Livre phare de l'oeuvre du sociologue et philosophe allemand publié en 1900, Philosophie de l'argent constitue son premier ouvrage à volonté systématique. Il a fondé sa réputation internationale qu'on ne connaissait en France que par le compte rendu critique de DURKHEIM et par une brève note de lecture de Mohamed CHERKAOUI lors de la publication d'une traduction anglaise en 1980. Ce n'est qu'en 1987 qu'il est traduit en Français et c'est alors l'occasion de (re)découvrir à la fois la richesses et les lacunes d'une véritable somme. L'argent est un thème très abordé lorsqu'il l'écrit et il l'écrit dans un dialogue avec Karl MARX dont il reprend certaines des thèses de l'auteur du Capital. On peut même à la lecture de l'ouvrage le replacer dans sa vraie portée philosophique, très loin de l'individualisme méthodologique.
Dès l'introduction dans une Préface, il affirme son intention d'"ajouter au matérialisme historique un étage de telle sorte qu'une explication soit donnée à l'intégration de la vie économique dans les causes de la culture intellectuelle, tout en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes comme le résultat de valorisations et de dynamiques plus profondes, de présupposés psychologiques, voire métaphysiques. Ce qui doit se développer, dans la pratique cognitive, selon une réciprocité sans fin : à chaque interprétation d'une forme idéale par une une forme économique se lie l'exigence de saisir cette dernière à son tour par des profondeurs plus idéales, tandis que pour celles-ci il faut trouver son infrastructure économique générale, etc, à l'infini". A cet égard, il touche à des domaines qui ne sont pas analysés de manière approfondie chez MARX, par exemple le problème de la modernité, de la bureaucratie, du fonctionnariat, de la réification du travail intellectuel, des échanges symboliques...
La Philosophie de l'argent comporte deux grandes parties, une partie analytique et une partie synthétique. C'est dans la seconde partie que se concentrent les parties jugées les plus intéressantes de nos jours.
Dans la partie analytique, SIMMEL analyse tout d'abord, presque exactement comme le fait MARX, les notions de valeur et d'argent, le procès d'échange. L'échange est le premier fait de l'économie, mais aussi le fondement de l'action réciproque constitutif de la société. Chaque action réciproque est un échange. Ainsi il montre que l'échange économique a son origine dans l'échange de dos des sociétés primitives, anticipant les analyses de sociologues et d'ethnologues comme MAUSS, LEVI-STRAUSS, BOURDIEU. L'échange n'est donc pas seulement le fondement de l'économie, c'est aussi "une forme sociologique sui generis".
Il intègre ces analyses dans ce qu'il appelle une représentation du monde relativiste. L'argent n'exprime rien d'autre que la relativité des choses. SIMMEL, comme MARX, analyse l'argent comme forme d'objectivation de l'universel. L'argent est à la fois marchandise universelle, concrétisation de la séparation entre le sujet et l'objet. Elle est sa philosophie de l'argent : "il fournit au sein du monde pratique la manifestation la plus visible et la réalisation la plus claire de la formule de l'être universel, d'après laquelle donc les choses prennent sens les unes au contact des autres et doivent leur être et leur être-ainsi à la réciprocité des rapports dans lesquelles elles se trouvent". L'argent est pure objectivation de l'échange.
Il considère ensuite le caractère symbolique de l'argent et son rôle symbolique dans les sociétés : il tente de développer la notion d'argent d'un point de vue historique. L'argent contribue à l'objectivation des formes de pouvoir. C'est ainsi que la prolifération du fonctionnariat n'est possible que dans une société régie pour l'argent. Le souverain s'entoure d'une véritable armée de comptables et de scribes dont l'importance est égale à celle de ses armées proprement dites... Elle est un des symptôme, cette prolifération, de la relation qui existe entre l'argent et l'objectivation du groupe : l'Etat moderne la développe bien plus que les petites communautés primitives. SIMMEL, dans sa lancée, en vient à désigner ce phénomène comme une "intellectualisation de l'argent", dans la mesure où l'argent permet à des formes purement intellectuelles (comme l'Etat, la nation...) d'avoir une existe réelle. SIMMEL revient plus tard sur le problème de la bureaucratisation.
Au troisième chapitre; il aborde le problème de la téléologie et de la causalité en des termes très voisins de ceux de HEGEL : "Notre rapport au monde se présente comme une courbe qui part du site vers l'objet; l'intègre en elle-même, et revient au sujet. Et tandis que tout contact contingent et mécanique avec les choses montre extérieurement le même schéma, l'action téléologique est innervée et maintenue par l'unité de la conscience". L'action téléologique signifie l'implication consciente de nos énergies subjectivistes dans une existence objective. De la sorte, le processus téléologique est lui-même une action réciproque entre sujet et objet, entre esprit et nature, entre le vouloir du moi et la nature extérieure. La téléologie est donc pour SIMMEL un concept relatif qui a un double caractère :
- il est un mécanisme mais un mécanisme qui conduit de l'esprit à l'esprit ;
- il est continu et constitue la courbe dont le point de départ et d'arrivée n'est autre que l'âme.
De cela, il déduit le concept d'outil. L'outil est l'insertion d'une instance entre le sujet et l'objet, qui prend une position médiane entre les deux : il est un objet extérieur qui n'a qu'une action mécaniques, mais d'autre part, un objet avec lequel on agit. Ce principe de l'outil est agissant dans tous les domaines, notamment lorsqu'il ne sert pas à la production matérielle mais à l'expression de choses intellectuelles. C'est alors qu'il prend une forme tout à fait pure : le type le plus parfait est celui des institutions sociales à l'aide desquelles l'individu fait usage d'un outil produit par l'universalité et qui multiplie son pouvoir. L'argent a précisément cette fonction d'outil universel dans la série téléologique. Mais l'outil a la caractéristique de subsister en dehors des cas de son utilisation et peut même servir à des fins qui ne sont pas les siennes à l'origine : par exemple l'armée. Le développement de l'outil à des fons politiques peut même devenir un but en soi : la bureaucratie. L'argent est l'exemple le plus parfait de la transformation de moyens en buts.
Il n'est pas sûr que, telle quelle, son explication soit bien comprise et soit très claire. La relation de la téléologie à l'argent est sans doute plus compréhensible si l'on introduit le fait que l'intention d'usage de l'argent produit sa nécessité pratique d'une certaine manière. Remonter de l'usage à l'intention est une manière téléologique de voir les choses : la justification d'un fait par une origine, sachant que dès l'origine on pouvait inférer ce fait est une explication téléologique... Un fait existe parce que sa logique était inscrite dans la réalité dès le début...
Dans la partie synthétique, composée également de trois chapitres (liberté individuelle, équivalent monétaire des valeurs personnelle et style de la vie), SIMMEL s'avère plus convainquant.
Dans le premier chapitre sur la liberté individuelle, il montre comment l'argent a été historiquement synonyme d'une forme de libération dans la mesure où il permettait de s'émanciper des relations personnelles de dépendance. La dépendance personnelle devient dépendance purement chosale. Lorsque les dons en nature (du paysan au seigneur) sont remplacés par des paiements en argent, l'indépendance du paysan est acquise. L'avantage est des deux côtés car le seigneur est également moins dépendant. Avec la division du travail, l'interdépendance des hommes croit en même temps que leur personnalité disparait derrière leur fonction. le fonctionnaire prend une "position" qui n'exige que des aspects infime de personnalité. Dans un socialisme d'Etat extrême, dit-il, "se constituerait au-dessus du monde des personnalités un monde de formes objectives de l'agir social qui ne permettrait à celles-là que des expressions déterminées. Un tel monde se rapporterait au premier comme le monde des formes géométriques à celui des corps empiriques". Des ébauches d'une telle structure se trouvent partout où une fonction de la division du travail s'autonomies de telle sorte que la personnalité devienne simple support de cette fonction.
L'argent, par sa nature objective et différente, renforce l'élimination de l'élément personnel dans les relations entre les hommes. SIMMEL oppose les concepts de caractère personnel et de caractère chosal des relations et montre que le caractère chosal des rapports humains va de pair avec une forme d'indépendance. C'est l'économie monétaire qui permet la constitution de professions intellectuelles : enseignants, hommes de lettres, artistes, médecins, fonctionnaires. Seule l'économie monétaire pouvait conduire à une division du travail telle que quelqu'un fût uniquement un travailleur intellectuel. SIMMEL développe par la suite l'opposition entre le personnel et le chosal.
Dans le chapitre sur l'équivalent en argent des valeurs personnelles, il poursuit son étude sur la spécificité du travail non directement productif, c'est-à-dire sur le paiement du travail intellectuel (honoraires, mais aussi prostitution, rançon, dot, corruption...). Sur le fonctionnariat : le fonctionnaire sacrifie les contenus positifs de son moi pour de l'argent qui ne lui apporte pas de tels contenus. Sur les services rendus : il est d'autant plus difficile d'établir une équivalence directe entre deux éléments qu'ils sont qualitativement différents - ainsi entre des valeurs personnelles et de l'argent. Mais une telle équivalence devient d plus en plus possible au fur et à mesure que ces valeurs sont extraites de leur personnalité et prennent un caractère réifié. Sur le prix du travail intellectuel : est-ce seulement la reproduction de la force de travail? Il faut ajouter les générations qui ont été nécessaires à la constitution de cette force de travail. Il y a donc une "prestation gratuite de l'esprit". Un homme particulièrement "doué" est quelqu'un qui a accumulé en lui le maximum du travail de ses ancêtres sous forme latente et prête à être utilisée. Si on exprime la grandeur de la valeur des performances intellectuelles à l'aide du "temps de travail socialement nécessaire" à sa constitution, la valeur de telles performances doit être évaluée en fonction du fait que la société a besoin d'un temps très long pour produire un nouveau talent : il faut donc ajouter au temps de production de ces performances le temps de production des producteurs de telles performances.
Dans le troisième chapitre, SIMMEL aborde un aspect plus "culturel". Il étudie le concept de culture et les transformations que celui-ci subit dans le monde capitaliste moderne dominé par l'argent. Ce chapitre marque un tournant dans l'oeuvre de SIMMEL et annonce ses analyses ultérieures sur la modernité et la tragédie de la culture. Il y a là les premiers développements sur l'objectivation de l'esprit dans la culture, qui sont au centre de sa théorie de l'aliénation et qui influencent plus tard nombre de penseurs du XXe siècle.
SIMMEL désigne par "culture" les "formes raffinées, intellectualisées de la vie, les résultats du travail interne et externe de la vie". Il distingue entre une culture subjective (la culture des individus) et une culture objective (la culture investie dans les produits de la science, de la technique et de l'art). Tandis que la culture objective augmente sans cesse, la culture subjective régresse. Ainsi, il y a plus d'esprit objectivé dans une machine que d'esprit subjectif chez un ouvrier. Cette façon de penser trouve un écho (presque inattendu) dans les débats sur l'intelligence artificielle d'aujourd'hui... Le travail du soldat est de moins en moins important dans une guerre alors que l'organisation de l'armée est devenue un "triomphe de culture objective".
Reprenant le concept d'esprit objectif de HEGEL élargi par DILTHEY à l'ensemble des produits intellectuels de la société, SIMMEL explique que, dans la langue comme dans les moeurs, dans les constitutions politiques comme dans les religions, dans la littérature comme dans la technique, est matérialisé le travail de multiples générations sous forme d'esprit devenu objectif dont on peu prendre ce qu'on veut, mais qu'aucun homme à lui seul ne pourrait épuiser. Une telle condensation du travail de l'esprit se rapport à l'esprit vivant comme la plénitude de la possibilité par rapport à la réalité limitée. Avec l'objectivation d l'esprit, la forme est trouvée qui permet la conservation et l'accumulation du travail et de la conscience : elle est la plus importante des catégories historiques de l'humanité. Elle permet au niveau historique ce qui est biologiquement impossible : la transmission de l'acquis. Par cette considération, SIMMEL se démarque bien entendu du lamarckisme pour entrer réellement dans la perspective d'un darwinisme bien compris.
Tout le style de la vie d'une communauté dépend du rapport qui lie la culture devenue objective et la culture des sujets. C'est la division du travail qui est responsable de cette disproportion moderne entre culture objective et culture subjective.
L'activité fortement impliquée dans la division du travail se déplace d'elle-même vers la catégorie de l'objectivité, et le travailleur la considère de plus en plus comme une activité purement chosale et anonyme. Le philosophe et sociologue allemand met en évidence la séparation du travailleur de son moyen de travail : dès que sa capacité de travail potentiel s'est transformée en travail réel, elle ne lui appartient plus, mais c'est son équivalent en argent qui lui appartient, tandis qu'elle appartient à un autre, à une organisation objective du travail. le devenir-marchandise du travail n'est donc qu'un aspect du processus de différenciation qui extrait de la personnalité ses contenus spécifiques pour les lui renvoyer en tant qu'objets avec une déterminité et un mouvement autonome. Dans l'administration d'Etat - mais on pourrait en dire autant d'une administration privée collective, la division du travail prend une nouvelle forme : "Tandis que la machine devient totalité, prend sur soi une partie toujours plus grande du travail, elle s'oppose au travailleur comme une force autonome et lui s'oppose à elle non plus comme personnalité individualisée mais comme l'exécutant d'une activité prescrite et chosale". La spécialisation fait se développer le sujet et l'objet comme deux puissances indépendantes l'une de l'autre.
SIMMEL imagine l'évolution vers une situation idéale dans laquelle "tout le contenu chosal de la vie devienne encore plus chosal et plus impersonnel, afin que le reste de la vie qui ne doit pas être réifié deviennent d'autant plus personnel, un élément indiscutablement spécifique du moi."
Alors que Soziologie se présente comme une collection d'essais liés par le seul souci e prouver la méthode d'abstraction sociologique, Philosophie de l'argent se présente comme une analyse continue de plus de 600 pages serrées dans lesquelles l'argent est analysé comme un fait social total, pour reprendre l'expression de MAUSS.
SIMMEL présente sa théorie relativiste et vitaliste de la modernité dans les termes d'une théorie pseudo hégélienne, avec beaucoup de références à KANT, de l'objectivation de la valeur et de réification des relations sociales, qui en fait une oeuvre originale. Il corrige, certains diraient fait dévier, généralise et poursuit la critique marxiste de l'aliénation, ce qui l'inscrit bien plus dans la démarche de la sociologie européenne que dans un individualisme méthodologique sous le jour duquel on a pu présenter son oeuvre (Raymond BOUDON par exemple). Il anticipe l'analyse de Max WEBER sur la rationalisation de la culture et de la société, tout en lui donnant une tournure métaphysique.
Ce livre a eu une grande influence sur toute une génération de penseurs allemands du début de ce siècle. On a pu écrire que SIMMEL n'aurait pu faire ce livre sans Le Capital de Karl MARX, et que sans lui, WEBER n'aurait pu écrire Economie et Société. C'est dire la filiation qu'il y a ente ces trois auteurs, qui peuvent se lire beaucoup plus comme complémentaires que contradictoires.
Accessible tardivement au monde francophone, il permet de rétablir à sa juste place l'oeuvre de SIMMEL, assez déformée dans la sociologie française, singulièrement dans son étape la plus récente, après le déclin des approches structurelles et marxistes.
Georg SIMMEL, Philosophie de l'argent, PUF, collection Quadrige, 1987, réédition de 2014, Traduction de Philosophie de Geldes, Dunker & Humblot, Berlin, 1977, 665 pages.
Marc SAGNOL, recension dans Revue française de sociologie, 1988, n°29/4, www.persee.fr. Frédéric VANDENBERGHE, La sociologie de Georg Simmel, La Découverte, 2001.
Complété le 17 mars 2018