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29 mai 2008 4 29 /05 /mai /2008 13:14
      D'emblée, le fondateur de l'éthologie classique ou objectiviste annonce dans la préface de son livre qu'il "traite d'agressivité, c'est-à-dire de l'instinct de combat de l'animal et de l'homme, dirigé contre son propre congénère". En quatorze chapitres aux lignes serrées, Konrad LORENZ (1903-1989) développe (il écrit ce livre en 1963), à partir de ses expériences comportementales sur des animaux (poissons, oiseaux, mammifères) une vision du conflit intra-spécifique qui va engendrer par la suite une multitude d'études... et d'intenses polémiques.
     
     Dans les deux premiers chapitres, il fait état de ses observations dans la mer, puis en laboratoire (sur les poissons). Ce qui lui fait poser la question :"A quoi le mal est-il bon?". Distinguant d'abord les conflits intra-spécifiques des luttes (qu'il ne peut qualifier de combats) prédatrices inter-spécifiques pour se concentrer sur ces premiers, et notamment d'abord sur la "lutte territoriale". Ce "mécanisme très simple au point de vue de la physiologie du comportement résout presque idéalement le problème de savoir comment, sur un territoire donné, répartir des animaux semblables équitablement, c'est-à-dire en sorte que la totalité de l'espèce en profite. Ainsi, même le plus faible peut, bien que dans un espace relativement modeste, vivre et procréer. Cela est très important surtout pour les animaux qui, tels certains poissons et reptiles, atteignent leur maturité sexuelle longtemps avant d'acquérir leur taille définitive. Quel résultat pacifique du "principe du mal"!". (...) "Nous pouvons accepter comme certain que la fonction la plus importante de l'agression intraspécifique est de garantir la répartition régulière d'animaux d'une même espèce à travers un territoire."
Des observations chez les paradisiers, le combattant ou le canard mandarin lui font constater une "concurrence des congénères à l'intérieur de l'espèce sans rapport avec le milieu extra-espèce" Et "pour des raisons faciles à comprendre, l'homme est tout particulièrement exposé aux effets néfastes de la sélection intraspécifique. Comme aucun être avant lui, il s'est rendu maitre de toutes les puissances hostiles du milieu extra-espèce. Après avoir exterminé l'ours et le loup, il est devenu à présent effectivement son propre ennemi : homo homini lupus (l'homme est un loup pour l'homme), comme dit le dicton latin. Certains sociologues américains d'aujourd'hui ont bien saisi ce phénomène dans leur domaine propre."
On retrouve tout au long du livre de telles considérations où l'auteur passe avec facilité du monde animal au monde humain.
   
      A côté des fonctions de répartition des êtres vivants semblables dans l'espace vital disponible, de la sélection effectuée par les combats entre rivaux et de la défense de la progéniture, existe une autre fonction de l'agression, celle de développer une hiérarchie sociale. Des oiseaux aux chimpanzés, plus l'espèce est évoluée, plus le rôle de l'expérience individuelle et de l'apprentissage est grand, plus cette dernière fonction prend de l'importance.
       
         Konrad LORENZ, après avoir posé ces constatations, s'étend dans les chapitres suivants sur la physiologie du comportement instinctif en général et de l'instinct d'agression en particulier (spontanéité des crises continuelles et régulières), sur le processus de ritualisation et sur le gain d'autonomie des nouvelles pulsions créées par ce processus (activation et inhibition de l'agression), sur le schéma d'action des motivations instinctives, et (au chapitre 7), sur des exemples concrets des mécanismes "inventés" par l'évolution des espèces pour canaliser l'agressivité en des voies moins nuisibles, et sur le rôle joué par les rites dans l'accomplissement de cette fonction, soit, pour l'auteur, les types de comportement ainsi créés qui ressemblent "sensiblement" à ceux que l'homme dirige, lui, grâce à une morale responsable.
     
           Plus loin, l'auteur fournit les conditions préalables pour comprendre le fonctionnement de quatre types très différents d'ordre social.
"Le premier, c'est la foule anonyme, libre de toute agressivité, mais dont les membres ne se connaissent pas personnellement et ne montrent aucune solidarité. Le second type, c'est la vie familiale et sociale des bihoreaux et d'autres oiseaux nidifiant en colonies, vie entièrement fondée sur la structure locale du territoire à défendre. Le troisième nous est fourni par la remarquable "superfamille" des rats dont les membres ne se reconnaissent pas en tant qu'individus mais à leur odeur tribale, de sorte que leur comportement social envers les membres de leur propre tribu est exemplaire tandis qu'ils combattent avec haine et acharnement leurs congénères appartenant à une autre tribu. La quatrième catégorie d'ordre social comprend enfin les sociétés dont les membres ne se combattent ni ne se blessent mutuellement, parce que des liens d'amour et d'amitié entre les individus y font obstacle. Cette forme de société ressemble en de nombreux points à celle de l'homme".
L'auteur cite l'exemple de l'oie cendrée pour cette dernière catégorie.
    
       Dans le chapitre sur le "grand parlement des instincts", Konrad LORENZ appuie l'idée qu'entre la faim, la sexualité, la fuite, des relations complexes peuvent se nouer et qu'il est difficile parfois de quantifier l'un ou l'autre dans les comportements quotidiens. Toujours est-il que le rite empêche toujours l'agression intra-spécifique de nuire à la conservation de l'espèce et l'auteur se pose la question de savoir comment. C'est la  réorientation du comportement agressif lui-même qui semble lui fournir la réponse. Il passe ensuite de l'étude des différents cérémonials qui permettent cette réorientation (cérémonial d'apaisement, de triomphe...) aux liens inter-individuels qui se forment de plus en plus dans l'évolution.
          Ne résistons pas à citer un plus longuement : "Sans doute chez les animaux agressifs, les liens personnels se sont-ils formés pour la première fois à un moment de l'évolution où la solidarité de deux ou plusieurs individus devint nécessaire pour accomplir quelques tâches servant à la conservation de l'espèce, le plus souvent la protection des petits. Sans doute le lien personnel de l'amour a-t-il été engendré dans bien des cas à partir de l'agression intra-spécifique et, dans plusieurs cas connus, par la ritualisation d'une agression ou d'une menace réorientées. Comme les rites nés de cette façon sont liés à la personne du partenaire, et deviennent plus tard un besoin en tant qu'actes instinctifs indépendants, ils rendent la présence du partenaire absolument nécessaire et font de lui l'"animal valant de chez-soi".    
L'agression intraspécifique est plus ancienne de millions d'années que l'amitié personnelle et l'amour. Pendant de longues périodes de l'histoire de la terre, il doit y avoir eu des animaux extrêmement méchants et agressifs. Presque tous les reptiles que nous connaissons aujourd'hui le sont encore, et il n'y a aucune raison de croire qu'ils le furent moins pendant la préhistoire. Nous ne connaissons de lien personnel que chez les téléostéens, les oiseaux et les mammifères, c'est-à-dire dans des groupes n'émergeant pas avant le tertiaire inférieur. Il existe donc bien une agression intraspécifique dans son antipode, l'amour. Mais à l'inverse, il n'y a pas d'amour sans agression."
      
       Dans les derniers chapitres de son livre, Konrad LORENZ se demande pourquoi chez l'homme, ces processus inhibiteurs de l'agression ont disparu. "Dans l'évolution de l'homme, de tels mécanismes inhibiteurs contre le meurtre étaient superflus ; de toute façon il n'avait pas la possibilité de tuer rapidement ; la victime en puissance avait maintes occasions d'obtenir la grâce de l'agresseur par des gestes obséquieux et des attitudes d'apaisement. Pendant la préhistoire de l'homme, il n'y a donc eu aucune pression de la sélection qui aurait produit un mécanisme inhibiteur empêchant le meurtre des congénères, jusqu'au moment où, tout d'un coup, l'invention d'armes artificielles troubla l'équilibre entre les possibilités de tuer et les inhibitions sociales." Pour l'époque moderne, l'auteur, dans cette lancée écrit qu'"il est plus que probable que les effets nocifs des pulsions agressives de l'homme (...) proviennent tout simplement du fait que la pression de la sélection intraspécifique a fait évoluer dans l'homme, à l'époque la plus reculée, une quantité de pulsions agressives, pour lesquelles il ne trouve pas de soupape adéquate dans la société actuelle."
   
      Il termine son ouvrage par une profession d'optimisme : "Depuis longtemps l'humanité connait la réorientation comme un moyen de contrôler les fonctions de l'agression et d'autres pulsions non déchargées. Les Grecs de l'Antiquité étaient familiers avec le concept de catharsis ou décharge purifiante, et les psychanalystes savent très bien que beaucoup d'actions parfaitement recommandables puisent leur énergie dans la "sublimation" de pulsions agressives ou sexuelles." Il espère que le développement de la ritualisation culturelle (notamment par l'art, le rire, le sport...) va tirer l'humanité vers la solution de ses problèmes de la lutte politique et de la guerre.
         
         Deux sortes de critiques sont souvent faites à l'égard de cet ouvrage.
  L'une est méthodologique. Le faible spectre des espèces véritablement étudiées, surtout des poissons et des oiseaux, étonne devant l'ampleur des conclusions émises. La rapide extension des résultats des observations du comportement animal au comportement humain étonne. Un certain procédé par analogie simple de comportements n'est pas forcément ce qu'il y a de mieux en méthodologie scientifique.
 L'autre est conceptuelle. L'usage fréquent du terme d'instinct n'est pas justifié, scientifiquement parlant, dans son oeuvre et le rapprochement (son passé au parti nazi n'arrange rien) avec des thèses conservatrices de cet usage peuvent laisser penser comme pour Erich FROMM (dans "La passion de détruire") que le "darwinisme social et moral prêché par LORENZ est un paganisme romantique et matérialiste qui tend à obscurcir la compréhension véritable des facteurs biologiques, psychologiques et sociaux responsables de l'agressivité humaine".
     Ce qui est dommage, c'est que dans l'esprit des vulgarisateurs de ce livre (on le voit aussi sur Internet), comme dans celui de l'opinion publique, alors que beaucoup d'observations sur beaucoup d'espèces ont permis d'aller au-delà de ce qu'expose Konrad LORENZ, persiste un anthropomorphisme de bazar.
       Toujours est-il que "L"agression" de Konrad LORENZ a ouvert un champ d'études scientifiques qui font de l'éthologie d'aujourd'hui une discipline solide et fructueuse.
 
 


   Konrad LORENZ, L'agression, une histoire naturelle du mal, Flammarion, collection Champs, 1977, 286 pages. La première édition française est de 1969. L'édition de 1977 est la traduction de l'allemand par Vilma FRITSCH, de l'ouvrage original paru en 1963, Das sogenannte böse zur naturgeschichte der agression.

                                                                                                ETHUS
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27 mai 2008 2 27 /05 /mai /2008 13:20
     Prenant comme titre l'hymme national allemand, le fondateur de l'école française de sociologie écrit en 1915, en pleine hécatombe de la Première Guerre Mondiale, alors qu'il vient de perdre un fils, sa seule oeuvre centrée sur les relations internationales (Qui a voulu la guerre? de 1914 avec Ernest DENIS est d'une autre facture).
  Cela commence par une étude de la relation entre la "mentalité allemande et la guerre" et s'approfondit sur des considérations sur la nature de l'Etat et sur ses relations avec les autres Etats. Prenant appui sur les contributions de TREITSCHKE, homme politique allemand et professeur d'Université qui apporta son appui au pouvoir impérial, Emile DURKHEIM veut démontrer que la conduite de l'Allemagne pendant la guerre dérive d'une "certaine mentalité allemande",  d'une conception précise de l'Etat.
    L'Etat est au-dessus des traités internationaux qu'il signe. ils ne le lient pas : "Toute supériorité lui est intolérable, ne fut-elle qu'apparente. il ne peut pas même accepter qu'une volonté contraire s'affirme en face de la sienne : car tenter d'exercer sur lui une pression, c'est nier sa souveraineté. Il ne peut avoir l'air de céder à une sorte de contrainte extérieure, sans s'affaiblir et sans se diminuer."  Plus, "un Etat se doit à lui-même de résoudre par ses propres forces les questions où il juge que ses intérêts essentiels sont engagés. La guerre est donc la seule forme de procès qu'il puisse reconnaître, et "les preuves qui sont administrées dans ces terribles procès entre nations ont une puissance autrement contraignante que celles qui sont usitées dans les procès civils (citation de TREITSCHKE)". (...) "Sans la guerre, l'Etat n'est même pas concevable. Aussi le droit de faire la guerre à sa guise constitue-t-il l'attribut essentiel de sa souveraineté. C'est par ce droit qu'il se distingue de tous les autres groupements humains." Plus encore, "La guerre n'est pas seulement inévitable : elle est morale et sainte. Elle est sainte parce qu'elle est la condition nécessaire à l'existence des Etats et que, sans Etat, l'humanité ne peut pas vivre. (...). Mais elle est sainte aussi parce qu'elle est la source des plus hautes vertus morales. C'est elle qui oblige les hommes à maîtriser leur égoïsme naturel ; c'est elle qui les élève jusqu'à la majesté du sacrifice suprême, du sacrifice de soi. Par elle, les volontés particulières, au lieu de s'éparpiller à la poursuite de fins mesquines, se concentrent en vue de grandes choses (...)." Dans ces conditions, évidemment, les petits Etats ne doivent leur survie que grâce à la magnanimité des grands.
  L'Etat est au-dessus de la morale et la morale est pour l'Etat un moyen. Et les valeurs chrétiennes elles-mêmes ne s'opposent pas, selon les suppôts du militarisme allemand (DURKHEIM ne parle pas, on s'en doute, du militarisme français...) à ce que la fin justifie les moyens. De même, l'Etat est au-dessus de la société civile, il s'oppose à ce kaléidoscope chaotique en y mettant de l'ordre et de la discipline, et, en tout état de cause, le devoir des citoyens est d'obéir.
Tout cela explique la violation de la neutralité belge et des conventions de La Haye, la guerre systématiquement inhumaine et la négation du droit des nationalités.
    Dans son chapitre 5, Emile DURKHEIM souligne le caractère morbide de cette mentalité. Et, cohérent avec sa conception de la société, il commence par indiquer que "nous n'entendons pas soutenir que les Allemands soient individuellement atteints d'une sorte de perversion morale constitutionnelle qui corresponde aux actes qui leur sont imputés". Il souligne que "les soldats qui ont commis les atrocités qui nous indignent, les chefs qui les ont prescrites, les ministres qui ont déshonoré leur pays en refusant de faire honneur à sa signature sont, vraisemblablement, au moins pour la plupart, des hommes honnêtes qui pratiquent exactement leurs devoirs quotidiens. Mais le système mental qui vient d'être étudié n'est pas fait pour la vie privée et de tous les jours. Il vise la vie publique, et surtout l'état de guerre, car c'est à ce moment que la vie publique est la plus intense. Aussitôt donc que la guerre est déclarée, il s'empare de la conscience allemande, il en chasse les idées et les sentiments qui lui sont contraires et devient le maître des volontés. Dès lors, l'individu voit les choses sous un angle spécial et devient capable d'actions que, comme particulier et en temps de paix, il condamnerait avec sévérité."
Le problème n'est pas, encore une fois, dans les relations inter-individuelles ou dans les consciences personnelles. Il est dans un Etat qui "consiste en une hypertrophie morbide de la volonté, en une sorte de manie du vouloir. La volonté normale et saine, si énergique qu'elle puisse être, sait accepter les dépendances nécessaires qui sont fondées dans la nature des choses. L'homme fait partie d'un milieu physique qui le soutient, mais qui le limite aussi et dont il dépend. il se "soumet donc aux lois de ce milieu ; ne pouvant faire qu'elles soient autres qu'elles ne sont, il leur obéit, alors même qu'il les fait servir à ses desseins. Car pour se libérer complètement de ces limitations et de ces résistances, il lui faudrait faire le vide autour de soi, c'est-à-dire se mettre en dehors des conditions de la vie. Mais il y a des forces morales qui s'imposent également, quoiqu'à un autre titre et d'une autre manière, aux peuples et aux individus. Il n'y a pas d'Etat qui soit assez puissant pour pouvoir gouverner éternellement contre ses sujets et les contraindre, par une pure coercition externe, à subir ses volontés. Il n'y a pas d'Etat qui ne soit plongé dans le milieu plus vaste formé par l'ensemble des autres Etats, c'est-à-dire qui ne fasse partie de la grande communauté humaine et qui n'en soit sujet à quelques égards. Il y a une conscience universelle et une opinion du monde à l'empire desquelles on ne peut pas plus se soustraire qu'à l'empire des lois physiques ; car ce sont des forces qui, quand elles sont froissées, réagissent contre ceux qui les offensent. Un Etat ne peut pas se maintenir quand il a l'humanité contre soi."
   Ce cas nettement caractérisé de pathologie sociale, Emile DURKHEIM veut l'analyser au même titre qu'il étude les phénomènes sociaux en général. S'il n'a pas écrit autant sur les relations internationales que sur le reste, c'est parce qu'il pense qu'on ne peut pas appliquer immédiatement ses méthodes étant donnés les connaissances qu'on avait en matière de relations entre les Etats. C'est l'ampleur des massacres européens qui l'incitent à écrire sur eux. Mais il ne considère pas (voir aussi "L'éducation morale") l'humanité pour les Etats au même titre que la société pour les individus, ne serait-ce que par prudence scientifique. Il souligne constamment le caractère irréductible de l'Etat, tout en insistant sur le fait, il en est convaincu, que la pacification internationale ne pourra s'effectuer que par la mise en oeuvre d'un patriotisme qu'il qualifierait bien de non pathologique.
 
   

 

 

 

   


   Emile DRUKHEIM, L'Allemagne au-dessus de tout, la mentalité allemande et la guerre, Armand Colin, (collection "Etudes et documents sur la guerre"), 1915. Le livre a été réédité en 1991, chez Armand Colin toujours, sous le titre "La mentalité allemande et la guerre, dans sa collection "L'Ancien et le Nouveau". Une édition électronique, réalisée par Bertand GIBIER, professeur de philosophie au Lycée de Montreuil-sur-Mer (Pas de Calais) est disponible sur le site de l'Université du Quebec (www.uacq.uquebec.ca), depuis 2002, en 42 pages. Frédéric RAMEL, Les relations internationale selon DURKHEIM, un objet sociologique comme les autres, Etudes internationales, septembre 2004, disponible sur le site www.erudit.org.


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23 mai 2008 5 23 /05 /mai /2008 13:36
      Dans sa préface, l'auteur, actuel directeur de recherches à l'Institut National d'Etudes Démographiques (INED), circonscrit d'emblée son sujet surtout à la violence criminelle. Située en Occident, de 1800 à nos jours, cette violence criminelle a de multiples aspects, dont la perception de l'insécurité de l'opinion publique.
Ce paradoxe, la montée du sentiment de l'insécurité au moment où en Occident l'insécurité réelle diminue jusqu'à devenir presque insignifiante par rapport aux violences qui subsistent en Afrique, en Amérique Latine, en Asie, est alimenté par la logique du pouvoir, l'obsession électoraliste de certains milieux politiques. Le rôle des médias est mis en exergue dès l'introduction, cette orchestration quasi-permanente des faits divers, à l'impact social démesuré. "Le mot violence est arrivé à désigner un peu n'importe quoi, tout heurt, toute tension, tout rapport de force, toute inégalité, toute hiérarchie".
   Jean-Claude CHESNAIS constate : "L'homme paie sa plus grande sécurité objective par une plus grande insécurité subjective, un sentiment d'enfermement, de "violence", d'écrasement de sa liberté". Alors que "la vraie violence, la violence barbare - celle qui meurtrit les corps et sème la mort - est ailleurs".
   
    Cette constatation, Jean-Claude CHESNAIS l'étaye à travers de nombreux exemples et de nombreuses statistiques, en deux grandes parties, la violence privée et la violence collective.
     Dans la violence privée, il regroupe la violence criminelle (mortelle, corporelle, sexuelle) et la violence "non-criminelle" (suicide, accident).
Sur le suicide, auquel l'auteur consacre une centaine de pages (thème de prédilection pour de nombreux sociologues), on remarquera le passage sur les "malheurs de Paris" où il est fait référence à la période étudiée par Louis CHEVALIER dans "Classes laborieuses, classes dangereuses". La misère ouvrière, beaucoup évoquée par la presse d'époque (première moitié du XIXème siècle), n'a pas provoqué de manière certaine "la plus grande tendance des jeunes ouvriers à verser dans la folie". "L'opinion est encore plus répandue, touchant la fréquence des suicides parmi les prolétaires : les suicides d'ouvriers sont un thème constant des descriptions de la population de Paris. Mais, cette fois, la démonstration est aisée. C'est que, vers le milieu du XIXème siècle, Paris connaît une avalanche de suicides, au moment même où la ville absorbe des flots d'immigrants ruraux, aussitôt condamnés, par leur nombre, à l'entassement et à la misère. Il n'est pas invraisemblable d'attribuer, en première analyse, une telle multiplication des suicides à ce surpeuplement anarchique, inhumain et au choc psychologique qu'il provoque, chez de jeunes campagnards brutalement coupés de leurs racines. L'augmentation des suicides de prolétaires peut bien, en effet, être la cause de l'augmentation générale des suicides à Paris". "Que ce soit en France ou à l'étranger, trois groupes paient un lourd tribut au suicide : les miséreux, les travailleurs indépendants non agricoles, les gens "instables" (...). En France, ils se tuent trois à quatre fois plus que les membres des professions libérales, quinze à vingt fois plus que les commerçants. Leur nombre ne fait que s'accroître : entre 1830 et 1848, la ville de Paris s'est enflée de 250 000 habitants supplémentaires." "La classe ouvrière se suicide massivement ; elle souffre plus qu'elle ne fait souffrir (...). C'est elle qui paie le plus lourd tribut à la révolution industrielle et urbaine. Le discours sur les classes dangereuses est trompeur, (...) la capitale de la France n'est pas, en réalité, plus "dangereuse" que le reste du territoire national (...)".
Jean-Claude CHENAIS souligne, avec tous les criminologues, que "la violence dont les prolétaires sont capables est le plus souvent tournée contre les membres de leur entourage direct (...) : les crimes de sang sont, en majorité, perpétrés entre soi ; elle ne vise donc guère les bourgeois (en tant qu'individus). Ce qui, à vrai dire, effraie les classes bourgeoises est l'apparente liberté sexuelle dont font preuve ces jeunes campagnards. A cette époque, un bon tiers des naissances sont illégitimes. C'est une existence sauvage, à la fois enviée et détestée, qui choque les citadins et fait oublier la véritable situation morale de la classe ouvrière..."
 A noter aussi le chapitre consacré à la violence aléatoire, entendre par là l'hécatombe routière, cette litanie ennuyeuse et monotone (90 morts pour 100 000 voitures en 1976!)
   Dans la violence collective, il place la violence des citoyens contre le pouvoir (terrorisme, grèves et révolutions), la violence du pouvoir contre les citoyens (terrorisme d'Etat, violence industrielle) et la violence paroxystique qu'est la guerre.
Pour Jean-Claude CHESNAIS, la violence primitive échappe à l'analyse marxiste (la lutte des classes à ressort économique) comme à DUHRING pour qui les luttes sociales ne s'expliquent que par un instinct universel d'agression. A leurs explications qu'il juge limitées, l'auteur n'apporte pas grand chose, même s'il s'essaie à suivre l'évolution des conflits sociaux de la société féodale aux guerres mondiales.
Il est nettement plus à l'aise lorsqu'il écrit sur le mythe et les réalités des violences dans la troisième partie de son livre.
La violence industrielle est bien mise en scène : "Le travail a, de tout temps, présenté des risques de mort plus ou moins considérables. Dans l'humanité primitive, chasseurs, pêcheurs, cueilleurs ne retiraient leur subsistance qu'au péril de leur vie. Succédant à l'époque de la petite entreprise agricole ou artisanale qui n'avait d'autre ambition que l'autosubsistance, la révolution industrielle bouleverse la signification du travail, qu'elle subordonne désormais à des objectifs de productivité ou de profit. Elle marque l'entrée dans l'ère des grands sacrifices au productivisme. Le coût humain de l'essor industriel est colossal. Ce sont des millions d'hommes qui sont arrachés à leur milieu d'origine ; des milliers qui sont blessés ou meurent dans les mines, dans les fabriques ou les usines. Cette violence-là, qu'aucune loi n'interdit, n'est pas sans lien avec la violence criminelle, que la loi sanctionne. Elle brise les corps et les énergies, elle avilit et abêtit les hommes. Elle les pousse au désespoir et à l'alcoolisme. Mais en même temps l'oppression conduit, tôt ou tard, à la révolte, brutale, sanglante : le XIXème siècle sera le siècle des grandes émeutes urbaines."
 
      L'auteur, par ailleurs, met en évidence "quelques vérité élémentaires" : "Contrairement à ce que prétendent de nombreux sociologues peu familiers avec la statistique criminelle, il existe des moyens sérieux d'apprécier l'évolution de la violence. Les principaux pays européens disposent de données chiffrées (...) fiables, depuis plus d'un siècle. (...). Ne nous lassons pas de le répéter : la violence mortelle a partout en Europe considérablement régressé. En Italie, terre classique du banditisme, le taux d'homocidité est aujourd'hui cinq fois moindre qu'à la fin du XIXème siècle. En Angleterre et en Allemagne, deux fois. En France, où l'appareil d'Etat est en place depuis des siècles, le recul, en longue période, de l'homicide a eu lieu beaucoup plus tôt ; entre 1830 et 1980, la violence mortelle est restée, en dehors des périodes de guerre, à peu près constante. Ces constatations ont valeur générale : désormais très faibles, ils (les  morts par homicide) sont du même ordre que la mortalité par incendie, et cinq à dix fois moins fréquents que les accidents domestiques. Cette mortalité-là est aussi évitable, mais qui songerait à mener une campagne tapageuse sur ces morts domestiques, si discrètes?"
   
    Jean-Claude CHESNAIS ne cesse donc dans tout son ouvrage de demander que l'on revienne aux réalités, au-delà des impératifs du "marché de la peur" et c'est salutaire. Il termine d'ailleurs sur un appel à la solidarité contre les "lobbies militaires" qui, à l'époque (en 1981) menaçaient toujours de plonger le monde dans une violence définitive.
   Une annexe riche donne des tableaux (taux d'homicidité, pays développé, 1970-1980...), des petits textes d'analyses (la torture dans le monde industriel...) qui complètent bien son propos.
 
 


     Jean-Claude CHESNAIS, Histoire de la violence en Occident de 1800 à nos jours, Robert Laffont, collection Pluriel, 1981, 497 pages. Il s'agit de l'édition revue et augmentée du livre paru en 1979 (date à vérifier).

                                                                                              SOCIUS
 
Relu le 16 juin 2020
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16 mai 2008 5 16 /05 /mai /2008 15:39
   Sous le titre développé qui ajoute ...à Paris, pendant la première moitié du XIXe siècle, Louis CHEVALIER entend par ce livre en 1958 promouvoir une histoire sociale, en renouvelant l'étude du crime, dans une période et un lieu bien circonscrit.
Tout au long de ses trois parties (le thème criminel, un état pathologique dans ses causes, un état pathologique dans ses effets) cet ouvrage entend décortiquer les statistiques (importantes mais parcellaires à l'époque), comme la littérature et la presse, qu'elle soit bourgeoise ou populaire, afin de dégager l'état de la population parisienne, et notamment l'état de la population ouvrière. Tâche difficile, dont l'auteur ne tire que de conclusions prudentes, que de restituer, loin d'une sécheresse statistique, les conditions des classes populaires dans ce Paris dont la population grossit très vite, réputé pour ses violences et ses brutalités.
    
   Le thème criminel constitue de loin de principal thème dans la presse comme dans la littérature pour parler de Paris vers 1800-1850. Le diagnostic contemporain, d'une ville crasseuse, aux habitants en mauvaise santé, à l'eau et l'air infectés de manière constante, même si déjà au XVIIIème siècle, la situation s'était améliorée par rapport aux siècles précédents. Selon l'auteur, "la misère de Paris pendant la première moitié du XIXème siècle offre la monstrueuse expérience d'une misère physique et morale qu'ont sécrétées de tout temps les grandes métropoles : l'étude du sombre Paris de ces années importe à l'étude du Paris contemporain, éclaire bien des aspects de ce Paris ancien. Le crime n'est pour nous que l'expression de déterminismes biologiques qu'ils nous faut reconnaître et étudier. Il s'agit moins de crimes en effet, en ce récit, que de l'un des principaux aspects et de l'une des principales possibilités de la carrière ouvrière que le crime résume, dont il permet de définir la pente et de retrouver les principaux éléments (...) L'importance du problème criminel vient de ce que ce problème pose le problème principal de la carrière ouvrière au cours de ces années."
     Retrouver ces éléments, à travers les chiffres des archives des autorités civiles ou des hôpitaux, pour voir l'évolution de la fécondité, de la mortalité, des crimes observés le plus souvent (le suicide, l'infanticide, la prostitution, la folie), de l'immigration, du changement dans la balance des sexes n'a certainement pas été des plus faciles, même si la matière en papier peut sembler abondante.
En tout cas, l'expression des opinions des différentes classes entre elles, de la classe bourgeoise sur la classe ouvrière, et vice-versa d'ailleurs, montre une grande agressivité. "La description des classes populaires, bien qu'incomplète et sans cesse rompue, présente (un) caractère que les recherches d'histoire quantitatives permettent de considérer comme essentiel : une lutte entre deux populations. Antagonisme dont les formes ne sont pas seulement économiques, professionnelles ou politiques, qui ne s'expriment pas seulement par des grèves, des émeutes ou des révolutions, mais aussi par une certaine allure des relations les plus quotidiennes et des rapports au travail ou dans la rue, et qui aboutit enfin à cette forme extrême de la violence : la criminalité." 
Les violences compagnonniques se mêlent aux violences proprement parisiennes. Dans l'imagerie de l'époque, l'opinion distingue difficilement classes laborieuses et classes dangereuses, mêlées dans leurs échanges sociaux, en temps ordinaire comme en temps de crises, d'émeutes ou d'épidémies.
      
       Dans sa conclusion, Louis CHEVALIER met en avant le contenu biologique "des attitudes et du comportement des gens les uns par rapport aux autres (...) que découvre l'expérience de la population parisiennes de ces années."
  "Ce n'est pas assez de reconnaître les aspects biologiques dans ces violences publiques et privées (...), il faut aller plus avant et pénétrer" dans les dispositions mentales des gens.
   Le tableau, tout au long de ses pages aux lignes serrées, bondées de cartes et de statistiques, ne diffère finalement guère de l'image qu'on a rapporté la littérature. Tout en souscrivant au projet de recherche de l'auteur, on peut rester tout de même sur sa faim quant aux conclusions à tirer de cette étude. Ce n'est pas un hasard si d'ailleurs l'auteur ne conclue pas véritablement.
       On peut comprendre toutefois, car la situation tout au long du XIXe siècle ne semble pas s'être améliorée (une litote?) à Paris, pourquoi ensuite des spécialistes en criminalité, comme Gabriel TARDE, ont cherché plus loin que les statistiques lacunaires et orientées, les ressorts de la "dangerosité" de certaines classes sociales...
 


  Louis CHEVALIER, Classes laborieuses et classes dangereuses, Librairie Générale Française, Le livre de poche, collection Pluriel, préface de l'auteur, avant-propos de Richard COBB, 1978, 729 pages. Première édition en 1958, aux éditions Plon.

                                                                                            SOCIUS
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5 mai 2008 1 05 /05 /mai /2008 12:05
    Livre indispensable pour ceux qui veulent étudier la psychanalyse et singulièrement le conflit psychique, "Trois essais sur la théorie sexuelle" (1905) eut un accueil virulent.

   Comme l'écrit Michel GRIBINSKI dans la préface de l'édition de 1987, le livre tout entier est porté par une détermination iconoclaste, celle d'attaquer le savoir antérieur sur la sexualité humaine. Jean LAPLANCHE, dans "Vie et mort en psychanalyse" (Flammarion Champs, 1977) indique que c'est la sexualité qui représente le modèle de toute pulsion et probablement la seule pulsion au sens propre du terme.

     Accusé de pansexualisme, Sigmund FREUD n'a cessé de répéter que toute sa théorie est fondée sur le conflit. Du conflit psychique, il en fait donc trois essais, parmi les textes les plus remaniés de sa vie : le premier, sur les aberrations sexuelles veut montrer qu'il ne s'agit justement pas d'aberrations et qu'elles se ramènent à la sexualité humaine, le deuxième sur la sexualité infantile veut prouver qu'elle existe et existe fortement, le troisième sur les remaniements de la puberté veut argumenter sur le fait que la découverte de l'objet sexuel n'est qu'une retrouvaille.

    Ouvrage à la fois polémique et de recherche scientifique, "Trois essais sur la théorie sexuelle" part des aspects les plus répandus de toutes les perversions, le sadisme et le masochisme (nommés par Von KRAFFT-EBING) pour retrouver le mécanisme du refoulement sexuel, dont l'origine se situe dans l'enfance. Par l'analyse des explications infantiles de la sexualité (théories fausses de la naissance, conception sadique des rapports sexuels), la redécouverte des manifestations physiques des appétits de l'enfance dès son plus jeune âge (activités musculaires, masturbations, suçotements) comme ses manifestations phantasmatiques (envie de pénis et complexe de castration), il dresse un tableau de la genèse et de développement de l'organisation de la sexualité (orale, sadique-anale, génitale), de ses ambivalences, de son choix des objets sexuels. Les métamorphoses anatomiques et physiologiques de la puberté déplacent les modalités et les lieux d'expression de la sexualité infantile.
  
    Dans sa récapitulation en fin d'ouvrage, Sigmund FREUD indique que la recherche sur la sexualité humaine est toujours à entreprendre pour comprendre aussi bien le normal que le pathologique. Il faut sans cesse combattre les idées fausses, nées des refoulements eux-mêmes. En sériant les facteurs de la sexualité humaine, la prématuration dès la naissance, la temporalité des manifestations physiologiques, l'adhérence ou capacité de fixation des pulsions sur un objet, l'auteur n'arrête pas au fil de ses années de recherche d'approfondir, de mettre en question, de questionner constamment les ressorts des pulsions sexuelles. En tout cas, "une bonne part des déviations qu'on peut observer plus tard par rapport à la vie sexuelle normale est déterminée d'emblée, aussi bien chez les névrosés que chez les pervers, par les impressions de la période infantile, soit-disant libre de toute sexualité." A notre époque de résurgence de pseudo-spiritualités et de religions castratrices, il est bon de rappeler de bonnes évidences, qui n'en sont pas toujours pour tout le monde.
 

    Sigmund FREUD, Trois essais sur la théorie sexuelle, traduction de l'allemand de Philippe KOEPPEL, Gallimard, folio essais, 2001, 213 pages. Auparavant traduit en français "Trois essais sur la théorie de la sexualité" par Blanche REVERCHON-JOUVE en 1923. Cette traduction fut simplement revue en 1962 par Jean LAPLANCHE et J-B PONTALIS. Editions allemandes de 1905, 1910, 1915, 1920, 1922, 1925, 1942 et 1982.
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29 avril 2008 2 29 /04 /avril /2008 15:33
          Dans ce manifeste de 1976 pour une autre géographie qui annonce la revue HERODOTE, Yves LACOSTE s'élève contre la géographie vidalienne, pour proposer une autre manière de faire de la géographie.
     
      Pas cette géographie élaborée par Vidal DE LA BLACHE (1845-1918), ânonnée par tant de professeurs, jusqu'à en faire une matière honnie des élèves et des étudiants, pas cette géographie qui donne le primat sur des "régions naturelles", mais une géographie qui, replacée dans sa vraie destination, démystifiée, soit au service des citoyens et des classes dominés.
     Yves LACOSTE commence par démystifier cette géographie officielle dont l'enseignement camoufle les véritables rôles.
Rôle idéologique, en faisant croire à des pays aux frontières naturelles. Rôle idéologique encore par les médias qui esthétisent à fond le paysage pour en faire oublier l'idée "que certains peuvent analyser l'espace selon certaines méthodes afin d'être en mesure d'y déployer des stratégies nouvelles pour tromper l'adversaire" (de nationalité ou de classe) "et le vaincre"? Que ce soit au VietNam où la connaissance de la géographie permit la destruction des digues pour anéantir les ressources alimentaires de ce pays, que ce soit dans chaque pays industrialisé où le savoir sur les vallées et les montagnes permettent de tracer routes et chemins de fer pour l'exploiter, que ce soit dans chaque ville, où la connaissance du tissu urbain permet les déplacements des "forces de l'ordre", que ce soit encore dans les quartiers où se préparent les opérations immobilières juteuses au détriment des habitants, la géographie, la science des cartes à grande et à petites échelles, la faculté de s'orienter dans l'espace, sert d'abord à faire la guerre, qu'elle soit nationale ou sociale.
    Ce que Yves LACOSTE propose alors, c'est, à l'image de ce qui s'est passé dans les sciences sociales - notamment par l'apport du marxisme - c'est d'opérer une fondation épistémologique d'une discipline qui en manque cruellement, pour donner place à la réflexion sur les espaces différenciés qui se chevauchent dans la réalité. Il met en garde contre une tendance de la "géographie appliquée" ou New Geography de mettre les géographes au service de technocraties qui mettent à l'oeuvre la synthèse et l'exploitation de savoirs parcellisés qu'ils auront établis.
Il plaide pour "une géographie de la crise", dans une perspective globale de développement, dans "une recherche scientifique militante", d'associer les objets d'études, hommes et femmes et leurs lieux de vie - à l'élaboration des projets d'urbanisme, de faire se réapproprier par les acteurs de gauche le savoir de l'espace, pour un niveau tactique (dans les batailles de rue) ou pour un niveau stratégique (dans le développement Nord-Sud mais aussi à l'intérieur des vieux pays industrialisés entre régions pauvres et régions riches).
    Témoin d'une époque, ce livre se termine par l'évocation de Che GUEVARRA, qui a confondu les montagnes boisées d'Amérique Latine avec "l'équivalent stratégique de la Sierra Maestra". Néanmoins, il serait utile de mesurer aujourd'hui l'impact de cette résolution à changer la donne, de mesurer si les acteurs du changement social maitrisent le savoir géographique.
     On trouve en quelque sorte une raffraichissement de thèses proposées dans ce livre dans le numéro de la revue HERODOTE du 3ème trimestre 2008.
 
    Longtemps difficile à trouver, ce petit livre bénéficie d'une réédition en 2012 chez l'éditeur héritier des Editions Maspéro, La Découverte, dans la collection "Cahiers libres". Sans refondre le texte, il s'agit d'une réactualisation, l'auteur proposant en tête de chapitre ses commentaires contemporains. 
André LOEZ (Le Monde du vendredi 9 novembre 2012) rappelle le choc lors de sa publication en 1976 dans le petit monde des géographes, habitués depuis des décennies à penser leur discipline plus ou moins dans la foulée des travaux de Paul Vidal de LA BLACHE (1845-1918). Au milieu des années 1970, la discipline géographique repose encore en grande partie sur eux (Tableau de la géographie de la France), "gloire scolaire de la IIIe République et initiateurs d'innombrables thèses de géographie régionale".  C'est pour l'ensemble de la profession une voie de bifurcation qui mène entre autres certains d'entre eux à la géopolitque, longtemps bannie en raison de son usage par le IIIe Reich. 
         

 



  Yves LACOSTE, La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre, François Maspéro/petite collection maspero, 1976, 190 pages.
  Notez que les Editions La Découverte ont repris, depuis un bon moment, le fonds des Editions Maspéro.
 
Complété le 11 novembre 2012
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26 avril 2008 6 26 /04 /avril /2008 14:38
     Tiré d'une série de conférences prononcées à la London School of Economics en 1937, cet ouvrage propose une science du pouvoir, et par là des éléments d'une science des conflits politiques et sociaux. Ces conférences n'ont rien perdu de leur actualité et de leur clarté.
  
   Commençant par une définition de la pulsion de pouvoir, Bertrand RUSSELL adopte une approche par le caractère et en même temps par la fonction. Caractère car de "tous les désirs infinis de l'homme, les principaux sont les désirs de pouvoir et de gloire". Fonction car pour tous les types de pouvoir, celle-ci est définie comme la production d'effets voulus "sur les êtres humains, sur la matière inerte ou sur les formes de vie non humaines". Ils diffèrent suivant la position sociale occupée.
Il entend prouver dans cet ouvrage que "le concept fondamental en sciences sociales est celui du Pouvoir, au même titre que l'Energie constitue le concept fondamentale en Physique."

   La distinction entre pouvoir traditionnel, pouvoir révolutionnaire et pouvoir nu est d'ordre psychologique et une distinction s'opère également entre le pouvoir des organisations et le pouvoir des individus. Ainsi, sont passés en revue le pouvoir des prêtres, le pouvoir des rois, le pouvoir nu (celui qui vient de l'usage brut de la violence), le pouvoir révolutionnaire, le pouvoir économique, le pouvoir religieux qui provient des dogmes, les pouvoirs gouvernementaux... Ces formes de pouvoir scandent les chapitres du livre pour aboutir à une conception où il est nécessaire avant tout de dompter le Pouvoir. 

  Bertrand RUSSELL insiste beaucoup sur ce qu'il appelle la biologie des organisations, véritables organismes qui donnent leur forme aux exercices du pouvoir. Une réflexion profonde sur la démocratie, "Dompter le pouvoir" conclue le livre.
 
      La démocratie, dont les vertus sont pour lui d'ordre négatif, n'est pas la garantie d'un bon gouvernement, mais elle permet d'éviter certains maux.
      Ici se place une prise de position sur la guerre : "La guerre est le meilleur allié du despotisme, ainsi que le plus grand obstacle à l'établissement d'un système où l'on puisse autant que possible éviter le pouvoir irresponsable. Prévenir la guerre constitue une part essentielle de notre problème - je devrais dire, la plus essentielle. J'ai la conviction que, si jamais le monde pouvait être libéré de la peur de la guerre, quelle que soit la forme de gouvernement ou de système économique alors en place, il finirait par trouver des moyens de réfréner la férocité de ses dirigeants. Par contre, toute guerre, mais surtout la guerre moderne, ouvre la voie à la dictature en poussant ceux qui ont peur à se chercher un meneur et en transformant les audacieux en une bande de prédateurs."
   
     Quand Bertrand RUSSEL passe en revue les pouvoirs gouvernementaux et les les formes de gouvernement - monarchie, théocratie, démocratie, on est assez proche d'une forme de raisonnement à la MONTESQUIEU ou à la TOCQUEVILLE. Ce qui apparait dès le début du chapitre 12 (sur les 18 que comptent le livre) dans les diverses caractéristiques pour lui d'une organisation. Ses principales caractéristiques sont en effet sa taille, le pouvoir qu'elle a sur ses membres, son pouvoir sur ceux qui n'en sont pas membres et la forme que prend son gouvernement. Cette approche donne à cet ouvrage, malgré s'il n'est qu'un regroupement de conférences, une allure de classique. 
 
   Notons la faculté de Bertrand RUSSEL d'aller à l'essentiel des problèmes, son érudition, sa méthode, sa clarté, et jusqu'à son humour délicieusement irrévérencieux.
 
    Nous sommes, lorsque Bertrand RUSSELL prononce ces paroles à ses conférences, à la veille de la Deuxième Guerre Mondiale.
 
   


LE POUVOIR, Bertrand RUSSELL, co-édition Editions Syllepse (Syllepse.net) et Les Presses de l'Université Laval (Québec), 2003, 230 pages. Traduction de l'anglais de Michel PARMENTIER. Publié par The Bertrand Russell Peace Foundation Ltd en 1996.
 
Complété le 4 septembre 2017.
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25 avril 2008 5 25 /04 /avril /2008 12:19
   Julien FREUND, préfaçant la traduction du chapitre IV des études de l'ouvrage de Georg SIMMEL sur la sociologie, consacré au Conflit, met l'accent sur le fait que pour l'auteur, le conflit "n'est pas un accident dans la vie des sociétés" et qu'il en est partie intégrante. Il est même directement une forme de socialisation. "Sympathie et hostilité se mêlent sans cesse dans la vie des peuples, comme dans cette des individus, au hasard des péripéties de l'histoire".
  En un seul long texte (153 pages ininterrompues dans l'édition Circé), le sociologue égrène une conception du conflit qui en fait le chaînon entre d'autres conflits, un conflit étant déjà la résolution des tensions antérieures entre contraires. Il en vient d'ailleurs à considérer la "facilité incroyable avec laquelle le climat d'hostilité peut être suggéré à autrui" et cela le conduit à l'idée d'un besoin "tout à fait primaire d'hostilité".
Plus loin, SIMMEL montre la coexistence du principe du combat et de celui de l'union dans toute société, et indique notamment l'intensité remarquablement plus grande des conflits entre personnes proches, entre membres d'un même groupe, d'un même ensemble social, par rapport à celle des conflits entre personnes éloignées, entre membres de groupes éloignés les uns des autres et dont l'antagonisme est généralement le plus souligné.
  La conscience de proximité et d'égalité entre personnes aiguise généralement leur antagonisme. D'où "la violence tout à fait disproportionnée avec laquelle des hommes par ailleurs tout à fait maîtres d'eux-mêmes se laissent parfois emporter justement contre leurs intimes les plus proches". La jalousie et l'envie semblent être des ressorts fondamentaux dans l'élaboration des rapports humains. Annonçant en quelque sorte les études de René GIRARD, Georg SIMMEL décrit le désir envieux d'un objet, non par sa désirabilté par le sujet, mais par le fait même que l'autre le possède.. De ce fait, la concurrence moderne, au coeur du libéralisme, est le combat de tous contre tous et aussi le combat de tous pour tous. Comment, dans ces conditions, une société parvient-elle à vivre?
Dans son développement, le sociologue indique qu'il y a une relation entre la structure de chaque cercle social et la quantité admissible de conflit entre ses éléments. Dans la famille comme dans un groupe religieux, comme dans un Etat, l'existence d'un ennemi bien défini constitue le liant entre membres capable de contrebalancer les effets délétères d'une telle concurrence.
 
    Au trois quarts de son analyse, Georg SIMMEL introduit l'idée que "le contraire et la négation de la concurrence n'est pas le principe d'hégémonie et l'intérêt social" ou la lutte contre l'ennemi extérieur, mais "seulement une autre technique que celui-ci constitue pour lui-même, et qu'on appelle le socialisme". L'auteur n'explique pas complètement ce qu'il entend par là, mais il argumente ensuite que l'organisation du travail de tous les individus est essentielle et pour lui la "question (est) de savoir s'il faut confier la satisfaction d'un besoin, la création d'une valeur à la concurrence des forces individuelles ou à leur organisation rationnelle." Question qui appelle selon lui mille réponses, même s'il  pense que le socialisme l'emporte sur le gaspillage des forces... mais ceci "dans la mesure où des individus sont attirés par cette atmosphère"...  
En posant cela, dans l'ambiguïté, Georg SIMMEL entend mettre en avant la complexité des causes et des effets du conflit. L'achèvement d'un conflit, par victoire, par compromis, par réconciliation est toujours provisoire et fragile, pour ne pas rebondir sur une autre conflit de nature semblable ou différente. Il termine d'ailleurs ce long texte sur l'ombre du conflit qui pèse dans beaucoup de cas sur la paix, surtout lorsqu'il n'y a pas conciliation.
 
   Annie GEFFROY, en 1993, livre une critique de ce livre : "(...) De lecture aisée malgré (l')absence de balises (livre d'une traite), il développe en variations fines sa thèse initiale : le conflit, opposé aussi bien à l'indifférence qu'au rejet, est un "moment positif qui tisse avec son caractère de négation une unité conceptuelle". 
Cet essai, poursuit-elle, structuraliste avant la lettre, est tout à fait convaincant. G. Simmel prend ses exemples dans toutes les unités sociales, des plus petites aux plus grandes (couple, famille, tribu, parti, nation, alliance entre nations, église), des plus anciennes aux plus récentes, des plus européennes aux plus exotiques. Réflexions de psychologie, d'histoire, d'anthropologie, il y a un peu de tout, avec, me semble-t-il, une prédilection pour l'examen des ressorts de l'action individuelle, vus (peut-être un peu à tort?) comme clés de l'explication sociale et historique.
Dans tous ces groupes, G. Simmel examine le rôle du conflit. Celui-ci est, certes, destructeur : telle est la vision dominante, nul besoin donc d'y insister. Mais il est aussi constructeur du groupe, à quelque niveau qu'on le définisse. Le sentiment d'hostilité est peut-être plus nettement observable au stade embryonnaire des sociétés, mais il accompagne et contribue à fonder tout groupe. Le conflit juridique, dès qu'on renonce à la loi du plus fort physiquement, repose sur des normes communes aux deux parties. Dans des ensemble unifiés (Etat centralisé, Eglise), les conflits prennent des proportions étonnantes, qui laissent subodorer l'importance de la non-union, aussi forte que l'union elle-même. G. Simmel analyse ce que Freud appeler le "narcissisme des petites différences". Le prototype du conflit, qui allie "l'extrême violence de l'excitation antagoniste au sentiment d'une appartenance étroite" est pour le sociologue la jalousie. Il analyse ses manifestations, avec des subtilités qui font penser à La Bruyère, en la distinguant de l'envie, du dépit, de la concurrence. Avec cette dernière, on passe au domaine économique. A partir de nombreux exemples historiques, G. Simmel montre l'unité conflictuelle qui se manifeste, par exemple, dans les affrontements entre patronat et syndicats. Puis, il montre l'unification interne de chacune des parties engagées dans un conflit : les organisations créées pour et par la guerre sont bien plus cohérentes, plus fortes, que celles créées pour la paix. Corollaire : un Etat despotique à l'intérieur est souvent, aussi, belliqueux à l'égard de ses voisins. Mais une certaine élasticité de la forme unifiante est nécessaire, pour éviter l'éclatement interne à l'occasion d'un conflit. 
Après les évocations du passage de la paix à la guerre, le chemin inverse, toujours plus difficile. Il peut prendre plusieurs formes : victoire, compromis, réconciliation, pardon, ces deux derniers processus sociologiques étant aussi/déjà religieux. G.Simmel termine par de fines observations sur les différences entre la relation réconciliée après conflit et celle qui n'a jamais été rompue.
Alors, au lieu de poser comme première, par besoin d'explication, soit la différence, soit l'unité, ne vaut-il pas mieux voir l'histoire humaine comme un "rythme infini", un flux interrompu dans lequel seul notre regard découpe des successions de guerres et de paix? Cette vision, en analysant tous les types de conflits comme "le" conflit (de la rupture dans un couple aux guerres mondiales), apparait parfois un peu trop générale. Mais on a droit à tant de vues conjoncturelles et myopes sur l'histoire et ses prétendues "nouveautés", qu'un survol un peu "siriusien" ne fait pas de mal...
Pr accumulation de réflexions, ce chapitre de la Sociologie construit donc une vision de l'histoire qui a le mérite de ne pas exiger ou postuler une quelconque "fin" ou utopie consolante. Vision qui me semble rendre compte de l'observation, quotidiennement renouvelée, et à toutes les échelles possible de temps et d'espace, de la fragilité des ensembles sociaux, et de leur plasticité infinie."
 
  


Le Conflit, Georg SIMMEL, Circé/poche, 2003 (info@editions-circe.fr), 159 pages avec les notes. traduction de l'allemand de Sibylle MULLER. Publié par Duncker & Humblot, à Berlin, en 1908.
Annie GEFFROY, le conflit de Georg Simmel, Mots n°1, volume 37, numéro thématique sur Rhétorique du journalisme politique, 1993, www.persee.fr
 
Complété le 1 septembre 2017.
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