Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
5 mai 2020 2 05 /05 /mai /2020 08:36

   L'économiste américain d'inspiration marxiste Paul M. SWEEZY est également un militant politique, éditeur et fondateur du magazine socialiste Monthly Review. Principalement connu pour ses contributions à la théorie économique et comme l'un des économistes majeurs de la seconde moitié du XXe siècle, il s'engage dans un large éventail de causes progressistes : porte parole du Comité de défense de membres poursuivis du parti communiste, opposition à la guerre du Vietnam, engagement en faveur du Tribunal Russell contre les crimes de guerre des États-Unis...

 

Une carrière académique interrompue

 Élève à la Phillips Exeter Academy, avant d'intégrer Harvard, où il est rédacteur en chef de The Harvard Crimson, Paul SWEEZY y est diplômé magna cum laude en 1932. Après avoir complété son cursus de premier cycle, ses intérêts se détournent du journalisme pour l'économie. Il suit en 1931-1932 les cours de la London School of Economics, voyageant à Vienne pour étudier pendant ses vacances. C'est là qu'il découvre pour la première fois les idées économistes marxistes? Il rencontre également Harold LASKI, Joan ROBINSON, et d'autres jeunes penseurs de la gauche britannique de l'époque.

Une fois revenu aux États-Unis, il se réinscrit à Harvard, dont il reçoit son doctorat en 1937. Durant ses études, il devient le "fils de remplacement" du célèbre économiste autrichien Joseph SCHUMPETER, même si leurs vues intellectuelles s'opposent radicalement. Plus tard, alors qu'ils sont collègues, leurs débats sur les "lois du capitalisme" acquièrent un statut légendaire pour toute une génération d'économistes à Harvard. Il y fonde la Review of economic studies et publie des essais sur la concurrence imparfaite, le rôle des anticipations dans la détermination de l'offre et de la demande, et le problème de stagnation économique.

       Devenu enseignant à Harvard en 1938, il y établit une branche de l'American Federation of Teachers, la Harvard Teachers' Union. C'est pendant cette période qu'il écrit des leçons qui donnent plus tard naissance à l'un de ces travaux économiques les plus importants, The Theory of Capitalist Development (1942), un livre qui résume la théorie de la valeur travail développée par MARX et ses successeurs. C'est le premier livre en anglais à aborder certains sujets de manière détaillée, comme le problème de la transformation du capitalisme.

Il travaille alors pour plusieurs agences du New Deal, analysant la concentration du pouvoir économique ainsi que les dynamiques de concurrence et de monopole. Ces recherches incluent l'étude influente pour le National Resources Committee, "Interest Groups in the American Power", qui identifie les huit alliances industrielles et financières les plus puissantes dans le monde des affaires américain.

De 1942 à 1945, Paul SWEEZY travaille à la division "recherches et analyses" de l'Office of Stretegic Services. Il est envoyé à Londres, où il suit la politique économique britannique pour le compte du gouvernement américain. Il participe à la publication mensuelle de l'OSS, l'European Political Report. Récompensé, il peut se permettre d'écrire de nombreux articles pour la presse de gauche, y compris dans des publications comme The Nation et the New Republic. Il écrit également un livre, Socialism, publié en 1949, ainsi que plusieurs textes plus courts rassemblés dans le recueil The present as history en 1953. En 1947, SEWEEZY quitte son poste d'enseignant à Harvard deux ans avant le terme de son contrat, pour se consacrer pleinement à ses activités de recherche et d'édition.

En 1949, Paul SWEEZY et Leo HUBERMAN créent un nouveau magazine, Monthly Review, grâce à un apport de fond de l'historien et critique littéraire F.O. MATTHIESEN. Le premier numéro parait en mai et inclut l'article d'Albert EINSTEIN intitulé "Pourquoi le socialisme?". Le magazine, créé à l'apogée du Maccarthysme, se décrit lui-même comme socialiste et "indépendant de toute organisation politique". La revue se met rapidement à la production de livres et de pamphlets, grâce à sa maison d'éditions, appelée Monthly Review Press. Au fil tu temps, elle publie des articles représentant différentes sensibilités de gauche, avec des articles d'Albert EINSTEIN, W.E.B. Du BOIS, Jean-Paul SARTRE, CHE GUEVARA et Joan ROBINSON.

 

Militant et Théoricien économique

  En 1954, assigné par le procureur général du New Hampshire, Paul SWEEZY refuse de répondre à ses demandes d'information sur ses amis politiques et est brièvement emprisonné... avant que la Cour Suprême annula sa condamnation, dans un arrêt qui fait jurisprudence sur la liberté académique. Ce "démêlé" judiciaire renforce ses convictions et sa combativité, d'autant que ses travaux économiques sont de plus en plus reconnus.

   Le travail de SWEEZY se concentre sur l'application de l'analyse marxiste, notamment sur les tendances dominantes du capitalisme moderne : monopolisation, stagnation et financiarisation.

Sa première publication officielle en économie est une article de revue de 1934, La théorie du chômage du professeur Pigou, dans le Journal of Political Economy. Au cours du reste de la décennie, il écrit de manière prolifique et durant des années il effectue des travaux pionniers concernant les anticipations et les oligopoles, introduisant pour la première fois le concept de demande coudée pour expliquer la rigidité des prix sur les marchés oligopolistiques. En 1938, Harvard publie la thèse de SWEEZY, Monopole et Concurrence dans le commerce du charbon en Angleterre, 1550-1850. En publiant en 1942 The Theory of capitalist development, il s'impose comme le "chef de file des marxistes américains" et pose les bases du travail ultérieur des marxistes sur ces sujets. En plus de présenter la première discussion du "problème de la transformation" en anglais, le livre souligne aussi bien les aspects "qualitatifs" et "quantitatifs" de la théorie de la valeur de MARX, distinguant la méthode de MARX de celle de ses prédécesseurs en économie politique?

En 1966, il publie Le capital monopoliste, un essai sur la société industrielle, en collaboration avec Paul A. BARAN. Le livre la démonstration et les conséquences de la théorie de la stagnation de SWEEZY, aussi appelée stagnation séculaire. Le principal dilemme du capitalisme moderne est, d'après eux, de trouver des débouchés profitables pour investir le surplus économique créé par l'accumulation du capital. En raison de la tendance croissante des marchés à fonctionner de manière oligopolistique, ce problème aboutit à la stagnation, les entreprises réduisant leur production plutôt que leurs prix pour faire face à la surcapacité. La formation d'oligopoles entraine une augmentation du surplus, mais ce surplus n'apparait pas nécessairement dans les statistiques économiques comme étant du profit, il prend également la forme de gaspillage et de capacités de production excédentaires. L'augmentation des dépenses militaires, de marketing et des différentes formes d'endettement peut alléger le problème de la suraccumulation. Néanmoins, toujours pour ces deux auteurs, ces remèdes aux difficultés du capitalisme sont intrinsèquement limités et tendent à voir leur efficacité décroitre au cours du temps, de telle sorte que le capitalisme monopoliste tend à la stagnation. Ce livre est considéré comme la pierre angulaire de la contribution de SWEEZY à l'économie marxiste.

Paul SWEEZY s'est intéressé à la montée en puissance du capitalisme financier comme réponse à la crise. Sa théorie combine et intègre les effets microéconomiques du monopole avec les analyses macroéconomiques de la théorie keynésienne. Elle savère particulièrement efficace pour comprendre la stagflation des années 1970. Les travaux suivants de SWEEZY, écrits en collaboration avec Harry MAGDOFF, examinent l'importance de "l'explosion financière" comme réponse à la stagnation.

     Certainement le plus grand auteur marxiste classique - bien plus orthodoxe qu'on veut bien le dire - d'expression anglaise, traduit en espagnol, mais très peu en français, il établit avec une grande clarté la problématique marxiste et éclaire tous les débats du marxisme jusqu'en 1940 et les problématiques économiques jusque dans la fin des années 1970, à l'orée du sur-développement du capitalisme financier.

 

Paul SWEEZY, avec Maurice DOBB, Du féodalisme au capitalisme, François Maspero, Petite Collection Maspero, 2 volumes, 1977 ; Le capitalisme monopoliste : un essai sur la société industrielle américaine, avec Paul A. BARAN, François Maspero, 1968 ; Lettres sur quelques problèmes actuels du socialisme, avec Charles BETTELHEIM, François Maspero, 1970 ; Le socialisme cubain, avec Leo HUBERMAN, François Maspero, 1970 ; Le capitalisme moderne, Seuil, 1976 ; The Theory of Capitalist Development, 1942, réédité plusieurs fois depuis (nous le mentionnons car nous avons constaté, avec surprise d'ailleurs, qu'il n'a pas beaucoup vieilli, notamment sur l'émergence du fascisme...).

 

Partager cet article
Repost0
4 mai 2020 1 04 /05 /mai /2020 09:22

   Josip Broz TITO, né Josip BROZ (il adopte le nom de TITO en 1934), homme d'État yougoslave, d'origine croate, est aussi un stratège militaire, tant par son rôle dans la résistance yougoslave à l'occupant nazi et dans la libération de son pays que dans l'établissement du mouvement des non-alignés lors de la guerre froide, contribuant à la formation d'une "troisième force" dans les instances internationales. Il participe dès l'entre-deux-guerres aux activités du Parti communiste yougoslave clandestin avant d'en prendre la tête dans les années 1930.

   L'essentiel de ses écrits se concentrent - hormis bien entendu des multiples textes administratifs et de politique interne au PCY - dans ses Mémoires et, notamment pour le grand public dans son livre De la résistance à l'indépendance publié en France en 1977. Un ouvrage intitulé Tito parle, sous la direction de Vladimir DEDIJER, est paru en France en 1953, mais l'auteur a écrit un ouvrage beaucoup plus scientifique paru en 1983-1984 dans son pays, Novi Priozi za biografiju josipa broza Tita (Nouveaux éléments pour une biographie de Josip Broz Tito), jamais traduit en français.

 

    Fils d'un paysan croate, Josip BROZ participe à la Première Guerre mondiale où il combat dans l'armée austro-hongroise. Fait prisonnier en 1915 par les Russes, il rejoint l'Armée rouge peu après la révolution d'Octobre, puis retourne en 1920 au royaume des Slovènes, des Croates et des Serbes récemment fondé. Membre du Komintern, il est arrêté et emprisonné de 1928 à 1933. Il travaille par la suite au secrétariat du Komintern à Moscou (section Balkans). Dès le début de la guerre d'Espagne, il recrute à Paris des volontaires pour les Brigades internationales puis retourne en Yougoslavie.

Après la rupture du Pacte germano-soviétique - la Yougoslavie étant déjà occupée - il organise les partisans communistes et, conjointement aux forces de MIHAILOVIC, combat énergiquement les Allemands en Serbie (entre temps, la Croatie et la Bosnie-Herzégovine forment un État fasciste appuyé par l'Allemagne). la contre-insurrection allemande force TITO à replier ses forces vers le Monténégro et les régions montagneuses de Bosnie. Durant l'été 1941 et la fin de 1943, date à laquelle il est reconnu par les Alliés comme le dirigeant légitime de la résistance, il mène la plus efficace des guerres de partisans de l'Europe occupée. A l'été 1944, il passe à l'offensive et, en octobre, entre à Belgrade en même temps que les chars russes. Son prestige, nourri du fait qu'il a su, en comptant sur ses propres forces, libérer la Yougoslavie, lui permet de résister à STALINE en 1948 et à ne pas dépendre de Moscou comme les autres "démocraties populaires". Il reste au pouvoir jusqu'à sa mort en parvenant à maintenir le non-alignement grâce à une politique extérieure active qui cherche des alliés dans le tiers-monde. (BLIN et CHALIAND)

    L'organisation politique du pays après la seconde guerre mondiale suit de près l'expérience acquise pendant la Résistance. Tant dans les instances civiles qu'au sein de la Défense Populaire Généralisée de la Yougoslavie, on s'y réfère constamment, pratiquement jusqu'à sa mort, même si les ressorts s'en sont distendus avec le temps. En 1946, une nouvelle Constitution, copie de celle de l'URSS de 1936, elle aussi une fédération, consacre le fédéralisme de la Yougoslavie (6 républiques avec des autonomies diverses mais réelles) et le pouvoir de TITO. L'opposition est neutralisé avec sévérité et déclarée illégale ; c'est qu'elle est amalgamée pour le pouvoir aux tendances monarchistes et nationalistes (qu'elles soient croates ou serbes notamment) qui tentèrent de prendre le pouvoir lors de la Libération). Si l'idée de base au départ est de réaliser un État unifié, notamment par le biais des instances économiques et d'infrastructures centralisées et surtout des organisations de jeunesse yougoslaves, force est de constater que, jusqu'aux ramifications locales de l'armée (les armements resteront disséminés sur tout le territoire par exemple, ce qui exemple leur "disponibilité" lors des guerres civiles qui suivirent la chute de l'URSS), les autonomies régionales se renforcent de décennie en décennie. Malgré une grande réforme politique en 1963, le pouvoir titiste se renforce, même s'il repose de plus en plus sur un équilibre entre forces plus ou moins antagoniques présentes dans les différentes républiques. La référence à l'autogestion des paysans et des ouvriers n'est pas pour TITO une simple propagande - de vastes tentatives sont effectuées dans ce sens, tout un programme est mis sur pied, notamment sur la propriété social et des droits et devoirs des travailleurs, toujours en partant de la réalité concrète et des besoins des populations. Mais le poids des habitudes régionales (construction politique multiséculaire sous les monarchies) et les vives ambitions des responsables à la tête des institutions régionales, marquées par un esprit nationaliste qui est resté fort, n'a pas permis la réalisation sur le terrain, en fin de compte, sauf dans de notables exceptions éparses, de l'idéal marxiste socialiste révolutionnaire autogestionnaire... Le bilan reste à faire et de l'expérience yougoslave et de l'action de Josip BROZ, dont les écrits ont exercé tout de même une influence notable chez une grande partie des intellectuels marxistes occidentaux. C'est souvent en appui aux présentations des réalisations yougoslaves que des théories autogestionnaires ont été soutenues.

Les plus grands succès de TITO se situent en politique étrangère, par sa politique de non-alignement, politique active de soutien aux forces anti-colonialistes, notamment en Afrique.

 

Josip Broz TITO, De la résistance à l'indépendance, Anthropos, 1977.

Joze PIRJEVEC, Tito, une vie. Préface de Jean-Arnaud DÉRENS, Traduit du slovène par Florence GACOIN-MARKS, CNRS Editions, 2017. Milovan DJILAS, Tito mon ami, mon ennemi, Fayard, 1980.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

  

Partager cet article
Repost0
1 mai 2020 5 01 /05 /mai /2020 08:31

  Le psychologue, sociologue et essayiste américain George William "Bill" DOMHOFF, qualifié parfois d'inspiration marxiste, est professeur à l'Université de Californie (1965-1994) à Santa Cruz, et membre fondateur du Cowell College (UCSC). Il est connu aux États-Unis surtout comme auteur de plusieurs livres de sociologie, comme Who Rules America? avec ses 6 éditions successives depuis sa première parution en 1967.

   Athlète de trois sports (baseball, basket-ball et football) à l'école secondaire, il obtient l'équivalent du baccalauréat è art en psychologie à l'Université Duke en 1958. Il écrit pour des revues sportives et enseigne à des étudiants athlètes, et après avoir obtenu une maîtrise en psychologie à l'Université d'État de Kent (1959) et un doctorat de psychologie à l'Université de Miami (1962, il entame une carrière universitaire.

     Au début des années 1960, il est professeur adjoint de psychologie à la California State University à Los Angeles et en 1965, il rejoint la faculté fondatrice de l'Université de Californie à Santa Cruz (USCS) en tant que professeur adjoint au Cowell College. Il est successivement professeur agrégé en 1969, professeur en 1976 et professeur distingué en 1993. Après sa retraite en 1994, il continue de donner des cours.

    Au cours de sa carrière à l'UCSC, G. William DOMHOFF occupe de nombreux postes à divers moments, par exemple président du Département de sociologie, président du Comité national de l'éducation préparatoire... Son premier livre, Who Rules America? de 1967, est un best-seller sociologique. Il y argue que les États-Unis sont dominés par une classe de propriété d'élite, tant politiquement qu'économiquement. Ce premier livre est suivi par une série d'autres : C. Wright Mills et l'élite de puissane (1968), Bohemian Grove and others retraits (1978), et trois autres best-sellers : The Highrt Circles (1970), The Powers That Be (1979) et Who Rules America Now? (1983). Il dispose d'ailleurs d'un site Internet dédié "Who Rules America", hébergé par l'UCSC.

   Parallèlement à ces livres de sociologie politique, qui lui valent de nombreuses attaques, et d'épithètes comme celui (il fallait s'y attendre...) de complotistes, il est un pionnier dans l'étude scientifique des rêves. Dans les années 1960, il travaille en étroite collaboration avec Calvin S. HALL, qui avait développé un système d'analyse de contenu des rêves. Ses dernières recherches préconisent une base neurocognitive pour le futur.

Rappelons simplement que le Bohemian Club, créé en 1872 par des journalistes du San Francisco Chronicle et situé à San Francisco en Californie, est l'un des clubs politiques américains les plus fermés du monde. Essentiellement conservateur et regroupant une partie de l'élite et des personnes d'influence, il compte quelques 2 000 membres (Américains, quelques Européens et Asiatiques), qui se réunissent tous les ans. Objet de plusieurs études, qualifiées de complotistes, il constitue l'un de ces clubs avec une histoire longue et une grande expertise en matière de partages d'informations confidentielles. Mais il y en a d'autres, sous couvert, d'ailleurs comme le Bohemian Club, de délassement et de cohésion... Il n'y a là sans doute pas matière à étonnement, en tout temps et en tout lieu ont existé ce genre de clubs, à l'influence plutôt très confidentielle... Toutefois, leurs membres n'aiment pas que l'on se mêle de leurs rencontres et parfois usent de leurs positions pour tenter de discréditer... notamment des journaliste...

 

Il ne semble pas y avoir d'ouvrages traduits en Français de cet auteur.

 

G. William DOMHOFF, Who Rules America?, 2013, Paperback ; Finding Meaning in Dreams, 1996 ; The Scientific Study of Dreams, 2003 ; Bohemian Grove and Others Retraits. A study in Ruling-Class Cohesiveness, Harpercollings College Div, 1er juin 1975 ; The Power Elite and the State, 2017 ; The Myth of Liberal Ascendancy : Corporate Dominance from the Great Depression to the great Recession, 2012.

Partager cet article
Repost0
28 avril 2020 2 28 /04 /avril /2020 13:20

  Le philosophe et sociologue marxiste américain d'origine allemande Herbert MARCUSE, membre de l'École de Francfort avec Theodor ADORNO et Max HORKHEIMER, est l'auteur de plusieurs oeuvres de référence et est aussi connu aux États-Unis qu'en Europe.

 

Une carrière intellectuelle fournie

    Lors de la guerre de 14-18, où il est enrôlé dans des unités de l'arrière, il adhère en 1917 au Parti social-démocrate d'Allemagne (SPD) et participe à un conseil de soldats. Cependant il quitte le SPD après l'assassinat de Karl LIEBKNECHT et de Rosa LUXEMBOURG en 1919, écoeuré de voir que le Parti "travaillait en collaboration avec des forces réactionnaires, destructrices et répressives" lors de l'écrasement de la révolution communiste des spartakistes. Il milite alors au sein de ce mouvement.

Il étudie à Berlin et à Fribourg-en-Brisgau la Germanistik comme discipline principale, la philosophie et l'économie politique comme matières secondaires. A Fribourg, il devient l'assistant de Martin HEIDEGGER et rédige une thèse sur HEGEL intitulée L'Ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité (1932). Mais il entre vite en désaccord avec le grand philosophe allemand du moment, qui refuse par ailleurs sa thèse, et part pour Francfort-sur-le-Main.

En 1932, Herbert MARCUSE entre pour la première fois en contatc avec l'Institut de Recherche sociale de Francfort (École de Francfort) où il côtoie Max HORKHEIMER et Theodor ADORNO. Dès la prise de pouvoir par les nazis en 1933, il émigre en Suisse, puis aux États-Unis avec sa famille, après un bref séjour à Paris. Il est engagé par l'Institut de recherche sociale, qui s'est déjà installé à New York. En raison de la mauvaise situation financière de l'Institut, il doit accepter un poste à l'Office of Strategic Services (OSS), où il travaille sur un programme de dénazification.

Dès 1951, il enseigne dans diverses universités américaines. A cette époque, il dénonce tant le bloc occidental que l'URSS.

En 1955, il adopte, dans Éros et civilisation, une lecture marxienne de FREUD, et critique le révisionnisme néo-freudien (lequel se détourne peu à peu de la théorie sexuelle...). Il forge le concept de "désublimation répressive" et dénonce le caractère déshumanisant et irrationnel du principe de rendement. Le principe de rendement est le principe de réalité d'une société capitaliste fondée sur la résignation, la falsification des instincts et la répression des potentialités humaines. L'espoir d'une libération se trouve dans la transformation de la sexualité en Éros et l'abolition du travail aliéné. Sa pensée est fortement inspirée de la lecture de MARX et de FREUD (et également de HEGEL, HUSSERL et LUKACS) ; elle est, par bien des aspects, beaucoup plus profonde et plus radicale que celle d'Erich FROMM, dont elle relève certaines insuffisances. C'est que les deux auteurs ne se placent pas sur la même perspective (FROMM a plutôt une orientation sur l'homme, les groupes d'hommes et l'espèce humaine, tandis que MARCUSE se situe dans une lutte contre la société capitaliste, de classe contre classe...)

En 1964, il écrit l'Homme unidimensionnel qui parait en France en 1968 et devient un peu l'incarnation théorique de la nouvelle révolte étudiante. il y affirme le caractère inégalitaire et totalitaire du capitalisme des "Trente Glorieuses". Il dénonce une certaine "tolérance répressive" envers des idées qui servent le système de domination et d'oppression et une dénaturation du concept même de tolérance. C'est, pour lui, cette tolérance répressive qui permit l'avènement du nazisme en Allemagne.

En 1968, il voyage en Europe, et tient de multiples conférences et discussions avec les étudiants. IL devient alors une sorte d'interprète théorique de la formation des mouvements étudiants en Europe et aux États-Unis. Son engagement au sein des mouvements politiques des années 1960-1970 en fait l'un des plus célèbres intellectuels de l'époque.

Il poursuit son enseignement et en 1979, il garde la même vivacité d'esprit et la même veille intellectuelle. Il est à son poste presque chaque jour, dans sa cabine de philosophe, bourrée de bouquins empilés, devant le décor de cette université aux blanches structures ajourées où circulent étudiants et militants. Il mène jusqu'au bout le combat d'une "pensée radicale", c'est-à-dire celle qui "témoigne d'une conscience radicale des conditions de vie régnantes et se dresse contre toutes les dormes de répression.

 

D'une philosophie de l'exil : la révolution, à l'esthétique

   Obsédé, comme ses amis, par la question de savoir quelle force porte donc les groupes et les individus humains à s'aliéner dans la dictature politique ou technocrate, et quel principe historique de mort les détourne de leur libération, MARCUSE donne au refus une forme qui lui est propre. Chez lui, le "grand refus" anime sans cesse un repérage de ce qui fomente, dans les failles du système, un mouvement révolutionnaire. A cet égard, sa visée est plus politique que celle de HORKHEIMER, et sans doute de celle des autres membres de l'École de Francfort. L'éthique du refus n'a pour lui se sens qua dans l'alliance, théorique et pratique, avec les forces de transgression et de libération. Sa pensée 'critique" ne consent pas à l'observation. Elle a pour connotation personnelle l'endurance d'un espoir. Elle cherche, infatigable et lucide, les points de l'horizon social d'où attendre ce qui vient d'autre. E chaque attente trompée par les événements porte plus loin l'analyse. La force de MARCUSE est dans cette ténacité à repérer des indices révolutionnaires. Elle est indocile à l'ordre de l'histoire. Entre la structure de la réalité (l'inégalité sociale et raciale, l'extension de la répression, etc.) et le mouvement de la pensée, il y a donc une guerre interminable. Le "fait établi", loi de la raison, n'est pas la loi de la théorie. Aussi le nom même de théorie est-il "révolution". Même les échecs qui ont successivement anéanti et couvert de cendres les espoirs placés tour à tour dans la social-démocratie, puis dans la révolution soviétique, puis dans les mouvements ouvriers allemands, puis dans les radicalisme américains, ne lassent pas cette attention révolutionnaire. Pourtant ces irruptions suivies de chutes répètent l'événement resté pour MARCUSE la figure majeure de l'histoire trompant la révolution : l'effondrement de la classe ouvrière la plus politisée d'Europe devant le fascisme nazi. Mais cette répétition aiguise au contraire l'acribie du vigile et la mobilité de son analyse. Au moment où, souvent, ses divers "compagnons de route" se lassent et prennent de plus en plus de chemins de traverses, soit en sortant directement du champ du politique, soit en tentant d'approfondir une recherche plus sociologique.

Si, du nazisme, MARCUSE tire la leçon, choquante pour bien des marxistes orthodoxes, que les classes ouvrières, manipulées par la technocratie, ne constituent plus le ressort de la révolution, il ne renonce pas à en chercher d'autres points d'émergence. Cependant, par là, il bouleverse une stratégie de la révolution. L'étude de FREUD, aux États-Unis, lui fournit à la fois une autre possibilité d'analyser le processus civilisateur comme processus répressif et, par un renversement de l'optique freudienne, comme toute conservatrice par bien des aspects, la possibilité de trouver dans l'Éros, principe du plaisir, une force subversive capable de l'emporter sur le principe de réalité. Thanatos, loi de l'ordre établi, relatif à une pulsion de mort. Le freudisme devient ainsi, entre les mains de MARCUSE (et sans doute à la suite des transformations que l'américanisation de FREUD lui a fait subir), le moyen d'élaborer les critères de mouvements révolutionnaires et de développer également des éléments qui étaient restés relativement inertes dans l'oeuvre du jeune MARX et qui renvoyaient à l'"émancipation des sens". Saisis dans leur implication mutuelle, le collectif et l'individuel apparaissent ainsi comme le champ d'opposition entre l'éthique du travail, origine du système technocratique, et la libération de l'existence, principe d'une autre vie sociale. Éros et civilisation (1954) en établissant un freudo-marxisme, rejette une partie de l'appareil psychanalytique (américanisé il est vrai) du côté des forces contre-révolutionnaires. Et d'ailleurs, sur la scène intellectuelle, même en Europe, cet assemblage théorique révolutionnaire fait regarder autrement toute la psychanalyse...   

L'ouvrage Éros et civilisation organise une nouvelle topographie freudo-marxiste, de la théorie et de la pratique révolutionnaires. Mais l'essentiel reste le geste d'une pensée qui juge et "condamne" la réalité. La "vérité" - ou le discours - s'introduit dans ce qui est comme une contestation au nom de ce qui devrait ou pourrait être, et comme l'ouverture d'un possible dans l'ordre des faits établis. Cette philosophie est, par là, une théorie du rôle même de la philosophie. Elle ne produit pas un lieu défini par la raison, qui serait celui de l'ordre ou de l'être. Elle reste relative aux situations socio-politiques à l'intérieur desquelles s'exerce l'analyse décelant des espaces de jeu dans le totalitarisme politique ou technocrate et diagnostiquant dans le système ce qui y travaille d'autre. Elle est révolutionnaire, et non métaphysique. Elle a forme poïétique, et non utopique.

Acharnée à découvrir les mouvements qui se font jour et les solidarités sociales qui peuvent donner figure historique à la lutte contre l'aliénation unidimensionnelle (L'Homme unidimensionnel, 1964), cette pratique philosophique de l'analyse a pu passer pour un "romantisme révolutionnaire". En fait, elle s'enracine sans doute dans la tradition juive, à laquelle MARCUSE appartient. Avant même d'entrer en relation avec l'École de Francfort, MARCUSE insinuait le soupçon dans la philosophie de HEIDEGGER, qui articule en discours le "sol" et la "maison" de l'être et qui devient ainsi, comme le dit Emmanuel LEVINAS, une philosophie "agricole". Pour MARCUSE, il n'y a pas de sol. Le réel n'est jamais un droit. La théorie ne cesse d'interroger la raison et de la suspecter. Elle met en procès l'ordre. Aussi n'est-elle que "critique""- exil. Elle refuse de "formuler les lois de la pensée en protégeant les lois d'une société".

    Dans la production intellectuelle de MARCUSE, on pourrait penser que cette recherche constante de possibles révolutions s'affaiblit à mesure de l'accumulation des déconvenues. Et pourtant, même avec la sorte de détour par l'esthétique, il effectue toujours la même recherche.

Diaspora faite de déplacements relatifs à l'apparition et à la dégradation des figures historiques successives de la libération, la pensée marcusienne s'est donc liée, comme à la condition d'une possibilité, à tous les mouvements de transgression - à tout ce qui constitue une force autre dans l'unidimensionnalité technocrate. Et d'abord, aux catégories exploitées "qui ne veulent plus jouer le jeu", classes dominées, chômeurs, "victimes de la loi et de l'ordre". Mais aussi aux étudiants et aux intellectuels que la marginalisation radicalise. Mais encore aux mouvements des femmes refusant que le corps féminin soit exploité comme plus-value pour la reproduction de l'espèce, la prostitution ou la consommation d'images. Aux artistes enfin, poètes, écrivains ouvrant d'autres possibles avec un discours sans pouvoir. Telle est la position ultime de MARCUSE, dans La Dimension esthétique (1977) : "L'art brise la réification et la pétrification sociales. Il crée une dimension inaccessible à toute autre expérience - une dimension dans laquelle les êtres humains, la nature et les choses ne se tiennent plus sous la loi du principe de la réalité établie. Il ouvre à l'histoire un autre horizon." Mais, conformément à son sens premier, l'esthétique, chez MARCUSE, se rapporte aux sens, et pas seulement à l'art. Elle renvoie à une transformation progressive du corps, devenu instrument de plaisir, et à des modes de perception "entièrement nouveaux". Une révolution est en puissance, cachée dans le corps profond. Elle doit, par le plaisir, inaugurer socialement et individuellement une libération de l'être, sans laquelle toute révolution politique se retourne en un nouveau totalitarisme. certes, la jouissance ne va pas sans la douleur. Mais elles échappent ensemble à l'ordre social. L'esthétique est ce champ dialectique, "affirmation et négation, consolateur et douleur". Quelque chose comme un cri l'habite. Tantôt de plaisir, tantôt de douleur (c'est souvent le même), le cri peut ne pas vouloir être une rébellion, mais par nature il l'est. il ouvre sur autre dimension. Il la crée. Sans doute a-t-il un rapport essentiel avec l'art?

Cette théorie de l'espoir a donc pris rendez-vous avec les sans-espoir et avec ce qui n'a pas de pouvoir sur les choses. Comme ses alliés, elle est incertaine de son avenir (il n'y a plus d'utopie philosophique) et certaine de ce qui la rend irréductible. Elle s'est avancée, tenace et solitaire, sans concessions et sans protections. Aussi a-t-elle été reconnue par beaucoup. MARCUSE concluait L'homme unidimensionnel en écrivant : "La théorie critique de la société ne possède pas de concepts qui permettent de franchir l'écart entre le présent et le futur ; elle ne fait pas de promesses ; elle n'a pas réussi ; elle est restée négative. Elle peut ainsi rester loyale envers ceux qui, sans espoir, ont donné et donnent leur vie au grand refus. Au début de l'ère fasciste, Walter Benjamin écrivait : "C'est seulement à cause de ceux qui sont sans espoir que l'espoir nous est donné."

Michel de CERTEAU, à qui nous empruntons tout ce chapitre, conclue là sur une note - malgré la dernière phrase ou à cause d'elle - un peu désespérante, à l'image de ce grand renoncement qui parcourt alors tout le monde intellectuel - y compris parmi les proches de MARCUSE - à changer de manière globale réellement la société.

 

Herbert MARCUSE, L'Ontologie de Hegel et la théorie de l'historicité, éditions de Minuit, 1972 ; Raison et révolution, Hegel et la naissance de la théorie sociale, éditions de Minuit, 1969 ; Éros et civilisation. Contribution à Freud, éditions de Minuit, 1963 ; Le Marxisme soviétique. Analyse critique, Gallimard, 1963 ; L'Homme unidimensionnel, éditions de Minuit, 1968 ; Culture et Société, éditions de Minuit, 1970 ; La Fin de l'Utopie, Seuil, 1968 ; Vers la libération, Gonthier, 1969 ; La Dimension esthétique; pour une critique de l'esthétique marxiste, Seuil, 1979 ; Contre-révolution et révolte, Seuil, 1973 ; Tolérance répressive, Homnisphère, 2008 ; Le problème du changement social dans la société technologique, Homnisphère, 2007.

M. AMBACHER, Marcuse et la critique de la civilisation américaine, Aubier-Montaigne, 1969. Pierre MASSET, La Pensée de Herbert Marcuse, Privat, 1969. J.M. PALMIER, Herbert Marcuse et la nouvelle gauche, Belfond, 1973. Gérard RAULET, Herbert Marcuse, Philosophe de l'émancipation, PUF, collection philosophie, 1992. Francis FARRUGIA, Connaissance et libération. la socio-anthropologie de Marx, Freud et Marcuse, L'Harmattan, 2016. Voir le site marcuse.org pour d'abondantes analyses (en allemand et en anglais).

Michel de CERTEAU, Marcuse, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

 

 

Partager cet article
Repost0
22 avril 2020 3 22 /04 /avril /2020 09:19

     Le sociologue et professeur américain Robert Staughton LYND est surtout connu pour avoir mener les premières études de Middleton de Muncie, Indiana, avec sa femme Helen LYND. Il est d'ailleurs difficile de dissocier leur contribution au livre phare Middeltown : A Study in Contemporain Culture (1929) et au suivan, Middletown in Transition : A Study in Cultural Conflicts (1937). Seule une certaine tradition sexiste empêche sans doute de mettre en avant d'abord l'oeuvre d'Helen LYND, mais cette histoire bibliographique reste à faire...

Robert LYND est ainsi un pionnier dans l'utilisation des enquêtes sociales. Également auteur de Knowledge for What? La place des sciences sociales dans la culture américaine (1939), il enseigne à l'Université Columbia de 1931 à 1960, et est un des piliers intellectuels à New York. Il influe nombre des universitaires en siégeant à des comités gouvernementaux et à des conseils consultatifs des États-Unis, dont le Comité de recherche sur les tendances sociales du Président Herbert HOOVER, le conseil consultatif des consommateurs du Président Franklin D. ROOSEVELT, de la National Recovery Administration. Il est membre également de plusieurs sociétés scientifiques.

      Après avoir servi dans l'artillerie de campagne pendant la Grande Guerre et travailler dans la publicité, étudiant au Seminary Theological Union, il travaille comme missionnaire de l'église dans le bassin d'Elan, dans le Wyoming, sur le site de plusieurs camps pétroliers. Dans Done in Oil, il critique en 1921 les conditions de travail dans ces camps, attirant l'attention de la famille Rockefeller (qui tente de bloquer la publication de l'essai). En 1923, Rockefeller accepte de laisser l'Institute of Social and Religious Research employer LYND comme directeur de son Small City Study (1923-1926). Son épouse Helen se joint à lui pour réaliser ce qui est devenu connu sous le nom d'étude de Middletown. Il peut paraitre incroyable que des grands capitalistes accepte de tels sociologues quasiment en leur sein, mais d'une part le nombre de fondations et de centres d'études Rockfeller est si important que le contrôle sur les études peut parfois être difficile et d'autre part il s'agit parfois d'une stratégie de séduction pour les amalgamer à l'entreprise capitaliste (comprise au sens large).

    En tout cas, Robert et Helen LYND déménagent en 1924 à Muncie, dans l'Indiana, pour commencer une étude de 18 mois sur la vie quotidienne de cette communauté du Midwest. L'étude compare la vie à Muncie en 1890 à celle de 1924, dans le but de mesurer les effets de la révolution industrielle sur la vie américaine. Middletown : A study in Contemporary American Culture (1929) décrit en détail cette recherche. C'est la première étude sociologique d'une communauté américaine et une oeuvre classique dans ce domaine. Succès immédiat, critiques positives dans la presse à New York, elle lance la carrière universitaire du couple. Pourtant, les critiques scientifiques ne manquent pas : le livre se centre sur la communauté blanche et protestante, mettant de côté une variété d'expériences raciales et ethniques.

  En 1926, LYND devient directeur adjoint de la Division de la recherche éducative au Fonds Commonwealth, puis se joint au Conseil de recherches en sciences sociales en 1927 au titre de superviseur de recherche et d'assistant du Président. IL passe quatre ans comme secrétaire du Conseil avant de prendre un poste de professeur de sociologie à l'Université Columbia en 1931, poste qu'il occupe jusqu'en 1960. Alors qu'il enseigne à Columbia, il commence,mais sans les terminé des recherches sociologiques concernant l'impact de la Grande Dépression sur des segments de population à Manhattan, New York, et à Montclair, dans le New Jersey. LYND retourne  à Muncie, Indiana, au cours de l'été 1935, pour mettre à jour ses recherches antérieures et de retour à New York publie, toujours avec sa femme, Middletown in Transition (1937). Mais cette étude, plus théorique, n'est pas aussi populaire que le premier ouvrage, également parce que... les conclusions sur les valeurs et les attitudes de la communauté n'ont pas beaucoup changé et surtout parce que ce deuxième opus est plus critique que le premier... C'est insuccès condamne le projet d'un troisième ouvrage. Après la publication des deux livres sur les études de Middletown, LYND se concentre sur sa carrière universitaire, mais écrit tout de même Knowledge for What? (Connaitre pour quoi faire? la place des sciences sociales dans la culture américaine (1939), titre qui rappelle le fameux Quoi faire? de LÉNINE... mais qui fait encore plus écho à cette interrogation, pourquoi connaitre le monde si on ne peut pas le changer...). Dans cet ouvrage, LYND soutient que la culture américaine contient des promesses et des contradictions, telles que la place et les potentialités des femmes...

Bien entendu, parallèlement à l'activité d'enseignant et de chercheur, LYND assume ce qui lui permet d'exercer une influence certaine : sièger dans nombre de comités très divers, notamment dans le domaine de l'anthropologie et de l'économie sociologiques (AAAS, American Social Society, American Statistics Society, American Economics Association...).

  Pendant l'ère McCARTHY, de la fin des années 1940 et au début des années 1950, Helen et Robert sont l'objet d'enquêtes gouvernementales pour leur implication présumée dans le parti communiste, à l'instar de tout intellectuel manifestant des idées libérales ou radicales...

 

Helen et Robert LYND, Middletown : A Study in Contemporary American Culture, New York, Harcourt, Brace, 1929 ; Middletown in Transition, New York, Harcourt, Brace, 1937 (plus plusieurs rééditions...). Knowledge for what? The place of the social sciences in American Culture, Princeton, New Jersey, Princeton University Press, 1939. A noter (même si pas de traduction en Français) également dans The Nation, May 12, 1956 : Power in the United States.

 

Nota : Staughton LYND, fils de Helen Merryl LYND et de Robert Staughton LYND, est un objecteur de conscience américain, quaker, dont la contribution à la cause de la justice sociale et du mouvement pour la paix est relatée dans la biographie de Carl MIRRA, The Admirable Radical : Staughton Lynd and Cold War Dissent, 1945-1970, 2010.

    

Partager cet article
Repost0
16 avril 2020 4 16 /04 /avril /2020 17:38

    L'économiste de formation, militant pacifiste et socialiste américain Scott NEARING, promoteur de la "simplicité volontaire", est une des principales figures du mouvement de "retour à la terre" qui touche les États-Unis dans les années 1960 et 1970. Il publie de 1908 à 1979 des dizaines de livres et pamphlets sur des sujets économiques, politiques ou historique. En 1972, il publie une autobiographie remarquée intitulée The making of a Radical.

 

Une figure pacifiste et socialiste (tendance marxiste) de premier plan

    Doté d'un doctorat d'économie à l'Université de Pennsylvannie, Scott NEARIN enseigne de 1908 à 1915 l'économie et la sociologie à la Wharton School. Radical sur le plan politique, "socialiste tolstoïen", il devient suspect aux yeux du conseil d'administration de l'université l'informe en juin 1915 que son contrat de professeur ne sera pas renouvelé, décision qui fait grand bruit dans la presse à l'époque.

De 1915 à 1917, il enseigne les sciences sociales à l'Université de Toledo, puis à la Rand School of Social Science, établissement fondé en 1906 par le Parti socialiste d'Amérique. Parti prenante du mouvement pacifiste contre l'intervention américaine en Europe, il publie en 1917 son pamphlet The Great Madness : A victory for the American Plutocracy qui lui vaut une inculpation pour "obstruction to the recruiting ans enlistment service of the United States". Son éditeur, l'American Socialist Society, est également poursuivi. Le procès se tient en février 1919, plusieurs mois après la fin de la guerre. Scott NEARING est déclaré non coupable en mars mais l'American Socialist Society est reconnue coupable et doit s'acquitter d'une amende. Logique quand on considère d'une part que la guerre est terminée (l'activisme pacifiste proprement dit gêne beaucoup moins) et qu'un corps expéditionnaire formé entre autres d'éléments américains plus ou moins officiels combattent le nouveau pouvoir russe (la Russie a énormément déçu, les milieux militaires notamment...)

Dans les années 1920, Scott NEARING devient conférencier itinérant et demeure une figure majeure de la gauche américaine. Il rejoint le Parti communiste américain en 1927 mais en est exclu 3 ans plus tard.

En 1932, alors que la Grande Dépression frappe les États-Unis et n'ayant plus d'espoir de retrouver un poste de professeur, il part avec sa compagne s'installer dans le Vermont rural. Où il se lance dans les travaux de ferme et de retour à la nature, s'efforçant d'être le plus auto-suffisant possible.

En pacifiste convaincu, NEARING s'oppose à la participation américaine à la Deuxième Guerre mondiale, et logiquement il est renvoyé de Federal Press à cause de son positionnement anti-guerre, qualifié de "puéril" par le directeur de l'agence?

En 1954, après s'être installé deux ans plus tôt dans le Maine, il publie, avec sa femme Helen KNOTHE, Living The good Life : How to Live Simply and Sanely in a Troubled World. Le livre, qui traite de la guerre, de la famine et de la pauvreté, décrit leur expérience de 19 ans dans leur ferme du Vermont et promeut une agriculture domestique autosuffisante moderne ainsi que le régime végétarien. En janvier 1956, Allen GINSBERG, poète de la Beat generation, le cite en référence.

Alors que la guerre du Vietnam commence occuper le devant de la scène au milieu des années 1960, un vaste "mouvement de retour à la terre" se développe aux États-Unis et génère un nouvel intérêt pour ses idées. Son livre Living the Good Life connait un succès considérable (trente réimpression, 300 000 exemplaires).

En 1973, l'Université de Pennsylvanie revient officiellement sur sa révocation en lui remettant le titre de professeur émérite honoraire d'économie.

 

Des idées tirées autant de son expérience personnelle que des enseignements de professeurs.

   Né dans une famille d'affaires mobilières, où il développe une conscience sociale, témoins des dures politiques antisyndicales de son grand père. Un certain idéalisme (et une grand culture livresque) hérité de sa mère s'est heurté aux pratiques de l'entreprise. Avant d'obtenir son  doctorat, il est secrétaire de 1905 à 1907 du Pennsylvania Child Labor Commitee, une société bénévole qui travaille à résoudre le problème des enfants dans l'État.

Tout comme Karl MARX a tiré des implications radicales des idées du conservateur HEGEL, NEARING a pris la logique économique de son chef de département, Simon PATTEN, et a fait des inférences radicales sur la richesse et la répartition des revenus que son mentor avait hésité à tirer. Il croyait que la richesse sans entraves étouffait l'initiative et empêchait l'avancement économique, et espérait que les penseurs progressistes de la catégorie de propriété viendraient à réaliser l'impact négatif du parasitisme économique et à accepter leur devoir civique de leadership éclairé. De son côté, NEARING décrit un républicanisme économique fondé sur 4 concepts démocratiques fondamentaux : l'égalité des chances, l'obligation civique, le gouvernement populaire et les droits de l'homme. Au fur et à mesure qu'il avance dans son parcours intellectuel, il devient de plus en plus radical, surtout dans l'adversité, tout en restant un pédagogue hors pair auprès de ses collègues comme de ses élèves, s'attirant des sympathies même chez les plus conservateurs.

La première guerre mondiale approfondit ses convictions, dans le sens d'un pacifisme très proche de celui de THOREAU, également séduit par les aspects écologiques de sa pensée. Participant au Parti socialiste d'Amérique, il ne semble pas avoir pris parti pour l'une ou l'autre des factions qui s'y agitent, mais sympathise plus avec les anciens socialistes qui construisent alors les différents parti communistes. Il reste au Parti socialiste jusqu'à la fin de 1923, constatant son déclin spectaculaire et la chute du nombre d'adhérents (le parti des travailleurs d'Amérique - WPA - dépasse alors le Parti socialiste en taille et en force). 

La Grande dépression puis la Seconde guerre mondiale sont l'occasion d'approfondir encore ses convictions, multipliant les écrits sur les aspects intérieurs et extérieurs des États-Unis. En fait, son développement intellectuel suit de près la voie de la prise de conscience croissante de l'intransigeance des classes dominantes de la culture capitaliste refusant d'adopter des réformes qui, au vu des richesses accumulées, permettraient de faire accéder à l'ensemble du peuple le bénéfice de progrès dans tous les domaines... Jusqu'à ce qu'il pense que cette domination capitaliste est trop forte pour orienter les politiques intérieures et extérieures à des fins libérales. Ce qui le conduit à faire sécession de l'american way of life, à abandonner la vie politique pour prôner une sorte de mouvement par le bas, à partir d'une vie agraire. Il réalise alors ce qui pourrait être une synthèse des pensées de TOLSTOÏ, d'ÉMERSON et de THOREAU. mais il n'a pas écrit de théorie d'ensemble, son oeuvre étant éparses sur une quantité d'écrits, y compris dans des journaux les plus divers, notamment militants (Parti socialiste, parti communiste...).

 

Scott NEARING (avec John A. SALTMARSH, An intellectual Biography, Philadelphia : Temple University Press, 1981. Living the Good Life, 1954. On peut consulter sur le site goodlife.org, un grand nombre de ses idées, souvent élaborées avec son épouse Helen. Malheureusement, aucun de ses grands écrits n'a été traduit en Français.

David E. SHI, The simple life : Plain Living and High Thinking in American Culture, University of Georgia Press, 2007. Margaret O. KILLINGER, The goof life of Helen K. NEARING, UPNE, 2007.

Partager cet article
Repost0
2 avril 2020 4 02 /04 /avril /2020 09:22

     Le philosophe et sociologue français Michel VERRET, de tendance marxiste, renommé pour sa trilogie sur l'ouvrier français, 1954-1975, publiée entre 1979 et 1988, mène constamment une réflexion théorique en avance sur le Parti Communiste français, sur les dérives bureaucratiques du communisme.

 

Militant et sociologue...

    Adhérant, dans l'enthousiasme de la Libération (son père était fortement engagé dans la Résistance), aux Jeunesses communistes en septembre 1944 et ay Parti communiste l'année suivante, il est reçu à l'École normal supérieure en 1948, où Louis ALTHUSSER le prépare à l'agrégation de philosophie (1953). il collabore à Clarté, la revue des étudiants communistes parisiens (il en est rédacteur en chef en 1949-1950, prenant la succession d'Annie BESSE), puis à Nouvelle Critique. Nommé professeur de philosophie à Nantes, au lycée Clemenceau, il y exerce jusqu'en 1967 avant de s'orienter vers la sociologie à partir de cette même année, sous l'influence de Jean-Claude PASSERON.

    Membre du comité de rédaction de La Nouvelle Critique de 1958 à 1967, il y publie de nombreux article, notamment sous le pseudonyme "Jean Néry", pour échapper à la vigilance du PCF ou du moins de pas avoir l'air de le provoquer directement... Un de ces article, en décembre 1963, "Réflexion sur le culte de la personnalité. Quelques remarques" pointe les aspects particuliers de l'Union Soviétique, mais aussi les aspects universels (y compris au PCF) des dérives bureaucratiques du communisme. En cela, il est en avance sur les réflexions menées à l'intérieur de son parti. Il apparaît alors proche de son "mentor" ALTHUSSER, sans appartenir au premier cercle, ne serait-ce de par son éloignement provincial.

    Au cours de sa carrière d'enseignant-chercheur, il publie sa thèse d'État sur les étudiants (Le temps des études, 1976). Il fonde un laboratoire universitaire de sociologie, le Laboratoire d'études et de recherches de sociologie sur la classe ouvrière (LERSCO) dont il assure la direction à l'Université de Nantes. Il publie notamment une "trilogie sur l'ouvrier français, 1954-1975" : L'espace ouvrier, le travail ouvrier, La culture ouvrière, emblématique de son oeuvre de sociologie et des questionnements qu'elle suscite : le dernier volume, contrairement aux deux autres, est refusé par son éditeur universitaire, et il ne doit d'être publié qu'à une petite structure de la Région nantaise, ACL édition, aidé par le CNRS.

   Membre du PCF jusqu'en 1978, il s'en détache sans délai, considérant que celui-ci est déjà mort politiquement, et sans renier ses propres aspirations émancipatrices.

Une oeuvre sociologique de premier plan sur la classe ouvrière

   Comme de nombreux intellectuels à la Libération, il adhère au PCF, juste après sa découverte du marxisme, pensant ouvertes de nouvelles possibilités de démocratie et d'émancipation, de construction d'une société juste et égalitaire, avec des rapports de force favorables, et comme beaucoup d'intellectuels, il quitte ce parti, conscient qu'à beaucoup d'égard il est devenu une coquille vide. Cette prise de conscience, plus ou moins tardive chez eux, conduit à cette décision déchirante à bien des égards (il ne s'agit pas seulement de politique, mais aussi de vie collective...), car longtemps, on a pensé qu'il s'agissait du parti des masses populaires...

   Philosophe engagé, il ne verse jamais dans le sectarisme et souvent, lors de ses interventions orales ou dans ses écrits, il s'insurge devant maintes manifestations du stalinisme. Bravant les tabous et les interdits implicites, il n'hésite pas à aborder les sujets qui fâchent et à prendre des positions "risquées" : Dialogues pédagogiques (1972), Les marxiste et la religion. Essai sur l'athéisme moderne (1965), où déjà il appelle communistes et croyants à mener "une action commune" au nom d'une "fraternité pratique", tout en soulignant les parentés profondes entre les partis et les Églises. On le sait, ce thème est repris ensuite à droite pour dénoncer un caractère religieux des partis communistes.

   Surtout, lorsqu'il enseigne la philosophie et lorsqu'il contribue à fonder une université à Nantes, terre conservatrice aux notables religieux et laïcs peu favorables, il exerce ses dons de pédagogue efficace envers ses élèves, même aux racines peu ouvertes au socialisme. Sa capacité de dialogue lui permet de tisser des relations fructueuses dans ce sens, même avec des membres de l'establishment sociologique dont certains se situent aux antipodes de ses orientations politiques : Jean-Claude PASSERON, déjà cité, Madeleine GUILBERT, Alain GIRARD, Henri MENDRAS...

Il intervient dans le monde académique de la sociologie avec la même arderu qu'il déploie pour imposer sa figure d'intellectuel au sein des instances du Parti communiste 15 ans plus tôt : membre de la section sociologie du Comité consultatif des universités au moment des réformes d'après mai-juin 1968, il fait partie de plusieurs comités de rédaction de revues de sciences sociales, notamment Ethnologie française, et est aussi président de la Société française de sociologie. Enseignement et recherche, en autres par la fondation du LERSCO ou dans son travail d'enseignant, constituent les deux axes d'activités. Tout en accompagnant ses étudiants (une cinquantaine de thèses sous sa direction), il réalise des investigations sur le monde ouvrier, avec l'assistance efficace de Joseph CREUSEN et Paul NUGUES. Toujours animé par le souci du peuple, démontrant l'existence d'une véritable culture populaire - à l'encontre de la culture des élites bourgeoises, il rédige une trilogie qui fait encore aujourd'hui référence, ouvrant la voie à nombre d'autres travaux... dont certains permettront de mettre en évidence le recul sociologique de la classe ouvrière... Il sait mettre en oeuvre toute une culture érudite pour analyser cette classe ouvrière, sans tomber dans des travers intellectuels induits par des fortes convictions politiques.

Il met autant d'énergie à réaliser cette analyse qu'il en met pour dénoncer le dévoiement des idées de MARX : "l'idée de Marx, dit-il dans une interview, c'était l'Association internationale des travailleurs comme matrice de l'association sociale mondiale à venir. Le pari de Lénine fut : où le Parti a pu prendre le pouvoir, il le garde. Sorti victorieux, mais au prix d'une guerre mondiale atroce. Ce fut, pour finir, l'effondrement en abîme du "socialisme réel". Je m'étonne encore de la vitesse avec laquelle la Nomenklatura a pu se transformer presque toute entière en Hyper-capitalistura". Il estime également que les partis qui se réclament de Marx ou du socialisme en général sont toujours en retard d'un cran sur la classe bourgeoise qui s'internationalise à toute vitesse : ils en restent au niveau national, incapable de former, même au niveau syndical, une véritable internationale des travailleurs... (Interview de Michel Verret par Laure Silvi, dans Travail, genre et sociétés, n° 26, 2011/2)

 

Michel VERRET, Les marxistes et la religion : essai sur l'athéisme moderne, Éditions sociales, 1961 ; Théorie et politique, Éditions sociales, 1967 ; Dialogues pédagogiques, Éditions sociales, 1972 ; Le temps des études, Champion, 1976 ; L'Espace ouvrier (avec J. CREUSEN), Armand Colin, 1979 ; Le travail ouvrier (avec P. NUGUES), Armand Colin, 1982 ; La culture ouvrière 'avec J. CREUSEN), ACL édition, 1988 ; Éclats sidéraux, Nantes, Éditions du Petit Véhicule, 1982 ; Chevilles ouvrières, Éditions de l'Atelier, 1995 ; Métamorphoses ouvrières (collectif), L'Harmattan, 1995 ; Dialogues avec la vie, L'Harmattan, 1999 ; Sur une Europe intérieure..., L'Harmattan, 2001 ; Lectures sociologiques : Bourdieu, Passeron, Hoggard, Halbwachs, Janet, Le Play, Girard, Naville, L'Harmattan, 2009 ; Mémoires de vie ) itinéraire d'un intellectuel. prologue de Thierry GUICHET, L'Harmattan, janvier 2019.

Christian BAUDELOT, Michel Verret, poète et homme de convictions, dans Revue Française de Sociologie, n° 2018/2, volume 59, Presses de Sciences Po.

 

 

Partager cet article
Repost0
30 mars 2020 1 30 /03 /mars /2020 11:21

    Sociologue espagnol, réalisant au départ nombre de ses études comme auteur marxiste en France, Manuel CASTELLS OLLIVAN, depuis janvier 2020 ministre espagnol des Universités dans le gouvernement espagnol, est un spécialiste de l'espace urbain, puis de la communication.

 

Militantisme et carrière universitaire

    Issu d'une famille très fortement conservatrice, selon ses propres dires, il doit lutter contre pratiquement tout l'environnement culturel pour "être soi-même" et se battre et se politiser dès l'âge de 15 ou 16 ans... .Il quitte l'Espagne à 20 ans pour cause de militantisme antif-franquiste, et étudie en France la sociologie et l'urbanisme. Titulaire d'un diplôme de droit en 1964 à Paris, il développe dans ses travaux une approche structuraliste des formes urbaines et des relations entre l'économie, le social et les structures spatiales. Il s'intéresse particulièrement au rôle de l'État en tant que régulateur des crises urbaines.

    Se succèdent de nombreux livres et articles sur la question urbaine, de La Question urbaine (1972) à The City and the Grassroots (1983).

    Entre 1967 et 1979, il enseigne dan plusieurs universités parisiennes (dont l'université Paris X de Nanterre, qui le congédie pour participation aux manifestations de mai 1968) puis à l'École des Hautes Études en Sciences Sociales à Paris, avant de rejoindre l'Université de Californie à Berckeley. Il s'intéresse alors à la Silicon Valley et à la société de l'information. Il en devient un spécialiste reconnu avec sa trilogie consacrée à "l'Ère de l'information" (1998-1999), qui met particulièrement en évidence les transformations de la société au travers du développement des réseaux. Son livre La Galaxie Internet (2002) en fait une référence sur les nouveaux modes de communication. Il reste très attaché à l'étude du pouvoir, et pas seulement du pouvoir d'État, comme le montre un de ses derniers ouvrages, Communication et pouvoir, en 2013.

Outre son poste à Berckeley, il est directeur de recherche à l'Université ouverte de Catalogne, université virtuellement mondiale qu'il rejoint en 2001.

 

Une oeuvre sociologique importante sur l'urbanisme et la communication

    Il participe à l'ensemble que constitue les études marxistes sur l'urbain dans les années 1970-1980 avant de tenter une synthèse entre sociologie urbaine, études d'organisations, études sur Internet, des mouvements sociaux dans les années 1990-2010.

   Optimiste, CASTELLS soutient que l'ère de l'information peut "libérer le pouvoir de l'esprit", ce qui augmenterait considérablement la productivité des individus et conduirait à une plus grande libération de temps pour les loisirs, permettant aux individus d'atteindre "une plus grande profondeur spirituelle et plus de conscience environnementale". Un tel changement serait positif en ce qu'il entrainerait une diminution de la consommation de ressources. L'ère de l'information, l'âge de la consommation et la Société des réseaux sont autant de perspectives qui définissent la vie moderne.

    Depuis les années 1970, suivant le chemin ouvert par les études d'Alain TOURAINE (qu'il considère comme son père intellectuel), il ouvre dans une perspective marxiste tout un pan de la sociologie urbaine, qui met l'accent sur le rôle des mouvements sociaux dans la transformation conflictuelle de la ville (ce qui est une des principales caractéristiques selon lui de la société post-industrielle). Il étudie tout un éventail de luttes sociales, déplacées de la strate purement économique à la strate politique par l'intervention de l'État.  

    Transcendant, mais sans en renier la pertinence, les structures marxistes au début des années 1980, en se concentrant sur le rôle des nouvelles technologies dans la restructuration de l'économie : il introduit le concept de "l'espace des flux", ensemble des composantes matérielles et immatérielles des réseaux d'information mondiaux utilisés pour la coordination en temps réel et à longue distance de l'économie. Dans les années 1990, il combine ses deux volets de recherche dans The Information Age : Economy, Society and Culture.

    Dans sa théorie des organisations, dans laquelle s'enracine sa réflexion sur l'ère de l'information, il se situe dans le sillage de Max WEBER, tant dans son utilisation de la sociologie historique que dans son style théorique. Pour lui, l'économie de l'information n'est pas le résultat direct de l'essor des nouvelles technologies de l'information et de la communication. Il s'agit plutôt de la convergence de ces technologies avec un processus d'organisation en réseaux plus ancien et autonome, axé sur le flexibilité et la capacité d'adaptation en tant que mode d'organisation clé.

Manuel CASTELLS s'inscrit dans tout un débat sur la nature et la portée de cette révolution de l'information, débat loin d'être clos. Il ne conçoit pas sa théorie à partir des réseaux comme une simple métaphore :

- Les réseaux constituent l'unité principale de l'organisation sociale. Il soutient qu'il existe une nouvelle géométrie variable qui relie l'activité économique, les États et la société. Cette géométrie variable est le réseau.

- Ils sont flexibles et reconfigurables à l'infini. L'hyper-concurrence sans relâche de la production mondiale des produits de base tout au long de la chaîne d'approvisionnement et des chaînes d'approvisionnement intégrées en un un exemple.

- Ils ont une logique fondamentale liée aux signification culturelles : pour chaque réseau, la culture est intégrée dans des états binaires exclusion/inclusion. Tous les noeuds n'améliorant pas la logique de ce réseau sont bientôt découplés. Dans le méta-réseau financier mondial, les centres de productions qui n'améliorent pas les rendements à court terme sont bientôt exclus, ce que les nombreuses crises financières (Mexique, 1994 ; Asie, 1997-98 ; Russie, 1998 ; États-Unis, 2008-??) ont amplement démontré.

- Les réseaux ont des limites poreuses et mobiles telles qu'ils pourraient tout aussi bien s'adapter à l'infini. (CASTELLS, 1996)

 

Manuel CASTELLS, La Question urbaine, Maspéro, 1972 ; Monopolville, Analyse des rapports entre l'entreprise, l'État et l'urbain à partir d'une enquête sur la croissance industrielle et urbaine de la région de Dunkerque, Paris, La Haye, Mouton, 1974 (avec Francis GODARD) ; Luttes urbaines et pouvoir politique, Maspéro, 1975 ; The Urban Question : A Marxist Approach, 1977 ; The city and the Grassroots, 1983 ; L'Ère de l'information, 3 volumes, Fayard, 1998, 1999 ; Dans quel monde vivons-bous?, le travail, la famille et le lien social à l'ère de l'information (avec Martin CARNOY et Paul CHEMLA), 2001 ; La Galaxie Internet, 2002 ; Communication et pouvoir, Maison des Sciences de l'Homme, 2013.

 

  

Partager cet article
Repost0
24 mars 2020 2 24 /03 /mars /2020 10:35

      Sociologue, politologue et philosophe française de tendance marxiste d'origine grecque, Nicos (ou Nikos) POULANTZAS, avec les influences particulières d'Antonio GRAMSCI et de Louis ALTHUSSER travaille surtout les questions du pouvoir politique.

     Après des études de droit en Grèce durant les années 1950, actif dans le mouvement étudiant (il rejoint l'Alliance démocratique grecque - EDA, organisation émanant du Parti communiste grec alors interdit), il vient en France en 1960. Il y obtient un doctorat en philosophie du droit (publié dans Nature des choses et droit, essai sur la dialectique du fait et de la valeur). Influencé d'abord par Jean-Paul SARTRE, Georg LUKACS et Lucien GOLDMAN, il se détourne progressivement de ces approches jugées "historiques" et se rapproche de Louis ALTHUSSER et de la mouvance structuraliste, qu'il ne rejoindra cependant jamais complètement, avant de l'abandonner dans les années 1970, jugeant ses premiers travaux "théoricistes".

Professeur à l'Université Paris 8, en sociologie (de 1968 à sa mort), il est membre du Parti Communiste grec durant les années 1960 et après la scission intervenue en 1968 à la suite de l'établissement de la dictature, du Parti communiste grec de l'intérieur.

 

       Ses travaux renouvellent et approfondissent considérablement ceux de MARX, LÉNINE, GRAMSCI et WEBER et portent notamment sur le rôle complexe et multiple de l'État dans les sociétés occidentales, les caractéristiques de la "nouvelle petite bourgeoisie', la problématique de la division du travail intellectuel/travail manuel. Il opère une distinction fondamentale entre l'appareil d'État et le pouvoir d'État et veut mettre en lumière les multiples fonctions dudit État ainsi que les rapports de force et les contradictions qui s'y manifestent. Ses travaux sont publiés chez Maspéro : Pouvoir politique et classes sociales de l'État capitaliste, 1968 et Fascisme et dictature, la IIIe Internationale face au fascisme, 1970 et aux Éditions du seuil : Les classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui, 1974.

Pour Nicos POULANTZAS, l'État capitaliste est distinct de l'instance économique mais agit constamment sur elle. L'État est dirigé par un "bloc au pouvoir" composé de différentes fractions des classes dominantes, ce bloc assurant son hégémonie en parvenant à travers des compromis avec les autres classes et fractions de classes, ainsi qu'à l'aide des Appareils idéologiques d'État (AIE)

     Vers la fin des années 1970, après la chute des dictatures portugaises (1974), grecque (1974), espagnoles (1978), il tente d'esquisser les contours théoriques d'une voie originale vers un socialisme démocratique, proche des conceptions de l'eurocommunisme. En même temps, il développe avec le concept d'étatisme autoritaire une analyse des mutations sécuritaires des États démocratiques occidentaux. Ses contributions sur ce thème ont été recueillies après da mort dans Repères et sont précisées de façon plus systématique dans L'État, le pouvoir, le socialisme, ouvrage marqué par l'influence des travaux de FOUCAULT. Il ne peut continuer dans cette voie, se suicidant en octobre 1979.

 

   Lorsqu'il publie en 1968 son livre Pouvoir politique et classes sociales, il n'est pas exagéré de dire qu'il n'y a pas en France de véritable théorie marxiste de l'État. Les esprits exigeants doivent se contenter de quelques textes de GRAMSCI et de quelques commentaires sur les classiques de la théorie de l'État. C'est apparemment un livre bardé de références dogmatiques, formulé dans une langue rébarbatives (encore plus de nos jours...), mais en même temps plein de vigueur juvénile et qui bouscule les règles établies. Nicos POULANTZAS est à l'époque, très profondément influencé par Louis ALTHUSSER, mais il ne développe pas pour autant la pensée d'un maître ; il part, en réalité, à l'aventure, un peu comme s'il s'enivrait de découvertes qu'il est très difficile de maîtriser et qu'il fait à cause de cela, emprisonner dans une terminologie familière et bien connue. On peut, bien entendu, critiquer sévèrement l'importance qu'il attribue alors aux définitions et aux classifications, à la taxonomie. On ne doit pas oublier que cet ouvrage permet à beaucoup de rompre, à ce moment-là, avec un marxisme simpliste, qui ne voit dans l'État que l'instrument de la classes dominante et dans la politique qu'une manipulation. Jean-Marc VINCENT, dans la lancée de cette présentation, estime que Nicos POULANTZAS est beaucoup plus loin du structuralisme qu'on ne l'a dit. Son livre  Fascisme et dictature, de 1971, le montre bien. Il s'intéresse de très près aux processus qui ont mené les fascistes italiens et les national-socialistes allemands à prendre le pouvoir. Dans cet ouvrage, il fait preuve d'une très grande sensibilité aux évolutions des rapports de force entre les classes et aux glissements politiques et idéologiques qu'on observe comme conséquences directes des affrontements entre les grandes organisations représentatives des couches opprimées et de la bourgeoisie. La politique pour laquelle il se passionne n'est certainement pas le reflet de l'économie et des rapports économiques ; elle est, au contraire, la réaffirmation toujours renouvelée de la lutte des classes ; elle est faite d'une suite d'interventions qui bouleversent des relations apparemment très établies et cristallisées. On peu dire que la théorie de Nicos POULANTZAS se centre autour de la contradiction entre les déterminismes sociaux structuraux et l'innovation latente, et porteuse d'avenir, des conflits de classe. Dans cet esprit toujours, il n'y a pas de pire adversaire du marxisme authentique que l'économisme, qui résume toutes les conceptions fatalistes de l'histoire et toutes les conceptions déterministes de la société. Pour lui, le caractère irrésistible des processus économiques auxquels les hommes d'aujourd'hui sont confrontés, particulièrement dans un contexte de prolifération des sociétés multinationales et de désordres monétaires internationaux, ne renvoie donc pas à une loi d'airain du devenir social, mais à un certain agencement des rapports de classes, à des dispositifs favorables, dans une conjoncture donnée, à la classe dominante.

La domination de l'État, sa suprématie apparente dans tous les débats qui secouent la société ne sont pas le fait d'une entité maîtresse d'elle-même, d'une sorte de démiurge qui ferait face consciemment aux problèmes qu'il doit affronter. Ils sont plutôt l'expression d'un fonctionnement aveugle : l'État capitaliste contemporain est tout autant dirigé qu'il dirige. Comme dit POULANTZAS dans son dernier ouvrage L'État, le Pouvoir, le Socialisme (1978), l'État est de nature relationnelle. IL exprime et traduit des relations sociales complexes au niveau global, ou plus précisément national, sans qu'on puisse dire qu'il s'impose comme l'organisateur véritable de la société. Il est condensation, matérialisation des rapports de force entre les classes. En d'autres termes, on est bien en présence d'une immense machinerie, mais d'une machinerie qui n'a pas en elle-même ses forces motrices ni son principe de fonctionnement. L'État doit donc être désacralisé et débarrassé de tous les investissements idéologiques qui en font un instrument privilégié de conservation ou de transformation de la société.On ne peut évidemment ignorer des phénomènes tels que le nazisme et le stalinisme, qui sont l'irruption d'une sauvagerie étatique rationalisée ; mais ils doivent être replacés dans le cadre de modifications radicales des rapports de classe, alors même qu'ils semblent précéder celles-ci, voire les mettre en oeuvre de façon paroxystique. Il en découle logiquement qu'on ne doit pas simplifier - comme le fait une partie de la tradition marxiste (et là on ne peut s'empêcher de penser que l'oeuvre de Louis ALTHUSSER est visée, et notamment tout ce qui tourne autour de l'Appareil Idéologique d'État...) - le problème de la disparition ou du dépérissement de l'État, (comme la question de sa pérennité d'ailleurs...). La métaphore de la destruction de l'appareil d'État ne doit pas nous conduire à oublier que la lutte pour faire régresser la part de la coercition politique dans les rapports sociaux ne saurait s'épuiser dans la destruction de certaines institutions étatiques. Il faut, en réalité, qu'il y ait concomitance des transformations politiques et des transformations sociales, dans un contexte général d'extension de la démocratie. (Jean-Marie VINCENT)

     Pour Jean-Marie VINCENT, l'oeuvre prématurément interrompue de Nicos POULANTZAS se clôt sur une mise en question très claire du dogmatisme et sur une invite à ne pas se laisser prendre dans les filets de l'étatisme.

    L'oeuvre de Nicos POULANTZAS est beaucoup moins visitée et commentée que dans les années 1970, sans doute parce qu'elle paraît discuter de dictatures aujourd'hui dépassées - du moins en Europe - que l'est celle par exemple de Louis ALTHUSSER. Sans doute parce qu'elle est moins obsédée par la question de la conquête de l'État et du pouvoir qui apparait encore comme nostalgie tenace chez beaucoup d'auteurs marxistes, et plus "événementielle" (quoique...) que d'autres. Ses oeuvres semblent appartenir à une autre époque, celle où nombre de forces politiques et sociales pensaient possibles d'autres conquêtes démocratiques à travers l'action de l'État. 

Sans être oubliée, cette oeuvre ne fait pas l'objet de beaucoup de productions éditoriales. Pourtant, elle pose la question des formes d'État par rapport aux configurations des rapports entre classes sociales. Cette question reste actuelle, même si les pouvoirs d'État se trouvent concurrencés sur bien des plans par des sociétés privées multinationales, qui ne quittent pourtant pas des yeux les perspectives des leviers politiques, économiques, idéologiques qu'ils offrent encore à leurs propres stratégies.

 

Nicos POULANTZAS, Nature des choses et droit, essai sur la dialectique du fait et de la valeur, Librairie général de droit et de jurisprudence, 1965 ; Pouvoir politique et classes sociales de l'état capitaliste, Maspéro collection Tetes à l'appui, 1968, Petite Collection Maspéro, 1971 ; Fascisme et dictature, la IIIe Internationale face au fascisme, Maspéro, collection Texte à l'appui, 1970, Éditions du Seuil, 1974 ; La crise des dictatures : Portugal, Grèce, Espagne, Maspéro, 1975 ; Les classes sociales dans le capitalisme aujourd'hui, Éditions du Seuil, 1974 ; L'État, le pouvoir, le socialisme, PUF, 1978, Les Prairies ordinaires, 2013 ; Repères, hier et aujourd'hui, : texte sur l'État, Maspéro, 1980.

Sous la direction de Christine BUCI-GLUCKSMANN, La Gauche, le pouvoir, le socialisme : hommage à Nicos Poulantzas; PUF, 1983.

Jean-Marie VINCENT, Nicos Poulantzas, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

 

     

Partager cet article
Repost0
23 mars 2020 1 23 /03 /mars /2020 08:47

     SUN TZU ou SUN ZI ou SOUEN TSEU, ou encore SUN WU (encore que...) est un général chinois dont on situe l'existence entre 544 et 496 av.J.C. Son historicité elle-même est mal établie, et on ne le connait que parce qu'il est l'auteur de "traités" d'art militaire.

 

Une historicité incertaine

     Célèbre pour être l'auteur de l'ouvrage militaire le plus ancien connu, L'Art de la guerre, on trouve sa trace surtout dans Les Mémoires historiques de SIMA QIAN et les Annales des Printemps et des Automnes de ZHAO YE. Il y est présenté comme un stratège militaire de la fin de la période des Printemps et des Automnes, général de l'État de WU sous le RÈGNE DU ROI HE LU. Ce serait lui qui aurait conçu l'attaque de WU contre l'État de CHU. Des auteurs plus anciens, de la dynastie HAN, mentionnent également SUN ZI en tant que stratège militaire (XUNZI et HAN FEI) mais sans précision particulière sur l'auteur. 

De fait, les rares données dont on dispose pour tenter de reconstituer un profil biographique fiable de cet éminent stratège appartiennent à des oeuvres très postérieures à l'intervalle de temps présumé de sa vie. Malgré tout, on convient ordinairement que SUN TZU est originaire du pays de Qi, grande principauté de l'est de la Chine. Le monarque HELÜ du pays de Wu (règne de 514 à 496 av. JC.) l'aurait choisi comme général de ses armées. Selon ces informations tardives, à la tête des troupes de WU, SUN TZU aurait accompli de considérables exploits militaires, parmi lesquels la prise de la ville de Ying, capitale du pays de CHU, l'une des grandes puissances géopolitiques de l'époque.

La véridicité de ce récit repose en grande partie sur l'autorité de SIMA QIAN (vers 145-85 av. JC.), archiviste de la dynastie HAN, qui consacre quelques lignes de son oeuvre, Mémoires historiques , au  célèbre chef d'armée. La notice biographique de SIMA QIAN s'organise autour d'un entretien entre SUN TZU et le roi HELÜ à l'issue duquel le premier se voit nommé général des armées. Ce même récit figure, à quelques variantes près, dans un ensemble de manuscrits exhumés en 1972 dans une tombe scellée entre 140 et 118 av. JC. dans la localité de Yinqueshan, située dans l'actuelle province du Shandong. Parmi cet abondant matériel manuscrit se trouve la copie la plus ancienne de L'Art de la guerre de SUN TZU ainsi qu'une version très proche de l'anecdote biographique rapportée par SIMA QIAN. Or il n'existe pas de différence notable de présentation matérielle ou de calligraphie entre les manuscrits de L'Art de la guerre et le récit de l'entrevue entre le roi HELÜ et SUN TZU trouvés à Yinqueshan et, par conséquent, on peut affirmer que cette anecdote n'est pas étrangère à l'oeuvre traditionnellement attribuée à SUN TZU et qu'il est probable que les deux textes circulaient et étaient lus conjointement, du moins sous la dynastie HAN. Cela semble confirmer l'hypothèse que l'anecdote vise moins à retracer un itinéraire personnel qu'à cristalliser dans un seul épisode dramatisé l'essence de la pensée stratégique telle que les écrits traditionnellement attribués à SUN TZU la conçoivent, si bien que ce récit aurait plutôt valeur d'emblème. (Albert GALVANY, Philosophy, biography and anecdote : On the portrait of Sun Wu, Philosophy East and West, 2011, volume 61, n°4)

Il s'agit encore que d'hypothèses et les historiens sont encore en quête de traces écrites ou archéologiques.

   Ceci d'autant plus que à l'époque des Printemps et des Automnes et des Royaumes Combattants, les auteurs ne signaient pas leurs ouvrages et utilisaient un nom d'emprunt. C'était une pratique fort répandue dont le but était de donner une antériorité à leur oeuvre et ainsi de l'auréoler d'un certain prestige en reprenant des noms de personnage de folklore.

  Si SUN TZU attire plus l'attention que justement tous les autres, c'est que son oeuvre se situe entre deux périodes historiques de la Chine antique. Et que contrairement à de nombreux auteurs, loin de se préoccuper surtout des problèmes techniques, il s'efforce de dégager l'essence de la stratégie militaire et sa liaison avec le politique. Cette oeuvre et son auteur serait passé inaperçus à l'époque moderne en Occident s'il n'y avait pas de corrélation entre SUN TZU et CLAUSEWITZ, dans leur approche commune de la guerre comme relevant d'abord de l'ordre politique, comme le montre précisément son "redécouvreur" en Europe, Basil Liddell HART, après la seconde guerre mondiale.

 

Une période de changements profonds

   A l'époque où écrit SUN TZU - celle des Royaumes combattants (Ve-IIIe siècle av. J.C.) - la Chine est, depuis un siècle et peut-être davantage, en mutation accélérée. La vertu antique et la morale chevaleresque - mythique ou réelle - sont mortes. On raconte que, au VIIe siècle av. J.C., le marquis de SONG laisse les troupes de CHU traverser une rivière et former leurs rangs de l'autre côté avant de les attaquer en déclarant qu'ils se refusaient d'attaquer un adversaire en état d'infériorité. Il fut défait. Vraie ou imaginaire, l'anecdote dépeint un état d'esprit où le combat reste essentiellement ritualisé. La magie et la divinisation, d'ailleurs comme en Grèce antique dans les Temps Anciens (avant l'époque classique), jouent un rôle essentiel pour déterminer le temps et l'espace des combats. C'est à cette époque, vers le Ve siècle av. J.C., que naissent les grands arts conjecturaux. Époque de mutations considérables dans le commerce, l'organisation économique tendant déjà à être  centralisatrice, comme dans la guerre et sa conception. La charrerie aristocratique cède le pas à l'infanterie, de plus en plus nombreuse vers la fin du VIe siècle. En revanche, la cavalerie n'apparaît que vers la fin du IVe siècle, en réponse aux incursions nomades. De plus en plus de ressources, matérielles et humaines, sont concentrées pour faire la guerre ; elle devient coûteuse et pour le vainqueur et pour le vaincu, en plus des dégâts matériels causés plus importants et en tout cas ressentis comme tels. SUN TZU préconise d'en limiter la durée et l'ampleur, en mettant en avant des manoeuvres basées sur la connaissance du terrain et des moyens de l'adversaire comme de ses intentions, tout en cachant les siens. Son traité L'art de la guerre concerne l'intelligence des rapports de force et l'utilisation la plus rationnelle, voire la plus économe, des troupes. Il faut chercher à soumettre l'armée adverse par une combinaison de ruse, de surprise et de démoralisation. Ce dernier facteur est fondamental, et rarement dans le passé a-t-on davantage insisté sur l'importance  de la guerre psychologique : rumeurs, intoxication, usage de la "cinquième colonne", entretien de la discorde chez l'ennemi, la subversion et la corruption chez l'adversaire, notamment dans l'encadrement de ses armées. Ces pratiques sont d'autant plus aisées qu'il s'agit souvent de troupes mercenaires, de généraux aux loyautés peu assurées, de conflits dont l'issue est très rarement d'importance vitale pour la dynastie ou le potentat qui l'entreprend. L'univers intellectuel de SUN TZU s'inscrit encore dans un monde où la guerre se pratique au sein d'une même société avec des moyens et des buts relativement limités, dans le cadre des règles généralement acceptées. En ce sens, la guerre dont parle SUN TZU est plus proche, dans ses motivations, ses moyens et ses desseins, des conflits médiévaux ou des guerres limitées du XVIIIe siècle européen que des ruées nomades que la Chine connaîtra peu après la rédaction de L'art de la guerre. (BLIN et CHALIAND) Seulement, et c'est sans doute ce qui pousse SUN TZU à l'écrire, l'ampleur des combats commence à changer et plus on avance dans le temps, plus les ravages et les enjeux deviennent importants, jusqu'à mettre en danger la destinée d'une dynastie ou la prospérité d'un peuple. Car c'est une période où les légistes et les taoÏstes prennent le pas sur les premiers disciples de Confucius, permettant une plus grande emprise de l'État sur les populations, donc permettant à ses maîtres de mobiliser bien plus de ressources pour leurs entreprises.

 

Yann COUDERC, Sun Tzu, Pardès, collection "Qui suis-je?", 2017 ; Pierre FAYARD, Sun Tzu, Stratégie et séduction, Dunod, 2009.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Albert GALVANY, Sun Tzu, dans Dictionnaire de la guerre et de la paix, Sous la direction de Benoît DURIEUX, Jean-Baptiste Jeangène VILMER et Frédéric RAMEL, PUF, 2017.

  

Partager cet article
Repost0

Présentation

  • : LE CONFLIT
  • : Approches du conflit : philosophie, religion, psychologie, sociologie, arts, défense, anthropologie, économie, politique, sciences politiques, sciences naturelles, géopolitique, droit, biologie
  • Contact

Recherche

Liens