L'écrivain, philosophe, romancier, dramaturge et homme de théâtre, journaliste, essayiste et nouvelliste français Albert CAMUS est une figure de la mouvance pacifiste. Journaliste militant engagé dans la Résistance et proche des milieux libertaires, il est de nombreux combats dans la vie intellectuelle de ce pays.
Plus connu pour ses ouvrages de fictions, il est très actif sur le plan politique. Dans le journal Combat, ses prises de position, aussi bien sur la question de l'indépendance de l'Algérie que sur ses rapports avec le Parti Communiste Français (qu'il quitte après un court passage de deux ans) sont particulièrement remarquées. Se situant surtout sur le plan moral, il proteste successivement contre les inégalités qui frappent les musulmans d'Afrique du Nord puis conte la caricature du pied-noir exploiteur, ou prend la défense des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme et des objecteurs de conscience.
En marge des courants philosophiques, Albert CAMUS se veut d'abord le témoin de son temps, intransigeant, refusant toute compromission. Il ne cesse de lutter contre toutes les idéologies et les abstractions qui détournent de l'humain. Il est ainsi amené à s'opposer à l'existentialisme et au marxisme, et à se brouiller avec SARTRE et d'anciens amis. En ce sens, il incarne une des plus hautes consciences morales du XXe siècle - l'humanisme de ses écrits ayant été forgé dans l'expérience des pires moments de l'histoire. Sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes de communistes et sa rupture avec Jean-Paul SARTRE.
Les commentateurs de son oeuvre ne tarissent pas d'éloge, sur cet écrivain engagé, ainsi peut-on lire : "Une pensée profonde est en continuel devenir, épouse l'expérience d'une vie et s'y façonne. De même, la création unique d'un homme se fortifie dans ses visages successifs et multiples que sont les oeuvres". A travers la diversité de leurs formes d'expression : roman, théâtre, essai, journalisme, la pensée et l'oeuvre de CAMUS illustrent parfaitement pour Jacqueline LÉVI-VALENSI cette cohérence fondamentale et ce dynamisme fécond que définit Le Mythe de Sisyphe. Leur enracinement charnel, tant dans la biographie de leur auteur que dans l'histoire contemporaine, leur refus de tout dogmatisme, de tout "système" qui emprisonne ou mutile l'être humain, dont la misère et la grandeur alimentent leurs doutes et leurs certitudes, la place qu'elles font à la splendeur et à l'indifférence du monde, enfin l'exigence morale, la passion et la lucidité qui les animent, sous le classicisme du langage, sont probablement les traits les plus caractéristiques de cette pensée et de cette oeuvre singulière, à la fois limpides et secrètes. Traduit dans le monde entier, Albert CAMUS continue par la richesse de sa réflexion, le rayonnement et les prestiges de sa création, à être présent dans la sensibilité et la conscience contemporaines.
Une horreur très tôt de la guerre et un engagement communiste
Issu d'une famille commerçante peu instruite, Albert CAMUS est très tôt influencé par son oncle, Gustave ACAULT, chez qui il effectue de longs séjours. Ce dernier, anarchiste et voltairien, qui fréquente les loges des francs-maçons, est boucher de métier, et cultivé, met à sa disposition une bibliothèques riches et éclectique. Lors de ses études à Alger, il bénéficie de l'aide de Louis GERMAIN, qui lui fait découvrir, notamment à travers Croix de bois de Roland DORGELÈS, l'horreur de la guerre. Il découvre la philosophie alors qu'il pratique le football. Une tuberculose l'oblige à abandonner sa passion du football et doit réduire ses études. C'est fidèle au milieu ouvrier et pauvre qu'il entame une carrière littéraire.
En 1935, il adhère au Parti Communiste algérien, qui, alors anticolonialiste et tourné vers la défense des opprimés, incarne certaines de ses convictions. La même année, il commence à écrire L'Envers et l'Endroit, publié deux ans plus tard dans la librairie duquel se retrouvent souvent les jeunes écrivains algérois, tel Max-Pol FOUCHET. En 1936, il fonde et dirige, sous l'égide du Parti, le "Théâtre du Travail", mais, comme tant d'autres intellectuels, il subit les infléchissements de la direction du PCA qui donne la primauté à sa stratégie de l'assimilation et à la souveraineté française. Lassé, Albert CAMUS, se fait exclure en 1937 et crée, avec des amis, le "Théâtre de l'Équipe", avec l'ambition d'en faire un théâtre populaire. Dont la première pièce une adaptation de la nouvelle Le Temps du mépris (1935) d'André MALRAUX, avec lequel il entretient d'ailleurs une correspondance suivie. Il quitte complètement le Parti Communiste et entre au journal créé par Pascal PIA, Alger Républicain,organe du Front Populaire, dont il devient le rédacteur en chef. Son enquête Misère de la Kabylie de juin 1939 a un écho retentissant, et alimente les tendances autonomistes en Algérie. Mais la guerre interrompt un temps le cours des événements allant dans ce sens.
Philosophie et Résistance
En 1940, le Gouvernement général de l'Algérie interdit le journal et il s'installe, s'étant marié, à Paris où il travaille comme secrétaire de rédaction à Paris-Soir sous l'égide de Pascal PIA. Il fonde la revue Rivage, aidé par André MALRAUX qui recommande la publication de L'étranger. le livre parait en même temps que Le Mythe de Sisyphe (juin 1942), dans lequel Albert CAMUS expose sa philosophie. Selon sa propre classification, ces oeuvres appartiennent au cycle de l'absurde, cycle qu'il complète plus tard par les pièces de théâtre Le Malentendu et Caligula (1944). Albert CAMUS, venu soigner sa tuberculose dans le village du Chambon-sur-Lignon en 1942-1943, peut observer la résistance non violente à l'Holocauste mise en oeuvre par la population. Il y écrit Le Malentendu, y trouvant des éléments d'inspiration pour son roman La Peste auquel il travaille sur place.
En 1943, il devient lecteur chez Gallimard et prend la direction de Combat lorsque Pascal PIA est appelé à d'autres fonctions dans la Résistance. En 1944, il rencontre André GIDE et un peu plus tard Jean-Paul SARTRE, avec lequel il se lie d'amitié. Il garde une constante activité sur la scène du théâtre (pièce de PICASSO...).
le 8 Août 1945, il est le seul intellectuel à dénoncer l'usage de la bombe atomique, deux jours après le bombardement d'Hiroshima, dans un éditorial devenu célèbre publié par Combat. A la libération, il s'élève contre l'épuration dans le monde de la presse (demandant la grâce de Robert BRASILLAH, connu pour son activité collaborationniste, à l'initiative de François MAURIAC).
Politiquement, il se situe déjà dans la guerre froide qui s'annonce, contre l'expansionnisme soviétique. Après un voyage aux États-Unis en 1946, il publie une série d'articles contre elle. Cette série d'articles devient manifeste en 1948, avec le coup de Prague et l'anathème lancé contre TITO. D'une manière générale, Albert CAMUS se trouve pris, malgré sa prise de position contre la bombe atomique, dans l'ambiance de la victoire, relayant les thèses gaullo-communistes de la France debout, rompant sans espoir de retour avec lâcheté et capitulations. Il s'agit de toute façon d'appuyer le retour de la France sur la scène internationale, seule façon par ailleurs d'appuyer - cette pensée étant emplie d'illusions, - les recours contre la Bombe... De toute façon, il s'agit - surtout face à une certaine "occupation" américaine, de reconstruire une nation forte. Et cela, bien entendu contre l'expansionnisme soviétique...
Dès l'été 1945, une partie de la classe intellectuelle, dont Albert CAMUS ressent l'atmosphère en Europe comme pesante, tant l'ampleur des destructions est effarante et la perspective - mais cela est bien moins partagé et même si c'est loin d'être au coeur des préoccupations des Français - de destructions, vu le saut quantitatif de la Bombe atomique, encore plus grandes. Albert CAMUS écrit : "Déjà, on ne respirait pas facilement dans ce monde torturé. Voici qu'une angoisse nouvelle nous est proposée, qui a toutes les chances d'être définitive. On offre sans doute à l'humanité sa dernière chance". (Combat, 8 août 1945). Mais sa voix, encore une fois! - détonne dans la presse, bien plus préoccupée par la nécessité de donner à la France une nouvelle chance... C'est que Albert CAMUS a toujours en vue ce qu'il pense l'essentiel, par-delà les événements en cours.
Un engagement politique et littéraire constant
Il connait le succès littéraire en 1947 avec le roman La Peste, et deux plus tard, en 1949, avec la pièce de théâtre Les Justes. Méfiant à l'égard des idéologies, il écarte dès 1945 toute idée de révolution définitive et souligne les risques de déviation révolutionnaire. En octobre 1951, la publication de L'Homme révolté efface toute ambiguïté sur ses position à l'égard du régime soviétique. Ses positions provoquent de violentes polémiques et il rompt avec Jean-Paul SARTRE (1952) ainsi qu'avec nombre de ses amis. En 1956, il publie La Chute, livre pessimiste dans lequel il s'en prend à l'existentialisme non sans se livrer à une sorte d'autocritique.
Dans cette même année 1956, il lance à Alger l'Appel pour un Trêve Civile, mais son plaidoyer pacifique pour une solution équitable du conflit est alors très mal compris, ce qui lui vaudra de rester méconnu de son vivant par ses compatriotes pieds-noirs en Algérie, puis, après l'indépendance, par les Algériens qui lui ont reproché de ne pas avoir milité pour cette indépendance. Haï par les défenseurs du colonialisme français, il est forcé de partir d'Alger sous protection.
Il démissionne de l'UNESCO pour protester contre l'admission de l'Espagne franquiste. En 1957, alors que le Prix Nobel de littérature lui est décerné, il réitère sa position dans le conflit franco-algérien, opposé aux attentats du FLN qui frappe les civils. C'est qu'il rejette l'idée machiavélienne que tous les moyens sont bons pour parvenir à un juste objectif, sujet développé par exemple dans Les Justes. C'est cette position qui est bien accueillie dans la mouvance non-violente. Très incompris toutefois dans le milieu de la presse littéraire française, on lui reproche de rechercher un "juste milieu" qui sans doute n'existe pas dans le cadre de ce conflit.
Parallèlement, il s'engage dans la défense du droit à l'objection de conscience, entre autres en parrainant le comité créé par Louis LECOIN, aux côtés d'André BRETON, Jean COCTEAU, Jean GIONO et l'abbé PIERRE. Comité qui obtient en décembre 1963 un statut restreint pour les objecteurs.
Avant tout homme de théâtre, il consacre ses ressources (notamment le chèque du Prix Nobel) à son ambitieuse adaptation des Possédés de Fiodor DOSTOÏEVSKI, adaptation qui à partir de janvier 1959 remporte un vif succès critique et artistique.
Les essais sur son oeuvre ont abondé juste après sa mort et les premières biographies n'ont paru que très tard. C'est sa condamnation contre les attentats frappant les civils et sa critique du productivisme et du mythe du progrès qui retiennent l'attention de la postérité. Nombre de ses oeuvres sont rééditées plusieurs fois et nombreuses également sur les adaptations au cinéma, en musique et en bandes dessinées.
Une oeuvre cohérente qui justifie la révolte.
Albert CAMUS lui-même a séparé son oeuvre, sans doute de manière trop rigide, en un "cycle de l'absurde" et un "cycle de la révolte" ; en fait, le sentiment de l'absurde, né d'une réflexion ontologique, accentué par la pesanteur de l'histoire devenue particulièrement angoissante, entraîne le mouvement de la révolte ; d'abord d'ordre individuel, elle devient collective, de son propre élan et sous la pression de l'histoire. Il ne refuse pas cette dernière comme on a pu le lui reprocher, mais refuse de la sacraliser et ne croit pas plus en sa valeur absolue qu'en celle d'un Dieu ou de la raison. L'histoire, selon lui, ne peut donner un sens à la vie, qui n'en a pas d'autres qu'elle-même. Caligula, dont une première version romantique et lyrique est achevée en 1941, mais qui ne sera joué qu'en 1945, dans un texte à la fois plus amer et plus politisé, L'Étranger et Le Mythe de Sisyphe, publiés en 1942, Le Malentendu créé en 1944 explorent les fondements, les manifestations et les conséquences de l'absurde ; les pièces de théâtre et le roman ne sont pas des illustrations de l'essai, mais l'exploitation, à travers personnages et situations, d'une même expérience et d'une même réflexion, nées du divorce entre l'homme mortel et l'homme éternel. La vie veut-elle ou non d'être vécue? C'est la question initiale que pose Le Mythe de Sisyphe, qui, loin d'être un bréviaire du désespoir, même si décidément sa lecture peut donner d'abord à le penser, affirme que "le bonheur et l'absurde sont fils d'une même terre". L'homme peut dépasser l'absurdité de son destin par sa lucidité, et "la révolte tenace" contre sa condition ; il y a une grandeur à vivre et à faire vivre l'absurde. Caligula le sait, lui qui a découvert que "les hommes meurent et ne sont pas heureux" ; ne pouvant l'accepter, il use de son pouvoir absolu pour faire vivre et mourir ses sujets dans la conscience de ce scandale ; son erreur est de nier les hommes et d'exercer à leurs dépens sa liberté et sa passion de l'impossible. Dans Le Malentendu, c'est la situation qui porte l'absurde au plus haut degré : il suffirait que le fils se nomme devant sa mère et sa soeur pour que l'accumulation tragique des morts soit évitée ; les mots les plus simples auraient pu tout sauver. Que l'absurde soit ainsi lié à une perversion du langage, c'est aussi ce que traduit l'aventure de Meursault ; dénonçant la surenchère d'absurde que les hommes imposent à l'homme par le conformisme social, les tribunaux et leur parodie de justice, enfin par la peine de mort, L'Étranger propose le mythe de l'homme fondamentalement innocent à travers l'une des figures les plus troublantes du roman contemporain ; essentiellement charnel, soucieux de ne dire que la vérité de ses sensations loin de toute introspection psychologique ou sentimentale, Meursault ne connaît que la vie immédiate, terrestre, dans son rythme quotidien et son ouverture aux forces naturelles ; en lui confiant la narration de sa propre histoire, Albert CAMUS accentue son étrangeté et, cependant le rend curieusement proche du lecteur.
Le "cycle de la révolte" ne peut être dissocié de l'engagement réel de CAMUS dans la Résistance. Les Lettres à un ami allemand (1945), dont les premières furent publiées dans la clandestinité, analysent les raisons morales du combat politique contre le nazisme ; elles trouvent leur prolongement à la Libération dans le journal Combat, dont il est il est rédacteur en chef de 1944 à 1947 ; ses éditoriaux et ses articles, recueillis en partie dans Actuelles I, atteignent, par leur valeur littéraire et la portée de leur contenu, une dimension exemplaire ; en liaison directe avec l'histoire en train de se faire, ils affirment le désir de liberté et de justice, le refus des utopies absolues comme du "réalisme politique", la nécessité du dialogue, même au coeur des conflits les plus durs. Albert CAMUS incarne alors ce que SARTRE devait saluer comme "l'admirable conjonction d'une personnes, d'une action et d'une oeuvre". Non sans équivoque, la constellation SARTRE-CAMUS, qui fait la "une" littéraire-politique dans un Paris foisonnant de la liberté retrouvée, règne sur la jeunesse et l'intelligentsia, non sans malentendus... car CAMUS récuse l'étiquette d'existentialiste, et se refuse à être un "maître à penser". La Peste, prix des critiques 1947, crée un autre malentendu, en lui accolant l'image d'un "saint laïque", tribut d'un certain moralisme qui parcourt son oeuvre. Représentation de la guerre, de l'occupation, du nazisme, mais aussi de toutes les formes d'oppression et de mal, le roman a une visée éthique ; mais on ne saurait l'y réduire, tant il y a dans le texte appel à l'action. Reprenant le mythe de la peste, L'État de siège (1948), spectacle baroque, fait éclater les structures traditionnelles du théâtre et incarne aussi une réalité historique et politique ; en situant la pièce à Cadix, il entend rappeler que sous FRANCO, l'Espagne - sa "seconde patrie" - n'est pas un pays libre, et, à travers cette localisation symbolique, rendre hommage à tous ceux qui s'élèvent contre la dictature. Pour dire leur combat, et s'opposer sans ambiguïté à toute légitimation du meurtre, et au terrorisme aveugle, Les Juste (1950) vont retrouver la rigueur de la tragédie classique. L'originalité de la réflexion et de l'enquête que CAMUS mène sur la révolte (dans L'homme révolté, de 1951) tient à ce qu'il ne sépare pas la révolte métaphysique de l'homme contre sa condition, et la révolte historique qui en est, selon lui, "la suite logique" ; or la révolution devient vite conquête de la totalité, et au non d'une justice abstraite supprime la liberté pour aboutir au nihilisme, à la terreur, à l'univers du procès (élément qui revient souvent, lui qui suit de près les divers procès politiques dans la sphère du Parti Communiste) ; ainsi du fascisme, qui proclame la règne de quelques individus et l'asservissement de tous les autres, et du marxisme, qui, pour libérer l'homme de l'avenir, asservit aujourd'hui. L'art, pour CAMUS, ne se réduit jamais à l'histoire et très souvent derrière l'homme de théâtre qu'il est d'abord, point un véritable philosophe. (Jacqueline LÉVI-VALENSI)
Albert CAMUS, L'Envers et l'Endroit, 1937 ; Le Mythe de Sisyphe, 1942 ; L'Étranger, 1942 ; La Peste, 1947 ; L'Homme révolté, 1951 ; La Chute, 1956 ; Réflexions sur la peine capitale (avec Arthur KOESTLER et Jean BLOCH-MICHEL), 1957 ; Actuelles en 3 tomes, 1950, 1953, 1958 (Chroniques 1944-1948, Chroniques 1948-1953, Chroniques algériennes, 1939-1958). Toute l'oeuvre d'Albert CAMUS est éditée chez Gallimard, notamment l'oeuvre complète éditée dans la collection La Pléiade.
Oliver TODD, Albert Camus, une vie, Gallimard, 1996. Jacqueline LÉVI-VALSENSI, Albert Camus, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Yves SANTAMARIA, une passion française, Armand Colin, 2005.