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19 septembre 2016 1 19 /09 /septembre /2016 09:12

   Au Moyen-Age et à la Renaissance occidentales (périodisation commode à défaut de montrer les vraies étapes historiques...), la question de l'État et de la société civile n'est pas réellement encore posée ni historiquement ni théoriquement. Pour l'essentiel, les penseurs reprennent la synonymie antique de la polis et de la koinônia politiké, et ce jusqu'aux Temps Modernes.

On la retrouve chez :

- Thomas d'AQUIN, malgré les modifications notables induites dans l'interprétation des communautés humaines par l'opposition, reçue d'AUGUSTIN, entre la Cité de Dieu et la Cité terrestre. A noter que en terre chrétienne, c'est d'abord des milieux religieux qu'émergent, lorsqu'ils ne les soutiennent plus totalement (querelle des Investitures notamment), qu'émerge une "société civile" - et là du coup c'est contre les guerres et les déprédations seigneuriales qu'elle le fait en grande partie - faite de pouvoirs qui invoquent la foi commune, qui par ailleurs favorisent la renaissance d'une agriculture digne de ce nom, ainsi que de nombre de service (santé, éducation) tombés en déshérence avec la longue chute de l'Empire Romain. 

- BODIN, dans notamment De Republica, livre III, chapitre 7, Quarta, 1601.

- HOBBES dans son ouvrage De Cive de 1642, chapitre V.

- LOCKE dans son Second Treaty of Civil Government, chapitre 7.

- Christian WOLFF, avec son Philosophia rationalis sive Logica de 1740.  Cet auteur des "lumières allemandes" tente de construire une philosophie rationnelle extrêmement liée à un ordonnancement géométrique. Malgré une lecture au moins dans la traduction française très aride et parfois lassante, ses contemporains européens (qui y trouvaient au contraire beaucoup de clarté) se sont beaucoup inspirés de ses réflexions. Sa doctrine s'inspire énormément de l'oeuvre de LEIBNIZ, même s'il s'en démarque sur plusieurs points. On trouve son Discours Préliminaire aux éditions Vrin.

- et KANT par sa Doctrine du droit. Pour lui, un État est l'unification d'une multitude d'hommes sous des lois juridiques et les membres d'une telle société civile forment l'Etat. Cette société est l'objet de la politique, à côté de laquelle il n'y a pas de place pour une science du social.

      C'est surtout à partir du XVIe siècle cependant que l'émergence de l'État moderne induit dans la théorie politique des innovations et des déplacements progressifs qui, s'écartant des prémisses sur lesquelles reposait l'identité de la société civile et de l'État chez ARISTOTE, en minent la cohérence.

Cette érosion s'esquisse chez BODIN, lorsqu'il fait de l'attribut de la puissance souveraine le critère distinctif de la république : "La famille est une communauté naturelle, le collège est une communauté civile. La République a cela davantage que c'est une communauté gouvernée par puissance souveraine." Elle se confirme chez HOBBES, qui omet significativement l'expression société civile dans la définition donnée de la civitas dans le Léviathan (1651). Bien que la société civile des théories contractualistes s'établisse toujours entre hommes libres, et conserve par conséquent aux activités économiques le statut d'une réalité à la fois présociale et prépolitique, elle se distingue nénamoins de la cité de la philosophie grecque par deux caractères.

D'abord, elle est artificielle : l'état civil se constitue par une rupture avec l'état de nature, même s'il faut bien introduire dans l'état de nature le minimum de conditions nécessaires pour pouvoir penser la nécessité de son abolition. La société civile n'est plus un "fait de nature", mais une personna civilis, comme HOBBES le souligne avec insistance, c'est-à-dire une instance produite par le renoncement concerté des individus à leur condition naturelle.

Ensuite, tandis que la polis ou koinônia politiké des Anciens était une relation horizontale entre des hommes libres et égaux, aptes à obéir aussi bien qu'à commander, la civitas sive societas civilis des théoriciens contractualistes est au contraire organisée verticalement par la différence qui s'établit en son sein entre l'autorité souveraine et les citoyens-sujets. Points de départ de l'engendrement idéal de la société civile et principes de sa légitimité, les individus éprouvent celle-ci, une fois constituée, comme un pouvoir distinct d'eux-mêmes, auquel ils sont en définitive assujettis.

 

    Pour comprendre le véritable glissement de conception et de vocabulaire, il peut être utile de comparer par exemple Ethique de Nicomaque et De Republica de Jean BODIN. On peut lire dans le chapitre 7 du livre III de cet ouvrage que "la différence de la famille aux corps et Collèges, et de ceux-ci à la République, est telle que (le) tout à ses parties; car la communauté de plusieurs chefs de famille ou d'un village, ou d'une ville, ou d'une contrée, peut être sans République, aussi bien que la famille sans Collège. Et tout ainsi que plusieurs familles, alliées par amitié, sont membres d'un corps et communauté, (de même) aussi plusieurs corps et (...) communautés, alliés par puissance souveraine, font une République. La famille est une communauté naturelle, le Collège est une communauté civile. La République a cela davantage, que c'est une communauté gouvernée par puissance souveraine, et qui peut être si étroite, qu'elle n'aura ni corps ni Collège, (mais) seulement plusieurs familles. Et par ainsi, le mot de Communauté est commun à la famille, au collège, et à la République ; et proprement le corps s'entend, ou de plusieurs familles, ou de plusieurs collèges, ou de plusieurs familles et collèges."

Concernant l'Origine des collèges : "Et l'origine des corps et collèges est venue de la famille (...), il fut nécessaire de bâtir maisons, puis hameaux et villages, et voisiner en sorte qu'il semblât que ce ne fût qu'une famille, jusqu'à ce que la multitude ne se pouvant plus loger, ni vivre en même lieu, fût contrainte (de) s'écarter plus loin ; et peu à peu les villages s'étant faits bourgs, et séparés de biens et de voisinage, sans lois, sans Magistrats, sans Principauté souveraine, entraient aisément en querelles et débats, qui pour une fontaine, qui pour un puits (...) où les plus forts l'emportaient, et chassaient les plus faibles de leurs maisons et villages. (Ce) qui fut cause d'environner les bourgs, de fossés, et puis de murailles telles qu'on pouvait ; et s'allier ensemble par sociétés, les uns pour défendre leurs maisons, biens et familles de l'invasion de plus forts ; les autres pour assaillir, et chasser ceux qui s'étaient accommodés, piller, voler ; car le plus grand point d'honneur et de vertu qui fût entre les premiers hommes, dit Plutarque, était de massacrer, tuer, ruiner les hommes, ou les rendre esclaves."

Sur la puissance des Collèges : "L'origine et définition des collèges et communautés éclaircies, il faut parler de leur puissance en général, et de ce qui n'est point déterminé par leur fondation, statuts et privilèges particuliers, qui sont divers pour la diversité des communautés (...). Car en toutes communautés, quand il est question de ce qui est commun à tous en particulier et divisement, le consentement exprès d'un chaque est requis ; mais s'il est question de ce qui est commun à tous par indivis, et conjointement, il suffit que la plupart soit d'une opinion pour obliger le surplus, pourvu qu'il ne soit rien ordonné contre les statuts du collège établis par le souverain, ou bien par le fondateur du corps et collège, autorisé par le souverain. Demeurent donc les ordonnances de la République, et les statuts en leur entier, le collège peut faire ordonnance, qui oblige la moindre partie en nom collectif, et tous les collèges en particulier, pourvu que les deux tiers aient assisté à l'assemblée, (encore) qu'ils n'aient pas été tous d'un avis ès choses qui concernent la communauté. Mais la plupart de tous assemblés en corps ne sont point tenus à leurs statuts, et beaucoup moins tout le collège non plus que le Prince à sa loi, ou le testateur à son testament, ou les particuliers à leurs conventions, desquelles ils ne peuvent départir d'un commun consentement ; et (il) suffit des deux tiers du collège pour casser l'ordonnance faite de tout le collège, ce qui est en général à toutes sortes de communautés, états, corps et collèges, s'il n'est question de choses communes à tous en nom collectif. Mais si les états sont assemblés de plus en corps, comme les états de l'Empire, et toutes les Républiques composées des trois ordres, à savoir l'odre Ecclésiastique, de la Noblesse, et du peuple, les deux ne peuvent rien faire au préjudice du tiers (...)."

BODIN s'étend longuement à forces exemples sur cette question avant d'examiner la "Forme de punir les corps et communautés", en cas de rébellion, sédition et autres. La référence demeure l'avis de la communauté elle-même. Il met ensuite en garde contre toute punition qui se réfère à autre chose, car ce serait encore plus la ruine d'un "vivre ensemble" où l'amitié est absolument nécessaire. Toute punition en dehors de cette référence, et notamment au nom d'une souveraineté qui se situerait ailleurs que dans la communauté, conduit à un désastre encore plus grand.

 

Jean BODIN, Les Six livres de la République, abrégé du texte de l'édition de Paris de 1583, édition et présentation de Gérard MAIRET, 1993, Les classiques en sciences sociales (uqac.ca). 

Catherine COLLIOT-THÉLÈNE, État et société civile, dans Dictionnaire de philosophie politique, PUF, 2005.

 

Relu le 8 juillet 2022

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