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2 décembre 2017 6 02 /12 /décembre /2017 09:42

   L'ouvrage méconnu aujourd'hui de Roger CAILLOIS (1913-1978), publié en 1954, est un essai qui oscille entre anthropologie et histoire qui replace une notion à la fois mythique et repoussoir dans le cadre industriel des sociétés modernes. C'est un livre encore hélas d'actualité malgré tous les changements des dernières années. Réédité récemment, Bellone fait référence à la figure mythologique aux origines incertaines mais probablement sabine, déesse de la guerre, identifiée avec la déesse grecque Ényo, honorée notamment dans la Roma antique, aux côtés du dieu Mars. 

    Roger CAILLOIS est un écrivain, sociologue et critique littéraire français, longtemps proche des surréalistes comme André BRETON, et qui, après sa rupture avec eux, se rapproche d'ARAGON (revue Inquisitions) et de Gaston BACHELARD. il est surtout connu à l'époque pour ses textes de littérature (fantastique entre autres). Il s'interroge, entre autres choses, sur la sympathie qui paraît régner entre les formes complexes du monde minéral et les figures de l'imaginaire humain. Sur le plan des recherches sociologiques, il s'est d'abord fait connaitre par un essai d'anthropologie et de sociologie intitulé L'homme et le sacré dans lequel il développe une théorie de la fête. En disciple de Marcel MAUSS, il contribue à la fondation du Collège de Sociologie avec Leiris et Georges BATAILLE. Dans son ouvrage suivant Le Mythe et l'homme paru chez Gallimard en 1938, CAILLOIS poursuit son analyse du mythe de la fête de façon plus systématique. Dans ce dernier livre, il propose une analyse du système rationnel du mythe et de sa signification. Dans un de ses derniers ouvrages sociologiques, Les jeux et les hommes, il tente de construire une épistémologie visant à saisir la structure rationnelle des rêves et de l'imaginaire en général.

 

   Roger CAILLOIS n'est pas reconnu pour sa pensée stratégique. Si ses lecteurs habituels, et les spécialistes de son oeuvre, ont trop souvent occulté ses textes sur la guerre, les historiens militaires et les stratégistes connaissent mal la pensée de ce touche-à-tout de grande érudition. Pourtant, au travers de son ouvrage remarquable, Bellone, ou la pente de la guerre, et de ses essais sur la guerre et le sacré (L'Homme et le Sacré), il a produit des textes (écrits dans les années 1950-1960) parmi les plus percutants et les plus originaux sur le sujet.

Il entrevit la guerre de manière évolutive, avec quelques périodes de ruptures profondes : de la guerre limitée pratiquée par une caste guerrière, celle-ci se métamorphose avec l'apparition de l'Etat moderne, dont elle devient le fondement. Surtout, celle-ci remplit une fonction analogue dans la société moderne à celle que la fête occupe ou occupait dans les sociétés primitives : "La guerre possède à un degré éminent le caractère essentiel du sacré : elle parait interdire qu'on la considère avec objectivité. Elle paralyse l'esprit d'examen. Elle est redoutable et impressionnante. On la maudit, on l'exalte." Mais, poursuit-il, "Pour qu'elle déclenche les réflexes du sacré, il faut qu'elle constitue un risque total pour une population tout entière. Il faut que chacun soit acteur ou victime d'une tragédie généralisée, ou une nation engage l'ensemble de ses ressources pour une épreuve décisive." Perçue alors comme d'essence divine, la guerre produit, toujours selon lui, ses propres prophètes : Proudhon, Ruskin, Dostoëvski. "Oui! dira ce dernier, le sang versé est une grande chose! La guerre, à notre époque, est nécessaire, sans elle le monde s'effondrerait".

Le parallèle que perçoit CAILLOIS entre guerre et fête offre une grille de lecture nouvelle de la problématique de la guerre, et notamment de la guerre totale. Peu exploitée, cette interprétation illumine pourtant certains des aspects les plus complexes du phénomène guerre et elle s'avère particulièrement utile pour appréhender les nouveaux conflits du XXIe siècle. Gageons que Roger CAILLOIS obtiendra dans les prochaines décennies la place qui lui revient parmi les grands penseurs de la guerre. (BLIN et CHALIAND). 

 

    Bien que non spécialiste de la question de la guerre, l'auteur de L'Homme et le Sacré a été encouragé par ses proches à livrer en deux fois son analyse de la question. L'essai se compose ainsi de deux parties : un retour historique sur l'histoire de la guerre, qui commence dans la Chine impériale mais qui passe bien vite à nos guerres de Seigneurs avant de lier la naissance de l'Etat moderne à la guerre et la démocratie à la conscription pour tous. Une lecture classique donc, mais bien référencée et extrêmement bien écrite. C'est la deuxième moitié qui est la plus originale. Roger CAILLOIS explique pourquoi une violence que tous considère comme un mal absolu est en fait également une expérience-limite qui se situe au coeur d'une nature humaine trop corsetée par une civilisation désenchanteresse. Il y a du sacré dans le bas-ventre de la guerre, qui explique peut-être en large part sa capacité à perdurer dans un système aussi internationalisé que le notre. Ce qui ne veut pas dire que la manière de la faire n'a pas évolué. Bien sûr, depuis 1954, certaines choses datent dans cet ouvrage : l'arme atomique n'est que brièvement évoquées dans la conclusion, le totalitarisme évalué un peu rapidement et le terrorisme est absent. C'est un livre qui ne permet pas de prendre en compte les questions de l'ingérence de la même manière qu'un Michael WALTZER a du le traiter dans son classique "Guerres justes et injustes", cinquante ans après. Mais la part accrue de la souffrance de la population civile est bien prise en compte, quant au large score sur le développement historique, il décrit des phénomènes qu'on ne détaillerait pas autrement aujourd'hui. Enfin, bien que sommaire, la vision anthropologique sur la part nécessaire de violence brute que la guerre vient assouvir en l'homme est convaincante pour beaucoup et délicieusement bien écrite. (Yaël HIRSCH, dans culture.com)

A noter que le texte de CAILLOIS est augmenté d'un éloge de la guerre pour le moins surprenant de PROUDHON et d'importantes pages de JÜNGER sur le sujet. L'ouvrage a été traduit en plusieurs langues et constitue une base, un début (il y en a d'autres...) de réflexion tout à fait pertinente pour les conflits actuels. 

    Devant la guerre, BATAILLE s'exprime sur les idées de CAILLOIS d'une manière que nous sommes prêt d'approuver. La guerre est allée à ses yeux, au bout du possible. Sans céder au pathétique, il écrit en 1951, à l'occasion d'une recension du livre de ce dernier, L'Homme et le sacré. Réédition que CAILLOIS fait suivre d'un appendice qui présente la guerre dans les sociétés modernes comme le pendant du paroxysme des fêtes. Au lieu de souscrire à cette conception dont il est pour une large part l'origine, BATAILLE déclare cette interprétation "choquante". Sans se désolidariser clairement de CAILLOIS, on le devine moins fasciné que lui par la guerre, plus porté à la lucidité qu'appelle "le tragique de l'homme actuel". Et c'est sur le spectre d'un "anéantissement total", celui dont Hiroshima a livré la "monstrueuse recette", qu'il achève le compte rendu du livre de CAILLOIS. Les guerres du XXe siècle excèdent par trop la part accordée aux fêtes sanglantes par les sociétés archaïques. BATAILLE n'est plus sensible à l'apocalypse. La guerre a rendu manifeste l'inhumain et ce ne saurait en tout cas, être pour lui prétexte à la littérature engagée. L'impossible s'offre dans la banalité et de cela, qui pourrait jamais se remettre? Qui pourrait aller contre? (Jean-Michel BESNIER).

     Il est vrai qu'une certaine forme de festivité sanglante qui apparait dans certains aspects de la guerre peut rendre attrayants cette analyse, et d'ailleurs, elle ne peut que complaire à bon nombre de praticiens de la guerre. Toutefois, avec l'Etat moderne et avec la guerre totale, nous sommes passé à un autre paradigme, à une autre signification de la guerre, froide et complètement rationnelle, qui fait fi d'un quelconque aspect festif des peuples qui s'y trouvent enrôlés, même si au niveau du recrutement et de l'adhésion à la guerre, cela peut être utile et reste très instrumentalisé. On atteint aujourd'hui la limite de validité d'une certaine forme d'analyse qui pourtant opère encore sur les esprits un certain intérêt. Roger CAILLOIS, néanmoins, continue d'attirer notre attention sur un aspect (celui de l'expérience définitive, du va-tout...) encore bien présent dans les esprits de stratèges et de stratégistes...

 

Roger CAILLOIS, Bellone ou la Pente de la guerre, Flammarion, Champs, essais, 2012, 285 pages.

Annamaria LASERA, Caillois, Fragments, fractures, réfractions d'une oeuvre, Padoue, 2002.

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016. Jean-Michel BESNIER, Georges Bataille : de la révolte au désespoir, dans La guerre et les philosophes, de la fin des années 20 aux années 50, Textes réunis et présentés par Philippe SOULEZ, Presses Universitaires de Vincennes, 1992.

 

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