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14 mars 2018 3 14 /03 /mars /2018 16:29

     Livre phare de l'oeuvre du sociologue et philosophe allemand publié en 1900, Philosophie de l'argent constitue son premier ouvrage à volonté systématique. Il a fondé sa réputation internationale qu'on ne connaissait en France que par le compte rendu critique de DURKHEIM et par une brève note de lecture de Mohamed CHERKAOUI lors de la publication d'une traduction anglaise en 1980.  Ce n'est qu'en 1987 qu'il est traduit en Français et c'est alors l'occasion de (re)découvrir à la fois la richesses et les lacunes d'une véritable somme. L'argent est un thème très abordé lorsqu'il l'écrit et il l'écrit dans un dialogue avec Karl MARX dont il reprend certaines des thèses de l'auteur du Capital. On peut même à la lecture de l'ouvrage le replacer dans sa vraie portée philosophique, très loin de l'individualisme méthodologique. 

Dès l'introduction dans une Préface, il affirme son intention d'"ajouter au matérialisme historique un étage de telle sorte qu'une explication soit donnée à l'intégration de la vie économique dans les causes de la culture intellectuelle, tout en reconnaissant les formes économiques elles-mêmes comme le résultat de valorisations et de dynamiques plus profondes, de présupposés psychologiques, voire métaphysiques. Ce qui doit se développer, dans la pratique cognitive, selon une réciprocité sans fin : à chaque interprétation d'une forme idéale par une une forme économique se lie l'exigence de saisir cette dernière à son tour par des profondeurs plus idéales, tandis que pour celles-ci il faut trouver son infrastructure économique générale, etc, à l'infini". A cet égard, il touche à des domaines qui ne sont pas analysés de manière approfondie chez MARX, par exemple le problème de la modernité, de la bureaucratie, du fonctionnariat, de la réification du travail intellectuel, des échanges symboliques...

      La Philosophie de l'argent comporte deux grandes parties, une partie analytique et une partie synthétique. C'est dans la seconde partie que se concentrent les parties jugées les plus intéressantes de nos jours.

      Dans la partie analytique, SIMMEL analyse tout d'abord, presque exactement comme le fait MARX, les notions de valeur et d'argent, le procès d'échange. L'échange est le premier fait de l'économie, mais aussi le fondement de l'action réciproque constitutif de la société. Chaque action réciproque est un échange. Ainsi il montre que l'échange économique a son origine dans l'échange de dos des sociétés primitives, anticipant les analyses de sociologues et d'ethnologues comme MAUSS, LEVI-STRAUSS, BOURDIEU. L'échange n'est donc pas seulement le fondement de l'économie, c'est aussi "une forme sociologique sui generis".

Il intègre ces analyses dans ce qu'il appelle une représentation du monde relativiste. L'argent n'exprime rien d'autre que la relativité des choses. SIMMEL, comme MARX, analyse l'argent comme forme d'objectivation de l'universel. L'argent est à la fois marchandise universelle, concrétisation de la séparation entre le sujet et l'objet. Elle est sa philosophie de l'argent : "il fournit au sein du monde pratique la manifestation la plus visible et la réalisation la plus claire de la formule de l'être universel, d'après laquelle donc les choses prennent sens les unes au contact des autres et doivent leur être et leur être-ainsi à la réciprocité des rapports dans lesquelles elles se trouvent". L'argent est pure objectivation de l'échange.

Il considère ensuite le caractère symbolique de l'argent et son rôle symbolique dans les sociétés : il tente de développer la notion d'argent d'un point de vue historique. L'argent contribue à l'objectivation des formes de pouvoir. C'est ainsi que la prolifération du fonctionnariat n'est possible que dans une société régie pour l'argent. Le souverain s'entoure d'une véritable armée de comptables et de scribes dont l'importance est égale à  celle de ses armées proprement dites... Elle est un des symptôme, cette prolifération, de la relation qui existe entre l'argent et l'objectivation du groupe : l'Etat moderne la développe bien plus que les petites communautés primitives. SIMMEL, dans sa lancée, en vient à désigner ce phénomène comme une "intellectualisation de l'argent", dans la mesure où l'argent permet à des formes purement intellectuelles (comme l'Etat, la nation...) d'avoir une existe réelle. SIMMEL revient plus tard sur le problème de la bureaucratisation.

Au troisième chapitre; il aborde le problème de la téléologie et de la causalité en des termes très voisins de ceux de HEGEL : "Notre rapport au monde se présente comme une courbe qui part du site vers l'objet; l'intègre en elle-même, et revient au sujet. Et tandis que tout contact contingent et mécanique avec les choses montre extérieurement le même schéma, l'action téléologique est innervée et maintenue par l'unité de la conscience". L'action téléologique signifie l'implication consciente de nos énergies subjectivistes dans une existence objective. De la sorte, le processus téléologique est lui-même une action réciproque entre sujet et objet, entre esprit et nature, entre le vouloir du moi et la nature extérieure. La téléologie est donc pour SIMMEL un concept relatif qui a un double caractère : 

- il est un mécanisme mais un mécanisme qui conduit de l'esprit à l'esprit ;

- il est continu et constitue la courbe dont le point de départ et d'arrivée n'est autre que l'âme.

De cela, il déduit le concept d'outil. L'outil est l'insertion d'une instance entre le sujet et l'objet, qui prend une position médiane entre les deux : il est un objet extérieur qui n'a qu'une action mécaniques, mais d'autre part, un objet avec lequel on agit. Ce principe de l'outil est agissant dans tous les domaines, notamment lorsqu'il ne sert pas à la production matérielle mais à l'expression de choses intellectuelles. C'est alors qu'il prend une forme tout à fait pure : le type le plus parfait est celui des institutions sociales à l'aide desquelles l'individu fait usage d'un outil produit par l'universalité et qui multiplie son pouvoir. L'argent a précisément cette fonction d'outil universel dans la série téléologique. Mais l'outil a la caractéristique de subsister en dehors des cas de son utilisation et peut même servir à des fins qui ne sont pas les siennes à l'origine : par exemple l'armée. Le développement de l'outil à des fons politiques peut même devenir un but en soi : la bureaucratie. L'argent est l'exemple le plus parfait de la transformation de moyens en buts.

Il n'est pas sûr que, telle quelle, son explication soit bien comprise et soit très claire. La relation de la téléologie à l'argent est sans doute plus compréhensible si l'on introduit le fait que l'intention d'usage de l'argent produit sa nécessité pratique d'une certaine manière. Remonter de l'usage à l'intention est une manière téléologique de voir les choses : la justification d'un fait par une origine, sachant que dès l'origine on pouvait inférer ce fait est une explication téléologique... Un fait existe parce que sa logique était inscrite dans la réalité dès le début...

        Dans la partie synthétique, composée également de trois chapitres (liberté individuelle, équivalent monétaire des valeurs personnelle et style de la vie), SIMMEL s'avère plus convainquant.

Dans le premier chapitre sur la liberté individuelle, il montre comment l'argent a été historiquement synonyme d'une forme de libération dans la mesure où il permettait de s'émanciper des relations personnelles de dépendance. La dépendance personnelle devient dépendance purement chosale. Lorsque les dons en nature (du paysan au seigneur) sont remplacés par des paiements en argent, l'indépendance du paysan est acquise. L'avantage est des deux côtés car le seigneur est également moins dépendant. Avec la division du travail, l'interdépendance des hommes croit en même temps que leur personnalité disparait derrière leur fonction. le fonctionnaire prend une "position" qui n'exige que des aspects infime de personnalité. Dans un socialisme d'Etat extrême, dit-il, "se constituerait au-dessus du monde des personnalités un monde de formes objectives de l'agir social qui ne permettrait à celles-là que des expressions déterminées. Un tel monde se rapporterait au premier comme le monde des formes géométriques à celui des corps empiriques". Des ébauches d'une telle structure se trouvent partout où une fonction de la division du travail s'autonomies de telle sorte que la personnalité devienne simple support de cette fonction. 

L'argent, par sa nature objective et différente, renforce l'élimination de l'élément personnel dans les relations entre les hommes. SIMMEL oppose les concepts de caractère personnel et de caractère chosal des relations et montre que le caractère chosal des rapports humains va de pair avec une forme d'indépendance. C'est l'économie monétaire qui permet la constitution de professions intellectuelles : enseignants, hommes de lettres, artistes, médecins, fonctionnaires. Seule l'économie monétaire pouvait conduire à une division du travail telle que quelqu'un fût uniquement un travailleur intellectuel. SIMMEL développe par la suite l'opposition entre le personnel et le chosal. 

Dans le chapitre sur l'équivalent en argent des valeurs personnelles, il poursuit son étude sur la spécificité du travail non directement productif, c'est-à-dire sur le paiement du travail intellectuel (honoraires, mais aussi prostitution, rançon, dot, corruption...). Sur le fonctionnariat : le fonctionnaire sacrifie les contenus positifs de son moi pour de l'argent qui ne lui apporte pas de tels contenus. Sur les services rendus : il est d'autant plus difficile d'établir une équivalence directe entre deux éléments qu'ils sont qualitativement différents - ainsi entre des valeurs personnelles et de l'argent. Mais une telle équivalence devient d plus en plus possible au fur et à mesure que ces valeurs sont extraites de leur personnalité et prennent un caractère réifié. Sur le prix du travail intellectuel : est-ce seulement la reproduction de la force de travail? Il faut ajouter les générations qui ont été nécessaires à la constitution de cette force de travail. Il y a donc une "prestation gratuite de l'esprit". Un homme particulièrement "doué" est quelqu'un qui a accumulé en lui le maximum du travail de ses ancêtres sous forme latente et prête à être utilisée. Si on exprime la grandeur de la valeur des performances intellectuelles à l'aide du "temps de travail socialement nécessaire" à sa constitution, la valeur de telles performances doit être évaluée en fonction du fait que la société a besoin d'un temps très long pour produire un nouveau talent : il faut donc ajouter au temps de production de ces performances le temps de production des producteurs de telles performances.

Dans le troisième chapitre, SIMMEL aborde un aspect plus "culturel". Il étudie le concept de culture et les transformations que celui-ci subit dans le monde capitaliste moderne dominé par l'argent. Ce chapitre marque un tournant dans l'oeuvre de SIMMEL et annonce ses analyses ultérieures sur la modernité et la tragédie de la culture. Il y a là les premiers développements sur l'objectivation de l'esprit dans la culture, qui sont au centre de sa théorie de l'aliénation et qui influencent plus tard nombre de penseurs du XXe siècle.

SIMMEL désigne par "culture" les "formes raffinées, intellectualisées de la vie, les résultats du travail interne et externe de la vie". Il distingue entre une culture subjective (la culture des individus) et une culture objective (la culture investie dans les produits de la science, de la technique et de l'art). Tandis que la culture objective augmente sans cesse, la culture subjective régresse. Ainsi, il y a plus d'esprit objectivé dans une machine que d'esprit subjectif chez un ouvrier. Cette façon de penser trouve un écho (presque inattendu) dans les débats sur l'intelligence artificielle d'aujourd'hui... Le travail du soldat est de moins en moins important dans une guerre alors que l'organisation de l'armée est devenue un "triomphe de culture objective".

Reprenant le concept d'esprit objectif de HEGEL élargi par DILTHEY à l'ensemble des produits intellectuels de la société, SIMMEL explique que, dans la langue comme dans les moeurs, dans les constitutions politiques comme dans les religions, dans la littérature comme dans la technique, est matérialisé le travail de multiples générations sous forme d'esprit devenu objectif dont on peu prendre ce qu'on veut, mais qu'aucun homme à lui seul ne pourrait épuiser. Une telle condensation du travail de l'esprit se rapport à l'esprit vivant comme la plénitude de la possibilité par rapport à la réalité limitée. Avec l'objectivation d l'esprit, la forme est trouvée qui permet la conservation et l'accumulation du travail et de la conscience : elle est la plus importante des catégories historiques de l'humanité. Elle permet au niveau historique ce qui est biologiquement impossible : la transmission de l'acquis. Par cette considération, SIMMEL se démarque bien entendu du lamarckisme pour entrer réellement dans la perspective d'un darwinisme bien compris. 

Tout le style de la vie d'une communauté dépend du rapport qui lie la culture devenue objective et la culture des sujets. C'est la division du travail qui est responsable de cette disproportion moderne entre culture objective et culture subjective.

L'activité fortement impliquée dans la division du travail se déplace d'elle-même vers la catégorie de l'objectivité, et le travailleur la considère de plus en plus comme une activité purement chosale et anonyme. Le philosophe et sociologue allemand met en évidence la séparation du travailleur de son moyen de travail : dès que sa capacité de travail potentiel s'est transformée en travail réel, elle ne lui appartient plus, mais c'est son équivalent en argent qui lui appartient, tandis qu'elle appartient à un autre, à une organisation objective du travail. le devenir-marchandise du travail n'est donc qu'un aspect du processus de différenciation qui extrait de la personnalité ses contenus spécifiques pour les lui renvoyer en tant qu'objets avec une déterminité et un mouvement autonome. Dans l'administration d'Etat - mais on pourrait en dire autant d'une administration privée collective, la division du travail prend une nouvelle forme : "Tandis que la machine devient totalité, prend sur soi une partie toujours plus grande du travail, elle s'oppose au travailleur comme une force autonome et lui s'oppose à elle non plus comme personnalité individualisée mais comme l'exécutant d'une activité prescrite et chosale". La spécialisation fait se développer le sujet et l'objet comme deux puissances indépendantes l'une de l'autre.

SIMMEL imagine l'évolution vers une situation idéale dans laquelle "tout le contenu chosal de la vie devienne encore plus chosal et plus impersonnel, afin que le reste de la vie qui ne doit pas être réifié deviennent d'autant plus personnel, un élément indiscutablement spécifique du moi."

    Alors que Soziologie se présente comme une collection d'essais liés par le seul souci e prouver la méthode d'abstraction sociologique, Philosophie de l'argent se présente comme une analyse continue de plus de 600 pages serrées dans lesquelles l'argent est analysé comme un fait social total, pour reprendre l'expression de MAUSS.

SIMMEL présente sa théorie relativiste et vitaliste de la modernité dans les termes d'une théorie pseudo hégélienne, avec beaucoup de références à KANT, de l'objectivation de la valeur et de réification des relations sociales, qui en fait une oeuvre originale. Il corrige, certains diraient fait dévier, généralise et poursuit la critique marxiste de l'aliénation, ce qui l'inscrit bien plus dans la démarche de la sociologie européenne que dans un individualisme méthodologique sous le jour duquel on a pu présenter son oeuvre (Raymond BOUDON par exemple). Il anticipe l'analyse de Max WEBER sur la rationalisation de la culture et de la société, tout en lui donnant une tournure métaphysique. 

    Ce livre a eu une grande influence sur toute une génération de penseurs allemands du début de ce siècle. On a pu écrire que SIMMEL n'aurait pu faire ce livre sans Le Capital de Karl MARX, et que sans lui, WEBER n'aurait pu écrire Economie et Société. C'est dire la filiation qu'il y a ente ces trois auteurs, qui peuvent se lire beaucoup plus comme complémentaires que contradictoires.

 Accessible tardivement au monde francophone, il permet de rétablir à sa juste place l'oeuvre de SIMMEL, assez déformée dans la sociologie française, singulièrement dans son étape la plus récente, après le déclin des approches structurelles et marxistes. 

 

Georg SIMMEL, Philosophie de l'argent, PUF, collection Quadrige, 1987, réédition de 2014, Traduction de Philosophie de Geldes, Dunker & Humblot, Berlin, 1977, 665 pages.

 

Marc SAGNOL, recension dans Revue française de sociologie, 1988, n°29/4, www.persee.fr. Frédéric VANDENBERGHE, La sociologie de Georg Simmel, La Découverte, 2001.

 

Complété le 17 mars 2018

 

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26 février 2018 1 26 /02 /février /2018 10:40

         Le livre de LE MIÈRE DE CORVEY de 1832 est sans doute - avec celui de DAVIDOFF - la contribution la plus importante de cette époque dans ce domaine.

Comme la plupart des théoriciens de la "petite guerre", il tire ses enseignements de sa propre expérience dans un type de combat qu'il a pu observer, pour ce qui le concerne, en Vendée, puis en Espagne. Contrairement à ses contemporains, l'officier sous la République et sous l'Empire perçoit dans le style de combat pratique par les Chouans une tactique de guerre à la fois novatrice, intelligente et efficace. Il est frappé par la similitude entre les modes de combats utilisés par les Vendéens et les Espagnols dont il tire des leçons qui, selon lui, devraient être prises au sérieux par toutes les armées européennes, même si les variations géographiques rendent certaines régions plus propres que d'autres à utiliser cette forme de lutte armée. Dans son analyse historique de la guérilla, il souligne le fait que le rôle des partisans est décisif une fois les troupes régulières défaites. Il met en relief deux éléments fondamentaux de cette forme de combat : la dimension psychologique et le rôle des populations civiles. Les partisans souvent harceler l'ennemi afin de saper le moral. Bien dirigée, cette stratégie inspire la terreur chez l'ennemi qui "fatiguera ses troupes, ne pourra se recruter, et sera détruit peu à peu sans avoir jamais éprouvé une grande perte à la fois". Cette guerre est une guerre d'usure qui réclame de la patience. Le partisans doit avoir trois qualités de base : "Être sobre, bien marcher et savoir tirer". Ses ennemis sont le repos et l'oisiveté. Toutefois, l'efficacité de la guérilla repose en grande partie sur le soutien des populations locales sans lesquelles les partisans sont beaucoup plus vulnérables. Ayant lui-même dû subir un harcèlement continuel en Vendée et en Espagne, LE MIÈRE DE CORVEY en arrive à la conclusion que la seule manière de combattre les partisans de façon victorieuse est d'appliquer leur propre stratégie, leçon que retiennent plus tard les officiers occidentaux chargés de coloniser l'Afrique.

     LEMIÈRE DE CORVEY (1770-1832) est bien plus connu dans le monde musical que pour cette contribution à la théorie de la guerre. Et encore ne figure-t-il pas parmi les compositeurs les plus usités. Des musiques militaire notamment comme La Grande Bataille d'Iéna (1806), et des opéra comiques comme Les Deux Crispins (1798, théâtre Molière) ou Henri et Félicie (1808), et également de la musique L'enfant aveugle (voice, piano ou harpe)

Jean-Frédéric Auguste LE MIÈRE DE CORVEY, Des Partisans et des corps irréguliers, Paris,  Asselin et Pochard, 1823. On trouvera des extraits des chapitre IV, V, VII, XI et XII de son livre dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990. Cet auteur est également le responsable de la mise en ordre et de la rédaction des Mémoires militaires de son ami le baron SÉRUZIER (1769-1825), colonel d'artillerie légère (L. Baudoin). On peut trouver la liste de ses oeuvres musicales (surtout militaires) dans www.bnf.fr.

Walter LAQUEUR, Guerrilla, a Historical and Critical Study, Boston, 1976 ; The Guerrilla Reader, New York, 1977. Sous la direction d'Hervé COUTEAU-BÉGARIE et de Charles DORÉ GRASLIN, Histoire militaire des guerres de Vendée, économica/ISC, 2010.

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. 

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21 février 2018 3 21 /02 /février /2018 10:52

      Ecrit par un Conquistadore (malchanceux), qui participe, de 1517 à 1526, à de multiples expéditions à divers endroits de l'Amérique dite latine, et à quelque 119 batailles qui culminent avec la chute de l'Empire aztèque en 1521, cette Histoire véridique, qui veut contredire diverses autres relations plus ou moins apologétiques, constitue une référence primordiale (la plus importante) aux différents auteurs qui écrivent sur cette période. Bernal DIAZ DEL CASTILLO (1496-1584) y décrit, pendant la conquête de l'Empire aztèque, la vie quotidienne des soldats ainsi que les Aztèques eux-mêmes. Sa narration est un reportage minutieux, presque anthropologique, décrivant ces populations et ces entreprises militaires. Même si la paternité de ce grand écrit est discutée (encore qu'aujourd'hui la majeure partie des auteurs ne le conteste pas), certains l'ayant attribué à CORTÈS (mais il y ferait alors preuve d'une bien grande humilité, ce qui n'est pas dans son personnage...), il demeure un témoignage de première main. Bien entendu, l'historiographie, notamment contemporaine, permet de corriger maints aspects, comme il est habituel de le faire pour tout témoignage, forcément subjectif. 

     Après avoir participé à ces expéditions, Bernal DIAZ entreprend, mécontent de certaines rumeurs et relations écrites sur la conquête de l'Amérique espagnole, vers 1553 à 1568, d'écrire ce fort long et très riche ouvrage (800 pages dans les éditions modernes). Il ne cesse de le retoucher ensuite avant de l'envoyer en Espagne en 1575. Il le retouche encore lorsqu'il s'établit richement au Guatemala

     Ce castillan embarque à 18 ans pour Panama et cuba avant de participer à deux voyages exploratoires sur les côtes du Mexique (1517-1518). I l appartient à la poignée d'Espagnols qui, avec CORTÈS, investissent le Mexique (1519) et détruisent Mexico et l'Empire aztèque (1521). Son titre de gloire réside dans la rédaction de cette Histoire véridique... Dans ce fort volume, près de la moitié est consacrée à l'investissement et l'écrasement de l'Empire Aztèque. Dans une langue rugueuse (il n'est pas lettré), et non en latin, parfois maladroite, mais superbe d'intelligence des événements, remarquable par l'organisation du récit, DIAZ donne un document exceptionnel dont on ne trouve pas l'équivalent. Se documentant sans cesse, tenant compte de plusieurs récits, qu'il inclu souvent dans son ouvrage, il donne des explications sur la conquête du Mexique, mais pas seulement, avec un souci du détail et de compréhension de l'Autre, rare également dans les divers récits documentaires et chroniques dont beaucoup sont sollicités par la Couronne. Il n'y aucune démonisation, aucun mépris de l'adversaire chez Bernai DIAZ (au contraire d'autres...). Son livre fut longtemps sous-estimé, parce qu'il n'appartient pas à la noblesse ni à ceux qui détiennent le savoir. Pourtant, il s'agit d'un chef-d'oeuvre de la littérature militaire, comparé parfois à l'Anaphase de XÉNOPHON (BLIN et CHALIAND)

    Bernal DIAZ relate également dans son livre les voyages de Francisco HERNADEZ de CORBODA de 1517 de Juan de GRIJALVA de 1518, l'expédition d'Hernando CORTÈS avant la conquête du Mexique (qu'il relate avec force détails), les tentatives de conquête du Chiapas (1523-1524), l'expédition au Honduras (1525-1526), son séjour dans ce pays (1527-1539) et également une partie de son séjour à Antigua (1540-1584). 

    Il existe plusieurs "versions" de son livre, entre le "Manuscrit de Guatemala" et le manuscrit envoyé en Espagne en 1575, le texte publié par Les éditions Remon (et perdu ensuite). A ces "versions" rédigées en Espagnol, s'ajoute les éditions en Français, au nombre de deux. L'une  et l'autre sont basées sur la première édition Remon. L'une est due au docteur JOURDANET (1877) et l'autre au poète français José-Maria de HEREDIA (1881). Toutes les deux comportent ce que l'on a appelé les "interpolations mercédaires". L'édition JOUANET se signale entre autres par l'absence de certains passages, que l'on retrouve heureusement dans d'autres langues, jugés inconvenants, censurés par le traducteur.

La toute dernière édition date de 2005 (Mexico), due à José Antonio Barbon RODRIGUE, véritable somme assortie d'une étude approfondie (1000 pages) avec les critiques historiographiques les plus avancées...

 

Capitane Bernal DIAZ DEL CASTILLO, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, traduction de D. JOURDANET, Paris, 1877, disponible à Gallica.bnf.fr. Réédition chez La Découverte en deux volumes (avec une préface de Bernard GRUNBERG), 2009. 

Herbert CERWIN, Bernal DIAZ, Historian of the Conquest, University of Oklahoma Press, 1963.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. 

 

 

 

 

 

Note interne : vraiment énervant ce traducteur automatique d'over-blog....

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1 février 2018 4 01 /02 /février /2018 16:31

      Raimond DE MONTECUCCOLI, Italien au service des Habsbourg, général des armées autrichiennes est considéré à son époque et encore aujourd'hui comme le meilleur général du XVIIe siècle. Sa principale oeuvre sert de référence à de nombreuses études ultérieures de militaire de carrière. Il y énonce nombre de principes tactiques et stratégiques, dans un texte didactique qui n'est plus le compte-rendu de campagnes militaire, lot de nombreux écrits de cette époque de la part de ses contemporains. 

     Rappelons que Raimondo MONTECUCCOLI (1609-1680) est non seulement un stratège et un général exceptionnel mais aussi un penseur militaire dont les écrits sur la guerre lui garantissent une notoriété méritée. Lu attentivement par CLAUSEWITZ, il est admiré par FRÉDÉRIC LE GRAND, SHARNHOST,  ENGELS et NAPOLÉON. 

      Ses Mémoires, qui ne sont pas de simples Mémoires, comprennent trois livres : De l'art militaire en général, De la guerre contre les Turcs en Hongrie et Relation de la campagne de 1664. Avant ses Mémoires, il rédige son Traité sur la guerre ainsi qu'un ouvrage mineur, Sur la bataille. Son oeuvre n'est publiée qu'après sa mort, et c'est surtout par son action de général qu'il possède sa notoriété. 

Son mérite est de reprendre des idées et des pratiques issues de diverses époques et de les formuler en une synthèse cohérente. Sur le terrain de la guerre, MONTECUCCOLI suit le chemin tracé par MAURICE D'ORANGE et GUSTAVE ADOLPHE. Il peut observer ce dernier lors de sa victoire magistrale à Breitenfeld (1631) pendant la guerre de Trente Ans. Alors jeune officier dans l'armée impériale, il est blessé et fait prisonnier par les Suédois. Relâché six mois plus tard, il se distingue à la bataille de Nôrdlingen. A nouveau prisonnier des Suédois en 1639, il n'est libéré que 3 ans plus tard après avoir écrit le Traité et Sur la bataille. A la fin de la guerre de Trente Ans (1648), il atteint le rang de général. 

Pendant la guerre du Nord (1656-1658), MONTECUCCOLI est à la tête d'un corps autrichien combattant aux côtés de la Pologne contre les Suédois. Employé par l'armée impériale, il est placé à la tête d'une coalition, avec les Autrichiens et les Français, pour faire face aux Turcs qu'il défait à Saint-Gotthard (1664) lors d'une bataille considérée comme son chef-d'œuvre militaire. Après cette victoire, il est nommé lieutenant générale, le plus haut rang dans l'armée impériale. Entre 1672 et 1678, il mène campagne contre les Français dirigés par TURENNE. Durant la campagne de 1673, il entraîne ses troupes dans une guerre de mouvement à l'aide de ruses et de feintes et après s'être emparé des convoi de ravitaillement ennemis, il rejoint les troupes hollandaise et pousse les Français hors de Hollande. Deux ans plus tard, TURENNE se montre supérieur au stratège!re italien avant d'être tué à Casbah. Bien que les exploits de MONTECUCCOLI sur les champs de bataille européens aient inspiré l'admiration et le respect de ses pairs, son influence réside avant tout dans sa réflexion sur la guerre.

MONTECUCCOLI est un grand admirateur du philosophe humaniste Juste LIPSE dont il reproduit la méthode de raisonnement inductive pour son analyse des conflits militaires, et dont il reprend également l'interprétation de la guerre comme phénomène essentiellement politique. De même que son maître à penser, il se tourne vers les grandes auteurs classiques pour y puise les fondements de sa connaissance. Il lit les grands historiens grecs et romains ainsi que les manuels de stratégie de l'Antiquité mais s'intéresse relativement peu à l'art de la guerre médiévale. C'est que sa mentalité est toute imprégnée du mythe du Saint Empire Romain Germanique, qui se veut le continuateur des acquis à la fois de l'Antiquité romaine et le fer de lance de la foi Catholique. Bien qu'il soit par ailleurs fasciné par les sciences occultes et l'astrologie, comme l'était d'ailleurs ses modèles grecs et romains antiques (n'oublions par le rôle des oracles dans toute la vie civile et militaire), son approche de la guerre et des relations internationales se veut réaliste et pragmatique, dans la grande tradition italienne de MACHIAVEL et GUICHARDIN. Fervent catholique, encore une fois, MONTECUCCOLI est aussi dans la lignée de SAINT AUGUSTIN et des théoriciens de la guerre juste. Il n'aime pas la guerre mains considère que celle-ci est inévitable. Ses combats contre les Turcs sont aussi une sorte de continuation de l'esprit des Croisades. Il veut minimiser l'aspect destructeur de la guerre sur les populations civiles, mais, notamment au nom de Dieu, il encourage l'anéantissement des forces ennemis et la poursuite implacable de l'adversaire vaincu.

MONTECUCCOLI, notamment dans ses Mémoires, veut intégrer les diverses branches du savoir de façon systématique dans le but de développer une théorie de la guerre à vocation universelle. Cette vision de la guerre le mène au-delà des considérations purement stratégiques et tactiques auxquelles se limitent la plupart des traités militaires de son époque. Il réfléchit sur les facteurs moraux, politiques, psychologiques et économiques qui déterminent la nature de la guerre. Il accorde une importance toute particulière à la préparation de la guerre autant qu'à la négociation de la paix, car il sait bien qu'une victoire militaire ne signifie pas grand chose si elle n'est pas exploitée sur le plan diplomatique. Il combine cette approche théorique avec sa propre expérience et notamment avec son goût pour la guerre de mouvement. Ses ouvrages se veulent complets : il y traite de tous les aspects de la guerre : les alliances politiques et la préparation logistique, les méthodes de recrutement, les fortifications, la conduite de la guerre et la négociation de la paix. Il établit, bien avant JOMINI, un typologie des guerres : internes ou externes, défensives ou offensives, justes ou injustes. Il est aussi le premier à faire la distinction entre une stratégie d'anéantissement et une stratégie d'usure, choix qui doit être dicté par les circonstances. En ce qui concerne la composition des armées, il préconise l'emploi piques plutôt que de baïonnettes (héritage antique...), et veut renforcer les troupes de cavalerie afin qu'elles atteignent un nombre égal à 50% de celui des troupes d'infanterie. Il ne néglige pas l'exploitation de l'effet de surprise et encourage mobilité, rapidité et concentration. Bien que son approche ait des prétentions scientifiques, il est conscient que la guerre demeure non une science mais un art où la part de hasard et d'imprévu est toujours présente. Son grand mérite réside dans la manière dont il intègre la problématique de la guerre dans son contexte social, politique et économique. En cela il est sans doute le dernier des généraux à contribuer réellement à une stratégie d'Empire, même si à son époque le Saint Empire Romain Germanique ressemble bien plus à un conglomérat de principautés qu'à un véritable Empire centralisé comme l'avait été le Bas Empire Romain. Ce mérite est d'autant plus remarquable qu'il sait prévoir les changements considérables qui interviennent au cours de sa vie, comme la centralisation de l'Etat et les conséquences qu'aura cette transformation sur l'avenir de la guerre. Si les théories de la guerre totale qui émergent au XIXe siècle mettent un terme à l'influence qu'il a exercée jusque-là sur la stratégie européenne, MONTECUCCOLI reste l'un des plus grands théoriciens de la guerre telle qu'elle est pratiquée aux XVIIe et XVIIIe siècles. (BLIN et CHALIAND)

     

      La modernité de la pensée de MONTECUCCOLI frappe même les lecteurs du XXIe siècle. S'il faut lire un seul ouvrage du XVIIe siècle européen sur la guerre, choisissez ses Mémoires. Mieux que d'autres, il sait se servir de son expérience militaire acquise avec les ordres des plus grands généraux de l'armée impériale de la guerre de Trente Ans (COLLADO, TILLY, SPINOLA, WALLENSTEIN, GALLAS) pour interpréter les écrits des Anciens, et de plus il en a le temps, puisque souvent prisonnier (des Suédois), d'ennemis qui réservent toujours des geôles dorées aux hommes de son rang, pourvues de bibliothèques bien fournies. 

Le titre de "Mémoires" peut facilement conduire le lecteur sur une mauvaise piste, car il ne s'agit aucunement ici d'un ouvrage autobiographique. Il s'agit d'une utilisation reprise d'une première publication italienne du manuscrit connu sous le titre Aforismi. Les Mémoires sont publiées la première fois à Cologne en 1704 par les soins de Heinrich von HUYSSEN, ancien précepteur et conseiller de guerre du tsar Pierre le Grand. Lequel était intéressé par tout ce qui peut aider sa politique anti-ottomane. La première édition française date de 1712 à Paris (Mémoires de Montecuculi). L'édition française, portée par la marée haute de la francophonie du siècle des Lumières dans la littérature en général, devient vite un ouvrage de référence et un vademecum des officiers de presque toutes les armées. Depuis, plusieurs éditions ont vu le jour, avec des introductions diverses. (Ferenc TÖTH, professeur à l'Université de la Hongrie occidentale).

     

       Des extraits de ces Mémoires sont publiés par l'Anthologie mondiale de la stratégie. Dans la partie intitulée Considérations militaires, l'auteur écrit :

De la disposition par rapport aux forces.

  Il faut mesurer ses forces et les comparer à celles de l'ennemi, comme un juge désintéressé compare les raisons des parties dans une affaire civile. Si la meilleure partie de vos forces consiste en cavalerie, il faut chercher les plaines larges et découvertes ; si vous comptez plus sur votre infanterie, il faut chercher les montagnes et les lieux étroits et embarrassés. L'infanterie est bonne pour les sièges, la cavalerie pour les batailles.

Si votre armée est forte et aguerrie, et celle de l'ennemi faible, de nouvelle levée, ou amollie par l'oisiveté, il faut chercher des batailles, comme le firent Alexandre et César avec leurs armées de troupes vieilles et victorieuses ; si l'ennemi a l'avantage en cela, il faut les éviter, se camper avantageusement, se fortifier dans des passages, se contenter d'empêcher ses progrès et imiter Fabius Maximus, dont les campements contre Annibal sont les plus célèbres de l'Antiquité (...). Qu'on considère, dis-je, la conduite de ce dictateur, et on trouvera qu'il faut dans ces occasions : changer la forme de la guerre, temporiser, donner de l'intervalle après une disgrâce arrivée, ne pas risquer le salut de la république, parce que le moindre échec dans une armée faible est considérable (...).

Se camper en face de l'ennemi, le côtoyer en marche par des hauteurs et par des lieux avantageux ; se saisir des châteaux de passage autour de son camp, et des lieux par où il doit marcher ; se tenir dans les lignes, et ne se laisser pas engager à combattre avec désavantage. C'est toujours beaucoup que de l'empêcher e rien faire, de lui faire perdre le temps, de le tromper, de rompre ses desseins, d'arrêter ou d'en retarder le progrès et l'exécution. Garnir les places ; rompre les ponts, abandonner les lieux sans défense, en retirer les troupes et les mettre en sûreté, ravager le pays où l'ennemi doit passer en brûlant et gâtant les vivres.

Avoir derrière soi des provisions assurées ; conduire l'ennemi dans des lieux où il n'en trouve point ; inquiéter ses fourrageurs par des partis continuels ; l'empêcher de faire des courses ; observer ses marches ; le côtoyer ; lui dresser des embuscades. En agissant de cette manière, on peut vaincre l'ennemi sans se remuer. Vous êtes dans votre pays ; vous avez tous les secours nécessaires. L'armée que vous avez en tête n'a rien de tout cela : elle est en pays ennemi, éloignée du sien, sans places, sans magasins, sans lieu où elle puisse prendre pied, sans moyen de continuer la guerre ; elle voit continuellement diminuer son monde, ses forces, son courage ; en sorte que, comme j'ai dit, on peut la ruiner sans se remuer. 

Si l'on est fort inférieur à l'ennemi, tant pour le nombre que pour la qualité des troupes, en sorte qu'on ne puisse pas camper contre lui, il faut abandonner la campagne et se retirer dans les places fortes, comme firent ceux de Byzance contre Philippe, et Annibal contre Scipion, afin que l'ennemi, courant la campagne, soit harcelé et affaibli par les garnisons des places voisines, sans qu'il puisse rien faire de considérable, ou qu'il s'ennuie d'assiéger et qu'il y renonce, ou bien qu'il fasse plusieurs sièges l'un après l'autre, et qu'il y consume son temps et des forces. (...)

De la guerre offensive

   Pour attaquer un pays par une guerre offensive, il faut observer les maximes suivantes :

- Être maître de la campagne, et être plus fort que l'ennemi, ou par le nombre, ou par la qualité des troupes. César disait que deux choses servent à conquérir, conserver et agrandir les États : les soldats et l'argent, c'est ce que fait aujourd'hui la France ; avec son argent, elle achète des placer, avec ses armes, elle en force d'autres.

- Veiller aux conjonctures par exemple, qu'il y ait une guerre intestine et des factions dans le pays qu'on veut attaquer, et qu'on soit appelé par l'un des partis.

- Donner des batailles, jeter la terreur dans le pays, publier ses forces plus grandes qu'elles ne sont, partager son armée en autant de corps qu'on peut le faire sans risque, afin d'entreprendre plusieurs choses à la fois.

- Traiter bien ceux qui se rendent, maltraiter ceux qui résistent.

- Assurer ses derrières, laisser les choses tranquilles et bien affermies dans son propre pays et sur ses frontières.

- S'établir et s'affermir dans quelque poste, qui soit comme un centre fixe, et capable de soutenir tous les mouvements qu'on fait ensuite ; se rendre maître des grandes rivières et des passages ; former bien sa ligne de communications et de correspondance.

- Chasser l'ennemi de ses forts en les prenant, et de la campagne en le combattant. S'imaginer de faire de grandes conquêtes sans combattre, c'est un projet chimérique.

- Lui couper les vivres, enlever ses magasins, ou pr surprise, ou par force ; lui faire tête de près et le resserrer, se mettre entre lui et les places de communication, mettre garnison dans les lieux d'alentour, l'entourer avec des fortifications, le détruire peu à peu en battant ses partis, ses fourrageurs, ses convois, bruler son camp et ses munitions, et y jeter des fumées empestées ruiner les campagnes autour des villes, abattre ses moulins, corrompre ses eaux, mettre parmi ses troupes des maladies contagieuses, semer des divisions entre ses gens.

- S'emparer de l'État : En y bâtissant des forteresses et des citadelles nouvelles, et en mettant de bonnes garnisons dans les anciennes. En gagnant les coeurs des habitants. En y mettant des garnisons et des colonies. En y faisant des alliances, des ligues, des factions. En l'incommodant par des courses continuelles, des menaces, des incendies, et l'obligeant par là à contribuer à payer tribut et à se soumettre. En y établissant sa demeure. En protégeant les voisins faibles et abaissant les puissants ; en ne souffrant pas que des étrangers puissants viennent s'y établir. En emmenant avec soi les principaux comme otages, sous prétexte de leur faire honneur. En leur ôtant la volonté et le pouvoir de remuer. 

De la guerre défensive

   Maximes à observer pour la défense :

- Avoir une ou plusieurs forteresses bien situées,pour arrêter l'agresseur jusqu'à ce qu'on ait assemblé ses forces, ou qu'on ait reçu du secours de quelque autre puissance jalouse de celle qui attaque.

- Appuyer et encourager les places avec un camp volant, qui soit aussi de son côté appuyé et encouragé par les place.

- Pour empêcher les séditions et les divisions intestines, entretenir la guerre au-dehors, où les humeurs mauvaises et inquiètes vont s'évaporer et se résoudre.

Quand on est sans armée ou qu'elle est faible ou qu'on n'a que de la cavalerie, il faut :

- Sauver tout ce qu'on peut dans les places fortes, ruiner le reste, et particulièrement les lieux où l'ennemi pourrait se poster.

- S'étendre avec des retranchements, quand on s'aperçoit que l'ennemi veut vous enfermer : changer de poste ; ne demeurer pas dans des lieux où on puisse être enveloppé, sans pouvoir ni combattre ni se retirer, et pour cela avoir un pied en terre et l'autre en mer, ou sur quelque grande rivière.

- Empêcher les desseins de son ennemi, en jetant de main en mai du secours dans les place dont il s'approche, distribuant la cavalerie dans des lieux séparés pour l'incommoder sans cesse, se saisir des passages, rompre les ponts et les moulins, faire enfler les eaux, couper les forêts et s'en faire des barricades.

 

Cet extrait est tiré de Raimond de MONTECUCCOLI, Mémoires militaires, in Liskenne et Sauvan, Bbilothèque historique et militaire, tome V, Paris, 1844, dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, Bouquins, 1990. 

Toth FERENC, Les Mémoires de Raimondo Montecuccoli, dans Cahiers Saint Simon, n°40, 2012, www.perse.fr. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

 

 

 

 

 

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21 janvier 2018 7 21 /01 /janvier /2018 08:19

      L'essai de John RUSKIN (1819-1900), paru pour la première fois en décembre 1860 dans le mensuel Cornhill Magazine sous forme d'articles, très violemment critiqué surtout de la part de ceux qui s'étaient plutôt habitués à ses écrits sur l'art et à toutes les mondanités qu'il y a autour, traite de l'économie. Pour faire face à l'interruption de la publication au bout de quatre mois par l'éditeur, il publie les quatre essais en livre en mai 1862. Son livre, redécouvert aujourd'hui, le fait considérer comme le précurseur de l'économie sociale.

John RUSKIN est surtout connu pour être écrivain, poète, peintre et critique d'art britannique. Notamment pour Moderns Painters (1843-1860, en 5 tomes), The Seven Lamps of Architecture (1849), The Stones of Venice (1851, 1880, en 3 volumes), et aussi pour political Economy of Art (1857) et Pre-Raphaelitism. Il s'implique dans les années 1850 dans diverses initiatives pédagogiques, voire d'éducation populaire (Working Men's College...)

     En français Il n'y a de richesse que la vie, l'auteur veut définir la richesse et démontrer que certaines conditions morales sont essentielles pour l'obtenir. il ne propose pas de nouvelle théorie économique ou de politiques particulières. C'est avant tout une critique des croyances et des idées populaires sur l'économie. Les économiste avaient défini un "homme économique" qui agit "invariablement pour obtenir la plus grande quantité de nécessités, de facilités ou de luxe, avec la plus petite quantité de travail et d'effort physique nécessaires dans l'état de connaissances existant", pour reprendre John Stuart MILL (On the définition of Political Economy ; and the Methofdof Investigation Proper to It, de 1836). L'homme ne serait motivé que par le désir d'un gain matériel. Il s'agit d'orienter les recherches scientifiques dans ce sens. Pour John RUSKIN, c'est précisément cela que la science ne doit pas faire. Si un tel individu n'existe pas, ce que d'ailleurs les économistes visés admettent dans leur démonstration en fin de compte (mais ils estiment cette hypothèse nécessaire). Comment ce modèle pourrait-il être utilisé pour comprendre les actions humaines dans la réalité? Plus que tout, dans le cas de la nature humaine, comment est-il possible de séparer la compréhension d'une action de son jugement moral? En stigmatisant l'amoralisme qui guide l'ensemble d'une classe capitaliste hégémonique, John RUSKIN s'attire les foudres de tout ce qui compte dans la société matérialiste et libérale de son pays. 

Quatre essais

        Unto This Last a pour origine la parabole du vigneron (Matthieu 20-.1-16). Il n'est pas étonnant que John RUSKIN prenne pour "point de départ" de son exposition dans un pays imprégné de culture chrétienne et où la Bible constitue de très loin encore le livre le plus lu et le plus utilisé.

         Car, pour lui, le Royaume des Cieux est semblable à un maître de maison qui sortit dès le matin, afin de louer des ouvriers pour la vigne. Il convint avec eux d'un denier par jour, et les envoya à sa vigne. Il sortit vers la troisième heure, et il vit d'autres qui étaient sur la place sans rien faire. Il leur dit : "Allez aussi à ma vigne, et je vous donnerai ce qui sera raisonnable". Et ils s'en allèrent. Il sortit de nouveau vers la sixième et la neuvième heure, et fit de même. Etant sortit vers la onzième heure, il en trouva d'autres qui étaient sur la place, et leur dit : "Pourquoi vous tenez-vous toute la journée sans rien faire?" Ils répondirent : "Personne ne nous a loués". Allez aussi à ma vigne, leur dit-il. 

Quand le soir fut venu, le maître de la vigne dit à son intendant : "Appelle les ouvriers, et paie-les le salaire, en allant des derniers aux premiers". Ceux de la onzième vinrent, et reçurent aussi chacun un denier. Les premiers vinrent ensuite, croyant recevoir davantage ; mais ils reçurent aussi chacun un denier. En le recevant, ils murmurèrent contre le maître de la maison, et dirent : "Ces derniers n'ont travaillé qu'une heure, et tu les traites à l'égal de nous, qui avons supporté la fatigue et la chaleur du jour". Il répondit à l'un d'eux : "Mon ami, je ne te fais pas tort. n'as-tu pas convenu avec moi d'un denier? Prends ce qui te revient et va-t-en. je veux donner à ce dernier autant qu'à toi. Ne m'est-il pas permis de faire de mon bien ce que je veux? Ou vois-tu d'un mauvais oeil que je sois bon? Ainsi les derniers seront les premiers, et les premiers seront les derniers."

Si la lecture de la Bible était aussi répandu aujourd'hui que dans son Angleterre, nous ne  reproduirions pas ce passage dans son intégralité. John RUSKIN pense tenir là la signification économique de l'enseignement du Christ.

L'appréciation de ce passage n'est jamais directement déclarée, mais une lecture attentive du livre suggère deux idées directrices :

- la relation économique entre un employeur et son employé ne doit pas être vue comme une question de profit et d'avantage, mais de justice

- le taux de salaire doit être fixe pour un travail donné, quel qu'en soit la qualité, ce qui est aujourd'hui communément admis, mais à son époque, c'était loin d'être le cas, et les tenants d'un libéralisme sauvage verrait bien d'un bon oeil la mise en cause de ce principe. 

      Le premier essai commence avec une attaque de la notion d'homme économique. Dans la plupart des affaires humaines, il est normal de regarder le gain personnel comme secondaire dans le service désintéressé de son prochain. La même chose doit s'appliquer à l'industrie et au commerce : le travail du fabricant et du vendeur doit être de pourvoir la communauté en biens et services utiles.

      Le second essai anticipe la charge de sentimentalisme. A l'aide de fables simples, il montre que l'honneur dans les affaires commerciales est non seulement désirable, mais essentiel pour une prospérité véritable. Les économistes ne comprennent pas cet argument car ils isolent l'individu et la société. le modèle proposé pour l'Etat est la cellule familiale où la survie et la prospérité sont profondément interdépendante. Ce qui conduit naturellement à la considération de la juste récompense du travail dans le troisième essai. Le concept de justice abstraite existe derrière toutes les transactions humaines. ce concept est inné, et quand il est violé, celui qui en souffre se sent lui-même la victime d'un crime. Un salaire injuste est donc une forme de vol. 

     Dans le dernier essai sont esquissés quelques-unes des critiques écologiques aux cités modernes. Il définit ce qu'est un objet utile, ce que n'avaient pas fait les économistes du XIXe siècle. Puit vient la définition d'une véritable richesse, à savoir, qu'elle ne se trouve pas dans la possession de biens matériels, dans la propriété, mais dans le coeur d'individus "nobles et généraux".

      

     Unto This Last a une importance capitale sur la pensée de Mahatma GANDHI, qui le découvre en mars 1904 en Afrique du Sud grâce à un ami rencontré dans un restaurant végétarien, Henry POLAK, rédacteur en chef du journal The Critic à Johannesburg. Dans cet ouvrage, il trouve une grande partie de ses idées sociales et économiques. GANDHI va jusqu'à le paraphraser, dans un texte plus court, avec un vocabulaire fortement simplifié (voir wikisource). 

La démoralisation de l'économie que dénonce RUSKI trouve un fort écho actuel. Et son ouvrage est un ouvrage fondamental dans l'évolution des idées et des pratiques alternatives dans la société moderne. 

Il n'a été publié en France qu'en 1902 et semble ensuite avoir eu une diffusion confidentielle. L'ensemble de l'oeuvre de Ruskin, est redécouverte aujourd'hui, surtout sous l'angle de sa discipline principale, de l'histoire de l'art. Relire Ruskin, ouvrage collectif publié en 2003, publié dans la Collection "Principes et théories de l'histoire" (Musée du louvre et École nationale supérieure des beaux-arts), apporte des éclairages sur la reproductibilité et la reproduction des oeuvres artistiques, notamment à travers le design industriel. Cet ouvrage rappelle la dimension sociale et politique de l'oeuvre de John RUSKIN; qui inspire après lui  le programme réformiste des travaillistes du début du XXe siècle. A noter que l'expression la plus complète des vues de RUSKIN sur la vie future est contenue dans les vingt-cinq lettres à un ouvrier réunies dans Time and Tide, le plus célèbre de ses essais étant Sésame and Lilies, publié à Londres en 1865 (Sésame et les lys, Complexe, Bruxelles, 1983). 

Malgré qu'elle soit aujourd'hui oubliée, l'oeuvre économique de John RUSKIN, qui entretenait une correspondance régulière avec David-Henri THOREAU, était bien connue de ses contemporains (il fut rejeté d'ailleurs, pratiquement ostracisé par ses proches...), et surtout des milieux travaillistes de la première heure. 

John RUSKIN, Il n'y a de richesse que la vie, traduction de Pierre THIESSET et de Quentin THOMASSET, Vierzon, Le Pas de Côté, 2012 (www.lepasdecote.fr).

Yann FORGET, Les Ouviers de la dernière heure, Commentaires sur Unto This Last de M.K Gandhi, Mémoire de Maitrise de philosophie, 1993, dans wikisource. 

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2 décembre 2017 6 02 /12 /décembre /2017 09:42

   L'ouvrage méconnu aujourd'hui de Roger CAILLOIS (1913-1978), publié en 1954, est un essai qui oscille entre anthropologie et histoire qui replace une notion à la fois mythique et repoussoir dans le cadre industriel des sociétés modernes. C'est un livre encore hélas d'actualité malgré tous les changements des dernières années. Réédité récemment, Bellone fait référence à la figure mythologique aux origines incertaines mais probablement sabine, déesse de la guerre, identifiée avec la déesse grecque Ényo, honorée notamment dans la Roma antique, aux côtés du dieu Mars. 

    Roger CAILLOIS est un écrivain, sociologue et critique littéraire français, longtemps proche des surréalistes comme André BRETON, et qui, après sa rupture avec eux, se rapproche d'ARAGON (revue Inquisitions) et de Gaston BACHELARD. il est surtout connu à l'époque pour ses textes de littérature (fantastique entre autres). Il s'interroge, entre autres choses, sur la sympathie qui paraît régner entre les formes complexes du monde minéral et les figures de l'imaginaire humain. Sur le plan des recherches sociologiques, il s'est d'abord fait connaitre par un essai d'anthropologie et de sociologie intitulé L'homme et le sacré dans lequel il développe une théorie de la fête. En disciple de Marcel MAUSS, il contribue à la fondation du Collège de Sociologie avec Leiris et Georges BATAILLE. Dans son ouvrage suivant Le Mythe et l'homme paru chez Gallimard en 1938, CAILLOIS poursuit son analyse du mythe de la fête de façon plus systématique. Dans ce dernier livre, il propose une analyse du système rationnel du mythe et de sa signification. Dans un de ses derniers ouvrages sociologiques, Les jeux et les hommes, il tente de construire une épistémologie visant à saisir la structure rationnelle des rêves et de l'imaginaire en général.

 

   Roger CAILLOIS n'est pas reconnu pour sa pensée stratégique. Si ses lecteurs habituels, et les spécialistes de son oeuvre, ont trop souvent occulté ses textes sur la guerre, les historiens militaires et les stratégistes connaissent mal la pensée de ce touche-à-tout de grande érudition. Pourtant, au travers de son ouvrage remarquable, Bellone, ou la pente de la guerre, et de ses essais sur la guerre et le sacré (L'Homme et le Sacré), il a produit des textes (écrits dans les années 1950-1960) parmi les plus percutants et les plus originaux sur le sujet.

Il entrevit la guerre de manière évolutive, avec quelques périodes de ruptures profondes : de la guerre limitée pratiquée par une caste guerrière, celle-ci se métamorphose avec l'apparition de l'Etat moderne, dont elle devient le fondement. Surtout, celle-ci remplit une fonction analogue dans la société moderne à celle que la fête occupe ou occupait dans les sociétés primitives : "La guerre possède à un degré éminent le caractère essentiel du sacré : elle parait interdire qu'on la considère avec objectivité. Elle paralyse l'esprit d'examen. Elle est redoutable et impressionnante. On la maudit, on l'exalte." Mais, poursuit-il, "Pour qu'elle déclenche les réflexes du sacré, il faut qu'elle constitue un risque total pour une population tout entière. Il faut que chacun soit acteur ou victime d'une tragédie généralisée, ou une nation engage l'ensemble de ses ressources pour une épreuve décisive." Perçue alors comme d'essence divine, la guerre produit, toujours selon lui, ses propres prophètes : Proudhon, Ruskin, Dostoëvski. "Oui! dira ce dernier, le sang versé est une grande chose! La guerre, à notre époque, est nécessaire, sans elle le monde s'effondrerait".

Le parallèle que perçoit CAILLOIS entre guerre et fête offre une grille de lecture nouvelle de la problématique de la guerre, et notamment de la guerre totale. Peu exploitée, cette interprétation illumine pourtant certains des aspects les plus complexes du phénomène guerre et elle s'avère particulièrement utile pour appréhender les nouveaux conflits du XXIe siècle. Gageons que Roger CAILLOIS obtiendra dans les prochaines décennies la place qui lui revient parmi les grands penseurs de la guerre. (BLIN et CHALIAND). 

 

    Bien que non spécialiste de la question de la guerre, l'auteur de L'Homme et le Sacré a été encouragé par ses proches à livrer en deux fois son analyse de la question. L'essai se compose ainsi de deux parties : un retour historique sur l'histoire de la guerre, qui commence dans la Chine impériale mais qui passe bien vite à nos guerres de Seigneurs avant de lier la naissance de l'Etat moderne à la guerre et la démocratie à la conscription pour tous. Une lecture classique donc, mais bien référencée et extrêmement bien écrite. C'est la deuxième moitié qui est la plus originale. Roger CAILLOIS explique pourquoi une violence que tous considère comme un mal absolu est en fait également une expérience-limite qui se situe au coeur d'une nature humaine trop corsetée par une civilisation désenchanteresse. Il y a du sacré dans le bas-ventre de la guerre, qui explique peut-être en large part sa capacité à perdurer dans un système aussi internationalisé que le notre. Ce qui ne veut pas dire que la manière de la faire n'a pas évolué. Bien sûr, depuis 1954, certaines choses datent dans cet ouvrage : l'arme atomique n'est que brièvement évoquées dans la conclusion, le totalitarisme évalué un peu rapidement et le terrorisme est absent. C'est un livre qui ne permet pas de prendre en compte les questions de l'ingérence de la même manière qu'un Michael WALTZER a du le traiter dans son classique "Guerres justes et injustes", cinquante ans après. Mais la part accrue de la souffrance de la population civile est bien prise en compte, quant au large score sur le développement historique, il décrit des phénomènes qu'on ne détaillerait pas autrement aujourd'hui. Enfin, bien que sommaire, la vision anthropologique sur la part nécessaire de violence brute que la guerre vient assouvir en l'homme est convaincante pour beaucoup et délicieusement bien écrite. (Yaël HIRSCH, dans culture.com)

A noter que le texte de CAILLOIS est augmenté d'un éloge de la guerre pour le moins surprenant de PROUDHON et d'importantes pages de JÜNGER sur le sujet. L'ouvrage a été traduit en plusieurs langues et constitue une base, un début (il y en a d'autres...) de réflexion tout à fait pertinente pour les conflits actuels. 

    Devant la guerre, BATAILLE s'exprime sur les idées de CAILLOIS d'une manière que nous sommes prêt d'approuver. La guerre est allée à ses yeux, au bout du possible. Sans céder au pathétique, il écrit en 1951, à l'occasion d'une recension du livre de ce dernier, L'Homme et le sacré. Réédition que CAILLOIS fait suivre d'un appendice qui présente la guerre dans les sociétés modernes comme le pendant du paroxysme des fêtes. Au lieu de souscrire à cette conception dont il est pour une large part l'origine, BATAILLE déclare cette interprétation "choquante". Sans se désolidariser clairement de CAILLOIS, on le devine moins fasciné que lui par la guerre, plus porté à la lucidité qu'appelle "le tragique de l'homme actuel". Et c'est sur le spectre d'un "anéantissement total", celui dont Hiroshima a livré la "monstrueuse recette", qu'il achève le compte rendu du livre de CAILLOIS. Les guerres du XXe siècle excèdent par trop la part accordée aux fêtes sanglantes par les sociétés archaïques. BATAILLE n'est plus sensible à l'apocalypse. La guerre a rendu manifeste l'inhumain et ce ne saurait en tout cas, être pour lui prétexte à la littérature engagée. L'impossible s'offre dans la banalité et de cela, qui pourrait jamais se remettre? Qui pourrait aller contre? (Jean-Michel BESNIER).

     Il est vrai qu'une certaine forme de festivité sanglante qui apparait dans certains aspects de la guerre peut rendre attrayants cette analyse, et d'ailleurs, elle ne peut que complaire à bon nombre de praticiens de la guerre. Toutefois, avec l'Etat moderne et avec la guerre totale, nous sommes passé à un autre paradigme, à une autre signification de la guerre, froide et complètement rationnelle, qui fait fi d'un quelconque aspect festif des peuples qui s'y trouvent enrôlés, même si au niveau du recrutement et de l'adhésion à la guerre, cela peut être utile et reste très instrumentalisé. On atteint aujourd'hui la limite de validité d'une certaine forme d'analyse qui pourtant opère encore sur les esprits un certain intérêt. Roger CAILLOIS, néanmoins, continue d'attirer notre attention sur un aspect (celui de l'expérience définitive, du va-tout...) encore bien présent dans les esprits de stratèges et de stratégistes...

 

Roger CAILLOIS, Bellone ou la Pente de la guerre, Flammarion, Champs, essais, 2012, 285 pages.

Annamaria LASERA, Caillois, Fragments, fractures, réfractions d'une oeuvre, Padoue, 2002.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Jean-Michel BESNIER, Georges Bataille : de la révolte au désespoir, dans La guerre et les philosophes, de la fin des années 20 aux années 50, Textes réunis et présentés par Philippe SOULEZ, Presses Universitaires de Vincennes, 1992.

 

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30 novembre 2017 4 30 /11 /novembre /2017 13:16

    Cet gros ouvrage paru en 1886 destiné à servir de manuel de référence aux médecins légistes et aux magistrats, rédigé en partie en latin et dans un langage universitaire (allemand) afin de décourager les profanes, constitue un état du savoir fin-de-siècle sur la sexualité. Il peut être considéré comme une étude proto-sexologique dans laquelle puise par la suite largement, jusqu'à la terminologie, même si le contenu diffère grandement, le fondateur de la psychanalyse, Sigmund FREUD et tous ses disciples. Ouvrage très connu, très au-delà de son lectorat cible, et notamment dans quasiment tous les cercles mondains d'Autriche-Hongrie et même dans d'autres pays, il est l'une des premières monographies de la sexualité qui l'envisage dans ses aspect les plus divers : physiologie, biologie, psychologie, ethnologie, psychiatrie, etc. Dans le même registre, car c'est une époque où l'on discute beaucoup de sexualité dans le corps médical et chez leurs patients (ce qui fait beaucoup de monde...), on peut citer les oeuvres de MOLL et de Havelock ELLIS (Havelock ELLIS, Studies in the Psychologie of Sex, Watford, Londres, University Press, 1897).

     Psychiatre, KRAFFT-EBING (1840-1902) est professeur successivement à Strasbourg, à Graz et enfin à Vienne, où il remplace MEYNERT en 1889. Quoique peu favorable aux premiers travaux de FREUD sur les névroses ("Ça ressemble à un conte de fées scientifique", déclare t-il après la conférence de ce dernier sur "l'étiologie des névroses du 2 mai 1869), il cherche, néanmoins, à favoriser sa carrière universitaire en briguant pour lui, en 1897, avec NOTHNAGEL et HOCHWART, le grade de professeur adjoint (mais en vain à cause de l'antisémitisme ambiant). Son enseignement psychiatrique reste très classique. Il attache beaucoup d'importance aux facteurs héréditaires dans l'étiologie des maladies mentales, suivant en cela les idées de MOREL et de MAGNAN, son contemporain parisien. Mais c'est surtout dans le domaine des troubles sexuels qu'il apporte une contribution clinique originale avec son livre Psychopathia sexualis, où il étudie en particulier, les incidences médico-légales de la perversion et les nombreux problèmes posés aux tribunaux par les pervers sexuels. Mais cette étude reste purement descriptive et n'aborde que superficiellement le problème de la psychogenèse des troubles de la sexualité ; elle montre néanmoins combien le milieu médical et culturel de Vienne, où vit l'inventeur de la psychanalyse, est alors particulièrement réceptif aux études portant sur la sexualité (Jacques POSTEL). 

KRAFFT-EBING a rédigé un certain nombre d'autres ouvrages dont certains sont traduits en français : Sadisme de l'homme, sadisme de la femme, Petite Bibliothèque Payot, 2011 et Les Formes du masochisme. Psychopathologie de la vie sexuelle, Petite Bibliothèque Payot, 2010. 

       Loin de constituer une préhistoire de la sexologie, cet ouvrage assure déjà tout de même certains fondements conceptuels.

Dès la première édition, KRAFFT-EBING classe les pathologies sexuelles - il les considère comme des dégénérescence d'une sexualité "ordinaire", "normale", étant donné que cette dernière constitue surtout un idéal-type qu'autre chose, appartenant à une moralité ambiante aux contours indécis car plus ou moins appliquée dans les faits - en quatre catégories :

- paradoxie (libido-intempestive chez le jeune enfant ou la personne âgée) ;

- anesthésie (absence de libido) ;

- hyperesthésie (libido exaspérée) ;

- paresthésie (libido dévoyées. Appelée aussi "perversion de l'instinct sexuel". Dans cette catégorie sont décrits (et très amplement), l'homosexualité, le fétichisme, le sadisme et le masochisme. 

Ces quatre pathologie sont en outre classées dans la section névroses cérébrales, distinguées des névroses périphériques (pathologies relatives à la sensibilité des organes sexuels) et des névroses spinales (pathologies des centres d'érection et d'éjaculation, situées dans la moelle épinière). Elles sont des désordres fonctionnels du "sens sexuel", situé selon la plupart des auteurs de cette fin de siècle, dont lui-même, à la périphérie du cerveau. La définition de la perversion sexuelle (paresthésie) est précisée comme étant un état morbide des sphères de représentation sexuelle avec manifestation de sentiments faisant que les représentations, qui d'habitude doivent provoquer physico-psychologiquement des sensations désagréables, sont au contraire accompagnées de sensations de plaisir. Cette définition est élargie si l'on considère que les représentations perverses peuvent aussi, au lieu de provoquer ce qu'on imagine être le dégoût ou l'horreur, ne rien provoquer du tout. La perversion sexuelle peut revêtir de multiples formes.

     

      Malgré la lecture ludique que l'on peut en faire aujourd'hui comme hier (ou plutôt que l'on essaie d'en faire, la curiosité amenant cette lecture), lecture dont le plaisir oblige tout de même à rester concentré!, notamment dans ses parties descriptives, et l'aspect monumental de l'ouvrage, ressemblant à un assemblage de parties écrites très séparément, Psychopathie sexualis est réellement une oeuvre de raison.

Il est bien une forme de rationalisation du disparate sexuel malgré les emprunts divers à des expressions introduites par des auteurs avant tout soucieux d'érotisme (Donatien Alphonse François de SADE, Leopold von SACHER-MASOCH). Cet ouvrage se distingue par ses nombreuses éditions et publications, car son auteur ne cesse de l'enrichir à chaque nouvelle impression. D'ailleurs des auteurs comme Amine AZAR (Le sadisme et le masochisme innominés, étude historique et épistémologique de la brèche de 1890, thèse de 3ème cycle pour le doctorat de Psychologie et psychopathologie, Université de Paris VII, 1975) ont consacré une thèse sur l'évolution de ses idées d'une édition à l'autre. On y relève l'augmentation extraordinaire que subit la sous-section des paresthésies sexuelles : de quelque 38 pages à la première édition, elle passe à 261 pages à la dernière, et même 395 pages. Cette sous-section en est venue à occuper les deux tiers du livre, et est devenue un livre dans le livre.

L'on peut objecter qu'une augmentation en volume n'est pas forcément le signe d'une élaboration théorique. Cette augmentation peut par exemple se comprendre par l'ajout constant de nouvelles observations, quelquefois fort longues, ainsi que l'illustrent certaines autobiographies de patients? Une certain étymologie peut faire apparaitre une présentation plus complexe que ce qui précède et ferait de cette expansion le corrélât de la diversité sémiologique intrinsèque des perversions. Mais un argument simple vient réfuter cette possible interprétation : les espèces cliniques mentionnées sont bien au nombre de quatre (sadisme, masochisme, fétichisme et inversion). Ce n'est qu'à l'intérieur de ces quatre formes fondamentales de perversion que se décline l'ensemble des comportements que KRAFFT-EBING reconnait comme pervers. 

On peut aussi se poser la question si la caractérisation neurologique physiologique de la sexualité l'empêche d'avoir un raisonnement psychologique. La thèse de l'hérédité de la folie, très bien partagée dans le corps médical, empêche t-elle d'avoir un raisonnement psychologique? En fait, chez cet auteur, le raisonnement psychologique s'établit au contraire non pas contre un certain autre raisonnement, mais il émerge depuis la solidification d'un ensemble de paradigmes, à partir desquels il est possible de penser la sexualité dans ses rapports avec la norme. 

Dans sa dynamique, l'ouvrage est en fait un immense travail d'organisation, et c'est sans doute une des raisons pour lesquelles FREUD a pu y puiser si aisément, A partir du matériaux que constituent les observations, et plus généralement les figures historiques, la littérature, certains éléments de la vie sociale, dont une certaine conception du rapport entre les sexes, KRAFFT-EBING construit une théorie du sadisme et du masochisme qui devient un outil précieux pour l'interprétation d'une foule de phénomènes. Assassinat, viol, nécrophilie, anthropophagie, souillures, flagellation, maltraitance diverses, mais aussi comédies érotiques, actes "symboliques", certains fétichismes : tout un pandémonium qu'il ordonne peu à peu, autour du couple sado/maso. Il s'agit bien là d'une travail de rationalisation.

La volonté de savoir de KRAFFT-EBING l'amène à articuler un ensemble de concepts, qui traversent le corps et les pratiques pour pénétrer la sphère psychique. la pratique sexuelle n'est pas ce qui va faire l'objet privilégié de la clinique de l'auteur. Au contraire, à ses yeux la pratique sexuelle n'apparait que comme un épisode dans la vie sexuelle du pervers, qui est dominée par les fantasmes et l'imagination. Aussi, dans la mesures où il ressort des confessions que la vie sexuelle perverse est une expérience plutôt mentale que physique, KRAFFT-EBLING décide-t-il d'orienter sa clinique vers la psyché. De la même manière que le "doublet psychologique-éthique du délit" permet à la psychiatrie de son époque de fonctionner sur les conduites sans être forcée de s'en tenir à la caractérisation d'une infraction, la volonté de savoir l'excitation sexuelle fait émerger un double psychologique-érotique de la sexualité qui permet d'avoir prise sur autre chose que les actes sexuels, et d'y accéder autrement que dans un rapport juridico-discursif de répression et d'interdits. Le pivot autour duquel va s'organiser la clinique des perversions sexuelles n'est pas le comportement sexuel, mais l'érotisme. Par conséquent, la norme sexuelle ne va pas principalement porter sur la pratique sexuelle - même si c'est l'aspect qui marque le plus les esprits dans un premier temps. (Tiffany PRINCEP)

     

     Après la mort de KRAFFT-EBING, plusieurs disciples se sont attachés à gérer son héritage scientifique. Les éditions treize à quinze (1907, 1912, 1918) de l'ouvrage ont été prises en charge par Alfred FUCHS. Les seizièmes et dix-septièmes par Albert MOLI (1862-1939), fondateur de la sexologie, aux côtés de KRAFF-EBING et de Henry Havelock ELLIS.

Psychopathia sexualis est un des rares livres datant de l'époque classique de la psychiatrie qui soit encore couramment cité. Traduit en plusieurs langues, il continue également d'être édité. Le travail de systématisation de la nosographie réalisé par KRAFFT-EBLING entendait faciliter le travail clinique et judiciaire des psychiatres. En même temps il révélait pour la première fois à un large public la réalité incroyablement polymorphe de la sexualité, fût-ce sous l'angle strictement pathologique et à grand renfort de latin. L'auteur reconnaissait lui-même que le succès de son livre tenait au fait qu'il était aussi consulté par de très nombreuses personnes souffrant dans leur vie sexuelle. (Alfred SPRINGER)

 

Richard von FRAFFT-EBING, Psychopathias sexualis, Etude médico-légale à l'usage des médecins et des juristes, avec une préface de Pierre JANET, Payot, 1932, réédité en 3 volumes à Presses Pocket, 1999.

Tiffany PRINCEP, Krafft-Ebing et la science du sexuel : vers une pathologisation de l'érotisme?, Mémoire de Master 1, sous la direction de Elsa DORLIN, UFR de Philosophie (UFR 10), Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), 2007. Jacques POSTEL, Kraft-Ebing ; Alfred SPINGER, Psychopathias sexualis,  dans Encyclopedia Universalis, 2014. 

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22 octobre 2017 7 22 /10 /octobre /2017 07:58

   Publié en 1893, l'ouvrage clé de la réflexion sociologique de Gabriel TARDE se divise en deux très grandes parties : Principes et Application. Suite dans son esprit de Les lois de l'imitation, cette oeuvre s'étend sur la définition, le contenu et la signification de la logique sociale. 

Il faut s'entendre, écrit-il dans sa Préface, "sur le caractère propre et distinctif des phénomènes sociaux." Insatisfait des approches formulées jusqu'ici, surtout "sous l'empire de préoccupations juridiques ou économiques", il refuse l'idée selon laquelle "tout lien social soit fondée sur l'idée de contrat ou l'idée de service". "On est associé de fait sans avoir jamais contracté, même implicitement ; et l'on est souvent membre de la même société, non seulement sans se rendre aucun service, mais en se nuisant réciproquement : c'est le cas des confrères, qui presque toujours se font concurrence. A l'inverse, on peut se rendre mutuellement, entre castes hétérogènes, de même qu'entre animaux différents, les services les plus signalés et les plus continus, sans former de société. Plus étroite encore et plus éloignée de la vérité est la définition essayée récemment par un sociologue distingué qui donne pour propriété caractéristiques aux actes sociaux d'être imposés du dehors par contrainte. C'est ne reconnaitre, en fait d liens sociaux, que les rapports du maître à sujet, du professeur à l'élève, des parents aux enfants, sans avoir nul égard aux libres relations des égaux entre eux. C'est fermer les yeux pour ne pas voir que, dans les collèges même, l'éducation que les enfants se donnent librement en s'imitant les uns les autres, en humant, pour ainsi dire, leurs mutuels exemples, ou même ceux de leurs professeurs, qu'ils intériorisent, l'emporte de beaucoup en importance sur celle qu'ils reçoivent et subissent par force. On ne s'explique une telle erreur qu'en la rattachant à cette autre, qu'un fait social, en tant que social, existe en dehors de toutes ses manifestations individuelles. Malheureusement, en poussant ainsi à bout et objectivant la distinction ou plutôt la séparation toute subjective du phénomène collectif et des actes particuliers dont il se compose, M. Durkheim nous rejette en pleine scolastique. Sociologie ne veut pas dire ontologie. J'ai beaucoup de peine à comprendre, je l'avoue, comment il peut se faire que, "les individus écartés, il reste la Société". Les professeurs ôtés, je ne vois pas bien ce qui reste de l'Université (...). On semble à la recherche d'un principe social où la psychologie n'entre pour rien, créé tout exprès pour la science qu'on fabrique, ce qui me parait encore plus chimérique encore que l'ancien principe vital."

Gabriel TARDE se pose en contradicteur d'Emile DURKHEIM et on a encore l'écho de ces débats - non emprunts de mauvaise foi et de considération carriériste et académique - où l'individuel et le collectif sont les "armes" de polémiques qui semblent - semblent, il faut insister sur ce verbe - le holisme et l'individualisme. En relisant La logique sociale, on comprend mieux ce qui les sépare et ce qui ne les sépare pas. En tout cas ce n'est pas le holisme contre l'individualisme! 

      Logique sociale traite des interférences, dans les rayonnements imitatifs, des "duels" et des "accouplements" logiques. En y considérant la société comme la distribution changeante, mais logiquement réglée, de croyances et de désirs dans différents canaux, Gabriel TARDE posait des questions très modernes qu'entretiennent l'action individuelle et l'action collective, de l'optimum social et de l'équilibre général. Comment "arranger" les individus? Comment harmoniser les croyances et les désirs? Ces problèmes, comme celui de la tradition et du changement, se posent dans un espace social en "constant élargissement". Tout est finalement rapporté à l'imitativité instinctive des individus, à l'action incessante de "cette cause majeure, la sympathie de l'homme pour l'homme", dont l'imitation, rayonnante ou diffuse, fait social universel, est l'expression objective. A René BERTHELOT, qui critiquait la trop grande extension donnée à cette notion, Gabriel TARDE a répondu qu'elle est, en effet, une forme de liaison englobant la sympathie, la haine, l'admiration... Il devait ensuite préciser qu'elle désigne toute la mémoire sociale. (Bernard VALADE)

    Composé de deux grandes parties, l'une consacrée aux Principes et l'autre aux Applications, l'ouvrage comporte également un avant-propos et une préface.

   La première partie comporte quatre chapitres : La logique individuelle, L'esprit social, La série historique des états logiques et les lois de l'invention.

   Dans le premier chapitre (La logique individuelle), Gabriel TARDE aborde la croyance, le désir et la sensation brute, seuls éléments psychologiques selon lui. La croyance et le désir sont en outre les deux seules forces et seules quantités de l'âme. Expliquant ensuite l'importance psychologique et sociologique de leur rôle, il entre dans sa conception de la vie sociale, considérée comme la distribution changeante d'une certaine somme de croyance et de désir dans les divers canaux de la langue, de la religion, de la science, de l'industrie, du droit... Il existe une Distribution réglée par la Logique et la Téléologie. Il fait ensuite un inventaire des lumières et un inventaire des richesses nationales. Il constate une Lacune énorme de la Logique des écoles : nul égard aux degrés de la croyance et il pointe d'autres défauts de la théorie ordinaire du syllogisme. Il explique en quoi consiste le Jugement universel et expose une Nouvelle théorie du syllogisme. Il existe quatre types de jugements, les couples du syllogisme et leurs luttes forment la trame de la société. Il défend la fécondité du syllogisme ainsi rectifié. Il détaille alors ce qu'il entend par syllogisme téléologique, la logique de l'action. Pour lui la notion de conclusion-devoir est très importante, la nation étant un syllogisme complexe, système et plan. Majeures, mineures et conclusions des syllogismes nationaux conduisent à la nécessité des grandes agglomérations. Dualité et mutuel complément sont les deux Logiques, l'individuelle et la sociale. Le tempérament logiques des diverses races humaines est exposé. Il pointe ensuite les inconséquences logiques, et malgré tout l'accord historiquement poursuivi des deux logiques et des deux téléologie, cet accord revêtant une double forme possible.

"En somme, la croyance et le désir n'auraient-ils d'autre caractère à part que leur universalité et leur uniformité d'un bout à l'autre de l'échelle animale, d'un bout à l'autre de la vie psychologique, cela suffirait, sans parler même de leurs variations en degrés et de lus changements de signe, qui signalent en eux de vraies quantités de l'âme, pour justifier amplement leur importance à mes yeux. En tout cas, le choix de tels phénomènes pour point de départ de la psychologie sociologique, très distincte quoique complémentaire de l'autre, ne saurait se fonder en eux. - Sous le nom impropre de volonté, Schopenhauer a passé sa vie à étudier l'un de ces deux termes, le Désir, et si, au lieu de chercher à prouver que le vouloir est la substance fondamentale de tout être, animé ou inanimé, n'importe, il s'était borné à montrer que le désirer est l'un des côtés fondamentaux de toutes les âmes animales ou humaines, il n'aurait assurément pas trouvé de contradicteur. C'était le noyau de vérité indiscutable qui, caché au fond de sa grande hypothèse, l'a rendue plausible aux yeux de tant d'esprits. Mais, remarquons-le, il aurait eu, s'il lui eût semblé bon,, exactement les mêmes raisons d'objectiver à l'infini le jugement - lisez la croyance - qu'il en a eu d'objectiver à l'infini la volonté - lisez le désir. Tout un système reste à échafauder sur cette autre base : avis aux architectes. Mais ce n'est pas une construction aussi ambitieuse que nous projetons ici. Tout d'bord, dans ce qui précède, nous avons voulu restituer aux deux termes d'où nous partons, en vue des développements qui vont suivre, leur nature et leur rôle vrais."

   Dans le deuxième chapitre (L'esprit social), il effectue une analogie entre la psychologie des personnes et la psychologie des sociétés. Elles ont les mêmes voies de formation, la même bifurcation fondamentale et le même aboutissement à des catégories semblables. L'espace-temps et la matière-force. La langue et la religion sont des solutions nécessaires des contradictions senties. Il existe une opposition individuelles du plaisir et de la douleur, comme une opposition sociale du bien et du mal. D'où la nécessité de l'idée divine. Car les religions sont filles de la raison de même que la langage un espace social des idées. Il expose d'autres analogies du mental et du social. Habitude et coutume. Abolie sociale. Le devoir, vouloir social, La conscience collective, La politesse et la gloire. La gloire et l'imitation, la conscience et la mémoire, tout cela constitue un inventaire dont la théorie sociale s'empare. Il existe certes une suite désordonnée des états de conscience et des faits historiques, mais le caractère harmonieux de leurs produits accumulés : grammaire, code, théologie, sciences, etc, forment un ensemble dynamique. Gabriel TARDE fait ensuite la critique de l'idée de l'organisme social.

    Il élabore dans le troisième chapitre (La série historique des états logiques) un Tableau systématique de toutes les positions logiques ou téléologiques que comportent, mentalement ou socialement, deux jugements ou deux desseins mis en présence et de la suite habituelle de ces diverses positions.

     Dans le quatrième chapitre (Les lois de l'invention), Gabriel TARDE explique ce qu'il entend par lois de l'invention. Elles découlent de l'équilibre (ou des désirs) et du problème du maximum de croyance (ou de désir insatisfait). Il y a alternance et conflits de ces deux problèmes : d'où l'air illogique des sociétés. Là, notre auteur entend répondre à une objection, celle du déplacement des contradictions. Il y a Lutte du Sacerdoce et de l'Empire : embarras logique susceptibles de trois solutions. Il expose les Possibles Irréalisés et le Caractère positif et incontestable de cette notion. Distinction des divers degrés de possibles. Le développement par l'avortement. Le champ infini des inventions possibles. Emboitement des germes d'idées. L'hypothèse de l'évolution unilinéaire est contredite par le darwinisme. Weismann et Noegeli l'aident à expliquer la Genèse de l'invention, les conditions extérieures et intérieures du génie, ses conditions extérieures, vitales ou sociales. Il y a selon lui Trois formules à ce sujet. Et la difficulté d'une invention est intérieure : duel logique et union logique, travail critique et travail imaginatif, car il y a une Différence entre logique de l'imitation et logique de l'invention. Suivant la formule de Reuleux, on peut appliqué l'idée de ligne droite aux séries d'inventions successives. Il y a des désires réversibles et des séries irréversibles d'inventions linguistiques, mythologiques, scientifiques, ect. La transformation générale du jugement en notion et du but en moyen constitue une modalité de l'invention. Mais il y a toujours risque de Dégénérescence sociale, par tassement et  harmonisation des inventions dans l'esprit collectif. Trois périodes sont à examiner : chaos, organisation et développement de l'invention. Les guerres et les révolutions peuvent être considérées comme des méthodes tragiques, non nécessaires ni éternelles, de la dialectique sociale. IL s'attache à l'analyse de la seconde période (organisation) : loi du passage de la multiconscience à l'uni-conscience.

      Après les diverses phases et les procédés de la Dialectique, il y a plusieurs issues possibles. Opposition ici entre la logique individuelle, qui exige l'élimination complète des contradictions intra-cérébrales, et la logique sociale qui se concilie fort bien avec des contradictions inter-cérébrales. Il y a Trois seuls états possibles d'équilibre des croyances, des intérêts et des orgueils et des Issues diverses du duel logique et de l'union logique. Rôle là des systèmes religieux et des systèmes philosophiques. Il tente ensuite une classification sommaire des civilisations comme des systèmes de pensées, en regard de ce qui précède.

   La deuxième partie comporte les applications de ces principes logiques. A savoir successivement, la langue, la religion, le coeur (au sens des sentiments, affectueux/haineux), l'économie politique; l'art.

   Gabriel TARDE ne fait pas de conclusion à son texte.

   On reste frappé par la forme employée, au langage utilisé, qui rend parfois difficile la lecture sans attention très soutenue. Non seulement les catégories utilisées diffèrent en de nombreux points des sens d'aujourd'hui, mais la construction des idées (parsemées de parenthèses non annoncées qui font parfois perdre le fil du raisonnement, de digressions à propos de ce qu'a dit tel ou tel auteur sur la question abordée...). En plus, avec notre fâcheuse habitude des phrases courtes, le style de phrases très longues peut rebuter. Déjà à son époque, le contraste est saisissant entre sa prose et celle d'Emile DURKHEIM. Une grande partie de sa faible notoriété par la suite est expliquée par le style autrement direct du fondateur de la sociologie. Chez DURKHEIM, il y a une facilité d'élocution, de plus, que n'a pas TARDE. Mais une différence essentielle réside dans le positionnement politique et idéologique. Tandis que TARDE passe une partie de son temps à se démarquer du mouvement social, DURKHEIM s'inscrit largement dans le mouvement socialiste au sens large de son époque. TARDE cherche constamment à prendre de la hauteur - témoins ses références comparatives du règne humain au règne animal et également ses constantes comparaisons historiques - tandis que DURKHEIM n'hésite pas au nom d'une analyse sociologique en cours d'invention à soutenir des réformes socialistes. Pour TARDE, "la suppression des contradictions n'est le plus souvent que leur déplacement", toute réforme pouvant amener le pire, tandis que pour DURKHEIM, il ne sert à rien de comprendre la société si ce n'est pas pour la changer. 

 

Gabriel TARDE, La logique sociale, Félix Alcan, 1895. Edition électronique sur le site Les classiques en science sociale, uqac.ca, 2002.

Bernard VALADE, Gabriel Tarde, dans Enyclopedia Universalis.

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12 octobre 2017 4 12 /10 /octobre /2017 15:46

     Les Mémoires du fondateur de l'Empire Moghol BABOUR (1483-1530) sont écrites en turc djagataï, dans un style sans périphrase et vivant, très différent de la plupart des textes musulmans de cette époque. Le Livre de Babur est considéré comme un classique en matière de stratégie. Il y raconte ses campagnes militaires, mais pas seulement. 

   C'est probablement vers 1526 qu'il commence à rédiger ces Mémoires, quand il a le sentiment d'avoir commencé à construire quelque chose de différent, d'historique. il rédige une chronique événementielle dont il est à la fois l'acteur et le rédacteur. Quoique maitrisant bien le persan, il rédige ses "annales", très riches en enseignement sur cette période de l'histoire indienne, en langue turque, car son appartenance à la descendance agnostique de TAMERLAN est celle qui parle le plus fort pour lui. Même si par sa mère, il est mongol et descendant de GENGIS KHAN. 

Sa narration, écrite à la première personne peut apparaitre sèche et ennuyeuse (une longue succession de batailles notamment) pour un lecteur rapide, mais, pour quelqu'un d'attentif, l'information est de grande richesse. 

Le fonds du récit est constitué par les équipées militaires : raids lancés à partir d'un point d'appui urbain fortifié. Mais l'ennemi fait presque toujours partie de la famille, on se bat entre soi, entre neveux et oncles, entre cousins, entre frères, etc. Réciproquement on se marie aussi dans le même cadre. On peut dire que les relations matrimoniales et les relations guerrières sont parfois les mêmes... D'où une avalanche de pages regorgeant de noms propres servant à situer les protagonistes des combats et des alliances (aussi ennuyeuses en apparence que les descriptions de lignées qu'on peut lire dans la Bible judaïque...). De quoi réjouir par contre ceux qui s'intéressent aux faits et effets de la parenté dans les sociétés musulmanes, particulièrement au niveau des chefferies. Le style d'éducation qu'on y mène envers les enfants  permet de reproduire un certain style de relations entre adultes... 

Compte tenu du rang socio-politique élevé de BABUR, ses descriptions des cours tribales ou "royales" y compris des siennes, sont d'un apport très précieux (on pense par exemple à tel rituel social de préparation au combat dans le khanat mongol). Citons simplement les minutieuses descriptions des faunes et des flores, des techniques d'irrigation et bien entendu, des techniques militaires.

Reste, à côté de quantité d'autres notations, littéraires ou historiques, une part fort importante réservée à l'islam. On découvre que l'islam, pour BABUR, est d'abord une subjectivité morale et affective. Jeune, il refuse, pour des raisons de consciences islamique, de s'adonner aux pratiques sociales obligatoires dans les cours politiques de l'époque, soit les parties de boisson, véritables compétitions de virilité, et l'entretien de "mignons", tendance homosexuelle traditionnelle d'aîné à élève ou à esclave que l'on trouve dans bien des endroits du monde. A un âge plus mûr - correspondant à son installation à Kaboul, il pratique la boisson et les drogues de façon effrénée et n'hésite pas à s'allier à des "hérétiques", c'est-à-dire avec les shiites turco-persans de Chah Ismaël. Mais vient ensuite l'heure des doutes et des angoisses : face à une formidable coalition hindoue, en 1527, l'armée balbutiante a peur et tremble. BABUR ne veut pas perdre : l'islam doit triompher des mécréants. D'où l'appel au jihàd militaire mais surtout au jihàd intérieur, à la conversion des consciences morales, "la guerre sainte, la plus grande de toutes, celle qui consiste à lutter contre ses propres tendances". Il renonce définitivement au vin, distribue son or et son argent, exonère les musulmans de l'impôt et... remporte la victoire contre les Hindous. Notons qu'il s'agit là d'une séquence que l'on retrouve dans beaucoup d'endroits et beaucoup d'époques, la victoire militaire est permise par la promesse de conversion ou la conversion et la conversion découle d'une victoire militaire promise. Par exemple, la conversion de l'empereur païen CONSTANTIN au christianisme est liée, nonobstant toute ou mauvaise foi, à sa victoires sur des armées concurrentes. Comme CONSTANTIN, BABOUR joue sur deux tableaux : sa foi retrouvée (ou trouvée) l'a mis à même de mériter les les faveurs divines et a insufflé à l'armée une confiance nouvelle. Mais l'angoisse progresse intérieurement : le corps usé de BABOUR (chevauchées, climat, drogues...) donne des signes d'avarie. Et l'utilisation du même remède mental : BABOUR s'engage à versifier tel texte pieux pour échapper à la maladie : il récite tant de fous telle sourate coranique. Il est trop tard et il meurt en 1530, la chronique s'arrêtant en 1529.

L'islam apparait encore dans la place sociale de saints personnages, de descendants du Prophète, dans de multiples notations sur les pratiques religieuses, sur la place de la Mekke...

    Cette autobiographie forme un document unique sur les origines du renouveau musulman en Inde au XVIe siècle. Le fait qu'il soit écrit à la première personne et sans concessions par rapport à soi-même (pas de romantisme, pas de refus du moi) le rend encore plus attachant.

Le Livre de Babur, ou les Mémoires de Babur, traduction de Jean-Louis BACQUÉ-GRAMMONT,  La Documentation française,1985. Egalement disponible sur Google.com. Extraits dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990, "chapitres" sur La conquête de l'Inde, La bataille de Kanva, Un siège...

Constant HAMÈS, Babur Le Livre de Babur, (compte-rendu), Archives de sciences sociales des religions, Année 1987, Volume 63, numéro 2.

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1 juillet 2017 6 01 /07 /juillet /2017 10:25

         Le dernier et inachevé ouvrage de Maurice MERLEAU-PONTY, publié en 1965, avec les bons soins de Claude LEFORT, ne comporte que 150 pages manuscrites. Il s'agissait pour le philosophe français de guider le lecteur dans l'ensemble de son oeuvre. Il voulait également faciliter la connaissance de ce qu'il pensait être une autre  philosophie. il devait s'agir d'un ouvrage d'une grande ampleur, dans lequel il devait soumettre les résultats de la Phénoménologie de la perception à une réélaboration ontologique. C'est la partie introductive de cet ouvrage qui est publiée, ainsi qu'une petite moitié des notes de travail qui est ainsi publiée sous le titre Le visible et l'invisible.

          Doté d'une partie en quelque sorte préliminaire de préliminaire intitulée L'interrogation philosophique, après l'avertissement de Claude LEFORT, Le visible et l'invisible comporte quatre parties - Réflexion et interrogation ; Interrogation et dialectique ; Interrogation et intuition ; L'entrelac, le chiasme, et augmentée d'une annexe, L'être préobjectal : le monde solipsiste et des Notes de travail. 

        Parce qu'il tient compte constamment des derniers résultats de la recherche scientifique de son époque en matière de psychologie notamment, cet ouvrage est sans doute l'un de ceux que l'on peut conseiller, malgré la présentation parfois un peu sèche de la phénoménologie qui est parfois faite, à tout curieux en philosophie, de lire parmi les premiers ouvrages d'un corpus décidément très vaste. Non par parce que la lecture est absolument plus facile, mais l'ouvrage baigne bien plus que certains autres dans un univers mental et culturel contemporain.  Pour commencer car ensuite, s'il veut aller plus loin que les interrogations de MERLEAU-PONTY, il lui faudra plonger dans les chapitres un peu moins faciles de ses autres ouvrages, puis dans ceux encore plus difficile de ses prédécesseurs (HUSSERL, par exemple) et de ses continuateurs. La phénoménologie française, qui doit tant à MERLEAU-PONTY n'est qu'une branche d'un vaste ensemble de réflexions philosophiques sur le monde, où le conflit n'est jamais très loin, bien qu'il en ferme parfois les termes (car discrédité par la science), soit qu'il en ouvre au contraire (de par les limites de cette même science) les perspectives. 

    Pour Renaud BARBARAS, dans "les longs chapitres critiques visant la philosophie réflexive aussi bien que la pensée dialectique et la phénoménologie, il s'agit de faire une description, libre de tout présupposé, de la présence brute du monde telle qu'elle nous est donnée dans ce qu'il appelle la "foi perceptive", de restituer cet être perçu en tant précisément qu'il fait l'objet de nos interrogations, de définir une "présence interrogative" en-deçà de l'affirmation et de la négation." "Ce qui revient, poursuit le Maitre de Conférence à l'Université de Paris-Sorbonne, à accueillir la présence du monde sans présupposé, c'est-à-dire sans l'horizon implicite d'un point de vue absolu m'arrachant de mon inscription dans le monde, me permettant de le dominer intégralement et, partant, de le déterminer en l'enlevant sur fond de non-être. Il faut prendre la mesure du fait qu'"il y a" quelque chose. Or, la découverte de ce qui fait l'unité de la pensée objective permet de progresser dans cette voie."  A l'inverse d'une philosophie toute centrée sur l'Etre et la transcendance, MERLEAU-PONTY insiste sur l'inscription du sujet dans le monde, à partir de son corps. Alors que la tradition a construit toute une pensée centrée sur une métaphysique de la connaissance, il entend développer une analyse du toucher, dans ce qu'il appelle entrelacs ou chiasme.

"Pour l'essentiel de la tradition philosophique, poursuit notre auteur, l'incarnation est une dimension contingente et non pas constitutive du sujet, lointaine (disgression voyons-nous en fait d'une dichotomie/symbiose entre une âme et un corps). S'il est vrai qu'elle nous sépare qu'elle nous sépare de l'Etre-vrai, si l'inscription dans le monde qu'elle entraine nous empêche de faire le tour de l'objet, le principe d'une possession adéquate du vrai ,d'une détermination exhaustive de la chose n'est pas remis en question. La finitude est pensée de manière négative est pense de manière négative; comme ce qui vient limiter une connaissance parfaite, en droit possible ; de là une série de distinctions qui structurent la pensée classique, telles l'opinion et la vérité, l'apparence et l'essence, l'inauthenticité et l'authenticité. Le geste fondateur de l'ontologie de Marleau-Ponty consiste tout simplement à renverser le droit au nom du fait, c'est-à-dire à conférer au fait force de droit. Autrement dit, le fait de notre incarnation définit l'essence de notre rapport à l'Etre ; l'incarnation n'est plus ce qui vient compromettre une rapport à l'Etre normé par l'idéal de l'adéquation, elle est ce qui le fonde. L'inscription du sujet dans un monde par son corps et l'apparaitre du monde comme tel, loin de faire alternative, sont deux expressions de la même situation ontologique, si bien que l'idée même d'un mode de connaissance plus accompli, où le monde serait en quelque sorte délivré de son vêtement d'apparence parce que la conscience le serait de son corps, est dépourvue de sens. Ce n'est pas parce que nous avons un corps que l'Etre est de se donner à distance, c'est au contraire parce que le propre de l'Etre est de se donner à distance (c'est-à-dire comme monde) que le sujet est incarné. Notre finitude a un sens positif : elle n'est pas  cette condition sans laquelle nous accèderions à l'Etre-vrai mais la condition à laquelle il y a quelque chose. Ainsi, il y a bien une distance constitutive de ce qui parait, une négativité du quelque chose - il n'accède jamais à la netteté adamantine de l'objet - mais elle ne fait pas alternative avec sa positivité phénoménale, avec sa présence. le propre de ce qui parait est de se donner dans une Profondeur irréductible, dans une sorte de Distance qui n'est pas l'envers d'une proximité possible. La chose paraissante est transcendante, non pas au sens d'un objet situé dans l'extériorité, à une distance en droit réductible, mais en ceci que la transcendance fait son être. La distance du perçu n'en est pas un trait extrinsèque. Le perçu ne peut être posé hors de sa distance car elle est pour ainsi dire la forme de son apparaitre : la chose n'est pas là-bas parce qu'elle est à distance de moi, elle est au contraire à distance de moi parce qu'elle est là, parce qu'elle apparait. C'est pourquoi Merleau-Ponty en vient à caractériser le visible par son invisibilité intrinsèque, invisibilité qui n'est pas négation mais synonyme de la visibilité : voir, c'est toujours voir plus qu'on ne voit. Merleau-Ponty est certainement le premier philosophe qui soit parvenu à penser le sensible comme tel, c'est-à-dire à en saisir le sens d'être propre et à en déduire une ontologie, au lieu de le concevoir comme cette réalité à la fois évidente et impénétrable dont il n'y aurait finalement rien à dire. (...)". "L'ontologie du sensible, chez Merleau-Ponty, ne consiste pas à décrire l'être du sensible mais à saisir le Sensible comme le sens même de l'Etre, comme la "forme universelle de l'être brut". Autant dire qu'il n'y a pas d'être qui ne doive, pour être, se donner sur le monde sensible, y compris l'intelligible lui-même. En tant qu'il est synonyme de l'Etre, le Sensible englobe la différence phénoménale du senti et du pensé. En effet, Merleau-Ponty refuse de conférer la moindre positivité à l'existence idéale ; l'idéalité ne peut signifier au chose que ce qui se donne en filigrane dans le sensible, comme une unité voilée dans les différences qu'elle articule, un invisible présentant sa propre absence dans le visible. La théorie de la dimension est ipso facto une théorie de la signification." (...). 

    L'inachèvement du livre est sans doute un problème pour l'étayage d'une telle conception, même si ce que l'auteur laisse, une Introduction très significative de qu'il aurait pu devenir, assis tout-à-fait, jointe à toutes ses oeuvres antérieures, une phénoménologie originale. 

 

Maurice MERLOT-PONTY, Le visible et l'invisible, suivi de Notes de travail, Avertissement et postface de Claude LEFORT, Gallimard, 1964, réédition 2006, 360 pages.

Renaud BARBARAS, Merleau-Ponty, Ellipses, 1997.

 

 

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