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24 août 2018 5 24 /08 /août /2018 11:48

     Le roman de guerre, fiction inspirée du vécu de son auteur, Henri BARBUSSE (1873-1935), paru sous forme de feuilleton dans le quotidien L'Oeuvre à partir du 3 août 1916, puis intégralement à la fin de novembre 1916 aux éditions Flammarion, est un exemple type de littérature contre la guerre paru en pleine première guerre mondiale. Traduit en anglais dès 1917 (Under fire), il connait un succès chez un large public. Ce livre, pourtant critique par rapport à la guerre et autorisé par la censure malgré sa rupture avec la propagande, s'inscrit dans un contexte de lassitude (de l'arrière notamment car à l'avant c'est plutôt l'horreur) par rapport à la guerre qui s'exprime par ailleurs dans un rapport de forces mouvant où la classe politique apparait de plus en plus divisée, sans rompre avec l'union sacrée. 

     Henri BARBUSSE, écrivain reconnu très jeune dans le milieu littéraire en France, qui exerce professionnellement dans la presse, s'engage (en dépit de son engagement de pacifiste avant-guerre) malgré des problèmes pulmonaires en 1914, dans l'infanterie. Il participe aux combats en première ligne jusqu'en 1916. Il tire de son expérience son roman Le Feu, qui se présente comme un récit sur la Première Guerre Mondiale, dont le réalisme soulève les protestations du public de l'arrière autant que l'enthousiasme de ses camarades de combat. C'est que l'opinion publique ne perçoit la guerre qu'à travers ce que les autorités veulent bien lui en dire et jusque-là se posait surtout la question de savoir ce que faisais ces bidasses (qui aurait déjà dû gagner cette guerre qui traine) qu'elle ne voit qu'à l'occasion de ses permissions à l'arrière, notamment dans les villes. Cette opacité de la guerre, les bipasses en question la perçoivent eux aussi, dans un mélange d'agacement et de frustrations. 

   Le roman parait intégralement, après sa diffusion en feuilletons, à la fin de novembre 1916 aux éditions Flammarion, alors qu'Henri BARBUSSE est cofondateur et président de l'Association républicaine des anciens combattants (ARAC). Ce n'est qu'en 1918, alors appelé par Jean LONGUET pour assurer la direction littéraire du journal Le Populaire, qu'il renoue avec son engagement pacifique, étant alors l'un des porte-parole de la minorité pacifiste du Parti socialiste. Adhérent au Parti Communiste français en 1923, il se lie d'amitié avec LÉNINE et GORKI au cours de voyages en URSS. Il est appelé par Marcel CACHIN et Paul VAILLANT-COUTURIER pour lancer le journal L'Humanité. Admirateur de la Révolution russe, pris dans les conflits au sein de l'Internationale communiste, il est l'instigateur du mouvement pacifiste Amsterdam-Pleyel, dont il devient le président avec Romain ROLLAND, dès la prise du pouvoir par les nazis en Allemagne. Figure du Front Populaire, ses funérailles en 1935 sont l'occasion d'un hommage important de la population parisienne. Auteur prolifique, il doit à son roman Le Feu, prix Goncourt 1916, une notoriété qui ne le quitte pas, ce qui fait de ses écrits politiques de redoutables outils de combat pour la cause communiste.

    Ce livre est longuement mûri et pensé durant les 22 mois dans les tranchées de décembre 1914 à 1916. Il tient un carnet de guerre où il note ses expériences diverses, les expressions des poilus, et dresse des listes diverses et variées. Ce carnet sert de base à la composition de son roman dont l'essentiel de l'écriture l'occupe pendant le premier semestre 1916 alors qu'il est convalescent à l'hôpital de Chartres puis à celui de Plombières.

Le roman, sous-titré Journal d'une escouade, est découpé en 24 chapitres dans lesquels Henri BARBUSSE est le narrateur et le personnage principal. Il se situe la plupart du temps en focalisation interne. A la fin de la guerre, il est accompagné par de nombreux camarades. Les dialogues campent des personnages très divers dans leurs origines et leur fonctionnement, qui se retrouvent rassemblés autour d'un désir de survie et partagent les mêmes préoccupations basiques, bien loin des stratégies des états-majors. 

Dès sa publication, le public réagit fortement, et comme pour les romans tirés d'expériences personnelles, des controverses s'en emparent vite, sur le thème de la véracité et de la crédibilité des témoignages.  Et ceci d'autant qu'il porte sur la guerre en cours. Une première controverse porte sur la véracité historique du roman, principalement en raison de la rupture profonde que marque le texte où la propagande est dénoncée. Les enjeux politiques du texte, en particulier l'engagement pacifiste, sont un autre sujet de contentieux au sujet du livre. Il est vraisemblable que les attaques sur la forme de l'écriture camouflent en partie des attaques sur le fond, soit l'opportunité de montrer ce qu'est réellement la guerre du moment. 

Une autre controverse porte sur la réalité du vécu dans les tranchées telle qu'elle est rapportée, beaucoup de critiques regrettant l'absence d'un témoignage neutre, circonstancié et complet ne s'appuyant que sur des faits. Les témoignages cinématographiques, comme les enquêtes scientifiques, notamment ceux montrés aujourd'hui, indiquent qu'Henri BARBUSSE, se voulait bien réaliste...

Pour Marie-Aude BONNIEL, dans un article publié dans plus.lefigaro.fr en septembre 2014, le Feu fait partie de cette littérature du front qui triomphe auprès du public et surtout des jurys populaires. "De valeur documentaire, ils sont des témoignages précieux". Elle rapporte un article paru dans Le Figaro du 3 janvier 1917 où l'auteur situe le roman par rapport à Gaspard, de René BENJAMIN (1916) et de L'Appel du sol de Ardrien BERTRAND (1914), qui, tous les deux, comme STENDHAL pour la retraite de Russie, s'efforcent de se détacher - moralement et physiquement - du groupe de combat que forment ses compagnons de bataille. "Henri Barbusse met une sombre ardeur et une sorte de volupté farouche à s'y confondre et s'y abîmer. (...) et les hommes parmi lesquels il vit et qu'il observe sont, en effet, les plus simples, les plus modestes, et aussi les plus émouvants des guerriers. (...) Ils restent égaux et sur le même plan, à peine distincts, sous le casque uniforme, à quelques traits de physionomie qui semblent presque négligeables quand on voit en eux des effigies de ce type sublime, de cet être superbement  représentatif sculpté dans un bloc de boue et qu'aime un idéal : le soldat de France."

Henri BARBUSSE dresse un tableau terrifiant de la misère quotidienne avec un réalisme minutieux et violent. A la lecture de son livre, on ressent d'abord l'attachement de ces hommes à la Patrie, au devoir, même si on voit bien l'expression à plusieurs reprises du pacifisme, chose bien perçue des lecteurs, qui découvrent le plus souvent l'horreur de la guerre décrite tout en ne contestant pas la nécessité de celle-ci, défensive et légitime... Ce roman est donc bien représentatif de l'état d'une opinion bien consciente de la censure militaire.

 

Henri BARBUSSE, Le Feu, Journal d'une escouade, 1916. On peut lire le texte sur Internet dans la série Les classiques du matérialisme dialectique, sur le site du Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste de France, octobre 2013 ou sur Wikisource. Rééditions (entre autres) dans Le Livre de Poche, 1988 ou aux Éditions Payot, collection Petite Bibliothèque Payot, 2012 ou encore Éditions Gallimard, 2013. 

Marie-Aude BONNIEL, Le feu d'Henri Barbuse (1916), plus.lefigaro.fr, 16/9/2014. 

 

 

       

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14 août 2018 2 14 /08 /août /2018 12:41

  Homme politique français, Jules BAZILE dit Jules GUESDE, chef du parti collectiviste, artisan de l'unification des socialistes en France, oeuvre ensuite dans la perspective de la guerre pour la révolution. Il s'inscrit au coeur de l'histoire de la Gauche avant la première guerre mondiale. 

Son nom est associé à un courant historique du socialisme français, le guesdisme, qui apparaît dans les années 1880 et qui a joué un rôle important dans la fondation de la Section française de l'internationale ouvrière (SFIO) en 1905. Presque toujours malade, souvent proche de la misère, il a de l'apôtre le désintéressement et l'optimisme abstrait, l'enthousiasme contagieux, le courage personnel, la véhémence. Mais, dès 1893, sa pensée s'éloigne du réel et se fige. Toutefois, le guesdisme lui survit et on se demande même aujourd'hui quelle influence possède-t-il. 

Il ne découvre le socialisme marxiste, lentement et difficilement, et sa pense ne se fixe durablement qu'entre 1877 et 1880. A la fin de l'Empire, il se fait journaliste et à Toulouse puis à Montpellier, devient secrétaire de rédaction du journal Les Droits de l'homme. Au commencement de la guerre franco-prussienne, il est condamné à 6 mois de prison pour avoir situé l'ennemi non sur le Rhin mais aux Tuileries. 

Après avoir soutenu le gouvernement de la Défense nationale, GUESDE s'indigne des conditions de l'armistice et prend parti pour la Commune de Paris sans nullement la considérer comme une tentative socialiste, et sans y participer directement. En juin 1871, il s'exile à l'étranger où il reste jusqu'en 1876. Il rencontre en Suisse de nombreux communards proscrits et des membres connus de l'Internationale, notamment James GUILLAUME. L'horreur de la répression inspire son célèbre Livre rouge de la justice rurale ; la fréquentation de militants anti-autoritaires fait de lui jusqu'en 1873 un anarchiste convaincu qui rompt définitivement avec l'idéologie radicale et qui lutte, aux côtés des bakounistes, contre l'"autoritarisme" de MARX.

A Milan, à partir de 1874, des lectures nouvelles et la connaissance directe du mouvement socialiste local commencent à infléchir sa pensée vers le socialisme, comme le montent son Essai de catéchisme socialiste (1875) et son livre De la propriété (1876). De retour en France, il découvre le marxisme grâce au cercle de jeunes gens du café Soufflet (à une époque où les cafés était encore des lieux de discussions politiques, parfois bruyants, et ne sont pas encore de simples boutiques de consommation d'alcool) et à un journaliste allemand, Karl HIRSCH. Il fonde alors le premier journal marxiste français, un hebdomadaire, L'Égalité, qui parait ensuite, non sans interruption, de 1877 à 1883. Il va à Londres en mai 1880 demander à MARX et à ENGELS de cautionner le programme du Parti ouvrier dont le principe est décidé au Congrès de Marseille de 1879. Le guesdisme est en train de naître...

 

Le guesdisme, nouveauté dans la politique française, à la fois parti et mouvement intellectuel.

     Même si le Parti ouvrier n'utilise pas cette appellation, il s'impose de bonne heure, et ce Parti se distingue des membres des autres organisations socialistes. Il faut mentionner pour bien comprendre cette nouveauté, qu'à part une insertion dans un syndicalisme déjà important et divers, la classe ouvrière est conçue comme première dans ce Parti, bien loin des rencontres (assez festives au demeurant) habituelles lors des joutes électorales ou des manifestations propres aux radicaux et socialistes de l'époque. Le Parti ouvrier français naît officiellement au Congrès du Havre (novembre 1880), et on peut le dire guesdiste, après de rapides et successives scissions, qu'à partir du congrès de Roanne (octobre 1882). Il conserve ses traits essentiels jusqu'à ce qu'il se fonde dans la SFIO. De secte minuscule (moins de 2 000 membres en 1889), il se transforme en parti capable de conquérir, en 1892, plusieurs grandes municipalité. Son objectif : être l'instructeur et le recruteur du socialisme révolutionnaire. Ses moyens : journaux, brochures, meeting. Et surtout sa méthode, systématisant l'expérience de centaines de militants en matière d'action et d'organisation : organisation des différentes activités du parti, pédagogie simple, cohésion idéologique et politique, tant en interne que dans la vie politique générale, choses inhabituelles encore dans les milieux socialistes français, où généralement les alliances se formaient principalement par allégeance personnelle et affinités intellectuelles. Mais si les guérisse sont convaincus de leur supériorité et de la supériorité du parti sur le syndicat, au point de faire de la Fédération nationale des syndicats entre 1886 et 1894, une courroie de transmissions de leurs mots d'ordre, il déclenche de multiples hostilités, nourries d'une capacité douteuse des guérisse de conduire de grandes batailles sociales. Outre qu'ils ne participent que tardivement à l'affaire Dreyfus, véritable matrice de la formation d'une opinion publique en France, ils gardent une grande méfiance par rapport à l'unité des socialistes. Mais les guesdistes font preuve d'une capacité de sursaut à des périodes décisives : dans les années 1890, leur parti est l'organisateur des premières journées du 1er mai ; de 1889 à 1904, devant la montée du millérandisme et de l'idéologie du Bloc des Gauches, à l'appel de GUESDE er de Paul LAFARGUE, il crée avec les banquistes le Parti socialiste de France et exige, finalement avec succès, que l'unit socialiste se fasse sur la base de la condamnation de toute tactique de participation à un gouvernement "bourgeois". 

La fondation en 1905 de la SFIO marque apparemment la victoire des guesdistes au sein de la mouvance socialiste, mais à l'intérieur de celle-ci sur la politique internationale et sur les rapports avec les syndicats, ils ne peuvent infléchir ses orientations de manière décisive. Ils se trouvent bloqué face à l'animosité de la CGT. Si les envolées verbales persistent, si les efforts d'éducation socialiste paient souvent, leurs leaders, Jules GUESDE en tête, s'avèrent incapables d'analyser les changements survenus à la fin du XIXe siècle et au début du XXe dans l'économie, la société, la vie politique : pas de vues claires sur le nouveau syndicalisme en émergence, sur l'expansion coloniale, sur la gravité de la menace de guerre... Alors que nombre de leurs idées sont d'inspiration marxiste (surtout au départ), la création du Parti Communiste Français (qui les débordent sur la gauche), la guerre et la révolution en Russie les révèlent plus réformistes que révolutionnaires. Totalement rallié à l'Union sacré, avec l'arrière pensée de profiter des résultats de la guerre pour s'installer au pouvoir, Jules GUESDE participe de 1914 à 1917 au gouvernement. Et en octobre 1917, il s'inquiète des conséquences de la révolution bolchévique sur la défense nationale. Il laisse après sa mort en 1922 une impression difficile à formuler, tant chez les guesdistes eux-mêmes et plus tard chez les historiens.

      Trois problèmes particulièrement agitent les historiens du socialisme français, davantage sur le guesdisme que sur Jules GUESDE lui-même :

- Dans quelle mesure apparaît, à la veille de 1914, un néo-guesdisme capable de rajeunir une pensée et une pratique en train de se scléroser? Pour les uns, GUESDE exerce sur ses disciples une papauté si rigide que les possibilités de renouvellement sont presque nulles. D'autres soulignent que de jeunes guesdistes s'engagent alors dans l'étude sérieuse des structures économiques et sociales : Pierre BRIZON à propos du statut du métayage, Marcel CACHIN à propos des trusts... Ils voient là l'embryon d'un rajeunissement du guédisme qui se prolonge pendant la guerre : CACHIN apporte son rayonnement à la défense de la révolution bolchévique et à la fondation du PCF, BRIZON devient pacifiste.

- Quelle est la place du guesdisme dans l'introduction du marxisme en France? Claude WILLARD (Le mouvement socialiste en France (1893-1905), Les Guesdistes, Éditions sociales, 1966) estime que l'originalité du Parti ouvrier réside dans son idéologie marxiste. D'autres soulignent que GUESDE en particulier et les guesdistes en général réduisent la pensée de MARX  à quelques schémas politiques. Mais tous sont d'accord pour admettre que ni la philosophie ni l'économie politique ne furent renouvelés par l'apport guhsdiste et que les oeuvres de MARX et d'ENGELS furent diffusées par eux essentiellement sous la forme de brefs résumés. Les gesdistes ont été des pédagogues du marxisme plus que des intellectuels marxistes. GUESDE est rendu en partie responsable de la relative indifférence du mouvement ouvrier français pour la recherche théorique. En tout cas, ENGELS lui-même signalait qu'au vu des articles de GUESDE et de Paul LAFARGE, il n'était alors pas marxiste... (Lettre à BERNSTEIN du 2 novembre 1882). Au moins, pensons-nous, peut-on faire crédit aux guesdistes d'avoir induit chez un certain nombre de socialistes français la nécessité d'aller plus loin sur le marxisme que la propagande du Parti ouvrier... Souvent d'ailleurs, dans la vie intellectuelle, les grands penseurs sont introduits par des vulgarisateurs qui infléchissent plus ou moins leurs intentions... 

- Dans quelle mesure le guesdisme survit aujourd'hui à l'intérieur du mouvement socialiste français? On en recueille encore les échos dans les controverses du Parti socialiste du maintien de la "doctrine" et dans la difficultés qu'éprouve la SFIO à admettre, pendant les guerres coloniales livrées par la IVe République, la primauté des aspirations politiques sur qu'elle appelait le réalisme économique. (Madeleine REBÉRIOUX)

 

Jules GUESDE, Textes choisis (1867-1882) et notes C. WILLARD, Éditions sociales, 1959 ; Pages choisies, O U R S, 1970 ; Essai de catéchisme socialiste, Paris, 1875 ; De la propriété, Paris, 1976. Voir de nombreux texte sur le site www.marxists.org. Voir aussi sur gallica.bnf.fr.

 

Madeleine  REBÉRIOUX, Jules Guesde, dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

 

 

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12 août 2018 7 12 /08 /août /2018 07:44

     Le cas de la situation des différents pacifisme européens - mais également aux États-Unis - pendant la première guerre mondiale constitue un cas-type que l'on retrouve sous différentes formes chez les "pacifistes" lorsque pour une raison ou pour une autre leur pays s'installe dans une guerre. Même si après la guerre froide, les attitudes (et motivations) sont différentes lorsqu'il s'agit de faire face à des guerres internes à l'Europe ou extérieures au continent, on rencontre les mêmes justifications de "guerre nécessaire", de "guerre défensive" de droits ou de valeurs, qui teintent quelque peu un pacifisme qui se relativise selon les situations. Cette teinte est très nationaliste au moins jusqu'à la seconde guerre mondiale, puis devient bien plus variable et subtile par la suite. 

A un point tel, et cela se rencontre déjà pendant la guerre froide, notamment dans les années 1980, que les partisans de la paix répugnent à être qualifiés de "pacifistes" - l'expérience précédant la seconde guerre mondiale y étant pour beaucoup mais pas seulement - et désirent que l'on prenne en compte une dialectique bien plus complexe dans la recherche d'une paix qui devient inséparable dans leur esprit d'une justice nécessaire.

Pour ce cas précis qui nous intéresse ici, il s'agit d'un pacifisme dont la caractère nationaliste se justifie par la défense même de valeurs que beaucoup pensent menées par l'adversaire du moment. Profondément, dans beaucoup d'esprit en France d'alors, il s'agit de défendre une République encore pas suffisamment établie contre des autoritarismes sociaux et moraux, qui doivent encore beaucoup à l'Ancien Régime. Même si dans les faits, d'Allemagne en France, il y a beaucoup plus dans les pratiques gouvernementales, bien ancrées dans la défense du capitalisme, de nuances que de différences de principe... ceci bien que les rapports de forces politiques soient complètement différents... Il ne faut jamais oublier, qu'influençant à terme les rapports de forces militaires entre pays, l'existence d'une vie parlementaire tant en France qu'en Allemagne pèse toujours sur les rapports de force politique internes. On a tendance à oublier avec le temps, que les forces politiques socialistes dans ces deux pays déterminent alors en grande partie les orientations globales des gouvernements. Et qu'on est dans une période proche du pré-révolutionnaire dans maintes régions de l'Europe, travaillées par les approches anarchistes et marxistes de la société, elles-mêmes alimentées par des situations sociales dramatiques.

On peut observer en fin de compte cette situation bien mieux en regardant la presse et la production littéraire générale de l'époque qu'en se focalisant sur l'activisme des groupes pacifistes qui ne sont en définitive qu'une poignée (influente!)...

 

Durant la première guerre mondiale, des pacifistes éclatés mais au tropisme nationaliste semblable...

    Après le choc de l'entrée en guerre des deux principales puissances continentales, tant en France qu'en Allemagne, on pouvait se demander, écrit Yves SANTAMARIA, où se trouvaient les pacifistes... Le XXIème congrès universel de la  paix n'a pas lieu (il devait se tenir à Vienne au milieu de septembre), et le pacifisme "bourgeois" européen se partage alors entre "pacifistes belliqueux", qui espèrent que l'horreur même de la guerre qui commence permettra l'apparition d'une véritable paix (tels Théodore RUYSSEN) à l'image de nombreux italiens, ralliés à la guerre (justifiée, selon eux) et fort critiques envers ceux (notamment les neutres scandinaves) qui ne prennent pas partis (Romain ROLLAND, Paul-Hyacinthe LOYSON, ce dernier éditeur de la Paix par le Droit et résignés soucieux de partager les souffrances du peuple (Émile Chartier, dit ALAIN). La majorité des pacifistes proche de la minorité de la SFIO et encore plus les "internationalistes" souvent marxistes, estiment que cette guerre peut en fin de compte être favorable aux idéaux socialistes. La minorité de la SFIO montre d'ailleurs une hostilité de plus en plus marquée envers l'Union Sacrée, influencée en cela par un livre "best-seller" Le Feu, d'Henri BARBUSSE. Des écrivains comme Gabrielle DUCHÊNE, Madeleine ROLLAND et Jeanne HALBWACHS, Michel ALEXANDRE, restent actifs dans un "mouvement" anti-guerre, vite réprimé en 1915. Pas plus qu'avant-guerre, d'autres comme Louise SAUMONEAU, du mouvement féministe, estiment n'avoir pas le goût de côtoyer leurs ennemies de classe. 

     Pacifiques mais défensistes sont une grande partie de ceux qui proclamaient la nécessité d'établir la paix par le droit, dont nombre restent virulents après la déclaration de guerre, allant jusqu'à manifester pour saboter la mobilisation et qui une fois leur mouvement réprimé, vont rejoindre la rhétorique, avec de fortes nuances, de l'Union Sacrée. L'adhésion socialiste quant à elle est massive, jusqu'à accepter de faire partie du gouvernement (tel Marcel CACHIN). Encouragés au sein du mouvement ouvrier d'alors, dominé en Allemagne par les amis de MARX et d'ENGELS (notamment lors de la  forte avancée allemande en été 1914), dans leur démarche, avec souvent un schéma guesdiste dans la tête, ces socialistes plus ou moins sympathisants de la démarche marxiste de classe entendent "prendre la main" au sein du pouvoir d'État, pour le temps où ils pourront de retourner vers leur gouvernement et lui demander le prix de leur ralliement.

"Le défensisme se nourrit parfois donc d'un scénario recoupant de façon paradoxale, écrit notre auteur, le défaitisme léniniste : la guerre peut être à l'origine d'un changement de régime, mais pour la SFIO, l'ennemi n'est pas, pour l'heure, dans son propre pays." Et le ralliement national ne fait pas disparaitre, même parmi les plus virulents dans le combat contre l'Allemand, l'internationalisme. Il est simplement mis en arrière-plan. Cette attitude leur attire les sarcasmes de TROTSKY (sur ce socialisme "stratégique") et LÉNINE contrecarre Boris SOUVARINE lorsqu'il veut défendre cette position, ceci dans un contexte d'ignorance des milieux parisiens des thèses de LÉNINE. Les polémiques, alimentées par des conflits internes entre leaders du mouvement internationaliste provoquent souvent des prises de position tranchée, parfois au-delà de la pensée de leurs auteurs. "Si, à la veille de l'Année terrible, Souvarine campe encore sur une position "centriste", les salves scissionnistes de Lénine contribuent bientôt chez lui à l'enclenchement d'un processus tendant à identifier plus étroitement Union sacrée et collaboration de classe."

 

Le cas de la nébuleuse internationaliste

    Dans la nébuleuse internationaliste, on s'éloigne de plus en plus de ce "pacifisme bourgeois" prompt à toutes les compromissions de classe, et sans nul doute la guerre de 1914-1918 contribue à l'éloigner de plus en plus d'une approche parfois trop juridique. Progressivement s'y installe une rhétorique "anti-impérialiste", ceci encore une fois dans une certaine méconnaissance mutuelle des thèses des uns et des autres... La dynamique intellectuelle chez les uns et chez les autres ne tient guère compte dans chaque pays de ce qui se passe de l'autre côté des frontières, d'autant plus que les informations sur les événements sont censurées par les différentes institutions militaires. LÉNINE prône la formation d'une IIIème internationale à l'idéologie plus rigoureuse et aux positions de classe plus claires, tandis que ce qui reste de la plupart des groupes anti-guerre en Europe tente de rétablir une position et une action commune. La Conférence de Zimmerwald du 9-15 septembre 1915 constitue la plus importante de ces tentatives. La plate-forme adoptée, et relayée par le Bulletin des "zimmerwaldiens" par la suite, élaborée surtout par des syndicalistes allemands, les Français étant même dans les débuts absents et hostiles, sur le moment n'a guère d'écho. Elle va pourtant à l'encontre d'une condamnation des socialistes français réclamée par les marxistes de LÉNINE, et être à l'origine de la reformation, courant 1916, d'un réseau de relations - en France- , entre syndicalistes et membres de la minorité de la SFIO. La répression qui s'abat sur les internationalistes marxistes au long de cette année-là, favorise un activisme aux résultats non négligeables au coeur même du socialisme français, activisme qui portera ses fruits dans l'entre-deux-guerres. Il se développe, malgré les tentatives de zimmerwaldiens, des dynamiques très différentes chez les pacifistes de manière générale, en France, en Allemagne et encore plus, en Russie. Il faut dire qu'à cause de la censure militaire et de la répression de tout ce qui s'oppose à l'effort de guerre, les informations circulent de plus en plus mal en Europe, même en considérant les différents canaux (par la Suisse notamment) créés depuis le début des années 1900. 

 

Le cas des catholiques

    L'ultramontanisme ou plus précisément les positions des hiérarchies catholiques, suivent eux aussi des directions différentes, dans le sillage d'une réconciliation entre l'Eglise et l'État. L'Église de France, par ses instances officielles et même par les intellectuels catholiques, elle apporte un soutien moral important à l'effort de mobilisation et de guerre. Elle renoue ainsi avec un gallicanisme ancien, doublé d'un antagonisme avec des protestantismes dominants en Allemagne. Quant à l'ultramontanisme proprement dit, soit une position universaliste sur laquelle veille le Vatican, il se trouve parfois en porte-à-faux avec les "ralliés catholiques" français, lesquels, et avec eux les intellectuels non catholiques, considère la ligne d'équidistance entre les belligérants constitue en fait un soutien aux empires centraux... Dans ce contexte, les appels réitérés de Benoît XV à interrompre l'"horrible boucherie" ne sont guère entendus, d'autant que même les Jésuites, présents en force pourtant en Europe, ne voyaient pas comment traduire ces exhortations sur le plan politique et diplomatique. 

 

La formation de clivages qui perdureront...

    Malgré les censures, malgré les répressions, il est difficile de ne pas relever, écrit Yves SANTAMARIA, "la simultanéité des courbatus populaires au moment où, dans la plupart des pays en guerre, l'agitation ouvrière trouve un souffle nouveau au début de l'année 1917. Surtout Revendications salariales en France, agitations politiques en Allemagne, où les socialistes ont pris depuis des années des positions très importantes, lesquelles sont d'ailleurs traversées de mouvements de plus en plus violents, multiplication des mutineries en France, érosion, qui annonce son effondrement de l'armée en Russe, avec la perspective qui change tout de l'engagement des États-Unis dans la guerre... Ce n'est pas seulement le matériel de guerre et les soldats américains qui débarquent en Europe, mais c'est aussi l'idéologie wilsonienne qui va prendre une place de plus en plus grande - dans les pays alliés - dans la perception, que ce soit chez les pacifistes ou chez les bellicistes, de ce que doit être l'après-guerre. 

On peut noter aussi le décalage croissant entre la radicalisation russe, la situation allemande, et le redéploiement progressif du mouvement ouvrier français dans un "centrisme" affichant sa compatibilité avec l'effort de guerre national... Alors que l'issue de la guerre se précipite avec l'arrivée des États-Unis malgré la fin du front russe, maints observateurs notent à l'époque un "frémissement pacifiste" qui parcourt les masses européennes épuisées. En France, la SFIO renoue avec les "zimmerwaldiens" (malgré le soutien du gouvernement allemand à la tenue de la conférence socialiste internationale de septembre 1917) et sa majorité romp avec l'Union Sacrée en refusant les crédits de guerre. Mais il s'agit d'un "frémissement", surtout en France car le mouvement ouvrier est encore traversé par un authentique "pacifisme patriotique". Et la paix signée par les Bolcheviks en mars 1917 le renforce, les points de vue s'écartant de plus en plus au sein des opinions publiques et encore plus entre pacifistes européens. Le fait est que, libéré de l'obligation de combattre sur deux fronts, l'armée allemande reprend ses offensives à l'Ouest... Le thème du refus du coup de poignard dans le dos, alors que la menace redevient aïgue, l'emporte de loin chez les socialistes français sur les rapprochements minoritaires entre révolutionnaires français, allemands et russes, dans le cadre d'une stratégie - qui reste tout-à-fait de l'ordre rhétorique, même au vu des événements en Russie et de ce qui se prépare en Allemagne  - de transformation de la guerre impérialiste en guerre civile européenne...

 

La mythique réunion internationale de Zimmerwald (5-8 septembre 1915)

  Beaucoup de rencontres entre pacifistes tentent de maintenir l'esprit d'un pacifisme universel, tout en faisant l'objet de tentatives instrumentalisation des gouvernements. En favorisant ou en atténuant tel ou tel aspect de la répression et de la censure, ils veulent influencer par là une partie - dans leur propre pays et dans les pays ennemis - qui reste importante de l'opinion publique. Ainsi le gouvernement allemand n'a de cesse de favoriser tout ce qui peut diviser les camps adverses, que ce soit contre les forces tsaristes en Russie ou contre l'union sacrée en France. Les réunions après Zimmerwald seront l'objet de toutes ses attentions... 

Mythique, cette rencontre l'est bien après la première guerre mondiale chez de nombreux pacifistes, car sur le moment, elle n'a que peu d'écho ou pas du tout. Elle l'est parce que, bien seule dans le grand conflit mondial, elle réunit 38 militants de onze nationalités différentes qui contestent la guerre et les positions prises par leurs dirigeants. Elle constitue une tentative, après la désagrégation de la Deuxième Internationale dès le début de la guerre, de reconstituer les liens entre socialistes de différents pays. En France, l'assassinat de Jean JAURÈS, un des seuls leaders socialistes à garder une position anti-guerre, et en Allemagne la mise à l'écart des rares opposants à la guerre au sein du SPD, lesquels se retrouvent en août 1914 au sein du Gruppe Internationale, duquel nait ensuite la Ligue spartakiste en 1915, sont les manifestations politiques d'un climat guerrier et chauvinisme qui emporte tout. 

Préparée en secret par le socialiste suisse Robert GRIMM et le russe MARTOV, elle n'est pas proposée aux instances officielles du SPD et de la SFIO, car ralliées à l'union sacrée de leurs pays. Parmi ces 38 militants, deux Français : Alphonse MERRHEIM (1871-1925), secrétaire de la Fédération des Métaux, un des artisans de la Charte d'Amiens en 1906, et Albert BOURDERON (1858-1930), secrétaire du syndicat du Tonneau, qui retrouvent LÉNINE et TROTSKY. Bien que peu nombreux, les participants peinent à se mettre d'accord : certains veulent lancer un appel à la révolution, d'autres souhaitent simplement appeler à une paix immédiate sans annexions, et au respect du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes.  La seconde solution prévaut dans le communiqué final : "Dans cette situation intolérable, nous, représentants de partis socialistes, de syndicats et de minorités de ces organisations, Allemands, Français, Italiens, Russes, Polonais, Lettons, Roumains, Bulgares, Suédois, Norvégiens, Hollandais et Suisses, nous qui ne nous plaçons pas sur le terrain de la solidarité nationale avec nos exploiteurs, mais qui sommes restés fidèles à la solidarité internationale du prolétariat et à la lutte des classes, nous nous sommes réunis pour renouer les liens brisés des relations internationales, pour appeler la classe ouvrière à reprendre conscience d'elle-même et d'entrainer dans la lutte pour la paix..."

Même si le texte de l'appel et l'information même de la tenue de la réunion est inconnu des opinions publiques, en France se constitue un Comité pour la reprise des Relations internationales, autour de quelques syndicalistes et surtout d'instituteurs et d'institutrices. Une seconde réunion a lieu à nouveau en Suisse, à Kienthal, fin avril 1916. L'assistance y est toujours modeste, 44 participants, mais cette fois-ci 3 députés français sont présents : Pierre BRIZON, Alexandre BLANC et Jean-Pierre RAFFIN-DUGENS, vite surnommés "les pèlerins de Kienthal". le manifeste final, rédigé par BRIZON, est un appel à exercer le maximum de pressions sur les gouvernements... Les socialistes "zimmerwaldiens" se rencontrent encore en septembre 1917 à Stockholm. (voir notamment Zimmerwald : l'internationalisme contre la Première Guerre Mondiale, Éditions demopolis, 27 août 2015). 

Si ces conférences ont pu d'écho dans l'opinion publique, en revanche elles inquiètent les partis socialistes eux-mêmes. Les partis socialistes de l'Entente partisans de l'Union sacrée tiennent en effet une série de conférences interalliées, de février 1915 à septembre 1918, pour s'opposer au programme de Zimmerwald. 

    

      Comme l'écrit Nadine-Josette CHALINE, "la répétition des mêmes arguments, tous suivis d'un refus quel que soit l'auteur des propositions de paix, témoigne bien de la difficulté des différents pacifismes à se faire entendre. Devant le déferlement de la violence des combats, la seule trace des sentiments pacifistes manifestés avant la tourmente est peut-être à rechercher, non dans les efforts pour trouver une conciliation impossible avant la victoire des armes, mais dans le refus de la haine de l'ennemi pour favoriser, après sa défaite, une réconciliation, seule susceptible d'assurer enfin la paix et faire véritablement de cette guerre, comme le souhaitent les soldats, "la der des der". Tel est l'état d'esprit de l'abbé Julien, archi-prêtre du Havre, dont les sermons très patriotes prononcés durant le conflit sont publiés sous le titre Haut les coeurs! Toutefois, l'un d'entre eux est consacré à La Haine, qu'il faut chasser de son esprit. (...). Une fois la guerre terminée, reste à faire la paix. Certains, très tôt, s'en préoccupent, angoissés par les conséquences dramatiques de ce conflit (qui, on le rappelle est suivi immédiatement d'une épidémie catastrophique dans toute l'Europe). Dès novembre 1914, Lange écrit à d'Estournelles de Constant : "Nous avons été surpris par la guerre.. Il ne fait pas que nous soyons surpris par la paix, et qu'ainsi par imprévoyance, peut-être par méchanceté, en tout cas par ignorance, les diplomates nous fassent un traité de paix aussi mensonger, aussi dangereux pour nos enfants que le traité de Francfort, ou celui de Bucarest". Souci pleinement justifié!".

 

Nadine-Josette CHALINE, Empêcher la guerre, encrage, 2015. Yves SANTAMARIA, Le pacifisme, une passion française, Armand Colin, 2005.

 

PAXUS

    

 

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9 août 2018 4 09 /08 /août /2018 08:44

      Les analyses des années 1980, émanant des milieux managériaux eux-mêmes, qui accusent le taylorisme de bureaucratise, de "rigidité", interviennent dans une période particulière de l'évolution du capitalisme. Dans ces années-là, le capitalisme financier supplante le capitalisme industriel et fonctionne sur lui-même, sans égards pour les impératifs de production, ne s'en servant plus que comme points de repères, et encore ce sont plus les seuls ni les plus importants. Sans doute ces critiques proviennent-elles de dynamiques propres aux grandes entreprises où les experts constatent les impasses de certaines méthodes de management, poussés tout de même pour une évolution technologique et du niveau culturel de masse, mais ces experts ne sont pas insensibles à un sentiment diffus qui traversent l'ensemble des professions et des travailleurs, d'une non-correspondance entre les efforts fournis et les effets matériels ou psychologiques qu'ils en tirent, sans compter que même dans le cas de fidélité, d'assiduité et d'intéressement à l'entreprise, iles ouvriers et les employés peuvent être "remerciés" dans les plus mauvais sens du terme...

 

Une évolution générale... et diversifiée

   Lusin BAGLA explique que "si depuis les années 1980, les analyses émanant des milieux managériaux accusent l'organisation taylorisme et bureaucratique de "rigidité" pour encourager des formes de gestion plus souples, des études réalisées par des chercheurs à partir des années 1950 et 1960 avaient montré que taylorisme et bureaucratie n'avaient jamais connu une application universelle. Dans certains secteurs d'activité, il avait été impossible de définir des tâches et des responsabilités à travers des règles et procédures détaillées destinées à guider les comportements humains. Ces secteurs n'avaient donc pas attendu les nouveaux discours sur le "management" pour élaborer des formes d'organisation et de coopération, la communication, la capacité de résoudre des problèmes imprévus étaient valorisées. On en avait conclu que les critères d'efficacité doivent être définis en tenant compte de la nature de l'activité considérée et des caractéristiques de l'environnement où elle s'accomplit.

De même, poursuit-elle, si depuis les années 1980 les managers ont fait de l'incertitude et de l'imprévisibilité des notions clés de leurs stratégies de gestion, les sociologues peuvent leur rappeler qu'en réalité ils ont toujours eu affaire à l'incertitude et à l'imprévisibilité. Enfin, si les théories managériales qui visent à encourager l'initiative dénoncent l'attachement bureaucratique au règlement et aux procédures, les sociologues n'ont jamais cessé d'affirmer que les salariés ne se contentent guère d'une obéissance passive aux règles. Présentant un "surplus de sens" pour les individus qui les appliquent, ou impliquant des rapports de force entre eux, les règles laissent une marge de liberté aux actions individuelles et collectives, toujours imprévisibles. Elles n'empêchent pas les salariés de définir des stratégies, qui peuvent entrer en conflit avec les décisions et les objectifs officiels. Les sociologues s'interrogent également sur la pertinence de l'adjectif "rationnel" appliqué à l'analyse des objectifs et des décisions."

  Des nuances ont depuis les années 1950 été apportées aux principes tayloriens par l'approche comparative d'analystes comme Alvin GOULDNER, TRIST et BAMFORTH, Arthur SIMTHCOMBE, à partir d'expériences faites dans des milieux professionnels différents. Suivant les branches industrielles, les hiérarchies, les habitudes, les règlements, varient grandement. De plus, la réalité organisationnelle observée par les sociologues est bien plus compliquée que les modèles des organisateurs modernes tels qu'ils sont exposés dans nombre de manuels de gestion... C'est qu'ils ne veulent pas trop entrés dans l'analyse de situations où les directions opérationnelles et plus encore la direction générale, perd une grande partie de la maîtrise de ce qui ses passe dans les entreprises... S'ils le feraient, ils seraient bien obligés de prendre en compte nombre de conflits, lesquels sont parfois inextricables entre pratiques professionnelles et interventions syndicales... Ils donneraient à voir non seulement les coopérations à établir pour la meilleur des productivités, mais également les conflits qui les battent souvent en brèche...Règles contournées, stratégies compliquées des directions et des salariés, parfois antagoniques, parfois s'utilisant les unes des autres, règles à interprétation variable permettant parfois d'organiser la résistance individuelle ou collective, crispations bureaucratiques à versants parfois disciplinaires, interprétations diverses et réinterprétations des règles pour le déploiement de discours managérial ou syndical comme pour le déploiement de pratiques de direction ou des subordonnés.... entrainent souvent des tentatives de négociation, à des échelles diverses, suivant les traditions centralisatrices ou décentralisées des régions concernées... 

   Quelle que soit l'issue de la mise en place des coopérations par les managers et des tentatives de résolution des conflits sociaux intervenant autour ou dans le monde de l'entreprise, et sans doute, nonobstant les effets d'une évolution du capitalisme, les managers et les sociologues en général parviennent aux mêmes doutes - même s'ils sont diversement exprimés, il va sans le dire - sur la rationalité et la prévisibilité des décisions.

  "Dans leur critique de l'hypothèse de la rationalité parfaite appliquée à l'étude du processus de prise des décisions, James G. MARCH (Bounded Rationality, Ambiguity, and the Engineering of Choice, Bell Journal of Economics, n°9, 1978) et Herbert A. SIMON (Administrative Behavior : : A study of Decision-making Processes in Administrative Organisations, The Free Press, 1997, première édition 1945) soulignent les limites  cognitives qui empêchent les individus d'envisager toutes les possibilités. Dans le processus de décision, certaines solutions n'apparaissent qu'au fur et à mesure, redéfinissant ainsi les "préférences". Filtrée par ceux qui la détiennent, de manière à influencer les décisions, et transmise en fonction de leurs intérêts, l'information est rarement neutre : elle n'est jamais complète : autrement dit, elle est souvent partielle et partiale. De même la manière dont elles est reçue et interprétée dépend, en partie, des routines et des habitudes de ceux à qui elle s'adresse. Enfin, pour des raisons pratiques, et notamment par manque de temps, on ne va jamais jusqu'au bout de la recherche des solutions envisageables. La décision optimale ou le choix le plus rationnel n'existent pas : ils sont fortement influencés par le contexte.

Au niveau de l'organisation, les procédures officielles, qui servent de cadre de référence, influencent la perception des "membres" et limitent leur choix. Les décisions destinées à trouver une solution à un problème varient selon l'endroit précis de l'organisation où ce problème est perçu et selon la nature de l'information obtenue. Enfin, comme les décisions prises dans une unité peuvent constituer une contrainte pour une autre unité, on ne saurait chercher la solution optimale : on s'arrête à la première solution qui puisse "satisfaire" le plus grand nombre d'intéressés. La rationalité est donc limitée et locale. Dans certains types d'organisation, notamment les universités (qualifiées d'"anarchies organisées"), l'étude des processus de décisions a inspiré une curieuse métaphore, celle de la "boîte à ordures".

Tous ces exemples et leurs analyses sociologiques convergent pour affirmer que ce sont les acteurs qui donnent vie à un ensemble de règles et procédures (communes) par leur mise en scène et leurs accomplissements collectifs. L'ensemble du jeu dépend donc autant des interprétations individuelles que des relations entre acteurs et des enchaînements des rôles et des répliques. Les règles semblent fragiles lorsqu'on observe les négociations dont elles font l'objet ou lorsqu'on passe de l'organisation à l'action. Objectifs et décisions ne suivent pas forcément l'impératif d'efficacité et de rationalité mais peuvent résulter des stratégies de pouvoir. D'une perception d'ordre, de cohésion, d'homogénéité et de prévisibilité, exprimée par la métaphore du "système", on passe à celle de contextes où règne, côté structure, la contingence et où s'expriment, côté acteurs, conflits, luttes d'intérêt, alliances et compromis provisoires. Lorsqu'on ajoute à ces analyses l'image de l'"organisation aux frontières perméables" et l'intervention d'une multiplicité d'acteurs et de mondes sociaux, on comprend mieux les difficultés à prévoir la manière dont un objectif va évoluer, dont une décision sera appliquée et dont une innovations projetée verra le jour."

   Les théories de l'organisation du travail deviennent donc multiples, suivant les motivations des acteurs qui les produisent, du taylorisme persistant (notamment dans les industries de production de masse de matériels identiques, et ce dans les régions anciennement décrites comme sous-développées), du fayolisme plus ou moins rigoureusement appliqué, au mouvement des relations humaines, à la socioanalyse des organisations ou à la théorie actionniste des organisations (inspirée des études de Michel CROZIER)... La nature de l'activité industrielle et commerciale influe énormément sur la part d'importance accordée à une méthode de management à une autre. Par ailleurs, le développement de l'informatisation des processus de fabrication, voire d'aide à la conception et d'aide à la décision, font évoluer l'application de règles à des personnels moins nombreux, plus spécialisés et souvent pour ce qui concerne la conception de nouveaux matériels, bien plus instruits et individualistes. Pour une même entreprise, des méthodes de gestion du personnel très différentes peuvent être appliquées selon le secteur considéré... Le discours managériale n'est pas le même à un secteur de production de masse et à un section de conception et d'innovation techniques, même si les tentations hiérarchiques semblent toujours se manifester à un moment ou à un autre aux hauts niveaux de direction. 

 

Nouvelles tendances... souvent virtuelles

    Yvon PESQUEUX, étudiant le sens du passage du taylorisme au post-taylorisme, pose la question de la mise en avant (souvent proclamée, mais est-elle réelle...) de la thématique du client et du service qui serait celle de la fin du modèle taylorien-fordien. Assistons-nous, se demande-t-il, à l'émergence d'un nouveau modèle d'organisation ou à la prolongation de l'esprit du taylorisme dans une société en évolution? "La réponse, écrit-il, se limite d'ailleurs le plus souvent, au travers du thème de la transversalité, à l'évidence que nous serions dans un monde posé-taylorien. A y regarder de plus près, à la trilogie taylorisme - régulation fordienne-État providence pourrait correspondre une autre trilogie dont les contours s'exprimerait comme suit : post-taylorisme-régulation libérale-gouvernementalité polymorphe. Ce troisième terme recouvre cette situation qui voir l'émergence d'acteurs socio-politiques nouveaux au pouvoir non réellement codifié - des organisations non gouvernementales telles Greenpeace, Médecins sans frontières, WWF; capables de mener une véritable politique aux contours y compris diplomatiques et pouvant aller à l'encontre (car suscitées) par les stratégies des entreprises et les actes de gouvernements - ou encore des personnages emblématiques tel José Bové dont la symbolique est tout aussi en mesure de contrer les actes diplomatiques des États que les stratégies d'entreprise. Mais au milieu de tout cela se rencontrerait le client, hypothétique roi du post-taylorisme. La question du post-taylorisme, c'est aussi de demander ce qui fonde la valeur du travail aujourd'hui."

Cet auteur a raison de souligner qu'une façon de trouver des pistes de réponses à cette question - sans doute passablement brouillée par les différentes stratégies de communication et par l'activisme de médias peu regardants sur les évolutions à moyen et long terme - est de se demander ce qu'est devenue la séparation entre les tâches de conception et d'exécution, dualité qui se trouve au coeur du taylorisme, et ceci tant au niveau des entreprises, des administrations et de la société civile. Il place la question d'une prédominance du client au coeur d'une évolution bien complexe. Le "renouvellement des modes de conception et d'exécution marque l'affaiblissement du thème de la production de masse, puisque la soumission au client passe à présent par l'élaboration de plus petites séries adaptées à des besoins particuliers", comme l'indique l'influence majeure du toyotisme. Mais "il est tout aussi possible d'affirmer, qu'en d'autres termes, le projet taylorisé est achevé. Le "post-taylorisme" se traduit alors par une soumission qui ne concerne plus ce qui vient lier la masse des exécutants aux concepteurs mais pour ce qui relie les acteurs de la transversalité aux clients. Le thème d'une production poussée par la vente en est l'illustration. Ce n'est pas un système de production au service du client qui est mis en place ici mais en fait une soumission généralisée et réciproque du client au système de production." L'importance ici du système d'information entre entreprises et clients est ici évidente, et la publicité commerciale "officielle" n'est souvent qu'une partie de leur stratégie commerciale, qui repose sur un certain nombre de définitions de ce qu'est le client, pris dans tout un réseau complexe de relations. L'hétérogénéité des conditions de travail, des horaires de travail et des rémunérations se joint à une instabilité qui devient la marque d'un certain capitalisme, pour faire accepter à tous une certaine précarisation de la vie sociale dans son ensemble. "Dans ce contexte, la société post-taylorienne qui se dessine serait celle d'un salarié autonomisé dans sa pratique quotidienne au sein de l'entreprise, devenu l'esclave d'un client qui n'est plus tout à fait lui, ni tout à fait un autre. Cette situation là vient marquer le triomphe de la disparition de la classe ouvrière pour un prolétariat qui comprend aussi aujourd'hui les ingénieurs et les cadres."

On fait reposer, en définitive (on, c'est-à-dire ceux chargés d'interpréter massivement les exigences du temps présent) sur le "collaborateur, quelle que soit son mode de rémunération, la responsabilité de la prise en compte des désirs du client, lesquels sont déjà surinterprétés. On lui en "confie" la responsabilité, au travers de multiples dispositifs (des intéressements aux cercles de qualité) où le collaborateur peut avoir l'impression d'un certain pouvoir sur la production. Alors même que les tâches d'exécution et de conception sont elles-mêmes encore soumises à des principes tout tayloriens.... L'autonomie, en tant que discours, peut alors se superposer, jusqu'à en brouiller les perceptions, à la relation très traditionnelle, du haut en bas de la chaîne hiérarchique, qui elle est toujours là, que ce soit dans l'industrie, le commerce ou dans l'industrie, et cela d'autant plus que cette structure est alimentée par des collaborateurs au turnover plus ou moins intense...

 

Post-talylorisme... dans un débat tronqué et dans les dédales du changement...ou si l'on préfère, des théories managériales aux réalités...

    Danièle LINHART, à propos du post-taylorisme, met encore plus les points sur les i, en reprenant quantité d'analyses d'acteurs postulant un changement actuel de modèle socio-productif. "Ils constatent l'émergence et le renforcement de contraintes d'un type nouveau (exigences de qualité, diversité, innovations, délais raccourcis) censées mettre à mal le modèle organisationnel taylorise-fordien (...). Ils décrivent les traits saillants d'ores et déjà perceptibles du nouveaux modèle à venir : travail de moins en moins prescription, de la plus en plus abstrait et collectif, de plus en plus autonome et responsable, enraciné dans un fonctionnement de plus en plus intégré et coopératif des différentes fonctions et activités de l'entreprises". Elle critique très précisément les auteurs de telles analyses qui tiennent plus sans doute du discours que des réalités. Citant surtout Pierre VELTZ et Philippe ZARIFIAN ainsi que Jean-Louis LAVILLE, qui soutiennent ce genre d'analyses. Ils font partie du mouvement le plus progressiste en fait du post-taylorisme et ne peuvent donc être soupçonnés de vouloir restaurer d'une manière ou d'une autre les logiques verticales et horizontales du taylorisme et de ses successeurs. 

     Pierre VELTZ (né en 1945) est un ingénieur, sociologue et économiste français, spécialiste de l'organisation des entreprises et des dynamiques territoriales, président-directeur-général en autres de 2010 à 2015 de l'Établissement public Paris-Saclay. Ses recherches couvrent deux champs principaux : les transformations des stratégies et des organisations des firmes, engagées dans les mouvements d'internationalisation, et les dynamiques des territoires, à différentes échelles. Il s'intéresse également aux processus de globalisation de l'enseignement supérieur et aux formes territoriales de l'économie de la connaissance, en insistant sur leur structuration en réseaux (Mondialisation, villes et territoires, 1996 ; La société hyper-industrielle,Le nouveau capitalisme productif, Seuil, 2017).  Philippe ZARIFIAN (né en 1947) est un sociologue français qui a créé et dirigé le département de sociologie de l'Université de Paris-Est Marne-la-Vallée. Ses travaux portent sur la sociologie générale (sociologie de la modernité), sur la mondialisé, la sociologie du travail et la sociologie des modèles d'organisation en développant de nouveaux concepts tels que "événement", "communauté d'action", "sociologie du devenir", "modèle de la compétence", "communication intercompréhensive", "mondialité. Il tente, par l'exploration de divers champs d'études, de créer un nouveau type de sociologie, dans le prolongement de Georg SIMMEL en sociologie et de Henri BERGSON en philosophie (Inflation et crise monétaire, éditions sociales, 1975 ; Sociologie du devenir, L'Harmattan, 2012). Jean-Louis LAVILLE est un sociologue, professeur, titulaire de la chaire économie solidaire du CNAM. Son blog (dans Alternatives économiques) aborde de nombreux sujets, notamment la transition écologique et solidaire et la reconnaissance de l'économie sociale et solidaire.

    Daniel LINHART estime que le modèle organisationnel qu'ils recherchent, part d'analyses théoriques de ce qu'était le taylorisme-fordisme, qu'ils laissent entendre adapté à leur époque. Il faut recherche de nouveaux modèles d'organisation à cause des changements des contraintes générales. Le nouveau modèle ne peut qu'être imparfaitement adapté à ces dernières et conduit donc à plus de coopération, d'horizontalité, de transversalité... Plutôt que cette démarche, il préfère partir des résultats de multiples enquêtes sur le terrain, croiser deux plans, les champs de l'entreprise et les niveaux d'inscription dans la réalité, pour cerner ce qui relève du discours et ce qui a trait aux pratiques et aux résultats. 

     Il commence par le fonctionnement interne de l'entreprise, champ qui recouvre les logiques d'articulation et de mise en cohérence des différentes fonctions de l'entreprise.

"Sur le plan du discours, écrit-il, le thème omniprésent est sans conteste celui de la coordination, coopération, intégration, interaction, solidarisait des différentes activités de l'entreprise ; on entend tourner le dos délibérément à l'entreprise bureaucratisée, cloisonnée, pyramidale (...), où coexistent (lorsqu'ils ne s'affrontent pas ouvertement) des clans professionnels liés à des corporatismes, et où s'opposent travailleurs manuels et travailleurs intellectuels. Désormais, les objectifs consistent à englober dans une perspective plus harmonieuse et systémique, les diverses logiques productives à l'oeuvre dans l'entreprise. A uniformiser, homogénéiser les différents références, les multiples codifications, critères, en un mot les diverses rationalités qui prospèrent au sein des nombreux services. L'inspiration explicite, mais souvent implicite de ce discours réside dans le modèle japonais. (...)".

"Sur le plan des pratiques, on peut avancer, à la lumière des enquêtes disponibles (voir notamment les travaux des spécialistes en gestion des CRG ET DU CGS, dans la Revue française de gestion industrielle), que de nombreux efforts sont déployés pour aller dans le sens préconisé. Nombreuses sont les initiatives qui visent à introduire une coopération horizontale entre différents services (Fabrication, Entretien, Qualité, Méthodes, par exemple) qui utilisent des nouvelles technologies reposant sur l'informatique (...)."

"Du côté des résultats, il semble bien qu'on soit assez loin des objectifs visés. Il y aurait en effet un réel décalage entre l'ampleur des efforts consentis sur ce terrain et la faible envergure du changement, les féodalités professionnelles ne se laissant pas si aisément déraciner du terreau de l'entreprise, la hiérarchie intermédiaire ne témoignant pas d'un grand enthousiasme à l'idée de s'effacer pour faciliter la communication et la décentralisation. L'entreprise cloisonnée, pyramidale, terrain de manoeuvre de stratégies professionnelles classiques est loin d'être dépassé. Un des effets, probablement non escompté, est l'intérêt dont témoignent certains syndicats ouvriers et de cadres (notamment la CGT et l'UGICT) pour ce champ de l'entreprise. (...)."

     Concernant l'espace des relations sociales qui correspond aux modalités idéologiques et culturelles de mobilisation des salariés. Force est de constater sur terrain l'ampleur du changement.

"Sur le plan des discours, l'omniprésence du thème "la grande richesse de l'entreprise ce sont ses hommes" est telle que l'on a tendance à oublier l'ampleur du visage pris. "O mépris" (titre du dernier livre de SEIRIEXY) devient le must affiché  par de nombreuses directions. Et pourtant, il n"y a pas si longtemps encore, dans les années 1950, 1960 et même 1970, c'était une autre langue de bois qui était maniée des deux côtés. Une langue guerrière, de défiance réciproque, correspondant à la guerre idéologique de tranchée inscrite au sein de l'entreprise entre ouvriers et dirigeants. Il faut dire que la législation socialiste a largement contribué à alimenter ce discours humaniste de l'entreprise. Les rapports Auroux et les lois du même nom ont introduit l'idée que les entreprises étaient en mesure de devenir des lieux où la démocratie avait sa place, et où les individus restent des citoyens ; l'idée d'une réconciliation entre efficacité et valorisation du "potentiel humain". La référence explicite ou implicite du discours est probablement moins à rechercher ici du côté du modèle japonais, mais plutôt de celui d'un contre modèle fayoliste qui a tant marqué les mentalités françaises."

"Les pratiques sont-elles en rapport avec (ce discours (...)? (L'auteure) est tentée de répondre que oui.Les changements organisationnels visant à alléger les lignes hiérarchiques, et surtout l'importance du dispositif participatif en France témoigne de ce que les directions ne se contentent pas de manier le verbe. Des milliers de cercles de qualité, de groupes d'expression, la mode des projets d'entreprise, les efforts réalisés en matière de communication, la multiplicité de groupes de diverses natures, tout cela place la France largement en tête des pays européens en matière de participation."

"Mais les résultats, eux, ne sont pas à la hauteur ni des discours ni des politiques mises en place." Si les distances hiérarchiques et les mentalités de type militariste disparaissent peu à peu, "la disposition de la hiérarchie intermédiaire à l'égard des groupes d'expression n'est pas toujours la plus bienveillante. Trop d'enjeux de pouvoir sont encore présent pour que le participatif s'enracine réellement dans le corps de l'entreprise et y imprime sa marque (voir Sous la direction de D. MARTIN, Participation et changement social dans l'entreprise, L'Harmattan, 1989). Ces freins à la concrétisation de l'effort participatif ont pour effet de décourager les bonnes volontés. Après l'essoufflement des groupes d'expression, on assiste à une retombée d'intérêts pour les cercles de qualité. La persistance avec laquelle les directions d'entreprise impulsent les unes après les autres, comme en rafales successives, des formules participatives, ne parvient par à masquer le doute grandissant que développent des couches de plus en plus importantes de salariés."

     Côté organisation du travail stricto sensu, on se trouve aussi face à un discours très novateur, quoique moins appuyé. "A l'entendre, on en serait déjà à l'ère du post-taylorisme." Une profusion de nouveaux mots et de nouvelles expressions semblent malgré tout camoufler des traditions bien ancrées, Et il ne faut pas oublier, même si l'étude de notre auteure se veut circonscrite à la France, que l'organisation du travail taylorienne se transpose, à force de délocalisations d'entreprises vers des pays à main-d'oeuvre supposée plus malléable. Les diverses industries (automobile, textile, informatique même) ont tendance à reproduire les pires organisations à la chaîne qu'on ait connu... 

"Sur le plan des politiques mises en place, (...) on peut distinguer trois types de pratiques : celles qui conduisent à des formes d'organisation rompant avec certains principes tayloriens en matière d'organisation du travail ; celles qui aboutissent à un renforcement du taylorisme et celles qui, malgré d'importants changements technologiques reproduisent purement et simplement l'organisation antérieure." Même si l'auteure se limite au cas français, on pourrait sans doute, avec d'importants déplacements de "frontières" entre ces trois types de pratiques, faire la même analyse pour d'autres pays, y compris dans les pays anciennement dits sous-développés. 

- La première tendance est surtout observable dans les industries de process (voir M. SUEUR, agents de maitrise et techniciens face à l'automatisation", Cahiers CEREQ, volume 6), soit par exemple dans la cimenterie, la pétrochimie et la sidérurgie : s'y trouvent les exemples d'organisation qualifiante où s'activent des groupes polyvalents sur la base d'un élargissement du champ et du niveau de compétences et englobant des tâches réellement techniques. Ces groupes d'opérateurs travaillent en interaction étroite avec les techniciens de bureau avec lesquels ils partagent ainsi une partie de leur professionnalisé. Il semble pour Danièle LINHART que les travaux de VELTZ, ZARIFIAN et de LAVILLE s'inspirent largement de cette forme d'évolution. Il faut rappeler les spécificités de ces industries : forte intensité capitalistique, ce qui veut dire moindre importance de la main d'oeuvre, impératifs de sécurité et de fiabilité des installations drastiques, passé de crise très profond pour certains de ces secteurs comme la sidérurgie et tradition de forte segmentation du marché du travail. 

- La deuxième tendance, non la première en importance en nombre, correspond à un durcissement taylorisé des situations de travail et se rencontre dans l'habillement, dans le textile, dans le bâtiment. On y retrouve un contrôle accentué des cadences de travail et une plus forte pression avec l'introduction de convoyeurs automatiques programmables. On y assiste à des mises en place de polyvalences appauvrissantes articulées à des politiques de gestion précarisant de la main-d'oeuvre.

- La troisième tendance, qui se caractérise par la reproduction des pratiques tayloriennes antérieures, semble largement dominante et caractérise assez massivement les entreprises françaises. Dans ce cas, l'atelier n'est pas véritablement revalorisé dans son rôle, la coupure entre conception, organisation du travail/exécution est largement maintenue. Et ceci malgré, dans certaines industries, la mise en place de technologies qui autorisent et facilitent la décentralisation vers l'atelier de certaines tâches de conception-préparation.

Dans les trois cas de figures, on assiste à une prolifération de formules participatives, telles que cercles de qualité, groupes d'échanges et de progrès..."Dans le cas de mise en place d'organisations qualifiantes, précise-t-elle, le dispositif participatif vise à accompagner les innovations introduites, à les mettre en phase avec les savoirs, les suggestions des ouvriers. Dans les deux autre ças, il s'agit au contraire de pallier les dysfonctions générées par le décalage entre une organisation de travail rigide, entravée par des préceptes taylorisés maniés sans souplesse, et un environnement économique, technologique de plus en plus turbulent et exigeant."

    Les études sur le terrain montrent des situations contrastées, y compris à l'intérieur des industries et des entreprises, malgré un discours homogénéisant qui relève bien plus d'une stratégie de communication des entreprises que de la réalité du travail. Le discours sur la modernité des entreprises cachent mal de nombreuses dysharmonies, malgré une réelle réussite sur le plan de l'intériorisation des nationalités par les travailleurs. Entre participation exigée des travailleurs à une organisation du travail plus centralisée et contrôlée que jamais (grâce aux nouvelles technologies) qui rappelle un certain fétichisme mis en relief par le marxisme et évolution réelle des conditions de travail (au plan quantitatif et qualitatif) lesquelles sont souvent plus le fruit de conflits entre exécutants et concepteurs que de l'initiative propre d'un patronat qui serait plus à l'écoute d'autres impératifs (que la rentabilité) exprimés par les travailleurs, on peut voir là un paysage du travail véritablement contrasté. Il semble bien, d'après Danièle LINDHART que la tendance majoritaire est à l'affaiblissement des collectifs de travail existant ou même mis en place par les directions et à la transformation de ces collectifs producteurs et contestataires en groupes subjectivement acquis aux intérêts des entreprises, en accord avec ses règles, son mode de fonctionnement, convaincus de sa légitimité. Ce qui sonne le glas, même en ne considérant pas l'environnement économique global fait de changements fréquents et profonds des relations entre branches d'activité et des différents décideurs (favorables aux impératifs purement financiers) de l'implication réelle des travailleurs dans la vie des entreprises.

 

Danièle LINHART, A propos du post-taylorisme, dans Sociologie du travail, 35ème année, n°1, Janvier-Mars 1993, www.pesée.fr. Yvon PESQUEUX, Du taylorisme au post-taylorisme, pour une décontraction de la transversalité, Entreprises sans frontière, quelles mutations pour la comptabilité et le contrôle organisationnel?, Mai 2001, HAL (archives-ouvertes.fr). Lusin BAGLA, Sociologie des organisations, La Découverte, collection Repères, 2009. 

 

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22 juillet 2018 7 22 /07 /juillet /2018 15:42

   Chester BARNARD, manager américain célèbre pour son livre The functions of the Exécutives, développe tout au long de sa carrière des idées sur le management reprises dans le monde entier. Ses idées portent principalement sur les organisations "formelles", la coopération, élément clé du management et la volonté de coopération, l'efficacité et l'efficience  et le rôle des dirigeants.

    Il est un temps directeur de l'American Telephone and Telegraph (ATT), le plus grand opérateur téléphonique du monde, ayant employé jusqu'à un million de personnes dans les années 1950. Après avoir oeuvrer dans ce qui est devenu aujourd'hui AT&T Corporation, il est nommé en 1927 président de la New Jersey Bell Telephone Company, aujourd'hui Verizion New Jersey.

  Chester BARNARD est avant tout un homme d'entreprise. Après avoir effectué ses études à Harvard, université avec laquelle il maintient ensuite des liens étroits (pratique courante aux Etats-Unis); sa carrière se déroule dans le cadre de l'ATT. Il appartient, tout d'abord, à un service de statistiques, puis acquiert des responsabilités managériales dans le secteur commercial et, en fin, devient le président de la New Jersy Belle Telephone. Par ailleurs, tout au long de sa carrière, il remplit diverses fonctions honorifiques, par exemple au sein de la Rockefeller Foundation et de la National Science Foundation. La réflexion qu'il mène s'appuie ainsi sur une expérience personnelle du management. orientées vers l'action, ses analyses ont modifié les idées sur le management et l'administration des entreprises.

  Chester BARNARD critique la conception taylorisme de l'entreprise et retient les leçons de l'expérience menée à Hawthorne, à savoir l'importance des opinions, de attitudes et des relations humaines. Il s'inspire également des travaux de WEBER, PARETO et PARSONS. Influencé par ces différents courants de pensée, il présente pour la première fois une "théorie globale" de l'organisation. Dans l'introduction à la seconde édition de son livre en 1968 (la première est intervenue en 1938), il expose les raisons pour lesquelles cette théorie est nécessaire : "Toute l'attention intellectuelle de la littérature consacrée à la réforme sociale est tournée vers les tensions sociales. Il n'y a presque pas de référence aux organisations formelles comme processus concret qui détermine l'accomplissement de toute action sociale". 

   Cette théorie de l'organisation comporte les éléments suivants, mettant en évidence le caractère abstrait de l'organisation :

- Les actions observables des êtres humains dans notre société - mouvements, langage, pensées, émotions - monte que la majorité d'entre elles sont déterminées ou orientées par rapport aux organisations formelles.

- Une organisation naît lorsqu'il y a des personnes capables de communiquer entre elles et décidées à participer à des actions destinées à accomplir un même but. Les éléments d'une organisation sont : la communication, la volonté de servir un but commun.

- Un système coopératif est un ensemble de composantes physiques, biologiques, personnelles et sociales qui sont placées dans une relation spécifique et systématique en fonction de la coopération de deux ou d'un plus grand nombre de personnes en vue d'atteindre au moins un but.

- Par définition, il ne peut y avoir d'organisation sans individus. Cependant, ce ne sont pas les personnes mais les comportements, les actions ou l'influence des personnes qui doivent être pris en considération comme les éléments de base des organisations.

- L'organisation, simple ou complexe, est toujours un système impersonnel qui coordonne les efforts humains ; il y a toujours un but comme principe unificateur et coordination ; il y a toujours une capacité de communiquer ; il y a toujours la nécessité d'une volonté personnelle de participer et de maintenir l'efficacité par rapport à l'objectif défini et à la continuité des contributions. C'est ce qu'on appelle une organisation formelle.

- Des organisations informelles sont présentes dans les organisations formelles, ces dernières sont essentielles pour maintenir l'ordre et la cohérence, les premières sont indispensables pour assurer le dynamisme et la vitalité. Ce sont des phases mutuellement réactives de la coopération qui sont également mutuellement dépendantes.

- Toutes les organisations complexes sont constituées à partir d'unités qui sont des unités de travail ou des organisations de base. Les caractéristiques structurelles essentielles des organisations complexes sont déterminées par les effets de la nécessité de communiquer sur la taille des unités de base.

- L'efficacité de l'organisation est le maintien de l'équilibre des activités de l'organisation en donnant suffisamment satisfaction aux individus qui réalisent ces activités?

- Les difficultés rencontrées par les systèmes de coopération ont pour origine les idéologies fausses, particulièrement des leaders et des responsables des organisations formelles. Ces notions erronées pervertissent le jugement acquis par une expérience de résolution des problèmes qui respecte les principes de la théorie de l'organisation.

- L'autorité est un autre nom pour caractériser la volonté et la capacité des individus à se soumettre aux exigences des systèmes coopératifs.

- Les actes des individus peuvent être distingués entre ceux qui résultent de la détermination, du calcul et de la réflexion, et ceux qui sont inconscients, automatiques et de réaction, le résultat de conditions internes ou externes, actuelles ou passées. En général, quel que soit le processus qui précède la première catégorie d'action, celui-ci débouche sur ce qui peut être qualifié de "décision".

- La coordination des efforts d'un système de coopération requiert l'organisation d'un système de communication. Un tel système suppose des centres ou des points d'interconnexion et ne peut opérer que si ces centres sont occupés par des personnes appelées "responsables". C'est la fonction managériale.

- Le facteur le plus stratégique de la coopération humaine est la capacité managériale. L'accumulation du capital, l'invention de processus, l'innovation en matière de relations humaines qu'une coopération effective et efficace requiert,  repose avant tout sur une aptitude particulière en matière de technologies des matériaux, des forces physiques, des systèmes économiques et de l'art de l'organisation. 

- La caractéristique essentielle de toute société qui dépasse une certaine dimension est la présence d'un réseau complexe d'organisations formelles plutôt que ses institutions, coutumes, etc.

- L'élément stratégique de l'intégration sociale est la promotion et la sélection des responsables. Ce processus est généralement déséquilibré par une attention excessive prêtée à la compétence technique et au statut moral. A une certaine époque, l'aspect moral a été cultivé au détriment de la capacité technique. Actuellement, l'accent mis sur la technique n'est pas assez guidé par les nécessités d'un système coopératif, considéré comme un tout.

      La contribution de Chester BARNARD à l'analyse des organisations est centrale, selon la plupart des observateurs travaillant sur la sociologie des organisations. La synthèse des travaux antérieurs effectuée par cet auteur est à l'origine d'une redéfinition de la réflexion managériale. Il établit l'importance d'une analyse des organisations, distincte de la doctrine taylorisme et de la science administrative exposée par FAYOL (Administration industrielle et générale, Junod, 1928) en France et par GULICK et URWICK (Papers on the Science of Administration, New York, Institute of Public Administration, Columbia University, 1933) aux États-Unis. 

A partir des observations de MAYO, de ROETHLISBERGER et de leurs collègues, BARNARD conçoit l'organisation comme un système social d'interaction complexe. Cependant, sa conceptions diffère de celle de l'"école des relations humaines", car, pour lui, l'organisation se caractérise par sa structure formelle. Le management est avant tout, la capacité d'intégrer les composantes "formelles" et "informelles" des organisations. L'étude des dimensions "humaines" de l'organisation est un objet légitime de recherche pour les spécialistes de l'entreprise et de l'administration. Enfin, BARNARD a la conviction profonde que le consensus dans les entreprises favorise le consensus au sein de la société. 

Chester BARNARD, The Functions of the Executive, Cambridge, Harvard University Press, 1938.

Herbert SIMON, Administration et processus de décision, Économica, 1983. Michel BARABAL, Chester Barnard, L'organisation formelle ou l'art de la coopération" dans Les grands auteurs en management, Sous la direction de Sandra Cherreire PETIT et Isabelle HUAULT, Édictions Ems, 2009. Catherine BALLÉ, Sociologie des organisations, PUF, collection Que sais-je?, 2010.

 

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20 juillet 2018 5 20 /07 /juillet /2018 12:05

   Le toyotisme est une forme d'organisation du travail conçue par l'ingénieur Talichi ONO. Elles est mise en application par l'entreprise japonaise TOYOTA très progressivement à partir de 1962. Elle fait figure de modèle japonais d'organisation de l'entreprise, et revu une attention considérable du fait des succès de l'économie de ce pays. Elle fait partie d'une série de tentatives de relance de l'économie japonaise après leur défaite de la Seconde Guerre Mondiale. 

TOYOTA médiatise une vision stratégique pour le faire : rattraper les Américains au plan de la production, sinon risquer de disparaître. A l'origine de ce système de production, figurent le fondateur de l'entreprise TOYOTA, Sakichi TOYODA, son fils et l'ingénieur Talichi ONO. Ces derniers se sont inspirés pour l'essentiel des travaux de William Edwards DEMING, ainsi que des écrits de Henry FORD sur le fordisme. 

Talichi ONO met au point un système de gestion de l'entreprise simple mais efficace :

- réduire les gaspillages ;

- maintenir une qualité optimale des produits tout au long de la chaîne de production ;

- éviter l'offre excédentaire. Si certains modèles de voitures se vendent moins, il faut en réduire la taille des séries, ce qui implique une baisse des stocks. Les voitures et les pièces sont fabriquées pratiquement à la demande. C'est la production à flux tendu (ou production "juste à temps", ou "méthode kanban") ;

- prendre en considération l'avis des opérateurs : ceux-ci participent au diagnostic des problèmes et à leur résolution ;

- améliorer le système de façon continue, en une dynamique interne qui intègre tous les acteurs concernés, de l'opérateur à l'ingénieur.

Un tel système d'organisation permet un décloisonnement des fonctions et des responsabilités ; il allie l'efficacité de production à une certaine reconnaissance psychologique des travailleurs. On leur demande leur avis sur l'entreprise, et ils se sentent donc plus importants (même si en fin de compte, on en tient peu compte...).

Le système de production de TOYOTA est un composant important de ce que l'on appelle la fabrication "au plus juste". Les pièces détachées sont approvisionnées au bon endroit, au bon moment et en quantité suffisante, sans gaspillage, ce qui suppose le développement d'un très important réseau, malgré les nombreux massifs montagneux du Japon, routier et ferroviaire. Seule la production répondant à une demande précise sort de la chaîne de fabrication. Cette méthode, qui prend appui également sur une analyse des crises du capitalisme en crises de surproduction, est à l'opposé du système antérieur de fabrication, qui prévoyait des stocks de pièces importants, indépendamment de la demande réelle, sollicitée à grands renforts de publicité commerciale (finalement assez coûteuse et peu efficace à terme). Il ne peut se développer dans dans un climat de paix sociale où compte beaucoup l'esprit d'équipe et même de fidélité, reposant sur des valeurs familiales japonaises faites de dévotion et d'obéissance. Les avis divergent précisément sur sa reproductibilité en l'absence de culture d'entreprise, en Occident notamment et sur son caractère exemplaire (le "miracle économique japonais"). A noter l'enquête réalisée par le journaliste japonais Satoshi KAMATA, et diffusée dans le livre réédité en français sous le titre Toyota, L'usine du désespoir. En 1972, il a partagé pendant cinq mois le quotidien des ouvriers sur les chaînes à l'usine Toyota de Nagoya. Il décrit l'augmentation sans fin des cadences, la polyvalence bouche-trou, la mise en concurrence interne et l'endoctrinement de ses collègues au nom de l'esprit d'entreprise.

 

   Il existe une véritable continuité dans la réflexion comme dans la mise en pratique dans l'industrie automobile, de l'enrichissement du travail au modèle japonais.

Comme l'écrit Lusin BAGLA, l'industrie automobile, pionnière dans le passage à la production de masse - conjointement avec la fabrication des éléments métalliques (acier notamment) lors de la révolution du rail - a aussi été la première à adopter les nouvelles formes d'organisation et de division du travail expérimentées dès les années 1970. Volvo, avec ses différentes sites dont Uddevalla (d'où l'uddevalisme, qui serait une sorte de post-fordisme), venait en tête. Toujours en Suède, vers la fin des années 1970, des lois sur l'environnement du travail sont votées. Durant la même période, la Norvège et le Danemark mettent également en place des expériences allant dans le sens de l'enrichissement du travail. En Allemagne, conformément au programme gouvernemental d'humanisation du travail, des entreprises modifient l'organisation et la division du travail sur les conseils de groupes composés souvent d'ergonomie, de sociologues et d'ingénieurs.  

Dans les assurances françaises, la standardisation de la préparation des contrats ayant accompagné l'informatisation, le contenu du travail, notamment pour le rédacteur, s'était appauvri. Des tâches répétitives et codifiée résultaient de l'informatique centralisée. Quelques compagnies se sont lancées alors dans l'enrichissement du travail, en cherchant à obtenir la polyvalence des employés et l'assouplissement de l'organisation du travail (voir notamment VERDIER, La bureautique : néo ou post-taylorisme, dans Le taylorisme, sous la direction de MONTMOLLIN et PASTRÉ, La Découverte, 1984). Au Etats-Unis, l'intérêt pour le thème s'est concrétisé par la publication, en 1972, d'un rapport officiel (Work in America, préparé par le département de la santé, de l'éducation et des affaires sociales - HEW). Selon une étude récente portant sur 694 entreprises manufacturières américaines, plus d'un tiers ont adopté les équipes de travail, la rotation des tâches, les cercles de qualité et les groupes de résolution des problèmes (voir OSTERMAN, 1994). On remarquer donc, malgré l'accaparement dans les études et recherches du management que seulement une minorité (forte) d'entreprises rentrent dans ce mouvement de néo-taylorisme, comme d'ailleurs seule une minorité d'entre elles avaient adopté le taylorisme ou le fordisme comme formes de management. Pendant longtemps, les États-Unis furent à la pointe des nouvelles formes de management, laissant loin derrière eux tous les pays concurrents, notamment européens. Seulement au Japon, ce mouvement néo-taylorisme dépasse par sa vigueur celui des États-Unis.

Dans les années 1980, le discours sur l'organisation a glissé des enseignements de Tavistock à l'expérience japonaise, incarnée par Toyota (toyotisme ou post-fordisme). L'entreprise japonaise focalise l'attention des managers, consultants et chercheurs, à commencer par ceux du Massachusetts Institute of Technology (MIT). La consultation des salariés, la recherche de consensus, la complémentarité entre formation de base et formation dans l'entreprise sont avancées comme des éléments du style de management nippon, grâce auquel les entreprises japonaises réussiraient mieux que les entreprises européennes et américaines, berceaux de la rationalité et de l'organisation scientifique.

A travers des concepts tels que la "production en flux tendu", la qualité totale, les cercles de qualité, le juste-à-temps, qui permettent de réduire les "stocks tampons", les chercheurs occidentaux analysent les raisons du succès japonais. Ils affirment que ces méthodes permettent de combiner les avantages d'une production artisanale avec ceux de la production de masse, en évitant les coûts élevés de la première et la rigidité de la seconde... Les concepts, les hypothèses de travail et les outils d'analyse antérieurement appliqués se révélant insuffisants pour rendre compte des transformations en cours, les experts occidentaux se sont empressés d'ériger l'expérience japonaise en "modèle". Au modèle plus participatif observé au Japon est opposé le modèle américain hiérarchisés où les décisions sont plus centralisées.    

Dans les années 1990, l'importation des méthodes japonaises aux États-Unis se révèle massif, même s'il est progressif depuis la décennie précédente. Ces méthodes sont alors particulièrement bien adaptées au haut niveau d'instruction générale et technologique des salariés américaines. Les entreprises nord-américaines ont réalisé de plus des dépassement majeurs du modèle japonais (voir ASKENAZY, Les désordres du Travail. Enquête sur le nouveau productivisme, Le Seuil, 2004), et ce sur plusieurs plans :

- les nouveaux principes ont été étendus à l'ensemble de la hiérarchie et des stades de production ;

- les pratiques a priori manufacturières ont été appliquées dans le secteur tertiaire, de la grande distribution aux hôpitaux ;

- les technologies informatiques ont été introduites pour améliorer la circulation de l'information.

De fait, ces changements organisationnels des entreprises ont décuplé les besoins et donc ouvert de vastes marchés pour les constructeurs informatiques et les éditeurs de logiciels, leur permettant d'investir massivement dans l'innovation. Cette innovation a aboutit à la vague des technologies de l'information et de la communication, dont Internet. 

 

      Mais encore, faut-il rappeler qu'il y a parfois loin de la théorie à la pratique, même dans les industries japonaises et que passé une période de "domination économique japonaise" dans certaines domaines (automobile, informatique), on observe une certaine dégradation de ce modèle, les mots d'ordre devenant, bien plus que techniques, financiers, au détriment de la qualité, provoquant la multiplication d'"incidents technologiques" qui se concrétisent par le rappel après vente de millions de véhicules... Le toyotisme n'est peut-être plus la norme dans le management des entreprises, tant l'emportent dans nombre de directions d'entreprise, les considérations de concurrence financière par rapport aux considérations de la production elle-même...

 

Lusin BAGLA, Sociologie des organisations, La Découverte, 2003. Philippe ASKENAZY, Productivisme, dans Dictionnaire du travail, PUF, 2012.

 

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19 juillet 2018 4 19 /07 /juillet /2018 09:52

    On ne compte plus les études sur les organisations, notamment des entreprises, après les années 1970, qui "corrigent","réorientent", puis plus tard "contestent", maints aspects du taylorisme. C'est que le capitalisme évolue et les nouvelles orientations de la production, les aspirations changeantes des consommateurs, la montée d'une classe moyenne éduquée exigeante aux aspirations parfois contradictoires... orientent l'organisation des entreprises vers de nouveaux objectifs. Jadis "modèle indéniable d'efficacité", l'organisation bureaucratique et taylorisme est décrétée maintenant rigide. Les aspirations des "nouveaux salariés", et celles des "nouveaux chefs d'entreprise", rejoignant les analyses des "experts" de tout genre qui gravitent autour des entreprises, provoquent l'essor des thèmes du partenariat, de la coopération, de la participation, de la communication et de la "culture d'entreprise". Nouvelles technologies, nouvelles stratégies managériales se combinent pour changer le visage du monde industriel et commercial. Sans compter le vaste mouvement qui déplace les pôles de pouvoir dans les entreprises et qui met au premier plan les stratégies financières au détriment à terme des stratégies industrielles, ce vaste mouvement de mondialisation qui rebat non seulement les cartes au sein des économies mais mettent en question les prédominance des États... Vaste mouvement qui va de la fin des années 1970 et qui continue aujourd'hui, même s'il est de plus en plus vivement combattu.

     Même s'il touche de manière différente territoires et secteurs d'activité, il mène en tout cas à une rupture avec la forme bureaucratique et taylorisme. Les entreprises s'organisent de plus en plus en équipes qui se comportent au cas par cas en fonction des connaissances et des expertises exigées par chaque projet. Cette forme organisationnelle, baptisée "matricielle" est hybride.

Pour parler franchement, on ne doit pas s'y tromper, s'il y a décentralisation des activités et mouvements fréquents des capitaux et des hommes, la concentration des pouvoirs de décision est toujours là. Mais ces pouvoirs se déplacent franchement en faveur des managers soutenus par les actionnaires des sociétés les plus engagées dans ce mouvement-là, au détriment à la fois des propriétaires des entreprises et des salariés. Ou plus exactement, la notion de propriété évolue, devient bien plus plastique et évolutive qu'auparavant. De même, l'automatisation des processus de production, l'informatisation, réduisent la taille des équipes, réduisent du même coup le pouvoir de revendications des salariés. Des multiples conflits qui traversent les entreprises et qui déterminent leur destin, ce ne sont plus les divisions de classe sociale (entendre salariés et employés contre chefs d'entreprise) qui dominent, mais bien plutôt, de manière plus feutrée mais aussi féroce, les stratégies différentes des apporteurs de capitaux. 

Pour décrire une autre facette de ce mouvement vaste, comme le fait Lusin BAGLA, "il y existe toujours une départementalisation fonctionnelle - marketing (ou mercatique), finances, service du personnel, production. Pour le développement d'un nouveau produit, le chef de groupe ou de projet qui coordonne l'opération doit s'arranger avec les responsables des départements fonctionnels pour obtenir des spécialistes dont il a besoin. Des conflits peuvent surgir du fait du double commandement par le chef de projet et le chef de service, mais lorsqu'un projet est achevé, chacun retourne à son unité d'origine. Les entreprises recourent également à l'image "d'ilots" qui se réfère à une organisation et à une division du travail autour du développement d'un produit précis réunissant tous ceux qui sont concernés? Chaque îlot fonctionne comme un centre de profit." 

 

Une redéfinition de la division du travail

La redéfinition de la division du travail accompagne la réduction de la taille des organisations et de la pyramide hiérarchique. "Si le principe de la spécialisation poussée était érigée en culte par les premiers organisateurs en quête d'efficacité, la division (sexuelle, organisationnelle, sociale et internationale) du travail est critiquée depuis les années 1970 où de nombreuses catégories d'acteurs l'ont accusée d'être un moyen de domination. Pour des rapports plus équilibrés et plus équitables entre les nations, les "pays en développement" revendiquaient alors un "nouvel ordre économique mondial". Les femmes attiraient l'attention sur les interactions entre leurs fonctions productives et reproductives pour dénoncer la place qui leur est réservée dans le monde du travail, tandis que les salariés souhaitaient une organisation plus démocratique qui leur feraient participer davantage. La critique de la division taylorisme et bureaucratique du travail a également mobilisé des spécialistes du management qui préconisaient l'organisation du travail à partir de groupes composés d'individus responsabilisés, capables de prendre des initiatives et de coopérer. La participation est définie alors à la fois comme l'implication de l'individu dans le travail d'équipe et comme la contribution des différentes équipes à la résolution des problèmes organisationnels. Ces équipes fonctionneraient comme des "groupes semi-autonomes", avec des salariés "polyvalents" mobilisant des compétences multiples.

Depuis les années 1990, les débats sur des relations plus équitables, un meilleur partage des responsabilités et le thème de la participation se poursuivent à différents niveaux, en incluant de nouvelles préoccupations et en mobilisant de nouveaux concepts, dont celui de corporate governance. C'est d'abord la question du poids de actionnaires qui a animé les discussions sur ce concept dont on a proposé deux traductions françaises : gouvernement d'entreprise et gouvernance. Ces thèmes se retrouvent à la croisée d'interrogations concernant l'évolution de la structure financière de l'entreprise et celle des systèmes de financement, une utilisation plus efficace des ressources et la quête de compromis plus acceptables entre les parties prenantes aux intérêts divergents. Les média utilisant ces deux termes de manière interchangeable, comme le font d'ailleurs des professionnels et des universitaires, comme si, en fonction de leurs spécialités, ils ne leur attribuent pas forcément le même sens. pour certains, le concept de gouvernance englobe celui de gouvernement d'entreprise, dans la mesure où il impliquerait la prise de considération des intérêts de l'ensemble des stakeholders (les parties prenantes, les shareholders étant les actionnaires). Dans certains milieux, les deux appellations renvoient à des usages distincts. Le gouvernement d'entreprise revient plus facilement pour discuter de questions telle que le contrôle des décisions des dirigeants, le recours à différentes formes de régulation, une demande de transparence et de diffusion de l'information afin de rassurer les investisseurs internationaux ou de protéger les actionnaires minoritaires, voire l'ensemble des parties prenantes, et pour atténuer les effets d'un libéralisme sans limites. Apparemment plus politisé, le concept de gouvernance est plus souvent employé pour se repérer au changement de la nature des relations entre les parties intéressées, aussi bien au niveau des relations internationales qu'au niveau des relations entre l'État et la société civile  ou les collectivités territoriales, sans oublier le niveau organisationnel, en termes de relations entre les dirigeants, les salariés et les autres parties prenantes. Les mots clés sont alors participation et partenariat, qui sont mieux acceptés qu'une approche en termes d'inégalité de pouvoir et de dirigisme. Dans les deux cas, les analystes optimistes espèrent la vicomte de la dimension éthique. Quel que soit le niveau d'analyse, les effets sur les rapports de pouvoir ainsi que sur les stratégies et le fonctionnement des organisations de tous types sont évidents. La théorie organisationnelle noue ainsi de nouveaux sujets d'investigation."

Encore une fois, de même que le taylorisme concernait à son époque seulement certains secteurs (automobile et métallurgie pour commencer) et certaines tailles d'entreprise, toutes les discussions autour d'un néo-taylorisme concerne surtout des entreprises, de grande ou de petite taille, à fort contenu intellectuel ou à l'automatisation poussée. La majeure partie des petites et moyennes entreprises restent de marbre face aux nouvelles conceptions organisationnelles et il faut qu'elles soient insérées dans un réseau de production ou de distribution (de biens, de services...) bien délimités (construction de véhicules, métallurgie, encore, mais également informatique...) pour qu'elles participent à leur venue et à leur développement. De plus, la réflexion pénètre surtout les cadres et cadres supérieurs, la plupart de la main-d'oeuvre ouvrière, hormis certains thèmes d'intéressement aux buts et aux résultats de l'entreprise - au demeurant limités dans leur incidence sur la véritable vie des entreprises -vu sa mobilité, sa préconisation et ses centres d'intérêts très éloignés du monde de l'entreprise, n'y voit souvent qu'un discours. Et il se pourrait, malgré le déploiement de tout un appareil intellectuel et médiatique que ce soit le cas, compte tenu du fait des relations de plus en plus déséquilibrées entre revenus du travail et revenus du capital. Promouvoir l'intéressement aux tâches, certainement, vu la multiplication des instances de vérification de la qualité des biens et des services, intéressement aux bénéfices, beaucoup moins... Enfin, il faut rappeler que les théories du management ne constituent qu'une partie d'un ensemble plus vaste de sociologie des organisations...

Il demeure toutefois que ces débats organisationnels sont très présents dans certains secteurs industriels et commerciaux, à forte valeur ajoutée. 

Lusin BAGLA décrit certaines étapes de cette réflexion, passage de l'analyse du contrôle des individus à celle de la gestion de groupes d'individus (idée qui avait germé dès les débuts de la réflexion, chez TAYLOR et les autres...) ; participation et démocratisation du lieu de travail, avec l'intervention du personnel en ce qui concerne notamment les questions d'hygiène et de sécurité, un peu moins sur le travail lui-même ; enrichissement des tâches ; responsabilisation des travailleurs à leur poste de travail ; formation continue ; amélioration de la planification du travail en tenant compte des avis des intéressés ; communications et cultures d'entreprise... sont autant d'étapes, d'éléments dans un processus qui vise à redonner un sens au travail (individuel et collectif), toujours dans le but d'améliorer la gestion des personnels en vue d'une meilleure efficacité du travail.

C'est toute une flopée d'initiatives de dirigeants et de haut cadres que l'on voit apparaitre dans un contexte de concurrence accrue et de... compressions de personnels (progrès de l'automation, de l'automatisation, de l'informatisation...), accentuant une méthode ou une autre. La gestion des ressources humaines se fait alors sous le signe du toyotisme (de l'entreprise TOYOTA), ou d'autres modèles, qui attirent l'attention, sauve de manière contingente et conjoncturelle... des différents spécialistes du management.

 

Des remises en cause bien partielles....

Lusin BAGLA met en évidence le fait que toutes les pratiques de management, qui théoriquement doivent donner aux entreprises (surtout les grandes et celles porteuses de fortes valeurs ajoutées) les moyens de la coopération la plus efficace entre leurs acteurs, ne peuvent pas grand chose (quand elles ne les alimentent pas elles-mêmes conte le développement de nombreux conflits internes... "Avec des projets imprévisibles, des équipes instables et des appartenances multiples, les conflits et leur gestion changent également de forme, comme le mettent en évidence les études portant sur les organisations "matricielles". Avec les nouvelles stratégies organisationnelles, la distribution du pouvoir, les mécanismes de contrôle, les flux d'information, les canaux de communications, les systèmes de rémunération, l'évaluation des aptitudes, les plans de carrière, bref tous les éléments habituels de l'analyse organisationnelle et des rapports de travail sont remis en question. Le paysage contemporain est plutôt hétérogène : des éléments de la gestion bureaucratique, désormais jugée rigide et inadaptée, persistent, en même temps qu'émergent des formes nouvelles qui apportent d'autres contradictions sur la scène des relations de travail. Problèmes transitionnels dont salariés et organisations ne cessent de négocier l'issue. Pris dans un tel contexte, les spécialistes des sciences sociales tentent de renouveler leurs analyses sur l'organisation.

Depuis la naissance de la "science managériale", qui réduisait l'organisation à une "structure contrôlée" et les salariés à des "réponses prévisibles" à cette structure, sociologues et autres chercheurs n'ont cessé de proposer un autre aperçu de l'organisation et du "phénomène organisationnel". Les managers avaient accepté l'essentiel de leurs apports. les sociologues admettent à leur tour, la majorité des contraintes auxquelles les managers affirment être confrontés. Si la surface d'intersection des deux approches de l'organisation semble s'être élargie, les sociologues n'ont pas abandonné pour autant leur regard critique. Visant, hier, surtout l'image que la "science managériale" donnait de l'organisation, aujourd'hui, ce regard critique se dirige plus vers les nouvelles stratégies de "gestion des ressources humaines"."

Parmi les théoriciens et praticiens de la réflexion managériale, Catherine BALLÉ indique parmi les plus influents, qui critiquent l'approche taylorisme, fordienne et fayolienne, Chester BARNARD, dont la carrière se déroule presque entièrement à l'American Telephone and Telegraph Company (ATT). Celui-ci élabore une analyse des organisations distincte de celle de TAYLOR et de ses successeurs, à partir des observations de MAYO, de ROETHLIBERGER et de leurs collègues. L'intérêt porté au fonctionnement des entreprises est à l'origine de la création dans les business schools américaines, dans les instituts à vocation professionnelle et dans les universités, de départements qui ont mis en place des programmes d'enseignement et de recherche sur les organisations, sous le label Organizational Behavior. Eléments de valorisation des entreprises et d'organisation de celles-ci, ces départements sont souvent pris entre des préoccupations liées aux comportements dans les entreprises et d'autres préoccupations, pas du tout portées par les mêmes instances, aux comportements des entreprises. Cette situation académique a entraîné le développement des Organization Studies. La méthode des cas, outre qu'elle constitue un bon moyen de se passer d'une analyse sur le fond de l'organisation économique dans son ensemble - entendre fuir toute analyse de type marxiste ou marxisant - permet de fournit directement des outils de gestion et de management. la formation de futurs responsables (du secteur du management) a accentué la recherche de propositions normatives. Des spécialistes, navigant entre postes universitaires et d'entreprise, trustant ou apparaissant dans de nombreuses revues à vocation plus ou moins large, comme Peter DRUCKER et Henry MINTZBERG, malgré les crises du capitalisme qui se multiples à partir des années 1970, bornent la recherche strictement autour d'outils immédiatement opérationnels. Et ceci à l'encontre de toute une série d'études bien plus critiques de nombreux économistes, politologues et sociologues.

La multiplication d'études critiques sur les limites des modèles du management - à commencer d'ailleurs par celles qui se questionnent sur le sens du management lui-même - provoque une complexification du paysage de la sociologie des organisations, qui, elle-même, n'entend pas de cantonner au domaine des entreprises ou même de la sphère économique. Il n'est pas certain que le foisonnement d'orientations alors ait une véritable influence sur les pratiques managériales, tant les objectifs varient d'une sociologie à l'autre, et même d'un sociologue à l'autre...

A voir la production actuelle des manuels consacrés au management et les multiples enseignements à la gestion des ressources humaines, on peut douter d'une porosité pourtant proclamée par une intelligentsia sûre d'elle-même, de dirigeants, d'actionnaires, de hauts managers, de rédacteurs de la presse économique, qui repousse tout apport qui ne soit pas selon elle, "professionnelle" et qui ressort d'un domaine "politique" et partisan... Si tout ce petit monde dont les membres se connaissent parfois très bien, accepte la remise en cause, c'est strictement celle d'un management d'entreprise "modernisé" par rapport à un autre. C'est toujours les mêmes objectifs qui sont visés : contrôle, productivité, rentabilité interne...et les considérations sociales ne sont pas celles qui étouffent leurs capacités d'initiative, et ceci de plus en plus avec les progrès d'un libéralisme très marqué encore par l'individualisme méthodologique. 

 

Lusin BAGLA, Sociologie des organisations, La Découverte, collection Repères, 2003. Catherine BALLÉ, Sociologie des organisations, PUF, collection Que sais-je?, 2010.

 

SOCIUS

 

 

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13 juillet 2018 5 13 /07 /juillet /2018 08:09

    Charles de GAULLE est un officier militaire, résistant, homme politique et écrivain français.  Sous-secrétaire à la guerre et à la Défense nationale du 6 au 16 juin 1940, Chef de la France libre du 16 juin 1940 au 1er août 1943, puis après avoir réussi à unifier la Résistance en France,  Président du Comité français de libération nationale du 3 juin 1943 au 3 juin 1944, Président du gouvernement provisoire de la République français du 3 juin 1944 au 20 janvier 1946, étant de facto chef de l'État à partir du 25 août 1944, puis après quelques postes de "transition" (ministre de la Défense nationale et président du conseil des ministres), Président de la République française du 8 janvier 1959 au 28 avril 1969, il marque de son empreinte la politique de défense et la politique internationale de son pays, sans compter une oeuvre militaire, politique et diplomatique de premier plan. Son oeuvre, et de son vivant, donne naissance au gaullisme, décliné en diverses tendances. Doté d'une expérience du monde politique dans l'entre-deux-guerres, il entend se placer au-dessus des partis, tout en menant une politique intérieure conservatrice. Il sait composer juste après la seconde guerre mondiale avec les forces politiques en présence et permet la réalisation (partielle) du programme social et politique du comité de libération nationale. Dans la foulée de la guerre d'Algérie, il accède au pouvoir entre les années 1950 et 1960, liquidant une grande partie de l'empire colonial français pour se recentrer sur une politique d'indépendance nationale, appuyée en partie sur le développement d'une force de dissuasion nucléaire. Sa vision du pouvoir, directement issue de son éducation catholique légitimiste  (grande influence du jésuite OLIVAINT mais aussi de Charles PÉGUY, Maurice BARRÈS et Henri BERGSON), est celle du chef guide de la Nation, directement approuvé par le peuple, comme le montre son recours au référendum pour établir les institutions de la Vème République. Son échec (référendum de 1969) après les événements de Mai 1968 s'explique en grande partie par le soutien lors de son mandat de Président de forces politiques bien plus à droite que lui, qui décident de ne plus le faire... 

 

Une brillante carrière militaire et un esprit indépendant bien  informé

   Entré à Saint-Cyr en 1911, il en sort deux ans plus tard pour être incorporé au sein du 33e régiment d'infanterie alors commandé par le colonel Philippe PÉTAIN, avec lequel il entretient ensuite des relations épisodiques. Blessé à plusieurs reprises au cours de la Grande Guerre, fait prisonnier à Verdun en 1918 sans pour s'échapper, il devient après l'armistice professeur à Saint-Cyr puis élève à l'École de guerre où il est ensuite chargé de cours. Il passe à l'état-major de l'armée du Rhin puis à la tête du 19e bataillons de chasseurs. En 1922, il est appelé au secrétariat du conseil supérieur de la Défense nationale. 

Pendant les années qui précèdent la guerre, de GAULLE réfléchit sur l'organisation de la nation en période de guerre et sur la réorganisation de l'armée française. IL va à contre-courant des idées qui prévalent à l'époque et qui visent à établir un mur de protection pour le pays. Rares sont ceux qui l'écoutent. Paul REYNAUD est de ceux-là, et il fait campagne en vain pour que ses idées soient adoptées par le gouvernement. Malgré cet échec, la loi sur l'organisation de la nation en temps de guerre, sur laquelle de GAULLE a beaucoup travaillé, est finalement votée en juillet 1938. 

En novembre 1939, de GAULLE fait une dernière tentative pour alerter le haut commandement du danger qui menace la France. Son rapport, intitulé L'Avènement de la force mécanique, met les autorités en garde contre l'attitude passive, donc pour lui suicidaire, de la France  face à une armée allemande qui démontre déjà l'efficacité du binôme char-avion  dans une tactique de guerre éclair. A noter qu'il insiste bien plus sur le char que sur l'avion, dont il ne perçoit pas dans un premier temps l'importance. Les conclusions de son rapport sont ignorées mais de GAULLE s'acharne et fait faire un tirage privé de quelques exemplaires du rapport qu'il envoie aux généraux GAMELIN, WEYGAND et GEORGES ainsi qu'à Édouard DALADIER et Paul REYNAUD. Son analyse de la situation s'avère prophétique. Lorsque HITLER passe à l'attaque, en mai 1940, il est promu général et se voit confier le commandement de la 4ème division cuirassée, à la tête de laquelle il obtient quelques-uns des rares succès tactiques français lors du début de la guerre (Au nord de Laon et à Abbeville). Nommé par Paul REYNAUD sous-secrétaire d'État à la guerre le 6 juin, de GAULLE veut continuer la lutte malgré la demande armistice de PÉTAIN. Il part pour Londres d'où il lance son appel du 18 juin. 

Chef des Français libres, puis président du Comité de libération nationale, il est à la tête du gouvernement provisoire de la République française à partir d'août 1944 jusqu'en janvier 1946. Lorsqu'il revient au pouvoir, en 1958, il dote la France de sa Force de frappe nucléaire qui devient un instrument de sa diplomatie. (BLIN et CHALIAND)

 

Théoricien et praticien militaires

    Charles de GAULLE, qui sait nouer des relations en France et à l'étranger avec de nombreux autres théoriciens, est un remarquable penseur militaire. S'il n'est pas l'inventeur des doctrines de la guerre mécanisée, il est l'un des premiers à comprendre son aspect révolutionnaire pour l'avenir de la guerre. Les doctrines de la guerre mécanisée et du combat aérien émergent de l'expérience de la Grande Guerre. Les Russes et les Anglais sont à la pointe du progrès dans ce domaine. En France, le général Jean-Baptiste ESTIENNE est le grand pionnier de la guerre motorisée. Le premier, il dote ses chars de cuirasses et de chenilles, et multiplie les tâches assignées aux chars motorisés : artillerie, choc, transport de troupes, liaisons. ESTIENNE ouvre la voie dans laquelle s'engage rapidement Charles de GAULLE.

Il ne suit pas d'ailleurs complètement ESTIENNE qui, plus clairvoyant que lui, dans un discours de 1934 (voir P.-A BOURGET, Le général Estienne. Penseur, ingénieur et soldat, Éditions Berger-Levraut, 1956), propose la création de deux armées, l'une défensive, chargée d'organiser, d'occuper et de maintenir les territoires conquis, l'autre offensive, fondée sur des chars d'assaut soutenus par l'aviation. L'aviation devait soutenir les chars et attaquer les positions ennemies. Mais ses méthodes ne furent pas mises en oruevre par les Français, mais par les Allemands... Or de GAULLE néglige souvent l'aviation pour se concentrer sur les chars...

De GAULLE entame sa carrière d'écrivain militaire en 1924 avec La Discorde chez l'ennemi. Il écrit ensuite un ouvrage historique avant de publier dans les années 1930 les oeuvres qui établissent sa notoriété : Le Fil de l'épée (1932), Vers l'armée de métier (1934) et La France et son armée (1938). A travers ces livres, il tente de communiquer son inquiétude concernant la politique de la France en matière de défense. Loin de se contenter d'une simple critique, il propose des réformes concrètes. Sa doctrine militaire se définit par une tactique de choc et de mouvement reposant  sur les nouvelles possibilités offertes par des chars motorisés et par la combinaison tactique char-avion. Afin de se donner les moyens de créer une telle armée, beaucoup plus technique et spécialisée qu'auparavant, la France doit se doter d'un corps important de soldats professionnels qui subiront l'apprentissage nécessaire à la maîtrise de ces armes plus complexes. A long terme, de GAULLE préconise une armée de métier. La guerre moderne nécessite, selon lui, une formation de six ans pour le soldat technicien. Celui-ci doit être jeune, non seulement parce que l'instruction est longue mais aussi parce que les qualités requises désormais pour le combat sont des qualités juvéniles. Les soldats doivent posséder le goût du risque  et ne pas avoir de liens étroits avec la vie civile. L'armée moderne, qui a de grosses capacités tant au niveau du choc que du feu, peut également mieux que jamais l'un des éléments fondamentaux de la stratégie : l'effet de surprise. Pour cela, la propagande et la désinformation jouent un rôle essentiel qui lui est facilité par les nouveaux moyens de communication.

De GAULLE veut créer un corps permanent prêt à réagir rapidement en cas de conflit. Il propose la création de six divisions d'infanterie mécanisée (divisions de ligne) que soutiennent une division plus légère de reconnaissance, semblable aux autres, mais dotée d'engins plus rapides et moins bien protégés, ainsi que des divisions de réserves comprenant des chars lourds, des batteries d'artillerie, des régiments de génie et de transmissions, ainsi que des avions de reconnaissance et de chasse. Ce corps mécanisé serait entièrement pourvu d'engins à chenilles et comprendrait près de 100 000 hommes de troupes permanentes. 

De GAULLE ne tombe pas dans le piège où son pris bon nombre des théoriciens de l'entre-deux-guerre qui voient dans la technique appliquée à la guerre la certitude que le combat peut désormais suivre des lois scientifiques. Points de principes, selon lui,qui échappent aux circonstances de la guerre. Les aléas de la stratégie, à tous les niveaux, obligent les stratèges à une adaptation perpétuelle aux événements qui s'enchaînent. Ces choix multiples et difficiles auxquels ils font face requièrent l'intuition et le génie guerriers. Il en revient, à l'instar des théoriciens militaires du passé,à privilégier le rôle du chef qui, seul capable d'envisager les choses globalement, prend des décisions qui déterminent, en grande partie, le succès de ses armées sur les champs de bataille, et au-delà. L'instruction des chefs d'armée, qui doit être générale, est d'une importance capitale, de même que des réflexes aiguisés au cours des années et qui sont souvent à la base des plus grandes décisions. L'emprise de la bureaucratie militaire est néfaste pour l'autonomie de décision que doit posséder tout officier dans une position de haut commandement. Pour cela, il réclame une plus grande marge de manoeuvre au niveau individuel. Cette armée plus technique, plus spécialisée, doit rapprocher les combattants du haut commandement par rapport aux armées de masse qui ont produit l'effet inverse.

    Pour beaucoup, Charles de GAULLE manifeste des qualités exceptionnelles de visionnaire : la France fut victime d'une agression, en 1940, comme il l'avait prédit et à l'endroit même où il la redoutait. Cette offensive fut menée par une armée allemande dotée d'une force militaire semblable à celle qu'il préconisait et qui appliquait, puisant sa réflexion chez les théoriciens anglais, français et russes, une tactique de guerre identique à celle qu'il avait développé dans ses ouvrages. Après la guerre, les armées occidentales suivent l'évolution qu'il envisageait déjà dans les années 1930, et le débat qu'il avait ouvert sur l'armée de métier continue d'animer les grandes discussions politiques des années 1990, avec les arguments qu'il développait lui-même avant 1940. (BLIN et CHALIAND)

    Son indépendance d'esprit se caractérise tant en matière militaire qu'en matière politique dans un refus de céder aux modes et tendances du moment, ne perdant jamais de vue l'insertion d'une nouvelle stratégie dans une longue tradition. Ainsi, il ne cesse de distinguer stratégie et diplomatie, la stratégie raisonnant en terme de puissance alors que la diplomatie raisonne en termes d'influence. Comme Hervé COUTEAU-BÉGARIE le signale, le général de GAULLE, surtout lorsqu'il est au pouvoir, se méfiait à juste titre de la recherche effrénée de nouveaux concepts (utile mais dont on abuse) et ne s'aveuglait pas du déclin de la puissance française. Il s'évertuait à donner à ses prises de position un retentissement hors de proportion avec sa base de pouvoir (notamment dans sa stratégie nucléaire déclaratoire). 

 

Stratège politique et militaire, doctrine de dissuasion et défense intérieure : le gaullisme...

   Parvenu au pouvoir à deux reprises, en 1945 et 1958, de GAULLE n'a de cesse de donner à la France les moyens d'une puissance (qu'il faut exagérer au besoin) et de son indépendance, tant vis-à-vis des États-Unis que de l'Europe, à équidistance diplomatique entre les deux blocs pendant la guerre froide. 

Habile à s'entourer d'officiers et d'hommes politiques sachant analyser les situations stratégiques - tant nationale qu'internationale - de GAULE suit les efforts, et les capitalise ensuite, d'un petit groupe d'officiers, GALLOIS, AILLERET et BEAUFRE qui travaillent depuis les années 1950 (1953), pour influencer le monde politique et de la défense en faveur du nucléaire. La recherche nucléaire française, dans le fil droit d'une guerre secrète autour de l'armement atomique pendant la Deuxième Guerre Mondiale, commence d'ailleurs pendant que de GAULLE est à la tête du gouvernement provisoire en 1945. Si des luttes intestines retardent le démarrage effectif des activités, le plan quinquennal adopté en 1952 prévoyait néanmoins l'acquisition de l'arme nucléaire. La décision finale de développer l'armement nucléaire est prise en 1956 (première bombe atomique française : 1960 ; première bombe à hydrogène : 1968), et secrètement le développement doctrinal se poursuit, malgré le monopole pour l'armée française des guerres coloniales. 

Dès son retour au pouvoir en 1958, le général de GAULLE, dans la foulée d'ailleurs d'efforts d'autres hommes pas du tout de son bord politique, comme MENDÈS-FRANCE, doit choisir de réorienter les priorités : délaisser l'empire colonial au profit du développement de l'arme nucléaire et de la doctrine d'emploi. 

Dans un discours aux stagiaires de l'École de guerre en novembre 1959, de GAULLE présente la nouvelle doctrine française relative à l'indépendance de la France : "Il faut que la défense de la France soit française... Un pays comme la france, s'il lui arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa guerre, il faut que cet effort de guerre soit son effort. S'il en était autrement, notre pays serait en contradiction avec tout ce qu'il est depuis ses origines, avec son rôle, avec l'estime qu'il a de lui-même, avec son âme". Il affirme ensuite que les prochaines années verraient la création d'une force de frappe utilisable à tout moment et dans toutes les directions. Il était évident que celle-ci devait être nucléaire. D'après Lucien POIRIER, l'autonomie de décision était l'argument principal de de GAULLE en faveur du nucléaire, accompagné d'une volonté de restaurer la grandeur de la France après la perte annoncée de l'Algérie. (Lars WEDIN)

La doctrine gaullienne de la défense se confond (et vice-versa) avec la politique de défense de France jusque dans la fin des années 1960. L'évolution ensuite obéit à divers impératifs, mais le socle de la dissuasion nucléaire n'est jusqu'ici pas remis en question. 

Sur le plan intérieur, la Ve République repose sur une concentration des pouvoirs entre les mains du Président de la République, l'affaiblissement du Parlement, un certain contrôle de la presse.. Malgré ses opinions sur le service militaire (qu'il proposait d'abolir à terme), celui-ci est maintenu pour des raisons de cohésion de la Nation. 

 

Une philosophie au service de la stratégie militaire... et d'une certaine idée de la France

     De GAULLE, jeune officier, écrit un certain nombre d'ouvrages et d'articles pendant la période de l'entre-deux-guerre, et cela à contresens d'une image négative de "l'officier penseur". A travers par exemple Le Fil de l'épée de 1932, il développe une certaine conception de la guerre mais aussi de la société. 

Pour lui, le problème fondamental tient au fait que notre esprit a du mal à gérer la vraie vie, car nos cadres de référence sont insuffisants. Cette idée de BERGSON (L'Evolution créatrice) a pour lui une importance capitale. C'est pourquoi, dit-il, nous avons du mal à appréhender la guerre. l'intelligence est un préalable nécessaire aux jugements militaires : la capacité à analyser tous les facteurs nécessaires à une action militaire : le terrain, l'ennemi, les moyens, etc. Mais cela ne suffit pas, elle doit être complétée par l'instinct. 

En conséquence de cette conviction, la planification militaire ne peut pas être exclusivement logique, ce qui conduit à des plans lourds et rigides, elle doit également laisser sa place à l'intuition. Ce qui va bien évidemment à contrario de la volonté bureaucratique de tout planifier, jusqu'aux moindres détails et également d'un certain aveuglement (très répandu) sur le pouvoir de la technique.

Maints passages de ses ouvrages portent la marque de cette conviction, venu tout droit d'un héritage intellectuel somme toute aristocratique. D'ailleurs, politiquement, il garde tout au long de ses carrières militaires et politiques, une sympathie certaine pour les idées monarchistes, tout en évitant de s'y noyer politiquement. Les prétendant au trône de France connaissant ces sympathies ont d'ailleurs fait longtemps le siège de ses  différents bureaux pour augmenter leurs chances... 

Parce que les chefs sont d'une importance capitale, il faut absolument les choisir soigneusement. Le problème, c'est qu'il est difficile de déterminer, à partir de leurs actions en temps de paix, ceux qui réussiront en temps de guerre. Un homme d'action doit avoir du caractère, une vertu pour les temps difficiles. Le caractère donne de la noblesse à l'action. L'homme de caractère est souvent dur, et c'est la raison pour laquelle il est mal aimé en temps de paix, mais lorsque survient la crise, c'est vers lui qu'on se tourne. Il doit être capable de rejeter les conseils et les propositions qui sont fondées sur une prudence étriquée ou d'une timidité lâche. Ceux qui réussissent doivent être capables de s'extirper d'une fausse discipline? Malgré tous les règlements et autres instructions, il n'a jamais été aussi indispensable qu'à présent pour le guerrier que d'être capable d'agir de son propre chef. De GAULLE fait alors référence à la situation dans l'armée de l'époque et aux problèmes qu'elle rencontre : "A la rude école du Caractère, l'ordre militaire peut recouvrer sa foi et sa fierté. Ainsi raffermi, il attendra sans angoisse que joue en sa faveur l'alternance du destin, que passent les jours amers et que l'esprit du temps lui redevienne favorable, comme le vent redresse l'arbre après l'avoir penché". C'est cette idée qui sera souvent de grande utilité pour lui quand il sera à la tête de la France.

Un chef doit jouir s'un certain prestige. Il doit être en mesure de commander en fonction de sa compétence, et pas seulement en fonction de son grade. Le Maréchal MARMONT est cité dans son ouvrage pour valoriser cet attribut du chef.

On considère que les dernières lignes de l'ouvrage (toujours Le Fil de l'Épée) sont particulièrement révélatrice du futur général de GAULLE lui-même. Il y traite de ceux qui consacrent leur vie à laisser leur marque sur les événements, de ceux qui rêvent des grands bouleversements de l'Histoire, par opposition à ceux qui ne se préoccupent que du quotidien. Ceux qui ne se laissent pas bercer par les illusions de l'époque. Il termine son ouvrage par une phrase que certains estiment prophétique : "Il n'y a pas dans les armes de carrière illustre qui n'ait servi une vaste politique, aide grande gloire d'homme d'État que n'ait dorée l'éclat de la défense nationale." (Lars WEDIN)

 

Charles de GAULLE, La Discorde chez l'ennemi, Berger-Levraut, 1924 ; Le Fil de l'Épée, éditions Berger-Levraut, 1932 ; Vers l'armée de métier, Berger-Levrault, 1934 ; La France et son armée, Plon, 1938 ; Mémoires de guerre, en 3 volumes, Plon, 1954-1959 ; Mémoires d'espoir, en 2 volumes, Plon, 1970-1971 ; Discours et Messages, en 5 volumes, Plon, 1970 ; Lettres, Notes et carnets, Plon, 1980-1997. Extrait de l'allocution du 3 novembre 1959 à l'École militaire, Nécessité du nucléaire, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990.

Brian CROZIER, De Gaulle : The Warrior, Londres, 1967. Paul HUARD, Le Colonel de Gaulle et ses blindés : Laon, 15-20 mai 1940, Paris, 1980. André LAFFARGUE, Fantassins de Gascogne, Paris, 1962. Georges LOUSTAUNAU-LACAU, Mémoires d'un Français rebelle, 1914-1948, Paris, 1948. Louis NACHIN, De Gaulle, Paris, 1945. Arthur ROBERTSON, La doctrine de guerre du général de Gaulle, Paris, 1959.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Hervé COUTEAU-BÉGARIE, Traité de stratégie, Economica/ISC, 2002. Lars WEDIN, Marianne et Athéna, La pensée militaire française du XVIIIe siècle à nos jours, Economica.Fondation St-Cyr/École Militaire/ISC/Commission Française d'Histoire Militaire (CFHM), 2011. 

 

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12 juillet 2018 4 12 /07 /juillet /2018 11:59

   Georges Louis François YVETOT est un typographe, anarcho-syndicaliste et antimilitariste français. Secrétaire général de la Fédération des Bourses du Travail (1901-1918) puis secrétaire général adjoint de la CGT, cofondateur de la Ligue antimilitariste en 1902, il fait partie des plus grands agitateurs redoutés par les pouvoirs publics juste avant la première guerre mondiale. 

   En 1908, il est arrêté avec 30 autres cadres cégétistes à la suite des grèves de Draveil-Villeneuve-Saint-Georges. Il ne participe donc pas au Congrès de Marseille en octobre de cette années, au cours duquel la confédération entérine une motion antimilitariste. 

    Pendant la seconde guerre mondiale, il est premier président du Comité ouvrier de secours immédiat, pendant quelques semaine en 1942, juste avant sa mort, au moins de mai.

    Il est connu notamment pour avoir signé une affiche de l'Association Internationale Antimilitariste (AAI), en octobre 1905, intitulée "Appel aux conscrits", placardée sur les murs de Paris. Le texte, violemment antimilitariste et antipatriote, appelle les conscrits à tourner leurs fusils vers les "soudards galonnés" plutôt que vers les grévistes, et appelle à la "grève immédiate" et à l'"insurrection" au jour d'une éventuelle déclaration de guerre. Il ne faut pas se méprendre : si aujourd'hui une telle affiche peut faire sourire aux dépens de groupes ultra-minoritaires, à l'époque, elle avait un fort écho parmi les membres syndiqués de la classe ouvrière. Vingt-huit des signataires sont inculpés et à l'issue du procès qui se déroule du 26 au 30 décembre 1905, deux prévenus sont acquittés et les 26 autres condamnés à des amendes et à des peines de prison allant de 6 mois à 4 ans. Georges YVETOT est condamné à 3 ans.

     Georges YVETOT déploie un antimilitarisme plus virulent que son prédécesseur Fernand PELLOUTIER au secrétariat des Bourses du Travail. Lorsqu'en 1902, il fonde avec quelques autres anarchistes la Ligue antimilitariste, qui devient deux ans plus tard, une section de l'Association Internationale Antimilitariste, c'est pour déployer une stratégie concrète et théorisée tournée contre l'armée briseuse de grèves. Il collabore au Libertaire, à La Bataille syndicaliste, L'Avant-agerde ou encore La Guerre sociale. Dans le Nouveau manuel du soldat paru en 1903, YVETOT fait preuve d'un radicalisme en pointe : "La lâcheté en morale, l'habitude de se soumettre et de trembler, voilà donc ce qu'on rapporte des casernes... L'armée n'est pas seulement l'école du crime, elle est encore l'école du vice, l'école de la fourberie, de la paresse, de l'hypocrisie et de la lâcheté." A cette époque, une partie de la littérature reprend ces thèmes, avec la publication d'un certain nombre de romans ou de pièces de boulevard nettement teintés d'antimilitarisme (Cavalier Misery, d'Albert HERMANT publié en 1887, Sous-off, de Lucien DESCAVES de 1889, pièces de Georges COURTINE...). Les écrits de Georges YVETOT apparaissent comme la pointe avancée de l'antimilitarisme, alors que les échos plus vagues ou moins virulents imprègnent une très grande partie de l'opinion publique. A chaque répression de grèves de l'armée, à chaque crise internationale, la CGT fait entendre la voix de protestations véhémentes, qui plus est, font partie d'un ensemble de pratiques matérielles bien concrètes et nombreuses en faveur des conscrits rebelles. Lors des débats sur la loi portant en mars 1913 le service militaire à trois ans, prise pour augmenter les moyens face au "péril allemand", les manifestations se succèdent et Georges YVETOT n'y ménage pas sa peine. D'ailleurs, le maintien sous les drapeaux de la classe 1910, libérable en octobre 1913, provoque une vague de révoltes dans les casernes, suivie de l'arrestation des principaux responsables. Mais l'antimilitarisme, puissant jusque vers 1910, décline fortement dans ces années 1910-1914 et même des "vétérans" comme Gustave HERVÉ change d'opinion en faveur d'un "socialisme national". 

   Toutefois, même pendant la guerre de 1914-1918, Georges YVETOT reste actif, consacrant son énergie dans l'aide aux enfants orphelins de guerre, notamment dans la région du Montenegro et de la Serbie (1915). Le vent tourne à la CGT à la fin de la guerre et il en démissionne en 1918. 

    Entre les deux guerres mondiales, Georges YVETOT est beaucoup moins actif sur le plan de l'antimilitarisme et il ne participe qu'à quelques campagnes pacifistes. Il aide quelques publications en France et en Belgique, travaillant comme typographe.  Il joint le syndicat des correcteurs en 1918 et appartient au comité syndical entre 1920 et 1932 pendant 8 ans au moins. De 1921 à 1928, il est secrétaire général du syndicat..

   Au début de la seconde guerre mondiale, il signe un Manifeste, Paix immédiate, mais malade, n'est plus guère aussi efficace qu'auparavant et n'est même pas incarcéré suite à son arrestation.

Fernand PELLOUTIER et Georges YVETOT, L'organisation corporative et l'anarchie, Bibliothèque de l'Art social, 1896. Georges YVETOT, Vers la grève générale, H. Girard, 1902 ; Georges YVETOT, Nouveau manuel du soldat. La patrie, l'armée, la guerre, Fédération des Bourses du Travail, 1905 ; La Triple action de la CGT, Le Réveil, 1913.

www.socialisme-libertaire.fr. Nadine-Josette CHALINE, Empêcher la guerre, encrage, 2015.

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10 juillet 2018 2 10 /07 /juillet /2018 14:17

  Fernand-Leonce Émile PELLOUTIER est un militant syndicaliste révolutionnaire socialiste et libertaire. Secrétaire général, en 1895, de la Fédération des Bourses du Travail, il est une des grandes figures du syndicalisme et de l'anarchisme français au XIXe siècle. Également, il fait partie de ces militants antimilitaristes, dont le pacifisme est plus accentué que chez son frère Maurice, auteur avec lui en 1894, d'une Lettre sur la guerre. 

    S'il est plus connu pour ses idées sur l'autonomie ouvrière, nourries de multiples lectures d'Adam SMITH, PROUDHON, MARX, KROPOTKINE, ZOLA, BAKOUNINE, que celles sur le pacifisme et l'antimilitarisme, dans son esprit toutes sont intimement liées. Notamment sur la grève générale, qu'il défend comme méthode de lutte, avec visée expropriatrice. Pour lui, c'est "un mouvement, sinon violent, du moins actif, tendant à annihiler la résistance du capitalisme et de ses moyens de coercition : pour cela, il évitera de prendre la forme d'une insurrection, trop facilement réductible militairement, ou d'une épreuve de force financière qui verrait nécessairement la défait du prolétariat. Elle ne débouchera pas sur un pouvoir socialiste, mais sur une société de type absolument nouveau, reposant sur la libre association de producteurs. C'est que la grève générale devant être une révolution de partout et de nulle part, la prise de possession des instruments de production devant s'y opérer par quartier, par rue, par maison, pour ainsi dire, plus de constitution possible d'un "gouvernement insurrectionnel", d'une "dictature prolétarienne", plus de "foyer" à l'émeute, plus de "centre" à la résistance ; l'association libre de chaque groupe de boulangers dans chaque boulangerie ; de chaque groupe de serruriers dans chaque atelier de serrurerie ; en un mot, la production libre".

    Le syndicalisme d'Émile PELLOUTIER et de ses camarades est très éloigné du pacifisme des socialistes. Dominée par l'anarcho-syndicalisme, le réseau des Bourses du travail et des fédérations de la CGT, qui inquiète bien plus les pouvoirs publics et le grand patronat, ne se paie pas de mots et souvent mêle le geste à la parole. L'antimilitarisme dans lequel baigne de nombreux militants, qui n'a rien à avoir avec l'antimilitarisme (patriotique) en vigueur des décennies avant (jusqu'à la Commune), et est directement rattaché au rôle de l'armée dans la répression des grèves ouvrières et même de mouvements paysans. L'armée fait figure à de nombreuses reprises de bras armé du capitalisme. 

Afin de soutenir les jeunes devant effectuer leur service militaire, Émile PELLOUTIER invite les Bourses à se mettre eb rapport avec eux, à les entourer en leur offrant un local pour se réunir en dehors de la caserne : "Il faut que (le jeune) se trouve entouré d'amis, qui (...) lui rappellent que, soldat par la loi, il ne doit jamais commettre le crime de lever contre ses frères de travail l'arme qui lui ont confiée ses ennemis de classe..."(Appel de la CGT lors du départ de la classe 1900). Ce rejet de l'armée conduit à l'antipatriotique, surtout aux yeux des tenants de l'ordre établi et même de maints socialistes. Son successeur Georges YVETOT (1868-1942), l'antimilitarisme est encore plus accentué. 

Fernand PELLOUTIER et Maurice PELLOUTIER, La vie ouvrière en France, Schleicher frères, 1900. Fernand PELLOUTIER, Histoire des Bourses du travail : origine, institutions, avenir, Alfred Costes Editeur, 1921 ; Les syndicats en France, éditions de la Librairie du Travail, 1921 ; L'art et la révolte, Choix d'articles par Jean-pierre LECERCLE, Place d'armes, 2002. 

Jacques JULLIARD, Fernand Pelloutier et les Origines du syndicalisme d'action directe, Seuil, 1971 ; Fernand Pelloutier, Le Mouvement social, Institut français d'histoire sociale, Éditions ouvrières, 1971. Nadine-Josette CHALINE, Empêcher la guerre, encrage, 2015. 

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