Les Mémoires du fondateur de l'Empire Moghol BABOUR (1483-1530) sont écrites en turc djagataï, dans un style sans périphrase et vivant, très différent de la plupart des textes musulmans de cette époque. Le Livre de Babur est considéré comme un classique en matière de stratégie. Il y raconte ses campagnes militaires, mais pas seulement.
C'est probablement vers 1526 qu'il commence à rédiger ces Mémoires, quand il a le sentiment d'avoir commencé à construire quelque chose de différent, d'historique. il rédige une chronique événementielle dont il est à la fois l'acteur et le rédacteur. Quoique maitrisant bien le persan, il rédige ses "annales", très riches en enseignement sur cette période de l'histoire indienne, en langue turque, car son appartenance à la descendance agnostique de TAMERLAN est celle qui parle le plus fort pour lui. Même si par sa mère, il est mongol et descendant de GENGIS KHAN.
Sa narration, écrite à la première personne peut apparaitre sèche et ennuyeuse (une longue succession de batailles notamment) pour un lecteur rapide, mais, pour quelqu'un d'attentif, l'information est de grande richesse.
Le fonds du récit est constitué par les équipées militaires : raids lancés à partir d'un point d'appui urbain fortifié. Mais l'ennemi fait presque toujours partie de la famille, on se bat entre soi, entre neveux et oncles, entre cousins, entre frères, etc. Réciproquement on se marie aussi dans le même cadre. On peut dire que les relations matrimoniales et les relations guerrières sont parfois les mêmes... D'où une avalanche de pages regorgeant de noms propres servant à situer les protagonistes des combats et des alliances (aussi ennuyeuses en apparence que les descriptions de lignées qu'on peut lire dans la Bible judaïque...). De quoi réjouir par contre ceux qui s'intéressent aux faits et effets de la parenté dans les sociétés musulmanes, particulièrement au niveau des chefferies. Le style d'éducation qu'on y mène envers les enfants permet de reproduire un certain style de relations entre adultes...
Compte tenu du rang socio-politique élevé de BABUR, ses descriptions des cours tribales ou "royales" y compris des siennes, sont d'un apport très précieux (on pense par exemple à tel rituel social de préparation au combat dans le khanat mongol). Citons simplement les minutieuses descriptions des faunes et des flores, des techniques d'irrigation et bien entendu, des techniques militaires.
Reste, à côté de quantité d'autres notations, littéraires ou historiques, une part fort importante réservée à l'islam. On découvre que l'islam, pour BABUR, est d'abord une subjectivité morale et affective. Jeune, il refuse, pour des raisons de consciences islamique, de s'adonner aux pratiques sociales obligatoires dans les cours politiques de l'époque, soit les parties de boisson, véritables compétitions de virilité, et l'entretien de "mignons", tendance homosexuelle traditionnelle d'aîné à élève ou à esclave que l'on trouve dans bien des endroits du monde. A un âge plus mûr - correspondant à son installation à Kaboul, il pratique la boisson et les drogues de façon effrénée et n'hésite pas à s'allier à des "hérétiques", c'est-à-dire avec les shiites turco-persans de Chah Ismaël. Mais vient ensuite l'heure des doutes et des angoisses : face à une formidable coalition hindoue, en 1527, l'armée balbutiante a peur et tremble. BABUR ne veut pas perdre : l'islam doit triompher des mécréants. D'où l'appel au jihàd militaire mais surtout au jihàd intérieur, à la conversion des consciences morales, "la guerre sainte, la plus grande de toutes, celle qui consiste à lutter contre ses propres tendances". Il renonce définitivement au vin, distribue son or et son argent, exonère les musulmans de l'impôt et... remporte la victoire contre les Hindous. Notons qu'il s'agit là d'une séquence que l'on retrouve dans beaucoup d'endroits et beaucoup d'époques, la victoire militaire est permise par la promesse de conversion ou la conversion et la conversion découle d'une victoire militaire promise. Par exemple, la conversion de l'empereur païen CONSTANTIN au christianisme est liée, nonobstant toute ou mauvaise foi, à sa victoires sur des armées concurrentes. Comme CONSTANTIN, BABOUR joue sur deux tableaux : sa foi retrouvée (ou trouvée) l'a mis à même de mériter les les faveurs divines et a insufflé à l'armée une confiance nouvelle. Mais l'angoisse progresse intérieurement : le corps usé de BABOUR (chevauchées, climat, drogues...) donne des signes d'avarie. Et l'utilisation du même remède mental : BABOUR s'engage à versifier tel texte pieux pour échapper à la maladie : il récite tant de fous telle sourate coranique. Il est trop tard et il meurt en 1530, la chronique s'arrêtant en 1529.
L'islam apparait encore dans la place sociale de saints personnages, de descendants du Prophète, dans de multiples notations sur les pratiques religieuses, sur la place de la Mekke...
Cette autobiographie forme un document unique sur les origines du renouveau musulman en Inde au XVIe siècle. Le fait qu'il soit écrit à la première personne et sans concessions par rapport à soi-même (pas de romantisme, pas de refus du moi) le rend encore plus attachant.
Le Livre de Babur, ou les Mémoires de Babur, traduction de Jean-Louis BACQUÉ-GRAMMONT, La Documentation française,1985. Egalement disponible sur Google.com. Extraits dans Anthologie mondiale de la stratégie, Robert Laffont, 1990, "chapitres" sur La conquête de l'Inde, La bataille de Kanva, Un siège...
Constant HAMÈS, Babur Le Livre de Babur, (compte-rendu), Archives de sciences sociales des religions, Année 1987, Volume 63, numéro 2.