre connaissance.

Les derniers textes de Jacques DERRIDA portent sur les motifs du possible et de la croyance, de la foi et de la promesse, toutes questions comprises, depuis Spectres de Marx de 1993, sous le terme "messianique". Il est toujours en lien direct avec les événements et les conflits marquants de son époque, en témoigne ses textes sur la guerre (avec Jean BAUDRILLARD et René MAJOR), sur la peine de mort, le judaïsme et les médias.

Il n'y a pas dans l'oeuvre de DERRIDA d'évolution : chaque livre est toujours un événement qui frappe par sa singularité. En tout cas, dans les textes d'à partir des années 1990, il insiste de manière remarquable sur la question du don notamment dans Donner le temps (1991), Donner la mort (1992, 1999).

  La déconstruction, concept majeur de son oeuvre, n'est, écrit Yves Charles ZARKA dans une contribution sur la postérité de celle-ci, "n'est pas close, ni dans son concept ni dans ses objets, elle peut être poursuivie sous d'autres noms et dans des contextes profondément modifiés. Elle fournit les moyens de penser les enjeux de notre temps qui sont ceux de l'émergence d'une autre manière d'être au monde ou de l'effondrement, parce qu'elle a modifié la manière même dont la philosophie pense et se pense. 

       Quelque chose de la philosophie d'aujourd'hui pourrait bien se jouer dans ce double rapport à Derrida : tourner la page, mais la page suivante ne prendrait sens que dans la continuation de la page précédente. Pour souligner cette ambivalence des tâches de la philosophie aujourd'hui par rapport à Derrida, il faudrait examiner en détail les apports essentiels de cette oeuvre et apprécier en quoi elle a modifié notre manière de penser." Le philosophe et professeur de l'Université Paris Descartes Sorbonne dégage notamment les concepts de "différance", de "déconstruction", de "trace"... DERRIDA, dans Politique de l'amitié notamment, veut montrer la corrélation entre la décontraction et la démocratie. 

        Son oeuvre jette sur le conflit, même s'il ne semble pas traiter directement de cela, des lumières intéressantes, notamment lorsqu'il discute de la justice et de la démocratie.

      Charles RAMOND, présentant un dossier de la revue Cités écrit que "malgré une notoriété universelle, pendant presque quarante ans, dans le monde universitaire et philosophique, Jacques Derrida est resté méconnu du grand public, et assez mystérieux même pour le public lettré. La difficulté toute particulière de sa philosophie et l'ampleur de son oeuvre peuvent sans doute expliquer ce phénomène dans une certaine mesure. Mais, s'il n'existe pas de philosophie vraiment populaire (parce qu'elles sont toutes difficiles), certains philosophes (dont Sartre serait une figure emblématique) ont tout de même pu toucher la majorité de leurs concitoyens par leurs engagements politiques et entrer ainsi dans le débat public. Rien de tel ne s'est produit à propos de Derrida, si bien que, en général, non seulement on ne saurait pas dire ce qu'il pensait, mais même pas (à défaut? pour suppléer?) pour qui il aurait voté - ce qui en France vous rend presque invisible...

En matière de politique, il est vrai Derrida a toujours semblé pécher soit par défaut, soit par excès. Il n'a jamais été militant au long terme ; et, même s'il a joué plusieurs fois un rôle public (lorsqu'il crée et dirige par exemple, dans les années 1980, et avec le soutien de Jack Lang et de François Mitterrand, le Collège international de philosophie, ou lorsqu'il intervient dans toutes les discussions politiques sur l'enseignement, et en bien d'autres occasions encore), il ne s'est jamais laissé enrôler définitivement dans un combat ou pour une cause, a toujours demandé à examiner les questions une par une, les termes dans lesquels elles étaient posées, les circonstances, les contextes, refusant d'adopter des positions prévisibles, réservant ou différent ses réponses - faisant montre, en un mot, de bien plus d'incertitudes que de certitudes, et ne s'autorisant de ce fait jamais la position de "maitre à penser", sans doute l'une des expressions qui lui faisaient le plus horreur. D'un autre côté, la politique n'a jamais été chez Derrida un domaine à part, un sous-domaine ou un produit d'appel pour la philosophie. Il n'a jamais séparé philosophie et politique, et les notions qu'il crée, à partir des années 1970, sont toujours, de son point de vue, entièrement politiques, même si à première vue certaines d'entre elles n'ont aucun rapport avec la politique. Ce mélange total de philosophie et de politique ajoute probablement à la relative confusion qui entoure la réception de la pensée de Derrida, et n'a pas contribué, en tout cas, à éclaircir sa philosophie ou sa politique, la complication de l'une semblant toujours rejaillir sur l'autre, et le "tout politique" ne délivrant pas un message plus clair que les attitudes de prudence et de réserve en matière d'action politique."

 

Jacques DERRIDA, De la grammatologie, Les Éditions de Minuit, 1967 ; La Voix et le Phénomène, PUF, 1967 ; L'Écriture et la différence, Seuil, 1967 ; Positions, Les Éditions de Minuit, 1972 ; La dissémination, Seuil, 1972 ; La carte postale, De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, 1980 ; Parages, Galilée, 1986 ; Psyché Inventions de l'autre, Galilée, 1987 ; Heidegger et la question, Flammarion, 1990 ; Du droit à la philosophie, Galilée, 1990 ; Donner le temps I La fausse monnaie, Galilée, 1991 ; Donner la mort, Galilée, 1992 ; Spectre de Marx, Galilée, 1993 ; Politiques de l'amitié, Galilée, 1994 ; Etats d'âme de la psychanalyse, Seuil, 2000 ; Dire l'événement, est-ce possible?, avec G SOUSSANA et A NOUSS, L'Harmattan, 2001. Voyous : deux essais sur la raison, Galilée, 2003.

Catherine MALABOU, Jacques Derrida, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Yves Charles ZARKA, Après Derrida, les tâches de la philosophie, dans La philosophie en France aujourd'hui,  PUF, 2015. Charles RAMOND, présentation Politique et déconstruction, dans Cités, n°30, 2007. 

 

Note : over-blog, coutumier de changements d'habitudes d'écriture des textes, s'il améliore la correction orthographique, est assez rétif aux corrections entreprises par l'auteur qui corrige le correcteur orthographique et corrige un peu rapidement le mot nouveau en le remplaçant pour celui qui l'arrange, faisant fi des nuances que l'auteur veut introduire dans le texte. Ainsi, à plusieurs reprises, le correcteur s'obstine à remplacer Déconstrution par Décontraction et Différance par Différence. Dans la conception du correcteur orthographique, beaucoup plus de liberté devrait être accordée à celui qui rédige... Quitte à laisser des erreurs, car c'est l'auteur qui doit se discipliner pour bien écrire...

 

Relu le 22 juillet 2022

Partager cet article
Repost0
13 octobre 2016 4 13 /10 /octobre /2016 12:26

  Il y a au moins deux manières d'approcher les élaborations théoriques de FREUD en matière de religion : d'une manière tout à fait générale à travers ses ouvrages de psychanalyse (Malaise dans la civilisation, L'avenir d'une illusion, plus que sans doute dans Totem et Tabou ou Moïse et le monothéisme ou d'une autre manière, directement reliée à sa connaissance du judaïsme dans Moïse et le monothéisme justement.

  Yvon QUINIOU choisit en tout cas la manière générale quand il trouve dans la réflexion du fondeur de la psychanalyse ce que ni FEUERBACH, ni NIETZSCH selon lui, "ne nous ont tout dit sur la religion, dans une perspective indissolublement explicative et critique.

C'est Sigmund Freud, écrit-il, qui nous apporte un complément définitif, dans la ligne de Nietzsche pour une part, dont il dit (à tort) qu'il ne l'avait pas lu de crainte de s'apercevoir que nombre de ses découvertes anthopologiques se trouvaient déjà chez lui ; mais avec cette précision importante : sa proximité avec Nietzsche ne doit pas nous faire sous-estimer tout ce qu'il a de neuf chez lui et, surtout, qu'il inscrit ses analyse dans un champ théorique réellement scientifique alors que chez Nietzsche et malgré son ambition scientifique, plusieurs de ses intuitions - dont celle de la volonté de puissance quand elle est érifée en principe ontologique universel - demeurent largement spéculatives et sujettes à caution. Il nous fait donc enrichir l'approche critique de la religion (...) par celle de l'inventeur de la psychanalyse : elle l'étend à la fois par ses concepts psychologiques propres, qui relèvent de la psychopathologie, et par l'idée incontestablement original, à rebours de ses prédécesseurs, qu'expliquer la religion comme un phénomène humain (ici sur le terrain de la psychologie inconsciente), ce n'est pas à proprement parler la réfuter. Il n'en reste pas moins que cette explication, vraiment nouvelle, est en elle-même porteuse d'une critique qui prolonge, voire achève, les critiques antérieures." 

On peut ajouter que maints continuateurs de FREUD creuseront ce sillon critique en l'amplifiant et parfois en concluant par des condamnations plus ou moins définitives de la religion. En tout cas, cette critique freudienne a poussé même les Eglises à revoir leurs approches des manifestations du surnaturel en se livrant à des critiques poussées chez les fidèles estimant y être sujet et en révisant la formulation même des miracles. Même si elles sont loin de reconnaitre  pleinement l'apport de la psychanalyse, la pression intellectuelle critique donne un ton nouveau aux canons des croyances de manière générale, même si ces révisions (certains dirons ces reculs) ne changent pas grand chose à la critique contre la religion.

Yvon QUINIOU distingue en 4 points la portée critique de l'explication freudienne :

- La croyance religieuse est une automystification, c'est-à-dire qu'elle est ce qu'elle ne croit pas être - expression déguisée de désirs inconscients - et elle n'est pas ce qu'elle croit être - une sphère pure de spiritualité.

- Comprise à la lumière de l'hypothèse (vérifiée) de l'inconscient affectif, la croyance en la vérité de la religion en sort ébranlée. Non seulement elle est clairement fausse dans tout le domaine "physique" où elle est concurrencée et réfutée par la connaissance scientifique, même si elle le refuse encore : la nature, la vie, l'homme. Mais c'est le cas aussi dans les domaines où elle échappe pourtant, par définition, à la science et à sa réfutation éventuelle, le domaine métaphysique : la prise en compte, désormais, de son origine psychologique et de son statut d'illusion, rend sa vérité extrêmement douteuse pour un esprit objectif, non partisan.

- Le bilan de ce que la religion a apporté à l'humanité, ajoute FREUD, en termes d'intelligence, de bonheur et même de moralité, est clairement négatif, la part du mauvais l'emportant sur celle du bon. Par son opposition à la science, elle a entretenu l'homme dans l'ignorance et par ses illusions compensatoires, elle l'a détourné de vouloir améliorer concrètement sa condition (on n'est pas loin de MARX et il n'est pas étonnant qu'un freudo-marxisme se développe dès l'expansion de la psychanalyse). Les formes de bonheur qu'elle lui a apportées n'auront été que des états superficiels et passagers, fonctionnant comme un "narcotique" qui calme la souffrance mais ne la guérit pas. Et sur le plan éducatif, elle n'a rien fait pour favoriser son autonomie intellectuelle, elle a "étiolé" son intelligence. On peut même ajouter que, sur le plan moral, son rôle a été négaste contrairement à ce que disent ceux qui prétendent que les hommes auraient besoin de la religion et de ses craintes superstitueuses (comme la crainte de l'enfer) pour être moraux. Elle a été au contraire à la source de conflits innombrables et elle a justifié, en quelque sorte, à travers l'idée que l'homme est voué au péché (du péché originel qui frappe toute l'humanité au péché personnel par action, par pensée et par omnission - FREUD sttaque surtout aux religions monothéistes...) et qu'il peut l'annuler par un culte purement extérieur, la perpétuation du mal commis par les hommes "sur terre". A quoi s'ajoute que, prétendre fonder l'efficacité de la morale sur la religion, par la peur des sanctions divines, et justifier ainsi sa nécessité sociale, c'est la fonder sur une base extrêmement fragile, vouée à disparaitre, et au surplus multiple, incapable de légitimer son universalité.

- Enfin et surtout, la religion enfonce l'homme dans l'infantilisme dont elle procède. C'est la critique la plus forte que l'on peut tirer de l'analyse freudienne : cet infantilisme a produit des formes pathologiques de vie pour lesquelles la psychopathologie a des noms précis, que FREUD n'hésite pas à utiliser : névrose, délire, paranoïa, psychose hallucinatoire, tous phénomènes dérivés d'une névrose infantile qui n'a pas été surmontée. FREUD enracine la croyance en Dieu dans l'état de dépendance vis-à-vis du père et dans le complexe d'Oedipe qui en dérive et dont il affirme l'universalité. 

Toute la pensée de Sigmund FREUD, dont Yvon QUINIOU par exemple, veut retenir un certain optimisme quant aux capacités humaines d'autonomisation, est centrée sur les chaînes inconscientes qui empêchent l'épanouissement de l'individu. La religion constitue un noeud de ces chaines ancrées dans le vécu du petit homme. 

   Dans Moïse et le monothéisme de 1939, le fondateur de la psychanalyse émet plusieurs hypothèses, à la fois célèbre et méconnues selon Franklin RAUSKY, maitre de conférences en psychologie clinique et psychopathologie à l'Université de Strasbourg. Il s'interroge sur les divergences et convergences entre la pensée freudienne et le courant dominant dans l'histoire des religions.

Pour FREUD, le monothéisme abrahamique n'existe pas : les premiers Hébreux étaient des Asiatiques polythéistes, installés en Egypte. L'histoire du monothéisme hébraïque commence avec Moïse, personnage égyptien de haut rang, adepte du culte de la divinité solaire instaurée par le pharaon Akhenaton. Moïse aurait enseigné et imposé cette croyance monothéiste aux Hébreux, peuple polythéiste, au moment de l'Exode, avant d'être assassiné par eux...

Ne s'attardant pas sur le décryptage de l'hostilité de FREUD envers la religion de ses ancêtre, cet auteur spécialiste de l'hypnose et des psychothérapies préfère signaler 8 points qui peuvent être lus comme des témoignages de la reconnaissance par l'auteur de Moïse et le monothéisme, de la nature intellectuelle révolutionnaire du monothéisme hébraïque. "Même si Freud s'inspire de la perspective évolutionniste en vigueur à son époque, il marque, dans son livre, une idée-force qui n'existe pas chez les historiens classiques des religions : pour lui, le monothéisme mosaïque et, partant, le judaïsme classique qui est sa continuation, constituent une révolution radicale dans l'esprit humain."

- Le monothéisme hébraïque, à la différence du christianisme, est marqué par le refus et l'exclusion de la superstition, de la magie et du mysticisme. Il atteint, par ce refus et cette exclusion, un haut degré de spiritualité. Certes, des recherches modernes mettent en lumière une certaine présence, dans l'univers hébraïque, de croyances superstitieuses, de pratiques magiques et d'expériences mystiques de transe, d'extase, de rêve prémonitoire, mais ces recherches portent surtout sur le judaïsme tardif, post-biblique, autrement dit sur une époque où le judaïsme semble plus influencé par les doctrines étrangères, spécialement perses.

- L'interdiction des images de Dieu "sans nom et sans visage" conduit à la mise à l'arrière-plan de la perception sensorielle par rapport à l'idée abstraite. L'idée remplace l'image, l'abstrait triomphe sur le concret, la raison exige le renoncement aux instincts. Dans cette voie du devenir humain, les perceptions sensorielles immédiates, activités psychiques inférieures, cèdent le pas au règne des concepts, des souvenirs, des déductions.

- Le passage de la religiosité du maternel à la religiosité du paternel marque un progrès de civilisation et un passage de la sensualité à la spiritualité. Car l'idée polythéiste des déesses-mères est fondées sur le processus de la perception sensorielle, qui permet de reconnaitre la maternité, alors que l'idée d'un seul Dieu, conçu comme père suprême, a partie liée avec le processus cognitif : on ne reconnait la paternité que pas des conjectures, des déductions, des hypothèses.

- C'est à partir de cette vision du paternel comme principe fondateur que naît le concept de psychique : le rouan ("souffle") hébraïque, expression du psychique par opposition au somatique, est une force qui échappe aux sens, tout comme le paternel, à la différence du maternel, échappe à la perception sensorielle. C'est cette intuition d'une force invisible et pourtant réelle (l'âme ou souffle), qui conduit à la genèse de la psychologie.

- Face aux croyances païennes du pouvoir sacré du sol et de la nature, le monothéisme instaure le privilège accordé au livre et, partant, au monde de l'esprit et de la culture. Le primat païen des puissances chthoniennes cède la place au primat hébraïque des puissances de l'esprit, dont l'expression majeure est le texte. Un peuple du Livre surgit ainsi face aux peuples de l'image.

- Ce privilège accordé à la lecture, à l'étude, au texte, va de pair avec l'atténuation de la brutalité et de la violence qui ont tendance à régner là où la vie sportive et athlétique constitue un idéal pour les masses. Cette opposition entre esprit biblique et esprit olympique remonte à l'Antiquité, quand les sages de Judée s'opposèrent énergiquement à toute participation juive aux Jeux Olympiques, ouverts aux peuples barbares conquis par la Grèce, depuis l'an - 333, par la volonté de l'empereur Alexandre le Grand. 

- L'interdiction des images aurait conduit les Hébreux au refus de l'écriture hiéroglyphe et à l'invention de l'alphabet, où les lettres ne sont pas des images sacrées. Cette hypothèse freudienne est en totale opposition avec la théorie dominante de la paléographie contemporaine, pour laquelle l'écriture hébraïque est dérivée de l'alphabet matriciel phénicien.

- Contrairement à la religion égyptienne qui accorde une importance primordiale au monde d'outre-tombe, à la vie dans l'au-delà, le monothéisme hébraïque ne professe pas l'immortalité de l'âme et, partant, s'inscrit dans une vision plus réaliste et naturaliste de la vie humaine. Certes, le judaïsme talmudique et rabbinique accorde une valeur théologique majeure à la doctrine de la résurrection des morts, mais FREUD considère que cette croyance dans l'au-delà n'est pas biblique.

   Rappelons que la publication de L'Avenir d'une illusion suit celle de La question de l'analyse profane (1926) et précède celle de Malaise dans la civilisation. Dans L'avenir d'une illusion, FREUD traite des sentiments religieux et dans le Malaise, il évoque explicitement la notion de "sensation océanique" à la fois éternelle et infinie pour s'en démarquer. Il considère la religion comme un phénomène de culture ou de civilisation reposant, comme toute culture, sur le "renoncement aux instinct" au moyen d'"interdictions". La rédaction de L'avenir d'une illusion, qui pourtant n'épargne pas la religion, est marqué par le désir de FREUD, qui se présente comme athée, de ménager des amis religieux. Il ne se départit pas pour autant du fond de sa pensée exprimée déjà dans "Actions compulsionnelles et exercices religieux" de 1907 où il écrit que "la religion est la névrose obsessionnelle de l'humanité". Il considère tout de même que le "vrai croyant se trouve à haut degré à l'abri du danger de certaines affections névrotiques ; l'acceptation de la névrose universelle le dispense de la tâche de se créer une névrose personnelle". FREUD, au contraire de bien de ses continuateurs, qui s'est attaché toute sa vie à détruire des illusions et à parachever le "désenchantement du monde" (selon l'expression de Max WEBER) semble hésiter sur l'avenir du phénomène religieux. Il défend malgré son athéisme l'éducation chrétienne (dans son pays, l'Autriche, l'enseignement religieux était obligatoire...). Par contre, il refuse tout appel à la science pour valider des croyances religieuses.

Bien des ouvrages de FREUD traitent de la religion tout en n'y s'en centrant pas. Ainsi, le thème de la religion, nous rappelle Odon VALLET, a été abordé par lui et BREUER dans les Etudes sur l'hystérie (1895), cette pathologie pouvant constituer une réaction à une souffrance psychique liée au doute religieux. Son premier livre Totem et Tabou (1912)  aborde largement les thèmes religieux. 

Freud, d'une manière générale, envisage la religion sous son double aspect collectif et individuel. D'une part, il voit dans l'Eglise (comme dans l'armée), le prototype d'une foule artificielle où chaque individu doit aimer son chef (par exemple le Christ) comme un Père et son semblable comme un frère : la religion permet la cohésion d'un ensemble humain menacé de désintégration en cas de perte de la foi (1921). D'autre part, il considère la religion avec son cérémonial et ses rites minutieux comme la névrose universelle où les scrupules vont se transformer en actes obsessionnels. La religion contribuerait ainsi à faire passer l'homme de l'état de nature à celui de culture grâce au sacrifice de ses pulsions, mais ce progrès de civilisation se ferait par un recours à l'irrationnel et une sauvegarde des illusions qui maintiennent l'individu sous la contrainte de ses névroses infantiles (1927).

 

Odon VALLET, Religion et psychanalyse, dans Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures, grand Pluriel, 2002. Franklin RAUSKY, Bible et monothéisme hébraïque, dans Dictionnaire de psychologie et psychopathologie des religions, Bayard, 2013. Yvon QUINIOU, Critique de la religion, La ville brûle, 2014.

 

RELIGIUS

 

 

 

Partager cet article
Repost0
12 octobre 2016 3 12 /10 /octobre /2016 08:20

  A partir des années 1970, l'étude des relations entre les instances organisées de la société civile et l'Etat connait un développement important, sans faire précisément référence aux grands auteurs antérieurs. Le volume des propositions théoriques ne cesse d'augmenter encore aujourd'hui, notamment sans doute à cause d'une baisse de l'importance de l'Etat. S'affine alors ce qu'on entend par société civile, en allant largement au-delà de sa définition économiste. En même temps ce foisonnement s'effectue dans une dispersion sémantique qui rend insdispensable, comme l'écrit Rocco VITALI, une "définition peu complexe de ce terme", condition importante pour tout débat intellectuel en sociologie ou en philosophie politique. Un ensemble d'auteurs, notamment en sociologie (Pierre Bourdieu par exemple) font pencher cette définition en soulignant ce que la société civile n'est pas.

    Le chercheur auprès du Centre de Recherche en Science Politique (CreSPo), des Facultés Universitaires Saint-Louis-FUSL de Bruxelles, entend identifier "provisoirement", dans un premier temps, la société civile "à un lieu où sont représentées des identités multiples et où l'on produit du bien-être", en tout cas comprenons-nous du vivre ensemble. "Tout en étant une instance en mesure de fournir des services, la société civile ne reproduit pas la rationalité "instrumentale" du marché ni la rationalité "stratégique" des appareils bureaucratiques de l'Etat-providence." Cet auteur s'inspire très librement ainsi de la théorie de l'action développée par HABERMAS (Théorie de l'agir communicationnel, 1981).

  Il distingue des théories normatives de la société civile (communautariens), des théories politiques, des théories procédurales de celle-ci et des Théories systémiques.

- Les théories normatives émergent parallèlement à l'affaiblissement des Etats. Des auteurs comme Amitai ETZIONI (né en 1929), sociologue israélo-américain, Theodore LEVITT (1925-2006), économiste américain et G RUFFOLO, théoricien italien,  inscrivent l'analyse du "troisième secteur" dans une logique "communautarienne". Ils définissent les associations issues de contextes communautaires comme une alternative aux limites posées par l'Etat-providence et chargent de signification idéologique le contexte d'action d'action associatif. La force des associations réside dans la capacité des contextes communautaires et identitaires de développer "naturellement" des liens de solidarité horizontaux et, de ce fait, de fournir des services extrêmement efficaces aux membres des différentes communautés. Très engagés idéologiquement, ces auteurs inaugurent l'étude empirique du rôle de la société civile, avec sans doute des biais partisans, mais il faut noter qu'en la matière toute analyse de la société civile est forcément de caractère plus ou moins politique, et il ne faut pas s'en étonner ou le déplorer (comme le fait notre auteur).

- Au cours des années 1980, les études sur la société civile ont essayé de répondre à la question suivante : "Pourquoi les sociétés complexes produisent et reproduisent un secteur "sans but lucratif" (le troisième secteur) indépendant du marché et de l'Etat?"

Deux sortes de réponses différent's sont apportées, d'abord par l'analyse des contraintes structurelles de l'universalisme, ensuite par l'analyse de la médiation politique des intérêts.

  Une première approche pose que selon les théories classiques et normatives de la démocratie, l'Etat peut fournir un service uniquement quend, agissant ainsi, il couvre des besoins ressentis par une majorité de citoyens/électeurs/contribuables. L'Etat doit alors adopteer des principes de justice redistributive en offrant des opportunités égales à tous les cityens. La théorie politique appelle cette dimension de l'action démocratique "les contraintes structurelles de l'universalisme". Il s'agit de contraintes puisqu'elles interdisent à l'Etat de mener en même temps deux politiques contradictoires favorisant l'une ou l'autre partie des citoyens. Ces dimensions ne pose a priori pas de problèmes dans les cas où les contenus des politiques s'appuient sur un large consensus social. Toutefois dans la plupart des cas ce n'est pas le cas, pour de multiples raisons. L'hypothèse centrale de J DOUGLAS (Political theories of Nonprofit organization, dans  W POWELL, The third sector. A research Handbook, New Haven, London, Sge, 1987) s'articule autour de ce qu'il appelle un "troisième secteur", et ce en lien avec l'absence d'une volonté populaire unique et inéliénable. Chaque organisation du troisième secteur repprésenterait ainsi une position inconciliable avec celle des autres organisations.

 Une deuxième approche se développé autour de la notion de "médiation politique des intérêts". Selon celle-ci, les organisations jouent au contraire un rôle de médiation entre intérêts privés et intérêts collectifs. Dans les systèmes politiques pluralistes, les organisations nonprofit renforcent le pluralisme puisqu'elles parviennent à constituer des centrs de représentations sociales externes à l'etat. Des populations marginalisées peuvent être réintégrées dans le système politique par le biais des organisations de la société civile. Mais dans les systèmes néo-corporatistes, les associations de la société civile peuvent constituer des véritables monopoles de l'offre de services sociaux et de l'agrégation des intérêts. Elles constituent alors un facteur d'immobilisme et de surcharge su système. Dans les démocraties consociatives, le troisième secteur permettrait la coexistence au sein de sociétés polarisées, de publics segmentés et potentiellement antagonistes. 

- Dans le courant des années 1980, le débat intellectuel allemand portant sur le rôle de l'Etat dans les sociétés complexes produit de nouveaux cadrages théories sur le troisième secteur.

Helmutt WILLKE (né en 1945), sociologue qui étudie les effets de la globalisation, observe la faillite idéologique du modèle de gestion libéral fondé sur l'idée d'une société pluraliste gérée au travers d'intruments juridiques interventionnistes et basés sur l'idée de planification centrale et de développement intégral. Ce constat l'amène à développeer des nouveaux modèles de "pilotages" des systèmes sociaux complexes. La problématique consiste à identifier les manières de gestion efficace des sociétés "polycéphales" et "complexes" en abandonnant les deux modèles traditionnels de l'"autorégulation libérale" ou de la "planification dirigiste". Il reprend l'idée d'HABERMAS qui stipule qu'à chaque modèle de structure sociale correspond un type particulier de droit. Il souligne le fait que le droit contemporain ne correspond plus aux nouvelles exigences structurelles. 

Le sociologue allemand propose en conséquence de développer des "programmes relationnels" basés sur des instruments juridiques de "droit réflexif". L'idée centrale consiste à postuler que l'Etat ne parvient plus à contrôler toute l'information utile à la gestion des différents niveaux d'intervention décentralisés. Il faut, pour cette raison, concevoir un type de droit qui permet à l'Etat de distribuer vers les lieux où les problèmes se posent, non seulement les moyens matériels pour leur rsolution, mais également des ressources décisionnelles. En d'autres termes, les "programmes relationnels" impliquent la décentralisation des compétences décisionnelles vers des instances externes à l'Etat et, dans ce cas, vers les associations de la société civile. L'Etat assume ainsi les fonctions de pilotage non centralisé, c'est-à dire qu'il se limite à garantir la médiation et la coordination nécessaire pour assurer non pas la cohérence mais la continuité de l'action publique. 

- Les théories systémiques de Wolfgang SEIBEL (né en 1953), procèdent d'une approche inverse de celle de la théorie politique de WILLKE. Le politologue allemand montre que l'Etat-providence se décharge de contextes de régulation problématiques en faisant appel aux instances de la société civile. L'Etat parvient ainsi à dépasser les difficulutés de légitimation de ses propres politiques sociales en délégant vers d'autres secteurs une partie de ses compétences. L'antagonisme apparent entre société civile et Etat est repris par cette approche.

Sociologue des organisation, SEIBEL estime qu'il faut faire ressortir la relation entre les organisations (ou sous-systèmes) et les environnements dans lesquels celles-ci évoluent. Par ailleurs, il estime que la forme la plus performante de différenciation organisationnelle de gestion de la complexité demeure la bureaucratie. Car celle-ci réduit efficacement les coûts de transaction (légitimation), elle permet d'atteindre une efficacité redistributive et de fournir des structures d'action collective suffisamment flexibles et fiables dans des sociétés démocratiques et ouvertes. Sa démarche s'inspire à la fois des théories de dysfonction de CROZIER et de MERTON, des principes de WEBER et des réflexions de LUHMAN.

Dans cette optique, les organisations du troisième secteur sont considérées comme étant une déviation de l'idéal bureaucratique. Elles ne couvrent pas véritablement (même si elles prétendent le faire ou vouloir le faire) les fonctions dévolues auparavant par les administrations. En définitive, vus leurs véritables activités et les publics qu'elles touchent réellement, elles ne sont ni efficaces ni efficients et elles ne se substituent ni à l'Etat ni au marché. Il convient d'écrire également selon nous, que très souvent, elles n'entendent se substituer ni à l'une ni à l'autre mais au contraire elles veulent corrgier les erreurs et les carences de l'un ou/et de l'autre. 

En tout cas, la position de SEIBEL vise directement les approches qui postulent que le troisième secteur se constitue pour faire face aux échecs du marché et à la crise de l'Etat-providence. Il considère qu'au cas où le marché faillit, c'est l'Etat qui doit intervenir et vice-versa. De plus, les organisations du privé social existent et se développent car elles agissent au niveau d'une sphère particulière. Pour lui, le financement de ce type d'acteurs se justifie puisqu'il réduit le dillemme de légitimation des systèmes politiques démocratiques. Si les associations ne résolvent pas les problèmes pour la solution desquels elles sont financées, pas contre elles sont très appréciées par les communautés locales. Cet avantage symbolique et la légitimation qui en suit, suffisent à les justifier. Concrètement, du fait du financement, personne ne pourra rendre l'Etat responsable d'un échec au niveau de la résolution du problème affronté par les organisations subventionnées. Si sa théorie est assez convaincante, encore que sans doute le jeu associtif diffère par bien des aspects du jeu politique (avec des effets de ricochets qui peuvent brouiller les responsabilités et influer, de manière tout à fait inopportune, les résultats des élections!), mais elle repose sur un postulat largement dépassé et difficile à prouver empiriquement (la bureaucratie est le seul type d'organisation efficace).

- L'auteur penche plus favorablement pour l'analyse relationnelle de la société civile, tel que la propose des théoriciens comme Adalbert EVERS (voir entre autres dans la revue Sociologie, 2013/2, avec Anne-Marie GUILLEMARD, Social Policy and Citizenship. The changinig Landscape). Dans un champ social concret, les distinctions telles que formel/informel, public/privé se fluidifient et se confondent. Il s'agit de définir le champ avant de réintroduire l'acteur. Il prône une approche soulignant le dynamisme des champs, tout en se donnant les moyens en parallèle de comprendre la stabilisation de certaines organisations. Cet auteur et d'autres discutent alors de la "coopération conflictuelle" entre agents intermédiaires stables.

Pour comprendre les problèmes d'intermédiation, EVERS utilise le schéma du "triangle du bien-être". Dans ce schéma, il définit les buts, les caractéristiques et les logiques d'action des trois pôles de la société : l'Etat, le marché et les ménages. Entre eux, s'organisent des groupes d'entraide, des projets auto-organisés, des projets subventionnées et des initiatives occupationnelles, auteurs d'initiatives distinctes de leurs prérogatives respectives. Il existe entre ces initiatives et les organismes (parfois ad-hoc) qui les portent des processus d'assimulation, d'exclusion et de coopération. L'assimilation rend compte du déplacement d'une organisation vers un pôle bureaucratique caractérisé soit par une logique étatique, soit par une logique marchande. L'exclusion est le processus inverse et il aboutit souvent à l'abandon du but d'intermédiation. la coopération avec l'Etat favorise, quant à elle, la stabilité à moyen trme des agents intermédiaire (ou une participation partielle du marché). 

Rocco VITALI constate que par bien des aspects, le problème principal de l'analyse de la société civile concerne une dimansion "angélique" qui met plus l'accent sur les coopérations et agencements possibles que sur les conflits qui occupent une partie de l'énergie des acteurs concurremment aux efforts vers les objectifs qu'ils disent vouloir attendre. Toutefois, dans l'analyse relationnelle, qui ne connote pas nécessairement de manière négative ni l'action de l'Etat ni celle des marchés, l'accent est bien mis sur les dynamiques différentes qui peuvent se développer. il manque sans doute à ces analyses des réflexions proprement politico-économiques sur le fonctionnement réel de l'économie et une absence d'approfondissement sur les aspects correctifs du troisième secteur, à la fois vivier d'alternatives politiques de fond et support conservateur de l'état social existant. Il n'est pas sûr enfin que la réflexion sur le troisième secteur recouvre complètement celle sur l'Etat et la société civile. Si le troisième secteur offre soutient souvent des préoccupations solidaristes et conviviales, dans la société civile - mais est-ce encore la société civile? - existent des aspects tenant à l'économie souterraine ou la privatisation d'activités régaliennes dévolues par la théorie politique à l'Etat. En dehors du troisième secteur, de la société civile et de l'Etat, se trouvent sans doute d'autres éléments dont il faudrait tenir en compte pour comprendre réellement les évolutions de notre temps.

 

Rocco VITALI, Etat et société civile : une coopération conflictuelle, Pyramide, 6/2002. http://pyramides.revues.org.

 

PHILIUS

 

 

 

Partager cet article
Repost0
5 octobre 2016 3 05 /10 /octobre /2016 12:12

Découlant directement de la philosophie d'HEGEL, les textes du jeune Karl MARX (Critique du droit politique hégélien, manuscrit non publié, 1843 ; La question juive, 1844) prennent pour pierre angulaire la distinction entre société civile et Etat et corollaire, entre bourgeois et citoyen. Comme HEGEL, il voit dans la définition des droits de l'homme consacrés par la Révolution française l'expression de la dépolitisation de la société et de la monopolisation de la dimension politique des relations humaines par les organes d'Etat. 

Catherine COLLIOT-THÉLÈNE explique que "les similitudes pourtant s'arrêtent là : car Marx ne reproche pas tant à Hegel d'avoir raté les médiations entre société civile et Etat que, plus radicalement, de les avoir tentées, c'est-à-dire d'avoir cru possible de concilier l'inconciliable. Aucun compromis, à ses yeux, ne saurait pallier le divorce entre société civile et Etat. Au projet hégélien d'une unité médiatisée entre l'un et l'autre, il subsitue l'idéal d'une identité sans médiation, qui implique l'abolition de la différence entre bourgeois et citoyen."

La critique marxienne, selon elle, s'infléchit raidement "vers une analyse de la société civile qui en soulignait les tensions internes. Hegel lui avait ici encore frayé la voie. Mais tandis que le philosophe idéaliste trouvait en ces contradictions motifs à justifier une subordination de la société civile à l'Etat, son discipline infidèle conclut au contraire que le second est déjà devenu l'instrument de la première, ou plus exactement de la classe de la société civile qui tire bénéfice de la propriété privée (voir L'idéologie allemande) (...). La société civile se transforme ainsi en société de classes, ou société bourgeoise, et s'oppose en ce sens à la véritable société humaine, société sans classe qu'il revient au communisme de réaliser. (...)."

 

Pour le philosophe Jean ROBELIN, s'est opéré un "renversement du marxisme, pensée voulue antiétatique par ses fondateurs, en une théorie justificative de l'oppression d'Etat."

Pour expliquer ce renversement, il faut faire appel à l'histoire des faits, et ne pas s'attacher aux idéologies de STALINE, LÉNINE... Notre auteur estime que l"on a "délibérément ignoré les luttes de Marx et Engels contre le socialisme d'Etat, de Lassale en premier lieu, leur acharnement à concevoir le communisme comme le dépérissement de l'Etat et celle de ses membres. A l'opposé on a voulu voir dans l'étatisme un accident historique lié à des déviations extérieures à la vraie pensée de Marx et d'Engels et l'on a opposé ainsi une théorie idéale à une histoire qui n'était que trop réelle. Pourtant l'accusation d'étatisme a été portée dès que le marxisme a donné lieu à une pratique de masse. (...). L'histoire de la pensée de Marx tourne autour d'un paradoxe : sa lutte sur deux fronts apparemment contradictoires, d'une part la nécessité du dépérissement de l'Etat, d'autre part l'exigence d'une pratique ouvrière de l'Etat. L'étatisme est l'enjeu de cette lutte, qu'une histoire récente s'est chargée d'expliciter. Mais il ne fait aucun doute que l'approche marxienne de l'Etat, qui prend en charge ce paradoxe, n'est nullement un tout homogène, ne serait-ce que parce qu'elle s'est constituée à partir de critiques distinctes : critique de la philosophie politique hégélienne, critique de l'Etat bourgeois, critique des pratiques politiques de la classe ouvrière. C'est dans l'ambigoïté de statut de cette approche qu'on peu repérer les difficultés de Marx  avec l'étatisme."

  Notamment dans Le Capital, la pensée marxisenne tend à récuser toute théorie générale de l'Etat pour en comprendre l'histoire et à proposer un fil conducteur de cette histoire comme condition de la critique communisme de l'étatisme. Toujours selon Jean ROBELIN, et d'ailleurs, beaucoup d'autres auteurs, "ce fil conducteur consiste à chercher comment chaque Etat de classe reproduit les conditions générales d'extorsion du surtravail non payé. L'Etat concentre et reproduit la forme de domination spécifique à chaque domination de classe, telle qu'elle s'incarne dans l'extraction du surtravail. Le propre du capital, c'est d'asurer par un mécanisme purement économique la reproduction du rapport social sur lequel repose l'extraction de la plus-value, la coupure du travailleur et des moyens de production. C'est pourquoi le propre de l'Etat bourgeois est de s'ériger en une machine autonome, en un pouvoir centralisé, reproduisant de l'extérieur ces conditions générales de la domination bourgeoise. La coupure entre l'Etat et la société, loin d'être constitutive de tout Etat, est un effet du fonctionnement de l'Etat bourgeois. Mais c'est elle qui requiert une pratique politique spéciale destinée à le briser et incarnée pour Marx dans la Commune (de Paris). La démocratie directe communaliste apparait comme une politique anti-étatiste des producteurs."

Notre auteur note qu'au contraire, L'idéologie allemande avait "donné naissance à une véritable théorie générale de l'Etat, comme incarnation illusoire de la communauté sociale. Dans une société aliénée marquée par l'affrontement des intérêts particuliers, l'intérêt commun prend nécessairement la forme extérieure et illusoire d'un intérêt général incarné par l'Etat qui réfrène les intérêts particuliers. L'Etat est donc le résultat de l'alinéation de la société, une projection de l'intérêt commun hors de celle-ci. Dans sa régulation des intérêts privés, il fait valoir l'intérêt de la classe économique dominante comme intérêt général ; il devient l'organe de domination d'une classe. Mière de la philosophie résumera ce double mécanisme de projection et de condensation de la société en définissant l'Etat comme le "résumé officiel de l'antagonisme dans la société civile".

Cette théorie générale ne disparaît pas dans l'oeuvre ultérieure. Le Capital définit encore l'Etat comme "la force concentrée et organisée de la société". L'Anti-Dühring fait de l'Etat un représentant aliéné de la société, avec cette conséquence : quand l'aliénation, liée à la scission en classes,disparait, l'Etat, devenu véritable représentant de la société, s'éteint spontanément. (...). En même temps disparait la politique, remplacée par l'administration des choses. C'est cette théorie générale qui induit dans le marxisme des effets étatistes. Si l'Etat est une communauté aliénée consubstantielle à la politique, il suffit pour faire disparaitre l'aliénation de retirer à ses fonctions leur caractère politique en les transformant en fonctions administratives. (...) Cette vision du communisme comme au-delà de la politique induit une contradiction entre le but révolutionnaire, non politique, et les moyens utilisés, qui le restent. Une fois coupé du but, il est douteux que les moyens employés disparaissent, car la politique du prolétariat ne peut plus être qu'étatique. Il s'organise dans l'Etat en classe dominante, et ce dernier, centre de la socialisation de l'économie, reste forcément "la force organisée de la société. Le dépérissement est renvoyé à une date non précisée, après l'affranchissement total du prolétariat, finalement impuissant à dépasser la politique bourgeoise. Marx annule sa découverte de la démocratie directe comme bris de l'Etat. Engels finira par lui tourner le dos, et par rétablir les droits de la démocratie représentative dans la Critique du programme d'Erfurt. Il en va ainsi parce que Marx a accepté les présupposés de Bakounine : l'assimilation de la politique à l'étatique et au pouvoir. Mais c'est là, contrairement aux réquisits anarchistes, ce qui reproduit l'étatisme dans le marxisme, dans la mesure où la classe ouvrière, pour s'emparer d'une machine d'Etat qui structure et domine la socoété ne peut se passer d'une action politique générale."

Et à partir de là, il n'y a plus de débats sur la place d'une société civile par rapport à l'Etat. Les théoriciens de la IIeme Internationale, comme plus tard les nécessités de donner à l'Etat ouvrier tous les pouvoirs (LÉNINE), puis la préservation d'un Etat "communiste" donnent tout le champ de réflexion, à l'Est (de la Russie aux pays de l'Est de l'Europe, et au-delà dans la Chine conquise aux "idéaux communistes") à l'organisation de l'Etat. Il s'agit de discuter uniquement des formes d'étatisme. 

Ce n'est qu'en Europe (surtout de l'Ouest mais pas seulement) que réémerge la question d'une société civile distincte de l'Etat, avec des penseurs comme GRAMSCI, même si  ce dernier reste politiquement à l'intérieur d'un cercle d'intellectuels approuvant cet étatisme, suivant les conditions historiques d'une région déterminée, suivant aussi ses traditions morales et psychologiques.

 C'est avec sa réflexion sur le rôle dirigeant du Parti que GRAMSCI opère un distinction aussi subtile que complexe entre "société civile" et "société politiques" dans l'Etat de classe. L'Etat serait la "société politique" et représenterait le moment de la force et de de la coercition ; tandis que la "société civile" serait le réseau complexe des fonctions éducatives et idéologiques, ce par quoi la société est non seulement commandée mais encore dirigée. Dans Gli intellectuall e l'organizzazione della cultura (Torino, 1948), il écrit qu'"on peut distinguer deux grands "niveaux" dans la superstructure, celui qu'on peut désigner comme "société civile", c'est-à-dire l'ensemble des organismes, habituellement appelés "internes et privés", et celui de la "société politique ou Etat", correspondant respectivement à la fonction d'"hégémonie" que le groupe dirigeant exerce sur l'ensemble du corps social et à celle de "domination directe" ou de commandement, qui s'exprime à travers l'Etat et le pouvoir "juridique". 

A côté de cette acception étroite du concept d'Etat (distinction entre société politique et société civile), GRAMSCI en propose une autre plus large, lorsqu'il ré-unifie les notions de "société politique" et de "société civile", en affirmant que "les éléments constitutifs de l'Etat au sens organique et plus large (sont l') Etat proprement dit et (la) société civile" (Note sur Machiavel, Torino, 1949). 

Il s'agit d'une distinction plus méthodique qu'organique, car dans la réalité concrète, pour lui société civile et Etat se confondent. C'est à l'intérieur de l'Etat qu'il distingue le moment de la force et celui du consensus dialectiquement uni et un niveau supersturel, l'hégémonie qui est aussi celui de l'Appareil Idéologique d'Etat d'ALTHUSSER. GRAMSCI pense surtout la bipolarité dictature-hégémonie qui sert de support à un équilibre qui peut passer par des phases et des modes d'expression différents, et qui, dans l'Etat bourgeois également, a permis d'affirmer l'universalité et la moralité de l'Etat, son moment éthico-politique. (Maria-Antonietta MACCIOCCHI)

C'est sans doute dans les Cahiers de prison qu'il faut rechercher la contribution la plus subtile de GRAMSCI sur la société civile. Pour lui, la définition délicale s'opère dans le triangle société civile, société politique et Etat plutôt que dans un bipôle société civile/Etat. C'est ce triangle, comme l'écrivent George HOARE et Nathan SPERBER, enseignants universitaires, qui contient "les pierres angulaires de la théorie gramscienne du politique".

La société civile est peut-être le pôle essentiel du triangle. C'est elle, écrivent nos deux auteurs, "qui contribue le plus à l'originalité de gramsci, qui va s'approprier une notion surtout associée jusqu'alors à la grande tradition libérale (de Locke à Tocqueville, en passant par Hegel). La société civile est définie comme englobant toutes les relations sociales et les organisations qui ne participent ni à la reproduction économique de la société (entreprises capitalistes) ni à la vie de l'Etat. Il s'agit donc d'institutions "privées", parmi lesquelles il faut compter les organisations religieuses (dont l'Eglise catholique), les syndicats et les partis politiques, les établissements culturels (médias, maisons d'éditions, etc) et généralement toute forme d'association libre des citoyen. Gramsci conçoit la société civile comme le terrain social où les rivalités et les luttes à caractère idéologique se jouent et se dénouent entre individus et groupes sociaux. On voit donc un rapprochement possible entre la société civile et "persuadeur permanent." On peut mesurer à quel point cette analyse du texte de GRAMSCI, commune à beaucoup d'auteurs, même non marxistes, s'est diffusée dans tout le champ intellectuel contemporain et influence notamment maintes socialogies.

"A l'inverse de la société civile qui est un champ ouvert aux débats, à l'exercice de la persuasion et du consentement, la société politique est le territoire de la coercition, de la contrainte, de la domination nue, de l'exercice de la force qui peut être de nature militaire, policière ou juridico-administrative. Ainsi définie par son caractère coercitif, la société politique correspond à une certaine fraction de l'Etat, logée dans ses fonctions d'administration et de répression, elles-mêmes autorisées par son "monopole de la violence légitime (pour reprendre l'expression de Max Weber). Le système scolaire public, par exemple, ne se situe pas dans la société politiques ainsi définie, qui équivaut grosso modo aux pratiques dites "régaliennes" de la puissance publique, ou à ce que Pierre Bourdieu a appelé la "main droite de l'Etat" (par opposition à sa "main gauche" : l'éducation, l'Etat social)."

Le troisième terme du triangle de GRMASCI, l'Etat lui-même, est "objet social à la fois incontournable et infinimement problématique". "De fait, expliquent-ils encore, c'est lui dont la définition semble la plus incertaine dans les Cahiers, et nous sommes obligés d'admettre avec Perry Anderson (Sur Gramsci, La Découverte, 1978) qu'il y a parfois des "glissements" dommageables dans l'usage que fait Gramsci de ce mot. Malgré les difficultés potentielles, deux acceptions relativement stables de l'Etat émergent de la lecture des Cahiers. 

D'abord, par moment, Gramsci fait de l'Etat un organe strictement coextensif à la société politique, c'est-à-dire un pur appareil administratif et de répression : en ce sens très restreint, il n'y a pas d'originalité particulière, et justement l'expression "Etat-gouvernement" est employée.

Plus intéressant, à d'autres moments, Gramsci voit dans l'Etat l'unité concrète de la société politique (domination) et de la société civile (consentement), ce qui l'amène à parler cette fois d'"Etat intégral". En ce sens l'Etat est décrit par Gramsci comme "l'ensemble des activités politiques et théoriques grâce auxquelles la classe dominante non seulement justifie et maintient sa domination, mais réussit à obtenir le consentement actif des gouvernés". La conception d'un Etat englobant la société politique et la société civile est contraire à l'usage conventionnel du mot, et peut sans doute surprendre ou perturber le lecteur des Cahiers. Il faut noter que, avec cette seconde définition, l'Etat devient presque synonyme de pouvoir. Le choix du vocable "Etat" par grmasci n'est en aucun cas arbitraire, puisqu'il sert alors à dévoiler l'existence de relations politiques de pouvoir à l'intérieur de la société civile "privée" autant que par son choix de mots Gramsci récuse d'emblée l'hypothèse (libérale) de la neutralité politique de la société civile. On retrouve ici l'affirmation gramscienne de la substance politique de toute la vie sociale."

Devant les ambiguïtés qui recèlent cette double acception, les deux auteurs tiennent à mettre en garde : "Antonio Gramsci ne prétend jamais faire de la "société civile", de la "société politique" et de l'"Etat" des abolus, c'est-à-dire des essences permanentes échappant à l'histoire. Il insiste sur le fait que ces distinctions sont d'ordre "méthodique" et non "organique". D'ailleurs, c'est bien avec un état d'esprit d'historien - historien du passé et du présent - que gramsci élabore ces concepts. Ceux-ci servent à éclairer la société à une époque donnée, celle du libéralisme bourgeois, qui institue justement la société civile comme sphère des libertés civiles individuelles échappant en droit au bras armé de la société politique. Le monde féodal, de même que le fascisme et à sa manière le communisme, proposent des types d'organisation sociopolitique tout à fait différent." Il fait d'ailleurs comme première application de sa réflexion à ce sujet sa distinction entr société civile et société politique en une comparaison des structures sociales à l'"Est" et à l'"Ouest, termes sous lesquels il faut entendre la Russie tsariste avant les révolution de 1917 d'un coté et l'Europe occidentale de l'autre.

 

George HOARE et Nathan SPERBER, Introduction à Antonio Gramsci, Collection Repères, La Découverte, 2013. Jean ROBELIN, Etatisme, dans Dictionnaire critique du marxisme, PUF, 1999. Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Etat et société civile, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005. Maria-Antonietta MACCIOCCHI, Pour Gramsci, Seuil, 1974.

 

PHILIUS

Partager cet article
Repost0
3 octobre 2016 1 03 /10 /octobre /2016 06:03

      Après KANT et HEGEL, avec la diffusion de la philosophie allemande du XVIIIe siècle à travers l'Europe, on ne pense plus l'Etat et la société civile de la même manière. Traduisant et théorisant les inquiétudes des élites européennes comme les évolutions des sociétés occidentales, ces deux auteurs inspirent des lectures très contradictoires dans l'articulation du social et du politique.

  Si nous suivons Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, si des penseurs dits hégéliens et autres creusent bien des aspects de leurs philosophies politiques, des penseurs conservateurs en général s'obstinent à refuser la distinction. Elle cite ainsi parmi ces derniers :

- Carl Ludwig von HALLER, notamment dans la préface à la Restauration der Staatswissenschaft (1816- 1820), ouvrage monumental qui est ensuite la Bible de la Contre-Révolution en Allemagne. Il dénonce l'"idée funeste d'une societas civilis romaine", estimant dans des raccourcis habituels que les écrivains des Lumières auraient emprunté la notion à la Rome républicaine, comme la "mère et la racine de toutes les erreurs" de l'époque révolutionnaire.

- Heinrich Gothard von TREITSCHKE instruit (1859) dans sa dissertation doctorale le procès de la sociologie naissante, en arguant que l'Etat est "la société organisée de façon unitaire", en sorte que la véritable science du social ne peut être que la science de l'Etat. Sa philosophie politique s'articule autour de la formule : "L'Etat est puissance", et Emile DURKHEIM l'analyse dans son ouvrage L'Allemagne au-dessus de tout (1915). Dans son livre publié en 1897, il exalte la politique de puissance de l'Etat (Machtpolitik) dans l'espace international. Dans cette optique, les Etats sont chacun l'union d'un peuple en puissance indépendante, sont nécessaires à la réalisation de l'homme, à l'expression de sa richesse, à la volonté de la providence. L'Etat a besoin de la confrontation avec d'autres Etats, ce qui permet la manifestation de sa puissance. C'est dans la guerre que l'homme se réalise, faisant triompher sa nature politique et les valeurs nobles contre les préoccupations matérialistes.

"Curieusement, poursuit-elle, ce ne sont pas les défenseurs de l'identité de la société et de l'Etat qui ont le plus vivement critiqué  la politique hégélienne, mais les penseurs libéraux qui ne pardonnèrent pas à Hegel d'avoir en définitive subordonné la société civile à l'Etat. Que Hegel ait pu être considéré par certains comme un apologuète de l'autoritarisme prussien  (Karl Popper, La société ouverte et ses ennemis, 1962) donne la mesure de la mécompréhension dont il fut souvent victime. Car en refusant la confusion entre la société civile et l'Etat, il refusait certes le principe individualiste de la théorie politique libérale, mais en faisant de l'autonomisation  de la société civile la condition de la rationnalité de l'Etat, il justifiait aussi sans réserve ces "droit fondamentaux" imprescriptibles à la norme desquels les libéraux jugent la légitimité des Etats. Ce sont les formes modernes du travail et des échanges qui, dépouillant les individus des s-distinctions statutaires, ethniques, confessionnelles ou nationales et les réduisant uniformément à  leur réalité d'hommes, ont permis la reconnaissance généralisée de ce que "l'homme vaut parce qu'il est un homme, et non parce qu'il est juif, catholique, protestant, allemand, italien, etc. C'est le développement de la société civile moderne, en d'autres termes, qui a permis d'étendre à tous, sans exception, la personnalité juridique, c'est-à-dire la capacité d'être propriétaire, qui a pour corrélat la prohibition de l'esclavage et de toutes les formes de dépendance personnelle. Le status juridicus auquel Kant avait limité, pour l'essentiel, la citoyenneté purement civile, était reconduit aux structures économiques et sociales qui l'avaient rendu concevable. le bourgeois d'une société civile caractérisée d'abord par son mode d'organisation économique (le marché) s'avérait être la condition de la personne dans la pensée juridique.

Les réserves de Hegel envers l'idée cosmopolitique ne tiennent pas à une méconnaissance de la dynamique transnationale des rapports marchands, mais à la conviction qu'un droit reste précaire quand il n'est pas garanti par un pouvoir souverain. La condition de la contrainte, que Kant lui-même avait posées au principe du droit et dont il faisait le critère de la différence entre obligation juridique et devoir moral, ne peut être asurée par une fédération d'Etats (qui ne cèdent rien de leur souveraineté) de la même manière qu'elle l'est à l'intérieur d'un Etat. La validité effective d'un ordre juridique est nécessairement bornée aux limites de l'Etat qui sanctionne les infractions. Dans les rapports mutuels entre les Etats, toute norme universelle est destinée à rester un simple Sollen (impératif moral). S'il est vrai que même dans l'état de guerre, c'est-à-dire de vancance du droit, les Etats doivent veiller à ce que les conditions d'une restauration de la paix soient préservées, cette injonction n'a d'autre garantie que l'universalité des moeurs, elle même il est vrai façonnée par la société civile."

  Parallèlement à la critique de MARX et plus tard à la critique marxienne, de nombreux auteurs revendiquent la distinction entre société civile et Etat, et en Allemagne, notre auteure cite :

- Lorenz von STEIN, économiste et sociologue qui introduit le terme de "mouvement social" dans le langage universitaire, notamment dans son livre Les mouvements socialiste et communiste depuis la troisième révolution française de 1842.

- Robert von MOHL, juriste qui répand le terme Etat de droit, qu'il oppose fondamentalement à l'Etat policier "aristocratique". Adversaire du suffrage universel et de la république comme forme de gouvernement, il est l'auteur d'ouvrages, d'encyclopédies de référence sur la question de l'Etat, de 1833 à 1873.

- Henrich RIEHL.

Tous trois proposent une restructuration de la science de l'Etat qui laisserait la place à une discipline nouvelle, baptisée "histoire naturelle du peuple", "anthropologie sociale", science sociale ou science de la société.

"Mais si la lutte de la bourgeoisie contre les structures politiques et sociales héritées du siècle passé, explique t-elle encore, a conféré un temps à la distinction société civile/Etat une fonction stratégique à la fois dans les discussions relatives au partage des disciplines académiques et dans les polémiques idéologico-politiques (c'est une même aspiration sociale qui supportait aussi bien l'exigence de limiter l'Etat par le droit que la revendication d'autonomie de la sociologie naissante), l'émergence de la "question sociale" fit surgir de nouveaux problèmes qui ne pouvaient être traités avec les instruments théoriques de la première moitié du siècle. Dans les discussions de la sociologie allemande, la distinction typologique et historique entre société et communauté vint supplanter l'opposition entre la société civile et l'Etat ; et le social apparut de plus en plus, non comme un niveau spécifique d'organisation de liens collectifs, mais comme le résultat de multiples facteurs (économiques, juridiques, mais aussi politiques, religieux, idéologiques) qui participent à des titres variés à la socialisation des individus."

 

Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, Etat et société civile, Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

PHILIUS

Partager cet article
Repost0
1 octobre 2016 6 01 /10 /octobre /2016 13:27

    Catherine COLLIOT-THÉLÈNE explique, avec les philosophies de KANT et d'HEGEL notamment, l'évolution des concepts d'Etat et de Société civile. 

"Si la constitution, écrit-elle, du pouvoir centralisé de l'Etat princier avait ôté à la société civile le caractère de communauté naturelle en y introduisant la dimension de la souveraineté, le développement de l'économie marchande suscita une transformation nouvelle du concept qui l'inscrivit derechef dans l'ordre de la nature, mais d'une nature historicisée. Prenant acte des bouleversements des relations sociales induites par la division du travail et la généralisation des échanges monétaires, les philosophes anglo-écossais pensent la société civile en relation avec un progrès de la civilisation, c'est-à-dire d'une lente éducation de l'espèce humaine à la politesse et au raffinement des moeurs. La société civile a une histoire, comme l'indique le titre de l'ouvrage célèbre de Ferguson (A Essay on the History of Civil Society, 1759), et cette histoire implique la supériorité des Modernes sur les Anciens : la civilité s'accroit de concert avec le développement du commerce et des arts. Quoique ces moralistes attaquent rarement de front la problématique contractuelle, ils l'abandonnent pratiquement en faisant des activités économiques le vecteur fondamental de la formation du lien social".

C'est une conception économiste de la société civile qui voit progressivement le jour. Et cette conception marque déjà l'opposition sur le plan économique que beaucoup d'auteurs feront plus tard entre l'Etat et le marché. 

"La solidarité, poursuit-elle, de la société est désormais conçue comme le résultat involontaire de l'interaction des comportements individuels, elle est un ordre spontané, qu'aucune transcendance n'a prescrit aux hommes, et qu'ils n'ont pas non plus délibérément institué. La métaphore de la main invisible (Adam Smith, The Wealth of Nations, 1776) résumera pour la postérité cette conception nouvelle de la société, aussi opposée à l'idée d'une nature politique de l'homme (Aristote) qu'à celle d'une socialité construite contre la nature (théories contractualistes). 

Bien que les philosophes écossais n'aient pas thématisé la différence de la société civile et de l'Etat, comme le fera plus tard Hegel, le déplacement de la société civile vers les activités de production et d'échange des biens matériels, naguère reléguées dans la sphère domestique, implique une révision de la fonction de l'autorité politique : ce n'est plus du souverrain que dépend l'existence de l'ordre social, assuré pour l'essentiel par la combinaison des passions et et intérêts individuels. Par suite, l'Etat est cantonné à un rôle de régulation des conditions de la société civile, et il est dépourvu de toute signification éthique. C'est en effet dans l'espace privé des relations économiques et culturelles que l'individu se civilise, c'est-à-dire réalise l'excellence humaine, et non dans la participation à l'activité politique, comme le voulaient les Anciens."

Même chez les auteurs contestataires de la séparation de l'Etat et de la société civile, cette interprétation novatrice prévaut. Ainsi BURKE (Réflexions sur la Révolution de France, 1790) :

"(Sa) critique des droits de l'homme proclamés par la Révolution française invoque l'indissociabilité de la société civile et de l'Etat. Les véritables droits de l'homme sont ceux que  leur garantit l'existence d'une société civilement constituée, laquelle suppose un "pouvoir indépendant" qui est une institution de contrainte. Burke défend certes une conception conventionnaliste de la société, mais il refuse de faire des "droits naturels" le principe d'évaluation et de légitimation des institutions de la société civile. (...) Si la société a pour présupposé la contrainte exercée par le gouvernement, et est donc inconcevable sans celui-ci, elle forme pourtant un espace distinct du politique. Les droits qu'elle confère à ses membres (droit de justice, droit aux fruits de leur industrie, droit d'hériter, droit à l'instruction...) sont clairement dissociés du droit de participer à la conduite des affaires de l'Etat. Burke souligne expréssément qu'un tel droit n'entre pas dans les "droits directs et originels de l'homme dans la société civile". L'homme "civil et social" n'est plus le citoyen de la civitas antique, il ne possède même plus la citoyenneté politique minimale que lui accordaient toutes les variantes des théories contractualistes : celle de coauteur présumé du contrat orginaire qui institut le status civilis. Car celui-ci, et avec lui tous les contrats particuliers qui correspondent aux différents Etats, ne se fonde pas sur l'adhésion volontaire des hommes, mais sur une "obligation venue de plus haut et qui leur est infiniement supérieure". Le contrat social n'a jamais été conclu par les hommes, pas même fictivement, car il n'est qu'une pièce dans l'ordre hiérarchique de la Création. Et c'est dans cette société civile dont l'Instituteur, Auteur et Protecteur" est Celui que révère l'Eglise, que l'homme a la possibilité d'arriver à la perfection qu'autorise sa nature."

      Dans l'Allemagne de la fin du XVIIIe siècle, les bouleversements liés aux "événements" de France marquent la réflexion sur la société civile et l'Etat. Suivant plusieurs angles :

- Sous l'angle d'abord juridique chez HEGEL ;

- Sous l'angle historique - August Ludwig SCHÖZER distingue trois formes de société : domestique, civile et étatique ;

- Sous l'angle des idées politiques avec FICHTE (Considérations sur la Révolution française, 1793) qui dénonce une confusion d'idées à propos de la société civile.

- KANT chez qui la distinction entre Etat et société est moins nette (Doctrine du droit, 1796) qui esquisse tout de même la différenciation entre une socialité prépolitique et le lien politique.

  Chez KANT, la réflexion se situe autour des Principes du droit civil. Dans la deuxième partie de l'opuscule Théorie et Pratique de 1793, il expose les trois principes a priori sur lesquels est fondé l'état civil, "considéré simplement comme un état juridique" :

- la liberté de chacun des membres de la société, en tant qu'homme ;

- l'égalité de tout homme avec tout autre, en tant que sujet ;

- l'indépendance de chaque membre d'une communauté, en tant que citoyen.

Ce troisième principe, la condition d'indépendance, imposée au citoyen stricto sensu, est la justification kantienne de l'opposition entre citoyens actifs et citoyens passifs. 

Mais, souligne encore Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, "c'est aussi dans ce cadre que pointe la différence entre citoyen et bourgeois dont l'élaboration accompagne, en ces dernières années du siècle, et jusqu'à Hegel, la consolidation de la distinction entre société civile et Etat. L'opposition n'a encore ici qu'une signification territoriale : le terme français citoyen est donné comme équivalent de Staatsburger, citoyen de l'Etat, le terme bourgeois désignant le Stadburger, citoyen d'une ville. Mais dans la mesure où la citoyenneté simplement citadine est précisément opposée à la citoyenneté politique (la civitas, au sens ancien du terme), elle préfigure une citoyenneté purement civile, qui, bornée à l'origine aux limites d'une ville, finit par être comprise comme débordant les frontières des Etats."

Avec la cinquième proposition de l'Idée pour une histoire universelle d'un point de vue cosmopolitique de 1794, où "la société civile administre universellement le droit", KANT suit la même logique. "La liberté est en effet un droit dont l'individu jouit en sa qualité d'homme, qualité qu'il conserve en tous les lieux de la terre et en vertu de laquelle il peut revendiquer le droit de visite dans toute société humaine. La "citoyenneté universelle" évoquée dans le Troisième article définitif du Projet de paix perpétuelle (1795) n'a aucune implication politique, malgré ce que suggère la traduction française ("cosmopolitique") du terme Welthurgerrecht. Le droit qui le constitue se limite "aux conditions d'une hospitalité universelle", c'est-à-dire au droit de ne pas être traité comme un ennemi dans un pays étranger. Que ce droit se manifeste essentiellement par le libre commerce indique qu'en 1793 au moins, Kant percevait les conditions socio-économiques qui rendraient pensable l'universalisation du status juridicus. Formellement, la possession commune de la surface de la terre par l'humanité suffit à justifier la libre circulation des personnes. Mais le besoin d'une institutionnalisation d'un état juridique dont le champ s'étend à l'ensemble du monde nait de la multiplication des relations  entre les peuples et du développement de l'"esprit de commerce". L'institutionnalisation de cet état juridique est un acte de droit public, en ce sens que sa validité doit faire l'objet d'une proclamation officielle. Il ne relève pas cependant du droit politique, car il ne repose pas sur la contrainte, mais sur une association permanente et libre des différents peuples. La société civile universelle n'est pas un Etat mondial, rêve des despotes, elle n'est même pas un Etat fédératif, mais une fédération des peuples, plus proche en définitive d'un Tribunal international que d'un pouvoir politique supra-étatique. Son institution devrait permettre la réalisation d'une socialité juridique à la fois interétatique et transnationale, exigée par la nature rationnelle de l'homme." 

   Dans les Principes de la philosophie du droit (1820) d'HEGEL, les interprétations juridique et économique viennent à se recouvrir. Il cite nommément SMITH, RICARDO et SAY en leur reconnaissant le mérite d'avoir compris l'élément d'universalité inhérent au "système des besoins", c'est-à-dire aux relations que les hommes nouent par le biais du travail et des échanges. "Le système des besoins n'est pas le tout de la société civile, mais son premier moment seulement : elle englobe également l'administration de la justice et l'action régulatrice de la police (en un sens ancien qui inclut le maintien de l'ordre public, mais aussi le contrôle des prix et l'action sociale) et des corporations. Manière de dire que l'ordre spontané du marché ne suffit pas à assurer l'harmonie du social, mais qu'il faut aussi qu'intervienne l'action régulatrice de l'Etat pour corriger les dysfonctionnements (le contraste entre l'accumulation des richesses et la misère croissante de la populace) générés par la logique débridée des intérêts particuliers.

Que la société civile ne puisse subsister par le seul effet combiné des intérêts particuliers, mais présuppose l'Etat à la fois comme correctif à ses excès et comme garant du droit, n'empêche pas Hegel s'insister sur la différence entre l'un et l'autre, par quoi il rompt aussi bien avec la tradition classique qu'avec les prémisses conceptuelles des théories contractualistes modernes. A ces dernières, il fait précisément grief d'avoir confondu société civile et Etat en assignant pour but ultime à ce dernier, dans son engendrement contractualiste, l'intérêt particulier des individus. Face à ce qu'il considère comme un vice fondamental des représentations politiques modernes, Hegel défend une conception de la relation entre individu et Etat inspirée de la civitas antique : c'est la "destination des individus" que de mener une "vie universelle", c'est-à-dire dêtre membres de l'Etat. Pourtant, dans le débat des mérites comparé des Anciens et des Modernes qui hante depuis plus d'un demi-siècle la réflexion sur la société civile, Hegel affirme sans ambiguité, dans la Philosophie du droit de 1820, la supériorité des seconds : c'est le grand mérite des Etats des temps présents d'avoir permis, grâce à la différenciation de la société civile, la reconnaissance du "droit de la liberté subjective", droit qui constitue "le point critique et central qui marque la différence entre les Temps Modernes et l'Antiquité". La "belle totalité éthique" de la cité grecque, la coïncidence immédiate de l'individu avec sa détermination politique, appartient à une époque révolue.

En faisant de la, société civile, un moment de la "vie éthique", Hegel ne se contente pas de prendre acte de l''existence d'une sphère de socialité non politique, ignorée de la cité grecque. il la justifie également, dans la mesure où elle s'avère indispensable à la rationalité accomplie de l'Etat. L'originalité du concept de société civile chez Hegel est donc moins dans le contenu de ce qui est décrit sous ce titre (la division du travail, les échanges, l'accumulation des richesses, ma misère, la colonisation) que dans l'interprétation inédite (spéculative) des relations entre individus et totalité éthique qui préside à sa présentation. La société civile est sans doute le "système de la vie éthique perdue dans ses extrêmes,", c'est-à-dire le moment de la plus grande scission entre universel et particulier, mais elle est aussi le procès qui permet que l'identité éthique, c'est-à-dire l'identité entre l'individu et le tout, se dépouille de son immédiateté naturelle (celle qu'elle possède dans la famille) pour devenir identité réfléchie et voulue. La société civile moderne est le terrain de développement de la culture grâce à laquelle l'autonomie de l'individu et l'autorité suprême de l'Etat cessent d'être comprises comme mutuellement incompatibles. Société civile et Etat sont certes différents mais ils ne s'opposent pas."

 

  Bien que beaucoup d'auteurs en philosophie politique jugent incontournable la comparaison des idées d'HEGEL et de KANT sur certains questions, elles ne se situent pas dans le même registre et l'utilisation d'un même vocabulaire peut tromper des lecteurs trop rapides. KANT discute de la société civile internationale, dans le cadre de l'interrogation de toute une partie de l'élite européenne après la paix d'Utrecht de 1713. HEGEL, juste après la défaite de l'Empire français, donc après une série de guerres qui oblige à penser davantage l'Etat et les Etats, l'Etat et la société civile veut mener en même temps l'analyse de ces deux derniers.

  Pour Marc BELISSA et Florence GAUTHIER, la proposition kantienne d'un droit cosmopolitique cherche à résoudre le problème des conditions de réalisation de la liberté, dans une perspective de paix, entre les personnes et entre les peuples. Si la liberté est un droit propre à l'humanité, c'est-à-dire réciproque ou universel, la possibilité de sa réalisation suppose que soient pensés conjointement, et non séparément, le droit civique, le droit des gens et le droit cosmopolitique. Une telle perspective n'est pas seulement un état de non-guerre, mais un état juridique à construire, emportant le devoir de renoncer aux politiques de puissance conquérante ou colonialiste et à ce qui les fonde : armées permanentes, pouvoir exécutif hégémonique, économie de domination des nations commerçantes de l'Europe en particulier. Se dégage un droit d'hospitalité conçe par Kant comme un droit de visite qui appartient à tout être humain, mais qui ne saurait être confondu avec les pratiques dangereuses d'une appropriation du sol, des richesses ou des habitants.

 Pour Jean-Michel GALANO, HEGEL produit un concept de société civile au terme d'une série de dépassements dialectiques qui ont pour objet de faire comprendre les institutions politiques et juridiques comme la concrétisation et même le corps de la liberté. La liberté, fondement du droit dès l'origine, engendre ce qu'il appelle "le droit abstrait" : alors qu'elle était pure et simple relation de soi à soi (sentiment de liberté), elle s'incarne successivement dans une chose extérieure (la propriété, le mien) puis se réalise dans l'expérience de l'échange contractuel (le mien médiatisé par la volonté devenant commun). Ceci dans le jeu de la personnalité (et des groupes différents qui font valoir leurs aspirations antagoniques (moralité subjective) si l'on suit bien cet auteur). Ce mouvement d'opposition aux lois de la cité et à l'ordre existant ressentit comme injuste débouche (doit déboucher) dans une morale objective, dont les trois moments sont la famille, la société civile et l'Etat.

 

 

     La conception du droit et de l'histoire, chez KANT et chez HEGEL, sous-tendent toutes leurs réflexions sur l'Etat et la société civile. Il est difficile de se passer de la saisie de cette conception pour comprendre leurs analyses de l'Etat et de la société civile.

   Le droit pour KANT est un système d'obligations concernant le rapport pratique extérieur d'une personne à une autre. Il ne concerne donc que la conformité ou non avec la loi, sans être déterminé par le respect pour la loi comme telle. Alors que la législation morale est interne et exige que la loi soit accomplie par devoir, la législation juridique est externe et procède d'une simple obligation formelle. Tel est le principe de la distinction entre ce qui est légal et ce qui est moral, entre l'observation extérieure d'une loi et le respect de la loi par devoir conformément à la pureté de l'intention. Droit et morale sont toutefois complémentaires, car le droit est liberté, laquelle ne peut être que liberté limitée par celle des autres.

La théorie du droit fonde la philosophie de l'histoire qui rend compte du développement des facultés naturelles de l'espèce selon le principe de l'insociable sociabilité, qui fait que tout en s'opposant les hommes ne peuvent finir que pas s'accorder selon un jeu d'équilibre de forces. Le droit transmue progressivement les impératifs techniques en impératifs catégoriques, se situant à la croisée du sensible et du supra-sensible et permettant de dire s'il existe une disposition morale de l'humanité. Il participe donc de l'effectuation de la moralité dans l'histoire, permettant d'envisager un possible progrès moral de l'humanité, trouvant son expression dans une constitution politique de plus en plus conforme aux commandements moraux. (Jean-Marie VAYSSE)

    HEGEL est très influencé par cette conception mais toutes ses réflexions auteur de l'Etat sont mues par une conception de l'Histoire légèrement différente.

   En effet, pour KANT, qui lui donne un statut différent de la connaissance rationnelle qui procède de principes, la connaissance historique étant une connaissance à partir de données, l'histoire est un savoir empirique qui concerne la nature empirique de l'homme au même titre que la psychologie et l'anthropologie, qui procèdent des sciences de la nature. On ne peut donc concevoir le processus historique de civilisation comme naturel. Mais on peut, au niveau de la raison, concecvoir l'Idée d'une histoire d'un point de vue cosmopolitique.

KANT distingue trois conceptions de l'histoire :

- la conception terroriste, selon laquelle le genre humain régresse vers le pire (selon lui ROUSSEAU) ;

- la conception eudémoniste, affirmant une quantité de bien et une quantité de mal constantes (selon lui LEIBNIZ) ;

- la conception abdéristique, où l'histoire n'est que le spectacle affligeant de la misère et de la folie des hommes.

A cela KANT oppose l'idée selon laquelle l'histoire est un plan caché de la nature, réalisant une constitution politique telle que la nature puisse totalement développeer dans l'humanité ses dispositions. Il renvoie dos-à-dos la thèse qui fait de l'histoire un chaos, puisque nature et liberté ont des lois, et celle qui en fait le résultat d'un ordonnancement providentiel, puisque le jugement téléologique est réfléchissant et non déterminant.

KANT ne parle pas comme HEGEL de ruse de la raison, mais de ruse de la nature pour montrer comment des mécanismes naturels sont capables de s'auto-réguler et de s'auto-finaliser, comment des forces sont capables de s'équilibrer et des pulsions de se socialiser, de telle sorte qu'il en résulte la possibilité d'espérer un état cosmopolitique de paix et de droit. De même que la liberté doit s'insérer dans la nature, les mécanismes naturels produisent des effets téléologiques, de la finalité offerte à un jugement réfléchissant. (Jean-Marie VAYSSE)

  Cette conception optimiste de la marche de l'humanité est fortement compromise par les développements de l'entreprise militaro-politique de la France napoléonienne. Aussi HEGEL subtistitue la nécessité de la raison à une tendance naturelle. Il garde une certain optimisme, cette raison possédant pour lui une capacité de ruse. Mais cette ruse, qui permet de combiner société civile et Etat, prend sans doute, comme MARX le pense ensuite, une bien trop grande importance dans le système philosophique, face aux antagonismes sociaux, à la force de cette contradiction entre l'accumulation des richesses et l'accroissement de la paupérisation de la majeure partie de la population.

 

Catherine COLLIOT-THÈLÈNE, Etat et société civile, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005. On lira avec profit le livre de C GAUTIER, L'invention de la société civile, PUF, 1993.

Jean-Michel GALANO, La société civile chez Hegel et chez Marx, Espace Prépas, 2012. Marc BÉLISSA et Florence GAUTHIER, Kant, le droit cosmopolitique et la sosiété civile des Nations, dans Annales historique de la Révolution française n°317, 1999, www.persee.fr

Jean-Marie VAYSSE, Le Vocabulaire de KANT, Ellipses, 2002

 

 

PHILIUS

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
23 septembre 2016 5 23 /09 /septembre /2016 08:48

    Rappelons simplement que les missiles tactiques interviennent dans tous les compartiments du champ de bataille : sur terre, sur mer et sous la mer. Ils sont utilisés pour endommager ou détruire différents types d'objectifs : chars, centres de commandement ou de télécommunications, radars, dépôts de munitions, avions, navires, sous-marins. 

Globalement, on distingue trois générations de missiles tactiques. La première est constituée de missiles télécommandés sur toute la trajectoire. La deuxième génération est composée de missiles autoguidés, se dirigeant seuls sur leur cible après un accrochage préalable assuré par le lanceur (avion, navire, véhicule terrestre). La troisième est formée de missiles "intelligents" capables d'attaquer seuls des objectifs préalablement désignés, permettant l'adoption de la technique dite 'tire et oublie" (fire and forget) qui libère l'opérateur humain pour de nouvelles actions.

       Les missiles tactiques balistiques (ils le sont tous, faisant appel à la pesanteur à un moment ou à un autre... jusqu'à maintenant) sont conçus pour une utilisation de courte portée sur le champ de bataille, typiquement à moins de 300 kilomètres. Ils constituent des armements intermédiaires entre l'artillerie conventionnelle à base de fusées et les missiles balistiques de grande distance, souvent considérés comme des missiles stratégiques. Il peut y avoir quantité de catégories suivant la distance à parcourir, comme pour la nature des charges emportées.

    Pour Joseph HENROTIN et Philippe LANGLOIT, chargés de recherche au CAPRI (Centre d'analyse et de prévision des risques internationaux de la DGA et DAS), les évolutions qu'ont connues les missiles tactiques ces dernières années sont considérables. Un véritable changement de paradigme selon divers spécialistes est en traint de se produire, montrant une recherche, chez les concepteurs comme chez les militaires, d'une plus grande polyvalence, montrant des évolutions radicales des enveloppes d'emploi des engins.

"Il existe, dans le domaine de la missilerie, une tendance émergente au brouillage des rôles et des fonctions, dont la première des rationalités est d'élargir l'enveloppe d'emploi des engins et, donc, la liberté de manoeuvre des commandants. Cette tendance se déploie tant dans le domaine naval que dans le domaine terrestre, avec le développement de missiles capables aussi bien de mener des missions antichars que d'appui d'infanterie, notamment en zone urbaine. Mais cette tendance lourde se double également d'évolutions plus radicales, cette fois dans le domaine de l'emploi tactique du facteur "temps" par l'intermédiaire de missiles qualifiés de "rôdeurs". Le principe est simple mais sa mise en oeuvre apparait plus complexe : après lancement d'un engin, il se met à la recherche de cibles potentielles qui, une fois détectées et validées, sont attaquées. Il s'agit bien ici "d'instruments de contrôle des "présents"". Au vrai, la tendance était latente, plusieurs tentatives ayant été menées dans les années 1990."

Après avoir détaillé les caractéristiques de plusieurs missiles tectiques, notamment américains, les deux auteurs indiquent que cette tendance reste à confirmer, étant donné que l'Europe n'est pas en reste avec ses propres programmes d'armements. Tous ces programmes, tant américains qu'européens, sont soumis aux contraintes budgétaires des États qui n'épargnent pas les armées.

"Face à la pression budgétaire (qui trouve des ramifications jusque dans la gestion des stocks de munitions), les armées demandent de plus en plus de capacités, quitte à ce que les nouveaux engins soient plus coûteux que les générations précédentes. Mais, au final, les états-majors, quels qu'ils soient, entendent réduire les coûts - bien que les réflexions en la matière soient très inégales d'un pays à l'autre. Deuxième grande tendance, la question de la maitrise du temps. Aujourd'hui, elle importe plus que la géographie - même si la géographie reste évidemment importante. Mais la géographie est à présent maîtrisée : du GPS à la fiabilité des capacités de projection, navale, terrestre ou aérienne, envoyer un engin à un endroit précis à 20 000 km de la base n'est plus un problème. Il ne faut plus "charbonner" et réparer comme lorsque la flotte russe, quittant la Baltique, mettait six mois pour atteindre, et s'y faire détruire, le détroit de Tsushima.

Le véritable problème réside, en revanche, dans la temporalité des frappes. "Aller vite", ou au contraire, "persister et attendre la bonne occasion", impose une maîtrise du temps qui sera indéniablement le prochain chantier stratégique du siècle (voir Joseph HENROTIN, Seapower. Enjeux et perspectives de la stratégie navale, collection Bibliothèque stratégique, Économica, 2009). Or, vues sous cette perspective, les contraintes pour la stratégie des moyens sont autrement plus importantes. Il faut des systèmes de guidage plus précis et pouvant être utilisés dans des cas de figure même pas envisagé au moment de la conception des engins. Il faut également des charges modulaires, adaptables, qui permettent de répondre au "temps politique" : pour parler crûment, en Afghanistan, en 2001, l'emploi de bombes de 907 kg était politiquement moins problématique qu'aujourd'hui. La légitimité de l'opération aux yeux du monde politique comme des opinions publiques était alors intacte. Il faut également une simplicité d'emploi devant répondre au "temps tactique" : s'engoncer dans de longues check-list avant un lancement n'est plus guère une option pour des pilotes ou des opérateurs engagés sur des terrains requérant déjà toute leur attention (pour tirer, il faut d'abord survivre) et qui sont soumis à des règles d'engagement contraignantes.

Il faut également répondre au "temps technique". Soit aménager des possibilités d'évolution des engins (afin de permettre des évolutions futures) tout en faisant en sorte qu'ils nécessitent le moins d'entretien possible. Les armées n'ont plus guère le temps de compter leurs boutons de guêtres... Les défis pour la génération à venir sont considérables, d'autant plus que les prospectives en matière budgétaire ne prêtent pas l'optimisme. Jamais, depuis 1945, les armées européennes n'ont été engagées dans autant d'opérations, mobilisant, pour une partie d'entre elles, presque totalement leurs unités de tête et ne laissant en réserve que des unités revenant d'OPEX (d'opérations extérieures), ou s'entrainant pour y être engagées. Et pourtant, en dépit de cet engagement, jamais les budgets n'ont été si faibles : l'unité comptable représentée par le nombre de poucents du PIB affecté à la défense est évidemment instable...".

Même si dans ce blog, on est loin de se joindre aux plaintes des militaires et des compagnies d'armements à ce sujet, il faut bien voir le décalage croissant entre des ambitions politiques affichées et des moyens accordés. En tout cas, l'évolution technologique, ici des missiles tactiques, s'inscrit dans une évolution globale des armements. De plus en plus de fiabilités techniques, de moins en moins d'unités opérationnelles...

On ne peut pas ne pas être frappé  (sans vouloir faire de l'humour noir) par le caractère imprécis des missiles tactiques employés dans la guerre en Ukraine. Loin des vantardises des uns et des autres, les effets des lancements de missiles va jusqu'à tromper sur le ciblage des adversaires : civil ou militaire, objectif de destruction des matériels militaires ou de terrorisme des populations.. Sans compter les effets fratricides qui se multiplient au gré des mauvaises coordinations entre éléments d'une même armée... S'emploient des missiles moins coûteux, moins précis et plus nombreux (plus anciens aussi) entrainant un usage qui se rapproche plus de celui de la première guerre mondiale que d'une guerre dite moderne...

 

Joseph HENROTIN et Philippe LANGLOIT, Missiles tactiques, Une nouvelle génération et deux tendances, dans Défense & Sécurité internationale, numéro 53, Novembre 2009.

 

ARMUS

 

Relu le 5 juillet 2022

 

 

 

 

 

Partager cet article
Repost0
22 septembre 2016 4 22 /09 /septembre /2016 06:24

   La temporalité, définie dans les dictionnaires comme caractère de ce qui est dans le temps ; le temps vécu, conçu comme une succession dévénements et pourrait-on ajouter conçu comme relation entre les événements, est un mot peu utilisé dans le langage courant. On le retrouve cependant dans certains traités de sociologie, mais là aussi son usage est peu répandu. Pourtant, il a l'avantage de signifier certains décalages dans la succession des événements, suivant le domaine considéré.

La temporalité sociologique, la temporalité économique, la temporalité politique, la temporalité psychologique.... voilà des temporalités qui, si elles sont présentes dans la vie réelle ne vont pas au même ryhme. Il est pourtant une temporalité, celle des médias de tout genre, et plus la circulation de l'information est rapide dans ceux-ci, plus le phénomène s'enfle, qui est très caractéristique de nos société dites développées, qui contribue tant souvent à toutes les confondre (dans les représentations).

Ainsi, des politiques économiques dont les effets sont pourtant lents à se faire sentir, sont-ils mis régulièrement au compte de l'activité de personnels politiques qui n'étaient même pas là au moment des prises de décision invoquées. Ainsi une situation économique est-elle interprétée comme s'il y avait instantanéité entre activité politique et activité économique et même conséquences sociologiques. De quoi introduire dans des esprits qui ne suivent qu'en pointillé tout ce qui dépasse les frontières de leur petit monde domestique, des confusions en chaîne aux effets qui peuvent être redoutables. Invoquer de même les afflux migratoires récents pour expliquer des difficultés économiques structurelles, techniques favorites de nombre de démagogues relève de la même confusion. Un certain populisme s'alimente de confusions de ce genre, tant le populisme en soit n'existe que par une ignorance relative de la part des populations  du fonctionnement de leur propre société. 

Confusion aussi souvent dans le domaine de la défense entre temporalités tactiques et temporalités stratégiques. Un exemple flagrant vient de la temporalité médiatique de la guerre froide par rapport aux évolutions technologiques réelles dans les deux camps de l'Est et de l'Ouest. Souvent l'annonce d'une montée en puissance est confondue avec une réelle montée en puissance, que ce soit la sienne ou celle de l'adversaire, cette puissance qui pourtant met du temps à ... monter, étant déjà considérée comme réelle où moment où elle est annoncée, alors qu'il s'agit souvent que des premières évolutions (à moins que, plus, il ne s'agisse que d'anticipation) - qui ne trouvent parfois pas leur aboutissements - de puissance.

On en vient même à calquer une temporalité criminelle récente sur une temporalité psychologique, celles d' auteurs d'actes criminels importants (en nombre de victimes notamment), elle-même reliée à une temporalité politique...et même stratégique, celle d'une radicalisation des esprits dont on a peine tout de même à imaginer les cheminements... Comme si la vision d'informations sur Internet pouvaient modifier radicalement la personnalité... (ou alors il s'agit réellement d'esprits particulièrement faibles!)

La temporalité médiatique, celle par laquelle est perçue l'événement rassemble alors dans une même séquence temporelle, ne serait-ce qu'en quelques jours, temporalité psychologique, temporalité criminelle et temporalité politique (l'allégeance à une groupe politico-religieux), dans une certaine naïveté d'ailleurs en croyant qu'il s'agit de crier Allah akbar pour faire partie de la communauté des sauvés dans l'au-delà, naïveté dont on a l'impression qu'elle est partagée autant par les auteurs d'actes prétendument martyrs que par les multiples journalistes de dernière catégorie qui rapportent les événements eux-mêmes, eux-mêmes soutenus d'ailleurs par un tas d'experts auto-proclamés en terrorisme, qui trouvent là une source de notoriété et de revenus conséquents...

Le premier devoir de l'analyste, qu'il soit politique, économique ou criminel, est pourtant de démêler ces différentes temporalités, agglutinées par la grâce de la plume, du verbe ou de l'électronique, dans une même séquence courte. On peut regretter à cet égard la faible investigation dont font preuve maints orateurs, tout occupés par le court terme, par les multiples arrangements tactiques avec la vérité, et très peu par des perspectives stratégiques à moyen ou long terme.

Un des télescopages les plus navrants des temporalités est bien entendu la confusion entre temporalité économique et temporalité écologique. Croire que l'on peut en même temps sauver les emplois partout et l'avenir de nos petits enfants, face aux conséquences des bouleversements climatiques relève bien souvent soit de la naïveté, soit de l'irresponsabilité, soit encore de ce court-termisme qui est la calamité des temps qui courent. Plus on retarde les mesures économiques indispensables, plus on en subira les conséquences les plus néfastes. Plus nous tardons à les prendre, plus la manière dont ces conséquences peuvent être évitées seront douloureuses, voire sanglantes. Ne pas comprendre la temporalité de la nature, le temps long par excellence, avec ses à-coups souvent meurtriers et sa différence essentielle avec la temporalité économique, qui elle-même est déjà peu rapide, et encore la différence entre cette dernière et la temporalité politique qui se mesure en durées brèves de mandats. On peut  peut-être l'admettre de la part d'hommes et de femmes qui ont déjà abdiqués plus ou moins leurs statuts de citoyens. Mais pas de ceux qui, par leur formation intellectuelle et leurs activités, sont à même de comprendre l'urgence qu'il y a à penser des réformes en tenant compte de ces multiples temporalités et surtout de la nécessité à les entreprendre.

 

RAGUS

 

Relu le 5 juillet 2022

Partager cet article
Repost0
19 septembre 2016 1 19 /09 /septembre /2016 13:50

    Dans les grandes tendances de l'armement de l'infanterie de nos jours, se chevauchent et se contredisent (au sein des armées, mais pas dans les complexes militaro-industriels) deux orientations, deux options, deux voies : doter le fantassin de tous les équipements, des pieds à la tête, lui permettant de combiner à la fois repérage de l'ennemi, protection individuelle et efficacité dans le combat rapproché ou moins proche, faisant de son corps le réceptacle de multiples outils plus ou moins complexes et autonomes à manier sur le terrain ou/et encore construire un combattant entièrement mécanique, sorte de drône terrestre qui prolongerait avec tous leurs avantages sans en avoir leurs inconvénients des véhicules tous-terrains de toutes sortes, de chars avec des manoeuvrabilités bien plus grandes, des précisions plus fortes aussi.  

      Les deux options existent et l'une prendra sans doute le pas de l'autre suivant les coûts des matériels développés et... de l'expérience sur le terrain. A moins qu'elles ne soient développées en parallèle, pour peu qu'augmentent les capacités budgétaires des armées. Car l'obstacle principal à ce développement est le coût de ces équipements, un autre étant les difficultés de formation du combattant ou du) servant (suivant l'option... Un autre obstacle réside dans la capacité des constructeurs de ces équipements d'en faire des instruments techniques cohérents...

    

    Des projets de ses promoteurs eux-mêmes, le fantassin à équipements et liaisons intégrés" est un fantassin (du XXIe siècle) doté d'un système de combat individuel. Aux noms différents selon les pays, programme FÉLIN en France, développé par la Sagem Défense Sécurité, programme FIST (Future Integrated Soldier technology) en Grande Bretagne, il s'agit d'un système de combat permettant d'améliorer cinq fonctions :

- communication

- observation

- létalité

- protection

- mobilité et soutien.

Par ailleurs, le système doit présenter une compatibilité améliorée avec les systèmes d'arme, les équipement, véhicules et aéronefs tels que lance-roquettes, postes de missiles, véhicules de transports blindés, véhicule de combat d'infanterie, hélicoptères... Il s'agit d'un système différent du système de protection contre les armes NBC qui transforme déjà l'allure du fantassin moderne. 

   Ces programmes répondent plus ou moins au futur standard OTAN Future Soldier lancé au cours des années 1990. L'évolution de la situation économique des Etats fait que les ressources accordées au développement de tels programmes sont très variables, et c'est parfois seulement depuis le début des années 2010 que s'accélèrent dans les armées la dotation d'équipements qui s'en rapprochent, souvent par petit bout, sans que l'on perçoive une révolution dans l'art de se mouvoir et de combattre du combattant. 

   En France, c'est entre 1995 et 2000 qu'un programme d'étude amont de la Direction Générale de l'Armement menée par le GECAD (Groupement d'Etude du CombAttant Débarqué), permet la réalisation d'un démonstrateur d'étude (démonstrateur de faisabilité), principalement centré sur les communications, l'observation (en conditions diurnes et nocturnes), la protection (dont la discrétion visuelle et acoustique), l'autonomie en énergie et la mobilité (poids de l'équipement, ergonomie, mobilité). Celui-ci, toujours selon les promoteurs de tels programmes, grâce à des essais sélectifs en laboratoire et sur le terrain, apporte la preuve qu'à l'horizon 2000-2005, les technologies choisies seraient effectivement matures pour envisager le développement d'un véritable système-combattant individuel. C'est à l'issue de telles études qu'en mars 2004, la société française Sagem Défense Sécurité est désignée pour réalisé le programme "Félin". L'armée française passe en 2009 une première commande globale de 22 588 systèmes, mais le projet de loi de programmation militaire 2014-2020 n'en prévoit que 18 552 exemples. Les premiers systèmes "Félin" sont livrés à l'armée de terre en mai et septembre 2010. En décembre 2014, 17 régiments d'infanterie sont équipés. 

Le "Félin" est basé sur une architecture combinant deux réseaux, l'un transmettant les flux de données et l'autre permettant l'alimentation en énergie. Il est constitué d'un ensemble d'équipements organisés en sous-systèmes :

- l'armement

- les équipement textiles de camouflage et de protection

- l'équipement de tête

- les équipements électroniques individuels

- les lunettes de tir et jumelles d'observation

- le système d'information tactique

- et le kit d'intégration dans les véhicules.

Avec le temps, des variantes sont introduites dans les équipements, avec les mêmes objectifs. Une tenue NBC notamment permet au combattant de poursuivre sa mission. Quasiment tous les éléments de l'équipement sont appelés à suivre des évolutions technologiques, parfois importantes, qui rendent le fantassin plus efficient. 

   Si en Italie se développe le Soldato Futuro, en Allemagne l'IdZ-ES, en Espagne le COMFUT (COMnatiente FUTuro) et au Royaume-Uni le FIST, l'armée américaine suit et parfois précède le même processus, avec la très forte attention de l'armée russe qui se s'est doté de son propre programme. En effet, le Ratnik, nom de son système de combat individuel, commence à équiper des régiments depuis au moins 2015. D'ailleurs, dans les différents salons d'armement terrestre et aéroterrestre, ces équipements sont présentés, façades médiatiques d'une course aux armements qui est autant technologique qu'idéologique. 

  Le rythme d'équipement des armées est très variable et si on lit bien les différents rapports de programmations militaires des différents pays, on peut voir que cet équipement du futur est d'abord dévolu à des parties précises des armées, sans volonté pour l'instant de dotation généralisée.

 

   Ainsi la Grande Bretagne a repoussé jusqu'à 2010 dans un premier temps la mise en service de la première génération de FIST, tout en étudiant déjà des variantes. Thalès UK se voit d'ailleurs attribuer le développement du programme en 2003 et de nombreux essais sont menés depuis. La date d'achèvement de ce programme est encore actuellement portée à 2020 et à tous les niveaux, on ne veut rien laissé au hasard, tant l'enjeu est important. En 2009, le projet est en phase de démontration, à l'issue de laquelle est envisagé l'équipement de 29 000 soldats, les premières troupes étant dotées depuis 2010.

En premier lieu, il convient, précise Emmanuel VIVENOT "de retenir que cet équipement n'est pas destiné à doter chaque soldat britannique. Il sera distribué aux unités en fonction des besoins de la mission, à la fois aux troupes de mêlée et aux unités de soutien logistique au combat. le contrat final, d'un montant de deux milliards de Livres Sterling, porte sur 35 000 kits qui devraient être attribués à la British Army, au RAF Regiment et aux Royal Marine Commandos entre 2015 et 2020.

Au début de 2004, un accord de partage des compétences et de connaissances fut mis en place entre le Royaume-Uni et les USA concernant les systèmes d'alimentation en énergie, la gestion de cette dernière et une nouvelle technologie de batteries à essence.

En novembre 2006, une série d'essais concernant une extension du FIST 2.0 mit quatre équipes en concurrence pour les radios du système C41 : Selex Communications (radio SSR), Thalès Iradio Vector Teral, et Cobham (radio ITT ou Raytheon MicroLight). ce fut finalement le tandem Cobham/Raytheon qui fut retenu."

 

   Cet exemple montre que les évolutions technologiques de l'équipement du fantassin, et pas seulement pour son armement, se poursuivent à grande vitesse, du moins sur les planches de bureau...Dans un environnement de plus en plus hostile parsemé de pièges de toutes sortes, notamment en milieu suburbain ou urbain, le soldat se voit doté d'outils de plus en plus complexes aux coûts croissants. Il y a certainement un seuil de possibilités de le doter de tels outils, sa capacité d'attention restant limitée. Dans l'esprit de nombreux responsables militaires, se distanciant de l'enthousiasme des entreprises d'armements, ces capacités n'ont de sens que si la situation d'asymétrie recherchée dans le combat moderne se maintient. L'un des motifs psychologiques qui poussent à la recherche d'outils de plus en plus performants réside notamment dans la recherche du zéro mort, les pertes dans les rangs, occidentaux notamment, étant jugés par les populations nanties comme de plus en plus inacceptables. 

   La guerre en Ukraine montre d'ailleurs des fantassins à des années lumière des conceptions les plus avancées sur ses équipements, le soldat courant ressemblant souvent à son homologue de la deuxième guerre mondiale, voire de la première...

Emmanuel VIVENOT, Le programme FIST, dans Défense & Sécurité internationale Technologies, numéro 19, Septembre-Octobre 2009. 

 

ARMUS

 

Relu le 7 juillet 2022

Partager cet article
Repost0
19 septembre 2016 1 19 /09 /septembre /2016 09:12

   Au Moyen-Age et à la Renaissance occidentales (périodisation commode à défaut de montrer les vraies étapes historiques...), la question de l'État et de la société civile n'est pas réellement encore posée ni historiquement ni théoriquement. Pour l'essentiel, les penseurs reprennent la synonymie antique de la polis et de la koinônia politiké, et ce jusqu'aux Temps Modernes.

On la retrouve chez :

- Thomas d'AQUIN, malgré les modifications notables induites dans l'interprétation des communautés humaines par l'opposition, reçue d'AUGUSTIN, entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre. A noter que en terre chrétienne, c'est d'abord des milieux religieux qu'émergent, lorsqu'ils ne les soutiennent plus totalement (querelle des Investitures notamment), qu'émerge une "société civile" - et là du coup c'est contre les guerres et les déprédations seigneuriales qu'elle le fait en grande partie - faite de pouvoirs qui invoquent la foi commune, qui par ailleurs favorisent la renaissance d'une agriculture digne de ce nom, ainsi que de nombre de service (santé, éducation) tombés en déshérence avec la longue chute de l'Empire Romain. 

- BODIN, dans notamment De Republica, livre III, chapitre 7, Quarta, 1601.

- HOBBES dans son ouvrage De Cive de 1642, chapitre V.

- LOCKE dans son Second Treaty of Civil Government, chapitre 7.

- Christian WOLFF, avec son Philosophia rationalis sive Logica de 1740.  Cet auteur des "lumières allemandes" tente de construire une philosophie rationnelle extrêmement liée à un ordonnancement géométrique. Malgré une lecture au moins dans la traduction française très aride et parfois lassante, ses contemporains européens (qui y trouvaient au contraire beaucoup de clarté) se sont beaucoup inspirés de ses réflexions. Sa doctrine s'inspire énormément de l'oeuvre de LEIBNIZ, même s'il s'en démarque sur plusieurs points. On trouve son Discours Préliminaire aux éditions Vrin.

- et KANT par sa Doctrine du droit. Pour lui, un État est l'unification d'une multitude d'hommes sous des lois juridiques et les membres d'une telle société civile forment l'Etat. Cette société est l'objet de la politique, à côté de laquelle il n'y a pas de place pour une science du social.

      C'est surtout à partir du XVIe siècle cependant que l'émergence de l'État moderne induit dans la théorie politique des innovations et des déplacements progressifs qui, s'écartant des prémisses sur lesquelles reposait l'identité de la société civile et de l'État chez ARISTOTE, en minent la cohérence.

Cette érosion s'esquisse chez BODIN, lorsqu'il fait de l'attribut de la puissance souveraine le critère distinctif de la république : "La famille est une communauté naturelle, le collège est une communauté civile. La République a cela davantage que c'est une communauté gouvernée par puissance souveraine." Elle se confirme chez HOBBES, qui omet significativement l'expression société civile dans la définition donnée de la civitas dans le Léviathan (1651). Bien que la société civile des théories contractualistes s'établisse toujours entre hommes libres, et conserve par conséquent aux activités économiques le statut d'une réalité à la fois présociale et prépolitique, elle se distingue nénamoins de la cité de la philosophie grecque par deux caractères.

D'abord, elle est artificielle : l'état civil se constitue par une rupture avec l'état de nature, même s'il faut bien introduire dans l'état de nature le minimum de conditions nécessaires pour pouvoir penser la nécessité de son abolition. La société civile n'est plus un "fait de nature", mais une personna civilis, comme HOBBES le souligne avec insistance, c'est-à-dire une instance produite par le renoncement concerté des individus à leur condition naturelle.

Ensuite, tandis que la polis ou koinônia politiké des Anciens était une relation horizontale entre des hommes libres et égaux, aptes à obéir aussi bien qu'à commander, la civitas sive societas civilis des théoriciens contractualistes est au contraire organisée verticalement par la différence qui s'établit en son sein entre l'autorité souveraine et les citoyens-sujets. Points de départ de l'engendrement idéal de la société civile et principes de sa légitimité, les individus éprouvent celle-ci, une fois constituée, comme un pouvoir distinct d'eux-mêmes, auquel ils sont en définitive assujettis.

 

    Pour comprendre le véritable glissement de conception et de vocabulaire, il peut être utile de comparer par exemple Ethique de Nicomaque et De Republica de Jean BODIN. On peut lire dans le chapitre 7 du livre III de cet ouvrage que "la différence de la famille aux corps et Collèges, et de ceux-ci à la République, est telle que (le) tout à ses parties; car la communauté de plusieurs chefs de famille ou d'un village, ou d'une ville, ou d'une contrée, peut être sans République, aussi bien que la famille sans Collège. Et tout ainsi que plusieurs familles, alliées par amitié, sont membres d'un corps et communauté, (de même) aussi plusieurs corps et (...) communautés, alliés par puissance souveraine, font une République. La famille est une communauté naturelle, le Collège est une communauté civile. La République a cela davantage, que c'est une communauté gouvernée par puissance souveraine, et qui peut être si étroite, qu'elle n'aura ni corps ni Collège, (mais) seulement plusieurs familles. Et par ainsi, le mot de Communauté est commun à la famille, au collège, et à la République ; et proprement le corps s'entend, ou de plusieurs familles, ou de plusieurs collèges, ou de plusieurs familles et collèges."

Concernant l'Origine des collèges : "Et l'origine des corps et collèges est venue de la famille (...), il fut nécessaire de bâtir maisons, puis hameaux et villages, et voisiner en sorte qu'il semblât que ce ne fût qu'une famille, jusqu'à ce que la multitude ne se pouvant plus loger, ni vivre en même lieu, fût contrainte (de) s'écarter plus loin ; et peu à peu les villages s'étant faits bourgs, et séparés de biens et de voisinage, sans lois, sans Magistrats, sans Principauté souveraine, entraient aisément en querelles et débats, qui pour une fontaine, qui pour un puits (...) où les plus forts l'emportaient, et chassaient les plus faibles de leurs maisons et villages. (Ce) qui fut cause d'environner les bourgs, de fossés, et puis de murailles telles qu'on pouvait ; et s'allier ensemble par sociétés, les uns pour défendre leurs maisons, biens et familles de l'invasion de plus forts ; les autres pour assaillir, et chasser ceux qui s'étaient accommodés, piller, voler ; car le plus grand point d'honneur et de vertu qui fût entre les premiers hommes, dit Plutarque, était de massacrer, tuer, ruiner les hommes, ou les rendre esclaves."

Sur la puissance des Collèges : "L'origine et définition des collèges et communautés éclaircies, il faut parler de leur puissance en général, et de ce qui n'est point déterminé par leur fondation, statuts et privilèges particuliers, qui sont divers pour la diversité des communautés (...). Car en toutes communautés, quand il est question de ce qui est commun à tous en particulier et divisement, le consentement exprès d'un chaque est requis ; mais s'il est question de ce qui est commun à tous par indivis, et conjointement, il suffit que la plupart soit d'une opinion pour obliger le surplus, pourvu qu'il ne soit rien ordonné contre les statuts du collège établis par le souverain, ou bien par le fondateur du corps et collège, autorisé par le souverain. Demeurent donc les ordonnances de la République, et les statuts en leur entier, le collège peut faire ordonnance, qui oblige la moindre partie en nom collectif, et tous les collèges en particulier, pourvu que les deux tiers aient assisté à l'assemblée, (encore) qu'ils n'aient pas été tous d'un avis ès choses qui concernent la communauté. Mais la plupart de tous assemblés en corps ne sont point tenus à leurs statuts, et beaucoup moins tout le collège non plus que le Prince à sa loi, ou le testateur à son testament, ou les particuliers à leurs conventions, desquelles ils ne peuvent départir d'un commun consentement ; et (il) suffit des deux tiers du collège pour casser l'ordonnance faite de tout le collège, ce qui est en général à toutes sortes de communautés, états, corps et collèges, s'il n'est question de choses communes à tous en nom collectif. Mais si les états sont assemblés de plus en corps, comme les états de l'Empire, et toutes les Républiques composées des trois ordres, à savoir l'odre Ecclésiastique, de la Noblesse, et du peuple, les deux ne peuvent rien faire au préjudice du tiers (...)."

BODIN s'étend longuement à forces exemples sur cette question avant d'examiner la "Forme de punir les corps et communautés", en cas de rébellion, sédition et autres. La référence demeure l'avis de la communauté elle-même. Il met ensuite en garde contre toute punition qui se réfère à autre chose, car ce serait encore plus la ruine d'un "vivre ensemble" où l'amitié est absolument nécessaire. Toute punition en dehors de cette référence, et notamment au nom d'une souveraineté qui se situerait ailleurs que dans la communauté, conduit à un désastre encore plus grand.

 

Jean BODIN, Les Six livres de la République, abrégé du texte de l'édition de Paris de 1583, édition et présentation de Gérard MAIRET, 1993, Les classiques en sciences sociales (uqac.ca). 

Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, État et société civile, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

Relu le 8 juillet 2022

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens