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20 janvier 2009 2 20 /01 /janvier /2009 13:36

       Victor KLEMPERER (1881-1960), philologue, spécialiste de littérature française et italienne, professeur à l'Université de Dresde est destitué de son poste dès 1935 et échappe de très peu à la déportation. De religion juive, il est persécuté à ce titre par le IIIème Reich et rédige depuis 1933 jusqu'à 1945 un journal dans lequel il consigne toutes les déformations introduites dans la langue par le régime nazi. Ce journal, mis en forme et intitulé LTI comme Lingua Tertii Imperii, langue du Troisième Reich, n'est publié en Allemagne qu'en 1995.
    Ce journal, véritable manuel de résistance, constitue à lui seul à la fois un témoignage de lutte intellectuelle et une étude serrée de la grammaire, de la syntaxe et du vocabulaire, tels qu'ils ont été utilisés pour envenimer, pervertir et déformer la langue allemande pendant plus d'une dizaine d'années et dont certains effets, selon Victor KLEMPERER, perdurent encore.

      Tout au long de ces 37 courts chapitres suivis d'un épilogue, on découvre à la fois les conditions dans lesquelles l'auteur a rédigé ses notes cachées à la Gestapo et les réflexions de fond suscitées par les événements dramatiques que l'on sait (ou qu'on ne sait pas assez bien...) sur les relations entre caractère et langage.
 
         "On pourrait la prendre (la formule LTI) métaphoriquement. Car tout comme il est courant de parler de la physionomie d'une époque, d'un pays, de même on désigne l'esprit du temps par sa langue. Le Troisième Reich parle avec une effroyable homogénéité à travers toutes ses manifestations et à travers l'héritage qu'il nous laisse, à travers l'ostentation démesurée de ses édifices pompeux, à travers ses ruines, et à travers le type de ses soldats, des SA et des SS, qu'il fixait comme des figures idéales sur des affiches toujours différentes mais toujours semblables, à travers ses autoroutes et ses fosses communes."  "J'observais de plus en plus minutieusement la façon de parler des ouvriers à l'usine, celle des brutes de la Gestapo et comment l'on s'exprimait chez nous, dans ce jardin zoologique des Juifs en cage (les lieux de relégation des Juifs, avant la solution finale). Il n'y avait pas de différences notables. (...) Tous, partisans et adversaires, profiteurs et victimes, étaient incontestablement guidés par les mêmes modèles.
  "On parle tant à présent (en 1945) d'extirper l'état d'esprit fasciste, on s'active tant pour cela. (...) Mais la langue du Troisième Reich semble devoir survivre dans maintes expressions caractéristiques ; elles se sont si profondément incrustées qu'elles semblent devenir une possession permanente de la langue allemande."
         Pour tenter d'expliquer cette imprégnation, l'auteur s'interroge : "Quel fut le moyen de propagande le plus puissant de l'hitlérisme?" 
Ce n'est pas grâce au contenu nazi des informations diffusées à longueurs de journée, ni les discours longs et enflammés d'Hitler (lesquels étaient plutôt entendus avec indifférence...) que l'idéologie nazie s'insinuait dans tous les esprits. "Le nazisme s'insinua dans la chair et le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s'imposaient à des millions d'exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente." "Le Troisième Reich n'a forgé, de son propre cru, qu'un très petit nombre de mots de sa langue (...). La langue nazie renvoie pour beaucoup à des apports étrangers, et pour le reste, emprunte la plupart du temps aux Allemands d'avant HITLER. Mais elle change la valeur des mots et leur fréquence, elle transforme en bien général ce qui, jadis, appartenait à un seul individu ou à un groupuscule, elle réquisitionne pour le Parti ce qui, jadis, était le bien général et, ce faisant, elle imprègne les mots et les formes syntaxiques de son poison, elle assujettit la langue à son terrible système, elle gagne avec la langue son moyen de propagande le plus puissant, le plus public et le plus secret."

      Nombre des chapitres de ce livre développe des intonations, des expressions pour en faire sentir le détournement. Un exemple frappant est celui de Fanatique qui prend une connotation très positive. Jusqu'à la ponctuation qui devient révélatrice d'une manière de penser.
A force d'entendre et de lire toutes ces tournures de phrases et d'expressions répétées (l'auteur souligne au passage la pauvreté du langage utilisé), le philologue se pose la question lancinante du caractère éternel ou non du caractère allemand tel que le prônent les nazis. Il pose la question de savoir si les nazis introduisent une perversion radicale et nouvelle de la langue et si ils ne font qu'amplifier des éléments préexistants depuis longtemps. Il recherche ainsi si l'antisémitisme nazi est d'abord un antisémitisme allemand, si le national-socialisme est une maladie importée d'ailleurs ou une dégénérescence de l'essence allemande elle-même, une manifestation morbide de "traits éternels".
A cela, Victor KLEMPERER répond que l'on constate la présence de l'antisémitisme partout, en tout lieu et en tout temps et qu'il faut comprendre pourquoi l'antisémitisme du Troisième Reich possède un caractère entièrement nouveau. Il distingue trois particularités : une contagion ou généralisation de ce qui n'était que poussées épisodiques, un anachronisme monstrueux car il apparaît "comme une perfection en matière d'organisation et de technique" et surtout que la haine du Juif se fonde sur l'idée de race. Alors que dans les temps anciens, "l'hostilité envers les Juifs visait uniquement celui qui était en dehors de la foi et de la société chrétiennes". Pour l'auteur, ces trois innovations renvoient au trait de caractère fondamental "dont parle TACITE, à la "ténacité" (germanique) même au nom d'une cause mauvaise". Et les sciences naturelles comme la philosophie développent cette "qualité foncière des Allemands qu'est la démesure, l'opiniâtreté poussée à l'extrême, le dépassement de toutes les frontières (qui) a donné le plus riche terreau sur lequel cette idée de race pouvait se développer."
S'interrogeant sur l'origine de son expression théorique, Victor KLEMPERER désigne François GOBINEAU, l'auteur de l'"Essai sur l'inégalité des races humaines" de 1853 et plus largement encore trouve dans le romantisme allemand les racines de l'idée du privilège d'humanité de la germanité.

      Il faut lire toutes les pages du livre du philologue qui tente de faire comprendre le cocktail explosif de la croyance en la supériorité de la race, du lien entre l'existence d'une race allemande et l'identité de cette race à la possession du sang allemand, et de la ténacité fanatique de l'adhésion à cette idée, pour se convaincre d'un lien important entre la langue et le caractère. La langue fait partie constitutive des individus. La langue façonne, de génération en génération, des manières de penser sur la nature et les autres et cette manière de penser se retrouve dans les intonations, les formes de la langue, les tournures de phrases, les expressions répétitives... La langue permet de penser, mais elle permet aussi de se couler dans le moule de l'obéissance ou de la révolte. On le sent bien dans la résistance presque désespérée de l'auteur à cette nov-langue qui en arrive à faire prendre pour la réalité ce qu'elle désigne. A un niveau heureusement moins dramatique, on comprend comment une manière unique de penser l'économie (une sorte de libéralisme constamment pensé) peut empêcher de penser à une autre organisation économique...
   Loin sûrement d'établir pour le lecteur d'aujourd'hui des liens sûrs et obligatoires  entre romantisme allemand et nazisme, malgré le ton angoissé devant cette "découverte" que l'on sent à la lecture de ce livre parfois, cette oeuvre marque les esprits dans la nécessaire résistance aux dérives linguistiques.
 
      Dans une postface intéressante, Alain BROSSAT amorce une typologie des "vertus et courages résistants" : "d'un côté, la bravoure sans espoir de victoire qu'incarne pour nous, par exemple, la poignée juvénile d'"immigrés clandestins" de la MOI qui, au tréfonds de la plus sombre des occupations, ranime l'ardeur des vaincus en retournant la terreur contre le vainqueur. Et de l'autre, celle de l'universitaire déjà vieillissant, dégradé en quasi-esclave et qui, lui aussi, renverse la dialectique de la terreur : en transformant la brute terroriste (l'Etat nazi et ses sbires) de sujet-persécuteur tout puissant en matériau d'observation, en objet de la plus dense des réflexions sur la part totalitaire de l'histoire du XXème siècle".
 


Victor KLEMPERER, LTI, la langue du IIIème Reich, Carnets d'un philologue, Albin Michel, collection Agora pocket, 2007, 372 pages. Traduction de l'allemand "LTI - Notizbuch eines philogogen" et annotations (abondantes) d'Elisabeth GUILLOT. Présentations de Sonia COMBE et d'Alain BROSSAT.
 
Relu le 5 janvier 2019
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3 janvier 2009 6 03 /01 /janvier /2009 15:56

       Écrit en 1920 dans la foulée du Traité de Versailles (1919) dans les négociations duquel John Maynard KEYNES participait officiellement à la délégation de la Grande Bretagne - avant d'en être déçu et démissionnaire, cet ouvrage polémique dans sa description de la Conférence, se constitue pour sa plus grosse partie de considérations sur les relations entre politiques économiques d'après la Première Guerre Mondiale et les conditions imposées à l'Allemagne. Il y expose les motifs de son opposition au traité final.

      Divisé en sept chapitres, dont les chapitres IV, V et VI consacré aux questions économiques, Les conséquences économiques de la paix marque une date dans la perception des relations entre guerre et économie. De manière un peu définitive, cet ouvrage dénie la possibilité, dans un monde aux intérêts économiques enchevêtrés par dessus les frontières, de tirer profit économiquement d'une guerre par un pays ou un autre. Singulièrement, il met l'accent sur les solidarités des économiques nationales européennes, qui empêchent de dépouiller l'Allemagne sans mettre en danger les autres pays européens.

        Le premier chapitre, sous-titré "Introduction" indique d'emblée que la manière d'élaborer le Traité est mue par la croyance de "pouvoir nous permettre d'entretenir une guerre civile au sein de la famille européenne". "Si, la guerre civile européenne ayant pris fin, la France et l'Italie devaient abuser de leur pouvoir momentané de vainqueurs pour détruire l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie aujourd'hui prostrées, elles provoqueraient leur propre destruction, en raison des liens psychiques et économiques cachés qui les rattachent profondément et inextricablement à leurs victimes."

       Pour appuyer son sentiment, l'auteur britannique remonte jusqu'à 1870, pour décrire "l'Europe avant la guerre". Il indique que "c'était autour de l'Allemagne, pilier central sur lequel tout reposait, que se regroupait le système économique européen, et c'est la de la prospérité et de l'esprit d'entreprise de l'Allemagne que dépendait au premier chef la prospérité du reste du continent." "Les statistiques illustrant l'interdépendance économique de l'Allemagne et de ses voisins sont écrasantes".
Passant en revue la démographie, l'organisation économique, la psychologie collective, les relations du "Vieux Monde" avec le "Nouveau", l'économiste porte un regard critique sur les fondements de la prospérité européenne. "Les énormes masses de capital fixe qui furent accumulées, au grand profit de l'humanité, pendant le demi-siècle qui précéda la guerre, n'aurait jamais pu l'être dans uns société où les richesses auraient été réparties équitablement. Les voies ferrées que cette époque a construites dans le monde entier comme des monuments pour la prospérité, étaient, autant que les pyramides d'Egypte, l'oeuvre de travailleurs qui n'étaient pas libres de consacrer à leur satisfaction immédiate la rémunération complète de leurs efforts. Ainsi ce système remarquable reposait pour se développer sur une double supercherie. D'une part, les classes laborieuses acceptaient une situation où elles ne pouvaient prétendre qu'à une très petite part du gâteau qu'elles-mêmes, la nature et les capitalistes avaient travaillé ensemble à produire ; elles l'acceptaient par ignorance ou par impuissance, sous l'effet de la contrainte ou de la persuasion, ou amadouées qu'elles étaient par la coutume, la tradition, l'autorité et la solidité de l'ordre établi. D'autres part, les classes capitalistes pouvaient prétendre au meilleur morceau du gâteau et il leur était loisible, théoriquement, de le consommer, à la condition, implicite, de n'en consommer en fait que très peu. Le devoir d'"épargner" représenta bientôt les neuf-dixièmes de la vertu, et l'agrandissement du gâteau l'objet de la vraie religion."

     "La Conférence" constitue le chapitre le plus polémique de l'ouvrage. John Maynard  KEYNES dresse un portrait féroce des motivations et des comportements, comme de la tenue des débats. CLEMENCEAU, dans le Conseil des Quatre, fait figure de patriarche désabusé et méprisant, Lloyd GEORGE, WILSON, ORLANDO, tous sont décrits comme des hypocrites ou des pusillanimes.

     Le chapitre IV décrit "Le traité" lui-même. "Deux projets rivaux se disputaient l'organisation future du monde : les Quatorze Points du président WILSON et la paix carthaginoise de M. CLEMENCEAU. Un seul, cependant pouvait légitimement y prétendre ; l'ennemi, en effet, n'avait pas capitulé sans conditions, mais en vertu d'un accord relatif au caractère général de la paix." Pour bien faire comprendre qu'au début de la préparation du Traité, beaucoup de choses étaient possibles, le négociateur passe en revue l'histoire des négociations "qui commencèrent par la note allemande du 5 octobre 1918 et se terminèrent par la note du président WILSON, du 5 novembre 1918". Il se plaint qu'à cause des exigences françaises et italiennes, que l'exécution du programme des réparations exigées de l'Allemagne "imposera une tâche extraordinaire à la Commission des Réparations, qui deviendra propriétaire d'un grand nombre de droits et d'intérêts sur de vastes territoires, troublés par la guerre, leur changement de statut et le bolchevisme. Le partage des dépouilles entre les vainqueurs nécessitera aussi la création d'un nouveau et puissant service, qui verra se bousculer les aventuriers rapaces et les avides chasseurs de concessions de vingt ou trente pays différents.". Il entre dans les détails des dispositions du Traité, notamment sur le fer et le charbon, les transports et le système douanier de l'Allemagne.

   Avec "Les Réparations", John Maynard KEYNES poursuit sa description et met en évidence, que sous couvert de responsabilité morale des dommages causés aux populations civiles, le poids des réparations fut étalé sur toute une génération, au niveau de vie abaissé, compte tenu des faibles capacités de l'Allemagne à les effectuer, du fait même des amputations réalisées de son territoire et de ses capacités productives.

    Dans le chapitre "L'Europe après le Traité", chapitre "qui ne peut être que pessimiste, l'auteur résume l'impact que va avoir le Traité de Versailles.
"le Traité ne contient aucune mesure en faveur du rétablissement économique de l'Europe - rien pour faire des empires centraux vaincus de bons voisins, rien pour stabiliser les nouveaux Etats européens, rien pour que la Russie revienne vers nous. Il n'encourage en aucune façon des accords de solidarité économique entre les Alliés eux-mêmes. Aucune disposition n'a été prise pour remettre de l'ordre dans les finances de la France et de l'Italie, ou pour réajuster les systèmes du Vieux et du Nouveau Monde."
John Maynard KEYNES énonce déjà ce qui sera plus tard sa préoccupation essentielle : "La question de savoir comment rétablir le circuit perpétuel de la production et des échanges extérieurs m'amène à faire une digression à propos de la situation monétaire de l'Europe. On dit que LENINE  a déclaré que la meilleure façon de détruire le système capitaliste était d'avilir la monnaie. Grâce à une inflation incessante, les gouvernements peuvent à l'insu de tous confisquer secrètement une part importante de la richesse de leurs citoyens. Par cette méthode, ils ne font pas que confisquer : ils confisquent arbitrairement, et, alors que ce processus en appauvrit beaucoup, il en enrichit certains. Le spectacle que présente cette redistribution arbitraire n'entame pas seulement le sentiment de sécurité de la population, mais sa confiance dans le caractère équitable de la répartition actuelle de la richesse. Ceux à qui le système profite de manière exceptionnelle, au-delà de leurs mérites, et même au-delà de leurs espérances ou de leurs désirs, deviennent des "profiteurs"", haïs par la bourgeoisie que les politiques inflationnistes ont appauvrie autant que le prolétariat. Comme l'inflation continue et que la valeur réelle de la monnaie fluctue de mois en mois de façon incontrôlée, les relations contractuelles entre débiteurs et créanciers, qui constituent le fondement du capitalisme, sont perturbées au point de perdre toute signification. le processus d'acquisition de la richesses dégénère en un jeu de hasard, une loterie." "L'inflation qui affecte les différents systèmes monétaires d'Europe, a atteint des proportions extraordinaires."

    Au dernier chapitre, "Les remèdes", l'auteur avance quelques idées qu'il poursuivra longtemps après.
"Tout d'abord, nous devons échapper à l'atmosphère et aux méthodes de Paris. Les hommes qui ont dominé la Conférence de la Paix céderont peut-être aux bourrasques de l'opinion publique (rappelons que le Traité de Versailles fut très mal accueilli partout), mais jamais ils ne nous tireront de nos peines. Le Conseil des Quatre ne pourrait pas revenir sur ses pas, même s'il le souhaitait. Le remplacement des gouvernements actuels en Europe constituent donc un préalable indispensable.
Je propose maintenant à ceux qui pensent que la Paix de Versailles ne peut pas durer d'examiner le programme suivant:
- La révision du traité.
- L'annulation des dettes interalliées.
- Un prêt international et la réforme de la monnaie.
- Les relations de l'Europe centrale avec la Russie (doivent être clarifiées) : "La seule protection dont nous disposons contre la Révolution en Europe centrale est que, même aux yeux des plus désespérés, elle n'offre aucune perspective d'amélioration".
  John Maynard KEYNES reste pessimiste jusqu'à la fin de son livre : "Les banqueroutes et le déclin de l'Europe, si nous ne faisons rien pour les empêcher, affecteront chacun d'entre nous à long terme, mais peut-être pas d'une façon frappante ou immédiate." Au moment où il écrit les dernières lignes, l'auteur pense que "nous sommes à la morte-saison de notre destin." Ce qui ne l'empêche pas de dédier son livre "à la formation de l'opinion de l'avenir."

   Contre cette vision négative du Traité qui est d'ailleurs l'opinion dominante dans tout l'après-guerre, et surtout contre ces prédictions pessimistes sur l'avenir de l'Europe, plusieurs auteurs se sont élevés, et notamment Jacques BAINVILLE et Etienne MANTOUX.
   Etienne MANTOUX, dans "la paix calomniée ou les conséquences économiques de Monsieur KEYNES (1946) est le plus critique. Confrontant ces calculs et ces pronostics à l'évolution de l'économie allemande, il explique que cette économie connut, dans les années 1920, une phase de production industrielle et de croissance telle que les réparations exigées n'apparaissent pas comme exagérées. Il s'interroge sur la responsabilité de John Maynard KEYNES sur l'état de l'opinion aux Etats-Unis et dans le développement d'une mentalité d'appeasement face à la montée du nazisme dans les années 1930 (Edouard HUSSON). Mais contrairement à ce que dit Etienne MANTOUX, le fait que ni la question de l'ordre monétaire international ni celle des règlements financiers entre belligérants n'aient pas été traitées de manière cohérente a rendu impossible la résolution de la Crise de 1929. C'est bien l'inflation qui fut au coeur de la crise économique du monde capitaliste des années 1930.  Par ailleurs, chaque crise traversée par l'Allemagne entre 1918 et 1933 fut aggravée par l'effet psychologique du Traité de Versailles.
   Jacques BAINVILLE, dans "Les conséquences politiques de la paix" (1920) s'oppose à John Maynard KEYNES sur la primauté accordée aux aspects économiques. Mais en fait, l'un et l'autre se font écho, notamment dans le catastrophisme, même si le premier se fait le défenseur de l'ordre bourgeois européen, reprochant aux diplomates de ne pas avoir sauvegarder les monarchies du Centre Europe.
 


     John Maynard KEYNES, Les conséquences économiques de la paix, 1920. L'édition de 2002 parue chez Gallimard, collection Tel, d'une traduction et des annotations de David TODD fait 270 pages environ. Une préface très importante, qui restitue historiquement l'oeuvre, d'Edouard HUSSON, permet de mieux comprendre les conditions dans lesquelles "Les conséquences économiques de la paix" furent rédigées et reçues. Les annotations de David TODD reprennent - longuement - les arguments d'Etienne MANTOUX.
  Cette édition de Gallimard comporte également le texte de Jacques BAINVILLE, "Les conséquences politiques de la paix" que l'on conseille également de lire.
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17 octobre 2008 5 17 /10 /octobre /2008 11:55
    
        Ces textes d'un des fondateurs de la géopolitique - il s'agit d'un recueil d'écrits de 1920 à 1945 - indiquent à la fois certains fondements de cette alors récente discipline et le contexte dans lequel travaille le général de brigade professeur.
       Préfacés par Jean KLEIN (longuement) et introduits par Hans-Adolf JACOBSEN (une non moins longue biographie), les textes de Karl HAUSHOFER (1869-1946) montrent à quel point une "science" peut être déviée des objectifs de son auteur lorsqu'il partage certains présupposés avec les dirigeants d'un Etat autoritaire et impitoyable. Il s'agit de 9 textes où transparaît, même dans ceux qui font référence à une situation précise, une constante prudence qui est la marque des vrais savants. Ils abordent soit des questions théoriques générales (De la géopolitique, la vie des frontières politiques...) soit des aspects précis (le bloc continental Europe Centrale-Eurasie-Japon) qui gardent encore aujourd'hui une certaine pertinence.

     Comme l'écrit Jean KLEIN, "Karl HAUSHOFER s'exprimait avec prudence sur le caractère scientifique de l'entreprise dans laquelle il était engagé et jusqu'à la fin de sa vie il s'est refusé à publier un manuel de géopolitique, estimant que les recherches entreprises et les résultats obtenus n'étaient que les pierres d'attente d'un édifice théorique futur. En outre, il avait de la géopolitique une conception dynamique et il ne voulait pas entraver son essor par des énoncés dogmatiques qui auraient nui à ses applications pratiques.". Rédigée à un moment où la géopolitique est réellement remise à l'honneur, passée une période où les stratégistes ne juraient que par la théorie des jeux et les scénarios de guerre nucléaire - cette préface fait justice de la prétendue participation active de Karl HAUSHOFER à l'entreprise nazie, tout en montrant, comme le fait d'ailleurs Hans Adolf JACOBSEN dans l'"esquisse biographique", le contexte d'élaboration de cette géopolitique allemande, celui d'une Allemagne vaincue et amputée de territoires peuplés d'Allemands.

         "De la géopolitique" (1931) traite dans un style plutôt lourd (mais il est rédigé à l'origine pour la radio) d'aspects saillants :   "Un travail de géopolitique doit, de par son essence, être entièrement indépendant de l'endroit de la surface du globe où se trouve par hasard son auteur, de la situation et du parti de ce dernier."
                  "Il faudrait donc d'abord apporter la preuve de l'exactitude de quelques-uns de ces signes et avertissements géopolitiques dans le passé et montrer ensuite comment on peut percevoir des lignes directrices géopolitiques dans le jeu agité des forces politiques du présent, les identifier dans leur développement et saisir leur direction vers l'avenir - en laissant naturellement une certaine marge aux diagnostics erronés, comme en météorologie et dans l'art médical".
                  "La démarcation entre les puissances océaniques et les puissances continentales dans leur grande différence de sensibilité en ce qui concerne leurs sphères d'influence est particulièrement intéressante du point de vue géopolitique. L'Europe centrale par exemple commit une grave erreur de n'avoir pas compris le passage des Etats-Unis, entre 1892 et 1898, de la situation d'un Etat continental largement autarcique à celle d'une puissance industrielle et commerciale océanique et agressive, comme le fit par exemple l'Angleterre, qui grâce au géopoliticien Lord BRYCE conclut à temps, au prix de grands sacrifices, sa paix culturo-politique avec le grand Etat qui était sa fille et trouva ainsi son aide dans la guerre mondiale."
                  "Il existe (...) des différences considérables entre les bonnes et les mauvaises frontières, entre les frontières naturelles et celles empruntées à la nature. Dans les temps anciens, les fleuves aussi longtemps qu'ils coulaient encore avec de nombreux bras et un débit irrégulier, entre prairies et fourrés, comme séparation. Le fleuve d'aujourd'hui, portant un trafic intense et produisant de l'électricité, comme le Rhin, unit bien plus qu'il ne sépare ; c'est pourquoi il sera toujours une mauvaise frontière qui sera ressentie comme une plaie ouverte jusqu'au moment où toutes les barrières et tous les obstacles tombent, où tous les habitants de même langage, de part et d'autre de la frontière, sont à nouveau réunis. Ceci est une expérience géopolitique vérifiée dans des milliers de cas. Seule une zone inhabitée constitue une séparation de quelque durée. Mais absolument rien à la surface de la terre ne fournit de protection en tant qu'obstacle purement passif, ni les mers, ni les ceintures de déserts, ni les chaïnes de montagnes élevées, ni les forêts marécageuses ; tout a déjà été surmonté par des mouvements migratoires des hommes. Par contre la protection n'est assurée que par un vigilant sentiment de la vie, par une organisation agraire, oeuvre de bras vivants et travailleurs, derrière une frontière tracée de la manière la plus juste possible, reposant des deux côtés sur un consentement mutuel, et ayant, en cas de besoin, un caractère militaire."

      "Le bloc continental Europe Centrale-Eurasie-Japon" : "Incontestablement le plus grand et le plus important changement dans la politique mondiale de notre temps est la formation d'un puissant bloc continental englobant l'Europe, le Nord et l'Est de l'Asie". Rédigé en 1940, centré sur "les possibilités coloniales de la géopolitique", ce texte reprend des considérations issues de l'expérience propre de l'auteur en Extrême-Orient et constitue une véritable analyse de la situation géopolitique de ce vaste ensemble. En relisant ce texte, on a parfois l'impression qu'il constitue un archétype de certains textes que l'on retrouve actuellement dans certaines revues de géopolitique, même si ses conclusions sont loin d'être vérifiées.

        "Apologie de la géopolitique allemande" de novembre 1945 fait partie de la défense juridique que Karl HAUSHOFER rédige à la demande des autorités alliées enquêtant sur les crimes nazis. il estime notamment qu'à partir de 1938, Hitler ne suit plus ce qu'il estime une bonne stratégie pour l'Allemagne. Il fut d'ailleurs persécuté ainsi que sa famille vers la fin de l'Allemagne nazie. Très nettement, il indique les ressemblances des buts et des moyens des géopolitiques américaine et allemande, et s'inscrit dans la continuité des réflexions menées par des géopoliticiens anglo-saxons.

       "Contribution à la géopolitique de l'Extrême-Orient' (1920) est directement tiré de son expérience diplomatique dans cette région. "Dans ce cercle (des questions géopolitiques concernant l'Asie orientale) une position de puissance dominante revient au Japon non pas tant à cause des moyens dont il dispose et de sa volonté de puissance qu'à cause du poids naturel qui revient à toute personnalité affirmée, à la volonté ferme, sans qu'elle y soit pour rien, dans un monde d'intérêts en lutte, de tensions forcées et de formes de vie incohérentes. En même temps échoit au Japon la responsabilité dont, conscient d'une grande mission historique, il se charge de son rôle d'intermédiaire à un endroit de la terre où le plus grand Océan, avec les profondeurs de plus de 12 000 mètres, touche la plus grande masse continentale de notre planète."

      "La vie des frontières politiques" (1930) part de la constatation de la fragilité des frontières. "Un phénomène vital résultant d'un jeu de forces toujours changeant comme la frontière politique, ne peut être pleinement saisi "de lega lata" à partir d'une loi figée, prise à la lettre, à partir d'une conception "statique", à partir d'un état déjà nécessairement vieilli dès le moment même où il a été fixé."  Karl HAUSHOFER dresse un tableau de la situation des peuples par rapport à leur territoire : "(...) le déséquilibre entre la force défensive organique et l'envie organique d'attaquer est plus difficile à faire comprendre et plus difficile à exprimer sur une carte politico-démographique. Car il faut prendre en compte de nombreux symptômes scientifico-culturels, des signes artistiques à valeur politique, des expressions de l'âme populaire (mentalité) de part et d'autre de la frontière et il est presque impossible d'exprimer cela par de simples chiffres. Seul le don précieux et rare de pouvoir s'identifier aux deux entités qui luttent toujours ensemble, et à l'âme compliquée de la région frontière elle-même, permet de s'exprimer prudemment sur la vitalité et les possibilités d'avenir de la zone frontière, de la bordure frontalière qui n'est jamais la ligne géométrique que le droit international et le droit public tracent si volontiers mais est en même temps une entité avec un droit propre à l'existence."

    "L'espace vital allemand" (1931) dresse la situation jugée catastrophique du sol du peuple allemand, 12 ans après la fin de la Première Guerre Mondiale. On est loin dans ce court texte de la phraséologie d'un "Mein Kampf". l'auteur insiste sur l'étouffement de son peuple et s'appuie même sur la grande presse internationale qui reconnaît de grandes erreurs au Traité de Versailles de 1918.

   "Les bases géographiques de la politique étrangère" (1927) : "(...) c'est la géopolitique avant tout qui doit créer l'outil d'une politique étrangère fructueuse, qui doit éveiller un large écho dans le peuple tout entier, pour que naissent les forces qui la réaliseront. dans le domaine - malgré bien des esprits éminents de chez nous, qui ont beaucoup plus de disciples à l'étranger, dans les pays de langues anglaise, française et japonaise que dans leur propre pays - les Britanniques et les Français par exemple nous ont été supérieurs à partir du tournant du siècle. ils ont éduqué géopolitiquement aussi bien les exécutants de leur politique étrangère que les masses  qui devaient leur donner  dans les élections le nombre de voix nécessaires. Dès 1901 et 1904 des géopoliticiens français et anglais (CHERADAMA et MACKINDER) ont indiqué dans des ouvrages - qui auraient dû éveiller notre attention - les lignes directrices à suivre pour réduire à néant les Grandes Puissances de l'Europe continentales."

   "Le déplacement des forces politiques mondiales depuis 1914 et les fronts internationaux des "Pan-Idées" Objectifs à long terme des Grandes Puissances" (1931) déploie un des grands apports théoriques de Karl HAUSHOFER : les Pan-Idées. Une Pan-Idée a pour objet l'unité géographique, ethnique ou civilisationnelle d'une communauté humaine : pan-européisme, pan-islamisme, pan-germanisme... Le monde peut être divisé en 4 zones selon un axe Nord-Sud, chaque zone étant dominée par une grande puissance :
 - l'Allemagne destinée à dominer la zone pan-européenne incluant l'Afrique
 - les Etats-Unis destinés à dominer la zone pan-américaine
 - la Russie destinée à dominer la zone pan-russe incluant l'Asie centrale et le sous-continent indien
 - le japon destiné à dominer la zone pan-asiatique.
    Ces pan-Idées permettent selon Karl HAUSHOFER de comprendre les grands chocs géopolitiques de la planète. il souligne l'opposition irréductible entre les géopolitiques russe et américaine. Selon lui, le libéralisme mondialiste américain ne pourrait être mis en échec que par les puissances de l'Axe, l'Allemagne et le Japon. (Aymeric CHAUPRADE)

    "La géopolitique du pacte anti-Komintern" (1939) vue favorablement est un petit texte qui souligne surtout "la nécessité d'une éducation géopolitique (dont il donne l'exemple par ce Pacte) pour tous les soldats politiques des puissances de l'Axe, en-deçà et au-delà des Alpes". Il montre la fragilité de ce Pacte qui n'a rien d'un triangle de fer, tant pèsent les réalités géographiques.

   Des annexes, formées des correspondances de Karl HAUSHOFER renforcent les impressions qui se dégagent de ces 9 textes : nécessité d'approfondir les éléments de la géopolitique, nécessité de l'éducation des dirigeants politiques et militaires comme des peuples sur les réalités physiques et les continuités historiques induites par elles, nécessité de garder cette "science" de tout dogmatisme. Il s'en dégage une idée paneuropéenne de toute actualité.

   Karl HAUSHOFER, De la géopolitique, Editions Fayard, collection géopolitiques et stratégies, 1986, 268 pages. Traduction de l'allemand par André MEYER.
 Ce recueil est surtout le fruit d'une étude monumentale de Hans-Adolf JACOBSEN sur la vie et l'oeuvre de Karl HAUSHOFER, parue en 1979.
   Sous la direction d'Aymeric CHAPRADE, Géopolitique, Constantes et changements dans l'histoire, Ellipses, 2003.
 


                                                                              STRATEGUS
 
Relu le 12 septembre 2018
 
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26 septembre 2008 5 26 /09 /septembre /2008 08:14

        Le petit livre du général André BEAUFRE (1902-1975) aborde la stratégie de manière philosophique et universelle qui dépasse de loin les considérations proprement militaires.
       En quatre chapitres denses et clairs, le général, jeune officier en 1935 et chef d'état-major adjoint du SHAPE en 1958, nous donne là, "le traité de stratégie le plus complet, le plus soigneusement formulé et mis à jour qui ait été publié au cours de cette génération", selon le capitaine LIDDEL HART qui le préface en 1963.
  Successivement, l'auteur aborde une vue d'ensemble de la stratégie, la stratégie militaire classique, la stratégie nucléaire et la stratégie indirecte.
      
         Dans son introduction, André BAUFRE indique son propos : "(...) la stratégie ne doit pas être une doctrine unique, mais une méthode de pensée permettant de classer et de hiérarchiser les événements, puis de choisir les procédés les plus efficaces. A chaque situation correspond une stratégie particulière ; toute stratégie peut être la meilleure dans l'un des conjonctures possibles et détestable dans d'autres conjonctures." Et plus loin, il précise que "la stratégie ne peut plus être l'apanage que des militaires. Je n'y vois pour ma part que des avantages, car lorsque la stratégie aura perdu son caractère ésotérique et spécialisé, elle pourra devenir ce que sont les autres disciplines et ce qu'elle aurait toujours dû être : un corps de connaissances cumulatives s'enrichissant à chaque génération au lieu d'une perpétuelle redécouverte au hasard des expériences traversées." "La guerre, autrefois jeu des rois, est devenue aujourd'hui une entreprise grosse de trop de dangers majeurs"
Ce que André BEAUFRE recherche, "c'est l'algèbre sous-jacente dans ce phénomène violent  (qu'est la guerre) : l'irrationalité qui y joue un rôle considérable doit elle-même être considérée sous un angle rationnel."

        Sa vue d'ensemble de la stratégie repose sur bien entendu sa propre expérience, dont il ne fait pas état dans ce livre, mais aussi sur l'étude des écrits de stratèges et de stratégistes des siècles précédents, CLAUSEWITZ, STALINE, Raymond ARON, LIDDEL HART...
  André BAUFRE reprend d'ailleurs les définitions de la stratégie de CLAUSEWITZ et de LIDDEL HART en les étendant : la stratégie est l'art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique. Cet art, poursuit-il, traditionnellement subdivisé en stratégie, tactique et logistique, est plutôt l'art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre les conflits. Il soutient d'ailleurs cette définition générale et étendue en montrant son utilité dans ses développements sur le but et les moyens de la stratégie, l'élaboration du plan stratégique et les "modèles stratégiques".
   - Le but de la stratégie est bien "d'atteindre la décision en créant et en exploitant une situation entraînant une désintégration morale de l'adversaire suffisante pour lui faire accepter les conditions qu'on veut lui imposer".
    - "L'art va consister à choisir parmi les moyens disponibles et à combiner leur action pour les faire concourir à un même résultat psychologique assez efficace pour produire l'effet moral décisif. Le choix des moyens va dépendre d'une confrontation entre les vulnérabilités de l'adversaire et nos possibilités."
   - Dans l'élaboration du plan stratégique, il s'agit de choisir "des actions successives et des possibilités de parade (qui) doivent être aménagées dans un système visant à conserver le pouvoir de dérouler son plan malgré l'opposition adverse. Si le plan est bien fait, il ne devrait plus y avoir d'aléas. La manoeuvre stratégique, visant à conserver la liberté d'action doit être "contraléatoire". Naturellement, elle doit être envisagée clairement dans toute la suite d'événements menant jusqu'à la décision - ce qui, soit dit en passant, n'était pas le cas de notre côté, ni en 1870, ni en 1939, ni en Indochine, ni en Algérie."
  - Ce plan stratégique s'ordonne suivant 5 modèles dont l'auteur examine les caractéristiques :
                    - A moyens insuffisants et à objectif modeste, la pression indirecte, "actions plus ou moins insidieuses de caractère politique, diplomatique ou économique", est très employée par l'Allemagne nazie et l'Union Soviétique. C'est une stratégie qui correspond aux cas où la liberté d'action est étroite.
                   - A moyens limités et à objectif important, la combinaison, par actions successives, de la menace directe et de la pression indirecte, utilisée par Hitler de 1935 à 1939, réussit tant que l'objectif parait aux adversaires limité, mais lorsque le "grignotage" s'avère mettre en jeu des intérêts vitaux, cette stratégie peut déboucher sur une grande guerre. C'est par ailleurs une stratégie souvent employée au XVIIIème siècle.
                  - A moyens insuffisants et à objectif important encore, on peut avoir recours à une stratégie de conflit de longue durée pour user et lasser l'adversaire. Souvent utilisée dans les guerres de libération ou de décolonisation, cette stratégie n'a de chance que si l'enjeu est très inégal entre les deux parties.
                  - A moyens importants et à objectifs multiples, "on cherchera la décision par la victoire militaire, dans un conflit violent et si possible court". "La destruction des forces adverses dans la bataille peut suffire, surtout si l'enjeu n'est pas trop vital pour l'adversaire. Sinon l'occupation de tout ou partie du territoire devra matérialiser la défaite aux yeux de l'opinion pour lui faire admettre les conditions imposées. Naturellement, la capitulation morale du vaincu pourra être grandement facilitée si l'on peut disposer de cinquièmes colonnes sympathisantes comme ce fut le cas pour les victoires de la Révolution Française et de NAPOLEON". C'est la stratégie dominante au XIXe et d'une partie du XXe siècles, qui abouti à de gigantesques conflits militaires.
     
          Toujours dans sa vue d'ensemble de la stratégie, l'auteur, après avoir insisté sur ses subdivisions (suivant l'espace du conflit, air, terre, mer, stratégie totale, stratégie générale et stratégie opérationnelle, stratégie logistique et stratégie génétique) et indiqué différentes théories (CLAUSEWITZ, LIDDEL HART, MAO TSE TOUNG, LENINE et STALINE, américaine de stratégie nucléaire, MAHAN pour les mers, MACKINDER pour les terres, DOUHET pour les airs, FOCH pour l'économie des forces et la liberté d'action...), expose le concept central de la stratégie. Il en revient toujours aux caractéristiques relativement simples du duel à l'escrime : attaquer, surprendre, feindre, tromper, forcer, fatiguer, poursuivre, se garder, dégager, parer, reporter, esquiver, rompre et menacer. Toutes ces actions ont leurs correspondances en stratégie de dissuasion comme en stratégie classique, tableaux très pédagogiques à l'appui.
 André BEAUFRE veut montrer que les modèles stratégiques définis plus haut s'ordonnent selon deux modes principaux : la stratégie directe et la stratégie indirecte.
   Il s'élève contre ce qu'il considère comme un contre-sens (commis par FULLER, ROUGERON et TOYNBEE) d'expliquer l'évolution de la stratégie par l'évolution des techniques. Il indique l'exemple de la guerre d'Algérie : combattre une guérilla par les armes modernes conduit à la défaite. "Le rôle de la stratégie est de fixer aux techniques et aux tactiques le but vers lequel elles doivent tendre dans leurs inventions et leurs recherches."
  André BAUFRE conclu cette première partie en insistant encore : "La stratégie n'est qu'un moyen. La définition des buts qu'elle doit chercher à atteindre est du domaine de la politique et relève essentiellement de la philosophie que l'on veut voir dominer. Le destin de l'homme dépend de la philosophie qu'il se choisira et de la stratégie par laquelle il cherchera à la faire prévaloir"...
Cette insistance trouve une partie de son explication par l'ampleur de l'appareil militaro-industriel, de construction d'engins de plus en plus sophistiqués où la technique semble vouloir imposer une façon de faire aux militaires. Plus tard, l'utilisation de tout l'arsenal militaro-technique de destruction sera mit en échec lors de la guerre du VietNam menée par les Américains contre des adversaires ayant choisi la stratégie indirecte pour l'emporter.

      Dans le jeu stratégique, les deux modes direct et indirect peuvent se mêler en proportions variables, la lutte pour la liberté d'action étant toujours l'essence de la stratégie.
  Que ce soit dans la stratégie militaire classique, la stratégie atomique (largement virtuelle heureusement) ou dans la stratégie indirecte, la part du hasard reste importante ; c'est pourquoi la stratégie reste un art et non une science.
André BEAUFRE insiste souvent sur le fait que c'est à toute époque, même si on le redécouvre à chaque fois, que les révolutions techniques et les révolutions sociales ont joué un rôle majeur dans les guerres. Marqué par les expériences des guerres que la France a menée en Indochine et en Algérie, il exhorte à apprendre notamment la stratégie indirecte.

   Général André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, Armand Colin, 1963, Une réédition aux éditions Hachette littératures, collection Pluriel, de 1998 en 192 pages, est introduite par un "avant-propos" de Thierry de MONTBRIAL, directeur de l'Institut Français des Relations Internationales. Préface du capitaine LIDDEL HART de 1963.
Cet ouvrage avait été publié (en 1998) dans le cadre de la série "Stratégie", animée par Gérard CHALIAND, directeur du Centre d'étude des conflits (Fondation des études de défense).
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2 septembre 2008 2 02 /09 /septembre /2008 14:59

 

     Dans ce livre important, comme l'écrit John KEEGAN dans l'Introduction, Victor Davis HANSON, professeur d'Université d'Etat de Californie, a "essayé d'évoquer le cadre de cette expérience de la bataille ainsi que le mal et les difficultés extraordinaires qu'avaient les hommes qui combattaient." "Ma conviction", écrit encore l'auteur dans sa Préface, "est que la forme pure de la bataille chez les Grecs nous a laissés, en Occident, possesseurs d'un héritage embarrassant : nous sommes devenus persuadés qu'une bataille autre qu'une confrontation face à face entre des ennemis calmes et déterminés est contraire à nos valeurs et à notre style.".
   En 5 parties et 19 chapitres, il détaille ce qu'il appelle le modèle occidental de la guerre, cette manière de privilégier les batailles rangées décisives.

        Dans une première partie, "Les Grecs et la guerre moderne", l'auteur entend étudier davantage que la tactique et la stratégie si "nous devons apprendre pourquoi la manière grecque de combattre a eu une telle influence en Occident".
     La raison d'être de la bataille d'infanterie se trouve non pas dans la nécessité d'éviter les désastres agricoles (la vigne et l'oliveraie sont en fait très résistants), mais dans le fait qu'elle est, dans l'époque classique de la Grèce ancienne (VIIème-Vème siècles av.JC) "une provocation ou une réaction contre la simple menace d'une attaque contre les fermes."
"Les batailles d'hoplites grecs étaient des luttes entre petits propriétaires fonciers qui, d'un commun accord, cherchaient à limiter la guerre et, partant, la tuerie, à un affrontement unique, bref et cauchemardesque." "Il faut expliquer la manière grecque de combattre comme une idée élaborée, comme une vision présente à l'esprit des petits fermiers : leur terre ancestrale devait à tout prix rester inviolée, n'être foulée par personne d'autres qu'eux-mêmes. C'était une terre dont tous les citoyens de la polis consentaient à défendre l'intégrité à tout instant. A la fin du Vème siècle, après 200 ans de guerre d'hoplites, Athènes et d'autres communautés apprirent qu'il pouvait être avantageux de rester à l'intérieur des murs de la cité et de mettre l'ennemi au défi de réduire en ruines les propriétés agricoles. Le rituel conventionnel de la bataille rangée des hoplites fut alors mis en question et, ainsi, périclita. Ensuite, au IVème siècle, le développement rapide des troupes auxiliaires et de la poliorcétique accompagna ces idées nouvelles et eut pour effet que, par la suite, la bataille dut être sans rémission, et non épisodique, élargie et non restreinte, offrant au vainqueur une occasion nouvelle de rechercher non pas une humiliation bénigne, mais souvent une reddition et un assujettissement inconditionnel du vaincu. En un mot, l'idée que la bataille d'infanterie était irrévocablement partie intégrante de l'agriculture fut entièrement rejetée."
 Cette mise en perspective historique veut montrer l'originalité de cette manière de combattre, et, surtout, sa supériorité militaire. "C'est ce désir occidental d'un choc d'infanterie unique et grandiose, d'une tuerie sauvage mettant aux prises, sur un champ de bataille, des hommes libres munis d'armes acérées qui a déconcerté et terrifié nos adversaires du monde non-occidental pendant plus de 2500 ans." "Ces hommes (les Grecs anciens) furent les premiers que nous connaissions à avoir relégué la cavalerie dans un rôle secondaire, et à avoir ainsi fait disparaître, pendant un millier d'années l'idée que le champ de bataille était le domaine privé de cavaliers aristocrates."
    
     Victor Davis HANSON pense que "nous devons nous demander à quoi étaient confrontés les hoplites dans la phalange, car ils sont la clé de notre compréhension de la guerre dans la Grèce ancienne". La guerre dans une société agraire met au centre le non-spécialiste qui défend sa terre et celle de ses amis contre des ennemis situés "rarement à plus de 2 ou 300 kilomètres. Les invasions étrangères, perses, seront le facteur d'évolution qui changeront plus tard les choses, mais l'auteur veut se limiter à cette période pour en montrer le poids et l'influence sur les siècles postérieurs, tant les diverses armées du monde intégreront cette idée de la bataille rangée pour en faire un puissant instrument de conquête.
Il allie, dans tout son livre son expérience agricole, son attention extrême au terrain, à une érudition qui cherche les détails de la véritable bataille d'hoplites dans les écrits d'HERODOTE, de THUCYDIDE et de XENOPHON (VI-Vème siècles), mais aussi à une connaissance des trouvailles archéologiques pour les périodes plus anciennes (VII-VIème siècles). L'auteur insiste beaucoup sur les détails et alimente certainement sa réflexion de toute une branche nouvelle de l'archéologie, l'archéologie expérimentale, qui tente de reconstituer la réalité des batailles anciennes.

      L'épreuve de l'hoplite constitue le sujet de la deuxième partie de son livre : il décrit les conditions physiques et psychologiques dans lesquelles chaque homme combat. Les armes et l'armure, l'âge des combattants (des très jeunes aux très vieux), la crainte et l'attente de l'attaque massive, la peur de la mort très éventuelle qui panique et bouleverse la physiologie du combattant (transpiration, incontinences multiples) sont détaillés par l'auteur qui montre ainsi l'inconfort de l'hoplite. Il insiste pour que l'on garde à l'esprit "quatre réalités de base" :
 - une tendance graduelle mais continue, sur quelques 250 ans, à altérer, à modifier, puis à abandonner entièrement certains éléments de la cuirasse.
 - l'habitude de retarder le moment de s'armer jusqu'aux toutes dernières secondes, littéralement, avant le heurt des lances.
 - l'utilisation régulière de serviteurs personnels pour transporter l'équipement.
 - le mouvement naturel qui poussait l'hoplite à ôter à tout instant sa coûteuse armure achetée, en général, par les citoyens, et non fournie par l'Etat.

    Dans la partie intitulée "Le triomphe de la volonté", HANSON développe l'état d'esprit du combattant avant l'assaut. Ce triomphe trouve ses sources dans la confiance au général présent à la tête de son armée, l'esprit et le moral de corps, où il y voit les origines du système régimentaire... Ces "liens extraordinairement forts entre les hoplites constituaient simplement les relations normales de presque tous les combattants dans les phalanges de la plupart des cités grecques. Ils ne présupposent pas d'entraînement spécialisé exceptionnel ou d'effort concerté pour former un corps d'élite."... HANSON consacre de longues lignes sur l'alcool qui développe la rage de combattre comme l'inhibition de la conscience de la mort peut-être toute proche.

      L'assaut, la charge, le heurt d'hommes, la poussée des deux phalanges lancées l'une contre l'autre et l'effondrement recherché chez l'adversaire, les confusions des mêlées, les erreurs d'orientation et la violence de horde.. sont les éléments clés du type de confrontation recherché par les Anciens grecs. Les conditions du choc de deux murs de lances et de boucliers, le plus rapide possible pour éviter les jets divers à distance, déterminent l'issue de la bataille.
"Dans de nombreux cas, l'issue d'une bataille d'hoplites se décidait alors, pendant la première charge, lorsque des soldats cédaient à la peur et détruisaient l'unité de leur colonne avant même d'avoir atteint l'ennemi. (...) la clé du succès dans une bataille entre phalanges était de créer un vide fatal dans les rangs ennemis, une brèche initiale dans laquelle les troupes pouvaient faire une percée, anéantissant la cohésion de la formation ennemie toute entière. Certaines armées étaient disloquées avant même d'avoir atteint les lances de l'ennemi, et la bataille se terminait avant même d'avoir commencé." Le maniement individuel de la lance et du bouclier, la coordination entre voisins de gauche et de droite, le rôle des différentes rangées de combattant à l'avant et à l'arrière, tout tendait à la recherche d'une brêche dans les lignes de l'adversaire. "A un moment, dans un camp ou dans l'autre, une partie de la phalange ne pouvait plus résister à la poussée et commençait à être refoulée. A ce moment, l'unité de la colonne toute entière était mise en danger et tous les hommes - ceux qui avaient avancé à l'intérieur de brêches dans la ligne ennemie et ceux de l'arrière qui poussaient en avant - commençaient à penser pour la première fois à leur propre survie individuelle. En d'autres termes, c'était le début de la déroute finale. Parfois se produisait un effondrement dramatique et soudain en un point particulier de la phalange". La nécessité de garder le plus longtemps possible l'ordre de bataille entre proches combattants était vitale, non seulement pour éviter l'effondrement, mais aussi pour limiter les pertes dues aux coups des amis.

    Les batailles concentrées en des temps et des espaces restreints, à terrain découvert, laissaient sur les terrains de massacre des morts, des blessés et surtout des estropiés en nombre, mais "le nombre des morts dans le camp victorieux au cours d'une bataille d'hoplites représentaient en moyenne 5 pour cent des forces engagées, tandis que les vaincus subissaient un taux de pertes avoisinant 14 pour 100 de leurs forces." Ce qui était recherché, c'était la victoire sur place, ici et maintenant. Les poursuites en territoire ennemi étaient rares.

     En conclusion, l'auteur développe la thèse d'un lien entre la démocratie grecque et le modèle de guerre, enraciné dans la réalité même du combat, intégré dans la vie des fermiers.
"Le cadre réel de la bataille pour les hommes qui servaient dans la phalange était presque le même quel que soit le lieu et le moment du combat. Cela permettait à chaque soldat-citoyen de savoir exactement pourquoi le poète appelait la guerre grecque "une réalité qui fait peur". La simplicité et l'ordre net du combat d'hoplites garantissaient que la lutte serait en gros la même en tout lieu et à tout moment de la bataille : l'expérience de l'individu était aussi celle du grand nombre. Cette exceptionnelle uniformité des armes et de la tactique garantissaient sur un plan plus large, que tuer et blesser étaient, dans une large mesure, des actes familiers à de nombreuses générations (...)".
 "Parce que les Grecs classiques concevaient, en dernière analyse, leur combat d'infanterie comme économique et pratique, il y a une moralité dans leur legs : l'idée que l'image de la guerre ne doit jamais être autre chose que celle de corps en train de tomber et de blessures béantes." Egalité dans le combat, égalité dans la vie, voilà le lien entre la démocratie et le modèle de guerre occidental, avec la pensée que la guerre n'a rien de romantique.
  
    L'auteur nous met en garde sur cet héritage de mentalité collective à l'heure où les missiles ont remplacé les lances. "En clair, nous ne sommes plus une société agraire formée de petits propriétaires terriens indépendants. Nous avons seulement en héritage l'idée de la bataille grecque en tant que notion héroïque, nous l'avons isolée de la réalité du combat et avons ignoré ses véritables enseignements en appliquant le mode de pensée des Grecs à un ensemble de circonstances tout à fait différent et dangereux à à un théâtre d'opérations qui lui est étranger."
  Entre "Guerre et agriculture dans la Grèce classique (1984) et "Carnage et Culture" (2001), "Le modèle occidental de la guerre" renouvelle la perception que nous avons de l'héritage grec sur notre culture de la guerre, et sur notre culture tout court. L'ethos guerrier occidental, qui peut être une idée discutable (et qui est d'ailleurs discutée!) est lié, pour l'auteur, dont on connait par ailleurs la sympathie pour une idéologie néo-conservatrice, à l'essence même du régime politique démocratique occidental. Sans doute y-a-t-il des chapitres entiers sautés dans cette vision et que la réalité est moins simple, mais elle a le mérite de faire réfléchir sur une certaine éthique du combat et de la guerre, comme au lien entre régime politique et forme de l'armée.
  
    Victor Davis HANSEN a toujours en tête dans son "modèle occidental de la guerre" la confrontation de cette manière de faire la guerre à celle hors Occident, à laquelle se heurte par exemple les armées américaines en Irak ou ailleurs aujourd'hui. Ce modèle de guerre s'oppose à celui de nombreux stratèges et stratégistes chinois, que l'on songe aux rédacteurs des "36 stratagèmes" (TAN DAOJII, 420-479) ou des "13 articles sur l'art de la guerre" (SUN TSE, 512-473 av.JC).

  Victor Davis HANSEN, Le modèle occidental de la guerre, La bataille d'infanterie dans la Grèce classique, Les belles lettres, collection Histoire, 1990, 298 pages. Introduction de John KEEGAN, traduction de l'américain par Alain BILLAULT, "The western way of war, infantry battle in classical Greece", 1989.
  Notez bien un site officiel http://victorhanson.com
  Cet ouvrage a été également publié en français chez Tallandier, collection texto, en 2007.

                                                                                                    STRATEGUS
 
Relu le 9 août 2018
                                                                                                

 

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15 juillet 2008 2 15 /07 /juillet /2008 12:29

 

     Deuxième grand ouvrage de René GIRARD publié en 1972, après "Mensonge romantique et vérité romanesque" (1961), il ouvre la voie à toute une série d'études sur le rôle des religions dans la régulation de la violence dans les sociétés humaines et même au-delà. L'auteur remonte jusqu'aux origines de tout l'édifice culturel et social.

   Dans "La violence et le sacré" , René GIRARD examine d'abord le sacrifice et la crise sacrificielle, revisite l'Oedipe, tente de déterminer la genèse des mythes et des rituels ainsi que leurs fonctions, s'attarde sur la figure du héros grec Dionysos, traite du désir mimétique et du double monstrueux, revient sur FREUD et le complexe d'Oedipe, ainsi que sur "Totem et Tabou" et les interdits de l'inceste, conteste LEVI-STRAUSS, le structuralisme et ses conceptions des règles du mariage, et termine sur les dieux, les morts, le sacré, la substitution sacrificielle ainsi que sur l'unité de tous les rites. Cela fait autant de têtes de chapitre à l'érudition serrée qui conduisent le lecteur, depuis la remise en cause des acquis de l'anthropologie structurale et de la psychanalyse à une redécouverte des textes fondateurs de nombreuses cultures, surtout occidentales.
  Cette redécouverte met à jour le rôle du sacrifice dans la cohésion des sociétés humaines en général.

    Les deux premiers chapitres sur le sacrifice posent les fondations de toute la réflexion de René GIRARD sur la violence. Reprenant les textes de l'anthropologie aujourd'hui classique, des écrits du Moyen Age, des passages de la Bible, l'auteur veut éclaircir la fonction du sacrifice et le fait même de sa disparition, sous sa forme sanglante, à l'époque moderne.
  Briser le cercle infini des vengeances. "Le religieux vise toujours à apaiser la violence, à l'empêcher de se déchaîner. Les conduites religieuses et morales visent la non-violence de façon immédiate dans la vie quotidienne et de façon médiate, fréquemment, dans la vie rituelle, par l'intermédiaire paradoxal de la violence. Le sacrifice rejoint l'ensemble de la vie morale et religieuse mais au terme d'un détour assez extraordinaire. Il ne faut pas oublier, d'autre part, que pour rester efficace, le sacrifice doit s'accomplir dans l'esprit de pietas qui caractérise tous les aspects de la vie religieuse. Nous commençons à entrevoir pourquoi il fait figure à la fois d'action coupable et d'action très sainte, de violence illégitime aussi bien que de violence légitime. Mais nous sommes très loin d'une compréhension satisfaisante.".
Il faut tout le livre pour commencer à comprendre comment les rites, les interdits et les tabous forment un ensemble qui stoppe l'invasion de la violence mimétique dans un groupe humain.
  Etudiant la tragédie grecque, Oedipe et Dionysos, René GIRARD définit la crise sacrificielle. "La notion de crise sacrificielle parait susceptible d'éclairer certains aspects de la tragédie. C'est le religieux, pour une bonne part, qui fournit son langage à la tragédie ; le criminel se considère moins comme un justicier que comme un sacrificateur. On envisage toujours la crise tragique du point de vue de l'ordre qui est en train de naitre, jamais du point de vue de l'ordre qui est en train de s'écrouler.". Le thème des jumeaux, des frères ennemis, traverse les mythes grecs comme d'autres mythes de création du monde. La question de l'indifférenciation, de la réciprocité violente, des métamorphoses constamment présentes dans ces mythes, oblige à entrer dans le détail des textes, à faire de l'analyse textuelle et inter-textuelle, comme il l'avait si bien fait dans son premier livre sur la littérature.

   L'analyse du texte de la pièce de théâtre grec "Oedipe roi", une des références de FREUD dans la construction de la psychanalyse, aboutit à de toutes autres considérations que les siennes. Pour René GIRARD, la colère est partout présente dans le mythe, ou plutôt une alternance de sérénité et de colère. Le mythe résout le problème de la différence de façon brutale et formelle par le parricide et l'inceste. Dans le cours du récit grec, " à mesure que la crise s'exaspère, les membres de la communauté deviennent tous des jumeaux de la violence". "Ils sont les doubles les uns des autres".
 
   "La permanence plusieurs fois millénaire du mythe oedipien, le caractère imprescriptible de ses thèmes, le respect quasi religieux dont la culture moderne continue à l'entourer, tout cela suggère, déjà, que les effets de la violence collective sont terriblement sous-estimés.
Le mécanisme de la violence réciproque peut se décrire comme un cercle vicieux ; une fois que la communauté y a pénétré, elle est incapable d'en sortir. On peut définir ce cercle en termes de vengeances et de représailles ; on peut en donner diverses descriptions psychologiques. Tant qu'il y a, au sein de la communauté, un capital de haine et de méfiance accumulées, les hommes continuent à y puiser et à le faire fructifier. Chacun se prépare contre l'agression probable du voisin et interprète ses préparatifs comme la confirmation de ses tendances agressives. De façon générale, il faut reconnaître à la violence un caractère mimétique d'une intensité telle qu'elle ne saurait mourir d'elle-même une fois qu'elle s'est installée dans la communauté.
  Pour échapper au cercle vicieux, il faudrait liquider le redoutable arrière plan de violence qui hypothèque l'avenir, il faudrait priver les hommes de tous les modèles de violence qui ne cessent de se multiplier et d'engendrer de nouvelles imitations.
 Si les hommes réussissent tous à se convaincre qu'un seul d'entre eux est responsable de toute la mimesis violente, s'ils réussissent à voir en lui la "souillure" qui les contamine tous, s'ils sont vraiment unanimes dans leur croyance, cette croyance sera vérifiée car il n'y aura plus nulle part, dans la communauté, aucun modèle de violence à suivre ou à rejeter, c'est-à-dire, inévitablement, à imiter et à multiplier. En détruisant la victime émissaire, les hommes croiront se débarrasser de leur mal et ils s'en débarrasseront effectivement car il n'y aura plus, entre eux, de violence fascinante.
 Il nous parait absurde d'attribuer au principe de la victime émissaire la moindre efficacité. Il suffit de remplacer par violence au sens défini dans le présent essai, le mal ou les péchés que cette victime est censée assumer pour comprendre qu'on pourrait bien avoir affaire toujours, certes, à une illusion et à une mystification, mais à l'illusion et à la mystification la plus formidable et la plus riche en conséquences de toute l'aventure humaine."
 
   Cette efficacité de transfert collectif des fautes sur un seul, coupable de tous les maux, coupable de parricide et d'inceste, René GIRARD entend à la fois la démontrer et en montrer le fonctionnement. Comptez avec le fait que pour fonctionner avec efficacité, un tel mécanisme doit rester mystificateur et on aura là toute l'ampleur de la tâche que l'auteur se donne.
  René GIRARD est si convaincu de l'importance d'Oedipe qu'il y revient plus loin (chapitre VII, Freud et le complexe d'Oedipe). Il pense que Sigmund FREUD fait fausse route. Alors que toute la théorie psychanalytique est basée sur le désir rattaché à un objet, un désir objectivé, lequel se transfère tout au long de la vie du sujet vers un autre objet, "la conception mimétique détache le désir de tout objet ; le complexe d'Oedipe enracine le désir dans l'objet maternel; la conception mimétique élimine toute conscience et même tout désir réel du parricide et de l'inceste ; la problématique freudienne est au contraire toute entière fondée sur cette conscience." . Car pour René GIRARD, toute la culture humaine est basée sur l'imitation des pensées et des actions, et le désir s'accroche à tous les objets auxquels s'accroche le désir des autres, et notamment des plus proches, et notamment des frères, et notamment des jumeaux.

   Le mécanisme de la victime émissaire est à l'origine des mythes et des rituels. "L'explication complète du mythe d'Oedipe, c'est-à-dire le repérage du mécanisme de la victime émissaire permet de comprendre le but que visent les sacrificateurs. Ils veulent reproduire aussi exactement que possible le modèle d'une crise antérieure qui s'est dénouée grâce au mécanisme de la victime émissaire."
Dans cette perspective, "Dionysos est le dieu du lynchage réussi". L'analyse de "Les bacchantes" permet à l'auteur de bien montrer que ce n'est pas l'objet du conflit qui est important : "le sujet désire l'objet parce que le rival lui-même le désire". Le rôle de la mimesis dans les relations humaines est tel que le désir mimétique constitue un des liens les plus solides de la société, et ce même désir peut la détruire.
    Dans son chapitre sur le double monstrueux, René GIRARD avance ce qu'il répète n'être qu'une hypothèse : "Comme la fête et tous les rites, la tragédie grecque n'est d'abord qu'une représentation de la crise sacrificielle et de la violence fondatrice. Le port du masque dans le théâtre grec n'exige donc aucune explication particulière ; il ne se distingue absolument pas des autres usages. Le masque disparaît quand les monstres redeviennent des hommes, quand la tragédie oublie complètement ses origine rituelles,"

   Comme FREUD et la psychanalyse, LEVI-STRAUSS et le structuralisme se trompe en cours d'investigation scientifique. La critique de "Totem et Tabou" faite par tous les anthropologues et mêmes les psychanalystes postérieurs à Sigmund FREUD, est passée à côté du meurtre fondateur. La prohibition de l'inceste et les règles de la parenté dans les sociétés dites primitives constituent pourtant les éléments qui permettent de voir le dynamisme de la réciprocité à l'oeuvre. "L'échange positif n'est que l'envers de la prohibition, le résultat d'une série de manoeuvres, d'avoidance taboos, destinés à éviter, entre les mâles, les occasions de rivalité. Terrifiés par la mauvaise réciprocité endogamique, les hommes s'enfoncent dans la bonne réciprocité exogamique". L'interdit est premier, mais cet interdit se pense en termes de "phobies".
Dans sa critique de la psychanalyse et du structuralisme, c'est frappant dans le chapitre sur LEVIS-STRAUSS et les règles du mariage, René GIRARD utilise finalement, selon un phénomène discret et profond décrit par Claude LEFORT à propos de l'oeuvre de MACHIAVEL, le travail séculaire de l'oeuvre, à la fois la psychanalyse et le structuralisme pour découvrir les mécanismes fondateurs du sacrifice, pour expliquer la véritable nature de l'interdit social. Si le jeu de la violence est dissimulé aux yeux de FREUD et de LEVI-STRAUSS, c'est parce qu'ils s'arrêtent en chemin dans leur analyse, et non parce que leur analyse est fausse. L'un en se centrant sur le conflit psychique, l'autre en se situant dans la sphère du langage et du symbolique, perdent la possibilité de comprendre l'essence à la fois des dieux, des morts (de leur culte), du sacré et de la substitution sacrificielle qui fait l'objet de son dernier grand chapitre.

    Il s'agit ni plus ni moins du rôle du religieux dans les société. "Le religieux dit vraiment aux hommes ce qu'il faut faire et ne pas faire pour éviter le retour de la violence destructrice. Quand les hommes négligent les rites et transgressent les interdits, ils provoquent, littéralement, la violence transcendante à redescendre parmi eux, à redevenir la tentation démoniaque, l'enjeu formidable et nul autour duquel ils vont s'entre-détruire, physiquement et spirituellement, jusqu'à l'anéantissement total, à moins que le mécanisme de la victime émissaire, une fois de plus, ne viennent à les sauver, à moins que la violence souveraine, en d'autres termes, jugeant les "coupables" suffisamment punis, ne condescende à regagner sa transcendance, à s'éloigner juste autant qu'il le faut pour surveiller les hommes du dehors et leur inspirer la vénération craintive qui leur apporte le salut."
    René GIRARD entend là fonder une nouvelle anthropo-sociologie. "Il y a une unité non seulement de toutes les mythologies et de tous les rituels, mais de la culture humaine dans sa totalité, religieuse et anti-religieuse, et cette unité des unités est toute entière suspendue à un unique mécanisme toujours opératoire parce que toujours méconnu, celui qui assure spontanément l'unumanité de la communauté contre la victime émissaire et autour d'elle."

 
    Toute son oeuvre ultérieure veut d'abord convaincre de ce fait et explorer toutes les facettes de l'activité humaine, du mythologique à l'économique. En 1978, René GIRARD utilise la forme de l'interview investigatrice pour continuer à le faire, tellement sa théorie est énorme. C'est par "Des choses cachées depuis la fondation du monde" qu'il touche le grand public et fait connaître au grand nombre sa théorie sur le mouvement multi-millénaire de maîtrise et de contrôle de la violence.

   René GIRARD, La violence et le sacré, Editions Grasset, 1979 (1972), 454 pages

                                                                                                             RELIGIUS

 

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4 juillet 2008 5 04 /07 /juillet /2008 14:22

    L'honnête homme ne peut qu'être étonné devant le nombre et la diversité des traductions (et des éditions) de l'oeuvre du stratège et théoricien chinois SUN TSE (VIème ou Vème siècle avant Jésus-Christ). Le contraste est frappant entre l'édition qu'en fait Gérard CHALIAND (Anthologie mondiale de la stratégie) et celle présentée par les éditions L'impensé radical par exemple. Non seulement par la longueur des articles, mais aussi parfois sur le fond de la stratégie (pour certains textes). On conçoit cependant la difficulté de traduction d'un texte probablement remanié depuis sa première écriture, le plus ancien à ce jour dans le domaine de la stratégie que l'on ait retrouvé.

  Ces treize articles, rédigés par un acteur des guerres des Royaumes Combattants de l'Antiquité chinoise, avant la formation de l'Empire, portent sur l'art militaire, la manière de gagner la guerre, compte tenu de différents facteurs, ou de ne pas la perdre.
"Ce court traité dégage les principes de la poursuite intelligente d'une guerre victorieuse : fondée sur une stratégie indirecte, toute d'économie, de ruse, de connaissance de l'adversaire, d'action psychologique, destinée à ne laisser au choc que le rôle d'un coup de grâce assené à un ennemi désemparé". (Gérard CHALIAND)

  "SUN TSE dit : la guerre est d'une importance vitale pour l'Etat. C'est le domaine de la vie et de la mort : la conservation ou la perte de l'Empire en dépendent ; il est impérieux de le bien régler. Ne pas faire de sérieuses réflexions sur ce qui le concerne, c'est faire preuve d'une coupable indifférence pour la conservation ou pour la perte de ce qu'on a le plus cher, et c'est ce que l'on ne doit pas trouver parmi nous.
Cinq choses principales doivent faire l'objet de nos continuelles méditations et de tous nos soins, comme le font ces grands artistes qui, lorsqu'ils entreprennent quelque chef-d'oeuvre, ont toujours présent à l'esprit le but qu'ils proposent, mettent à profit tout ce qu'ils voient, tout ce qu'ils entendent, ne négligent rien pour acquérir de nouvelles connaissances et tous les secours qui peuvent le conduire heureusement à leur fin".
Si nous voulons que la gloire et les succès accompagnent nos armes nous ne devons jamais perdre de vue : la Doctrine, le Temps, l'Espace, le Commandement, la Discipline.".
  La guerre est un affaire d'Etat et l'évaluation des forces (article 1, De l'évaluation), comme la conduite des manoeuvres et des opérations militaires (article 2, De l'engagement) doivent se faire de manière réfléchie. SUN TSE fait appel à la raison et les passions doivent se taire, pour exploiter les passions de ses adversaires.

      L'article 3 "Des propositions de la victoire et de la défaite" conceptualise ce qu'on appelle aujourd'hui la guérilla : la prudence et la fermeté d'une petite force peuvent parvenir à lasser et à maîtriser une nombreuse armée.
SUN TSE y décrit également les 7 maux dans le gouvernement des Armées, séparant bien l'exercice des pouvoirs civil et militaire.
"SUN TSE dit : Dans le gouvernement des Armées, il y a sept maux :
- imposer des ordres pris en Cour selon le bon plaisir du Prince;
- rendre les officiers perplexes en dépêchant des émissaires ignorant les affaires militaires;
- mêler les réglements propres à l'ordre civil et à l'ordre militaire;
- confondre la rigueur nécessaire au gouvernement de l'Etat, et la flexibilité que requiert le commandement des troupes;
 - partager la responsabilité aux Armées;
 - faire naître la suspicion, qui engendre le trouble : une armée confuse conduit à la victoire de l'autre;
- attendre les ordres en toutes circonstances, c'est comme informer un supérieur que vous voulez éteindre le feu : avant que l'ordre ne vous parvienne, les cendres sont déjà froides ; pourtant il est dit dans le code que l'on doit en référer à l'Inspecteur en ces matières! (...)
Tel est mon enseignement :
Nommer appartient au domaine réservé au Souverain ; décider de la bataille à celui du Général.
Un Prince de caractère doit choisir l'homme qui convient, le revêtir de responsabilités et attendre les résultats.".

    Les articles 4 et 5 "De la mesure dans la disposition des moyens" et "De la contenance" (De l'habileté dans le commandement des troupes) insistent sur le fait qu'une victoire est obtenue avant que la situation ne se soit cristallisée.
Tout est dans l'évaluation.
"Les mesures de l'espace sont dérivées du terrain ; les quantités dérivent de la mesure ; les chiffres émanent des quantités ; les comparaisons découlent des chiffres ; et la victoire est le fruit des comparaisons".
"Dans l'Art militaire chaque opération particulière a des parties qui demandent le grand jour, et des parties qui veulent les ténèbres du secret. Vouloir les assigner, cela ne se peut ; les circonstances peuvent seules les faire connaître et les déterminer".
"Faire naître la force du sein même de la faiblesse, cela n'appartient qu'à ceux qui ont une puissance absolue et une autorité sans borne (...) Savoir faire sortir le courage et la valeur au milieu de la poltronnerie et de la pusillanimité, c'est être héros soi-même, c'est être plus que héros, c'est être au-dessus des plus intrépides.
Un commandant habile recherche la victoire dans la situation et ne l'exige pas de ses subordonnés."

    "Du plein et du vide" est le titre à première vue énigmatique de l'article 6. Il s'agit là de l'art des marches et des contre-marches de l'armée, en fonction de la conformation du terrain pour ménager ses forces et affaiblir celles de l'adversaire.

      En fonction toujours du terrain et des circonstances, SUN TSE montre les vertus de l'affrontement direct et indirect (article 7). Toujours connaître le terrain, l'état des troupes et celles de l'ennemi, pour lui porter le trouble ou pour l'attaquer de front.

    L'article 8 détaille les "neuf changements" de terrains (lieux escarpés et lieux découverts) ou de circonstances (rencontre d'une ville fortifiée, qu'il faut éviter d'assiéger d'ailleurs, ou d'un espace "lieu de mort" où l'armée risque de s'épuiser) et les attitudes qu'il faut tenir.
Cinq sortes de danger sont à éviter :
"Le premier est une trop grande ardeur à affronter la mort ; ardeur téméraire, qu'on honore souvent des beaux noms de courage, d'intrépidité et de valeur, mais qui, au fond, ne mérite que celui de lâcheté. (...)
Le second est une trop grande attention à conserver ses jours. On se croit nécessaire à l'armée entière ; on n'aurait garde de s'exposer (...) ; mais l'ennemi, qui est toujours attentif, profite de tout, et fait bientôt perdre toute espérance à un Général aussi prudent (...).
Le troisième est une colère précipitée. (...) (Ses) ennemis (...) le provoqueront, ils lui tendront mille pièges (...)
Le quatrième est un point d'honneur mal entendu. Un Général ne doit pas se piquer mal à propos, ni hors de saison ; il doit savoir dissimuler, il ne doit pas se décourager (...).
Le cinquième est une trop grande complaisance ou une compassion trop tendre pour le soldat. (...) Punissez avec sévérité (l'indiscipline), mais sans trop de rigueur."

    "De la distribution des moyens (article 9) discute des modalités du campement des troupes, suivant le terrain (rivière, lieux glissants, lieux secs...) et le climat (pluie, chaleur...).
SUN TSE insiste sur la discipline des soldats.
"Si vous ne maintenez un exacte discipline dans votre armée, si vous ne punissez pas exactement jusqu'à la moindre faute, vous ne serez bientôt plus respecté, votre autorité même en souffrira, et les châtiments que vous pourrez employer dans la suite, bien loin d'arrêter les fautes, ne serviront qu'à augmenter le nombre des coupables. Or si vous n'êtes pas craint ni respecté, si vous n'avez qu'une autorité faible, et dont vous ne sauriez vous servir sans danger, comment pourrez-vous être avec honneur à la tête d'une armée? Comment pourrez-vous vous opposer aux ennemis de l'Etat?"

  Les articles 10 et 11 traitent de la topologie (connaissance du terrain) et des "neuf sortes de terrains", multiples conseils tactiques et stratégiques qui indiquent la liaison forte entre les deux niveaux de l'art militaire.

   Dans l'article 12, "De l'art d'attaquer par le feu", le stratège chinois commence par des conseils pratiques sur l'utilisation du feu dans le combat et termine, après l'acquisition de la victoire, sur une réflexion sur la nécessité ou non de la guerre qui mérite d'être soulignée.
"La nécessité seule doit faire entreprendre la guerre. Les combats, de quelque nature qu'ils soient, ont toujours quelque chose de funeste pour les vainqueurs eux-mêmes ; il ne faut les livrer que lorsqu'on ne saurait faire la guerre autrement.
Lorsqu'un Souverain est animé par la colère ou par la vengeance, qu'il ne lui arrive jamais de lever des troupes : lorsqu'un Général trouve qu'il a dans la coeur les mêmes sentiments, qu'il ne livre jamais de combats. Pour l'un et pour l'autre ce sont des temps nébuleux : qu'ils attendent les jours de sérénité pour se déterminer et pour entreprendre.
S'il y a quelque profit à espérer en vous mettant en mouvement, faites marcher votre armée ; si vous ne prévoyez aucun avantage, tenez-vous en repos : eussiez-vous les sujets les plus légitimes d'être irrité, vous eût-on provoqué, insulté même, attendez, pour prendre votre parti, que le feu de la colère se soit dissipé, et que les sentiments pacifiques s'élèvent en foule dans votre coeur : n'oubliez jamais que votre dessein, en faisant la guerre, doit être de procurer à l'Etat la gloire, la splendeur et la paix, et non pas d'y mettre le trouble, la désolation et la confusion.".

   Le dernier article, "De la concorde et de la discorde" insiste sur l'espionnage de manière générale et sur sa fonction. Il ne s'agit pas seulement d'être informer des intentions et des mouvements de l'ennemi, mais aussi de travailler sur les fausses nouvelles afin de mettre une partie de l'ennemi de son côté.
SUN TSE termine son ouvrage en adjurant de suivre ses conseils pour gagner la guerre.

   Sans la victoire de MAO TSE TOUNG en Chine en 1948, il est possible que cet ouvrage serait tombé dans l'oubli, malgré le grand succès de sa traduction vers le milieu du XVIIIème siècle. Écrit à une époque des engagements militaires limités, avec des objectifs limités, et des effectifs parfois faibles, "Les treize article..." ne semblèrent pas d'une très grande utilité aux stratèges du XIXème et XXème siècles, aux masses importantes de soldats engagés sur des théâtres d'opérations gigantesques.
C'est pendant les guerres de décolonisation que la guérilla fut remise en honneur, et dans des contrées asiatiques, on ne l'avait pas oublié. Aujourd'hui, ils sont de plus en plus étudiés, à l'heure de guerres larvées et incessantes dans de nombreux endroits de la planète, menées par des petits groupes face à des armées puissantes, mais qui ne connaissent pas bien le terrain qu'ils tentent d'occuper.
 
  

SUN TSE, Les treize articles sur l'art de la guerre, L'impensé radical, 1971, 165 pages. Cette édition des 13 articles au complet est tirée de la traduction de 1772 de l'abbé jésuite Joseph-Marie AMIOT (1718-1793), d'après les manuscrits chinois de 812 et de 983 après J-C, publiés en 1859, 1910, 1935 et 1957. Elle fut préparée par Monique BEUZIT, Roberto CACERES, Paul MAMAN, Luc THANASSECOS et TRAN NGOC AN. Un très bref historique et une carte aident à situer le contexte des écrits.
 
Article SUN TSE, de l'Anthologie mondiale de la stratégie, Des origines au nucléaire, présenté par Gérard CHALIAND, Robert LAFFONT, Bouquins, 1990. "L'art de la guerre..." est présenté suivant la traduction du Père AMIOT toujours, Paris, 1772, dans une version plus longue que celle des éditions L'impensé radical (faire ici l'exégèse des traductions serait un peu long, mais il faut savoir que les premières faisaient beaucoup de phrases explicatives sans doute du texte original qui est très court), mais les articles 8, 11 et 12 n'y figurent pas. Gérard CHALIAND indique par ailleurs une nouvelle traduction, que nous n'avons pas étudiée, par Valérie NIQUET-CABESTAN, présentée par Maurice PRESTAT au Editions Economica en 1968.
Article SUN TSE, de L'Art de la guerre par l'exemple, Stratégies et batailles, de Frédéric ENCEL, Flammarion, 2002.
 
Une autre traduction des 13 articles de maitre SUN est parue en 2008, chez Hachette Littératures, dans un ouvrage intitulé "Les sept traités de la guerre", traduit du chinois et commenté par Jean LEVI, directeur de recherche au CNRS et spécialiste de la Chine. Elle reprend, avec une présentation historique que nous recommandons de l'ensemble des textes, les éditions auparavant utilisées, avec l'apport de la traduction justalinéaire en chinois moderne annotée par LI LING.


                                                                                           STRATEGUS
 
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25 juin 2008 3 25 /06 /juin /2008 15:36

 

    Ce livre, paru en 1972, est en fait le rassemblement de textes écrits par Friedrich ENGELS (1820-1895), co-fondateur du marxisme, dans plusieurs ouvrages qui ont en commun d'avoir pour sujet direct la violence.
   
       D'emblée, Gilbert MURY, qui a rassemblé ces textes, dans une longue introduction, donne le ton.
"Or, le point le plus important de la définition marxiste de l'Etat, telle que la formule ENGELS, c'est que le pouvoir politique reflète une structure sociale donnée, un certain ensemble de rapports entre les classes, et, en particulier, entre exploiteurs et exploités. Ce qui compte, c'est beaucoup moins le nom ou la clientèle de l'homme ou du parti chargé de gérer les affaires publiques, que le fonctionnement de l'appareil bureaucratique, économique, policier, militaire. Cet appareil ne peut pas être transféré tel quel, sans changement, d'une classe dominante à une autre classe dominante. Il est nécessaire de le briser pour en reconstruire un autre, approprié à de nouvelles fonctions."
"L'Etat est donc bien un chien de garde dont l'importance, les activités, le nombre des fonctionnaires changent au même rythme que les besoins des exploiteurs (...). Comme il est la violence organisée, fonctionnelle, solidifiée, il ne peut, en règle générale, être renversé que par la violence des masses, par l'assaut militant du peuple armé. Et tant qu'il subsiste, l'Etat bourgeois évolue, se transforme, prolifère au point de se changer en un corps monstrueux."
 "Tant que le prolétariat a besoin de l'Etat, disait-il (ENGELS), c'est pour la répression et non pour la liberté. LENINE rappelait la réponse d'ENGELS aux anarchistes qui voulaient supprimer toute autorité, tout pouvoir d'Etat : "Ces messieurs ont-ils jamais vu une révolution? Une révolution est à coup sûr, la chose la plus autoritaire qui soit. C'est un acte par lequel une partie de la population impose à l'autre partie sa volonté à coup de fusils, de baïonnettes et de canons, moyens autoritaires, s'il en fut. Force est au parti vainqueur de maintenir par la crainte sa domination, crainte que ses armes inspirent aux réactionnaires." (LENINE, l'Etat et la révolution).
    Comme le mentionne Gilbert MURY, il n'existe pas de définition de la violence chez Friedrich ENGELS et Karl MARX. Ce qui importe, car "le marxisme rencontre sans cesse sur sa route les non-violents qui, par certains aspects de leur action, se veulent ses alliés,(...) c'est de montrer l'actualité de la théorie de la violence élaborée par ENGELS ; reprise et approfondie par LENINE et de nos jours par MAO TSE-TOUNG."
LABICA-BENSUSSAN, dans leur Dictionnaire Critique du Marxisme donne une interprétation plus nuancée du rôle de la violence dans le marxisme.
 
 
Des textes rassemblés en 5 parties 

    Le livre est divisé en 5 parties, outre cette Introduction : Les racines économiques de la violence ; Violence de classe ; La violence institutionnelle ; Histoire de la violence et Dialectique de la violence, suivant en cela les sources des textes rassemblés.

     Les textes de la première partie, intitulés par ENGELS lui-même "Théorie de la violence" sont tirés des chapitres II, III et IV de la deuxème partie de l'Anti-Dühring, paru en 1878.
 Centrés sur la polémique contre Eugen DÜHRIN (1833-1921), philosophe anti-sémite et économiste apprécié des socialistes allemands, qui prétend faire reposer le développement de la société sur la politique et sur la violence. Ces textes combattent notamment sa fable autour de Robinson Crusoé et Vendredi.
"L'asservissement de l'homme, quelles qu'en soient les modalités, exige que le dominateur ait entre les mains les instruments de travail grâce auquel il deviendra possible de tirer profit du dominé. Et, lorsqu'il s'agit d'une société esclavagiste, il faut en outre que le maître détienne les moyens de subsistance indispensable pour nourrir l'esclave. Il est donc nécessaire qu'il soit possesseur d'une richesse supérieure à la moyenne. Quelle est l'origine de ces richesses? Il va de soi qu'elles peuvent être le fruit d'une agression et reposer sur la violence, mais qu'elles peuvent tout autant être le fruit du travail ou d'un vol ou d'échanges commerciaux ou d'une escroquerie. Encore faut-il que le travail les ait produites avant qu'elles puissent être dérobées au prix d'une agression."
  ENGELS entend démontrer que ce sont des forces économiques que l'autorité politique tire son origine et son développement. "Nous savons donc quel a été le rôle historique de la force dans le progrès économique. Toute autorité politique tire son origine d'une fonction économique de la société. Elle se développe dans la mesure où la dissolution de la communauté primitive transforme les membres de la société en producteurs privés dont les tâches sont de plus en plus nettement différentes de l'administration et des fonctions générales de la société. Par la suite lorsque l'autorité politique est devenue indépendante de la société et de servante est devenue maîtresse, elle peut exercer son action dans deux directions.
Ou bien elle intervient dans le sens et dans la direction du progrès économique continu. En pareil cas, elle n'entre pas en contradiction avec lui et le progrès économique s'accélère. Ou bien, elle s'oppose au développement et dès lors, à peu d'exceptions près, elle doit régulièrement céder la place devant le progrès économique.".

    La deuxième partie "Violence de classe" rassemble des textes répartis en plusieurs tronçons : La classe la plus vile! ; Idéologie bourgeoise et violence de classe ; Les grandes villes ; Le système de la fabrique ; Une guerre à mort ; La violence ouvrière ; La haine de classe. Ils sont issus de "La situation du prolétariat en Angleterre" (1845) et de "La Gazette de Cologne et la situation en Angleterre" (1848).
  Cette partie développe la thématique de la violence économique exercée sur la classe ouvrière, de son idéologie (qui stigmatise les pauvres, les chômeurs, population excédentaire - tiens, ça rappelle quelque chose...), et de sa législation (Les nouvelles lois sur les pauvres qui leur suppriment tout secours en argent et en nature, et qui mettent en place en 1834, les Maisons de Travail). Le résumé de Gilbert MURY en donne une résonance actuelle.
 "ENGELS montre alors que la violence de classes s'exerce par des moyens qui, en apparence, échappent à la volonté de l'homme. Il dénonce en termes violents la pollution des grandes villes et les maladies qu'elle entraîne. Il souligne que les conditions de logement et d'alimentation favorisent la maladie sous toutes ses formes.
Et il en vient à l'alcoolisme (...). La bourgeoisie a créé les conditions qui rendent l'alcoolisme nécessaire. Elle n'hésite pourtant pas à critiquer les ouvriers qui s'y adonnent.
Puis ENGELS en vient à un sujet qui lui est cher : la mortalité des enfants et des adultes (...). ENGELS souligne que rien n'est fait pour assurer l'éducation intellectuelle et morale des enfants et des adultes. Il s'en prend violemment aux tentatives hypocrites des diverses églises pour intervenir en offrant un faux-semblant de formation. Il insiste à nouveau sur le fait que les travailleurs sont réduits à une condition animale et ne peuvent retrouver leur humanité qu'au moment où ils éprouvent de la haine contre la classe dominante. Et ENGELS dénonce l'indignation hypocrite du bourgeois devant les vols commis par des ouvriers.".
    A cette violence capitaliste s'oppose une violence ouvrière, émeutes et insurrections, grèves et bris de machines.

     Dans la partie "La violence institutionnelle, tiré pour sa première subdivision de "L"origine de la Famille, de la Propriété Privée et de l'Etat (ENGELS, 1884) est expliquée surtout la fonction de l'Etat. A travers l'histoire d'Athènes est expliquée la manière dont l'Etat se forme en parallèle du développement économique et de l'oppression familiale.
    Dans une deuxième subdivision, il s'agit de l'existence de l'Etat bourgeois et des conditions nécessaires à l'instauration de la dictature du prolétariat. Les en-têtes des extraits ici rassemblés, provenant de diverses sources, parlent d'elles-mêmes : L'Etat contre la liberté ; Une trahison bourgeoise : le culte de la légalité (à propos des combats des 18 et 19 mars 1848 dans les rues de Berlin) ; La révolution nécessaire (contre PROUDHON) ; Une insurrection ouvrière : Juin 1848 (de la Nouvelle Gazette Rhénane) ; Voie violente et voie pacifique (Texte qui conçoit la voie pacifique en France et en Angleterre, mais la rejette en Allemagne) ; L'Etat et les paysans ; La Commune et la dictature du prolétariat (1870, tiré de "La guerre civile en France de Karl MARX) ; Nécessité de la dictature du prolétariat ; Polémique avec les anarchistes, Marxisme et anarchisme (contre BAKOUNINE) ; En marge de la révolution, un coup d'Etat ; En marge de l'Etat : contrainte et vie privée : le mariage bourgeois (critique de la société patriarcale).
    Il est intéressant de s'arrêter à deux petits chapitres, Nécessité de la dictature du prolétariat et En marge de la révolution, un coup d'Etat.
Sur la nécessité de la dictature du prolétariat : "La société en s'appropriant les moyens de production met un terme, non seulement aux entraves artificielles qui paralysent celle-ci de nos jours, mais aussi au fait que le processus de production est actuellement inséparable du gaspillage et de la destruction des forces productives et des produits : ce scandale atteint son paroxysme durant les crises. En abolissant le luxe et la prodigalité insensée des classes aujourd'hui au pouvoir et de leurs représentants politiques, la socialisation rend disponible pour la communauté une masse des moyens de production et de produits."
Sur En marge de la révolution : un coup d'Etat, il s'agit d'un texte de 1851 où ENGELS fustige les ralliés à Louis-Napoléon en France : "Même la violence réactionnaire peut avoir un jour le mérite de révéler, dans leur nullité grotesque les personnages qui prétendaient jouer un rôle démocratique sur le devant de la scène", introduit Gilbert MURY.

    La partie Histoire de la violence ne traite en fait que de l'instauration par BISMARK du nouvel Empire allemand en 1871 et de l'échec de l'installation d'une classe moyenne bourgeoise entre la classe ouvrière et la classe aristocratique. Ce texte d'ENGELS n'a pas été terminé.

   Au début de la dernière partie, Dialectique de la violence, Gilbert MURY place un extrait de l'introduction d'ENGELS à l'Anti-Dühring, "La pensée dialectique est née des luttes sociales".
  Après le rappel de l'émergence du mouvement des Lumières et de la mise à bas de l'Ancien Régime, ENGELS critique la position de la bourgeoisie française triomphante de 1789.
 "Enfin le jour se levait : l'univers du préjugé, de la superstition, de l'injustice, du privilège allait maintenant s'évanouir devant la vérité éternelle, la justice, l'égalité, les droits absolus de l'Homme.
Nous n'ignorons plus désormais que cette souveraineté de la Raison se réduisait au règne idéalisé de la bourgeoisie, que la justice éternelle s'inscrivait dans les faits sous forme de justice bourgeoise, que l'égalité se limitait à l'égalité devant la loi, que les droits fondamentaux de l'homme se ramenaient au droit de propriété, que l'Etat idéal défini par le Contrat Social de Rousseau s'incarnait nécessairement en fait dans une république démocratique bourgeoise. Les grands penseurs du XVIIIème siècle ne pouvaient pas franchir les limites que leur époque leur imposait. Mais, à côté du conflit entre aristocratie féodale et bourgeoisie, s'affirmait une contradiction globale entre exploiteurs et exploités, entre riches oisifs et travailleurs pauvres. C'est d'ailleurs cette situation qui a offert aux porte-parole de la bourgeoisie l'occasion de se présenter en champions non d'une classe, mais de toute l'humanité souffrante. En outre, dès l'origine, la bourgeoisie portait en elle-même sa propre négation.".
Une doctrine nouvelle (MORELLY, MABLY, SAINT SIMON, FOURIER et OWEN sont tour à tour invoqués) demande non seulement les droits politiques, mais aussi des droits sociaux et économiques pour les travailleurs. ENGELS entend faire du socialisme une science dialectique, qui prennent en compte les contradictions internes du capitalisme, une science qui montre la complexité d'actions et de réactions entre les composantes de la société, qui baignent tous dans un monde économique en transformation.
Sur le terrain des luttes de classes, l'accumulation des changements économiques quantitatifs se traduit par des événements qualitatifs, politiques, c'est-à-dire, écrit Gilbert MURY, "situés dans le domaine de l'Etat, donc de la violence". Les révolutions se situent à des points nodaux où la quantité se change en qualité, où par exemple, l'accumulation des contradictions économiques de l'Ancien Régime débouche sur une crise violente marquée par une attaque générale contre le pouvoir politique de la noblesse. De même, l'accumulation des contradictions économiques des sociétés capitalistes doivent nécessairement déboucher sur une autre crise violente, marqué par une attaque généralisée contre le pouvoir politique de la bourgeoisie.
   Gilbert MURY place ensuite à la fin de ce livre deux autres textes regroupés dans "Violence animale et Violence humaine" (L'Origine de la famille... ) et "Violence et besoin" (Dialectique de la nature et Correspondance avec LAVRON en 1875). Ces textes, tout en critiquant les thèses de DARWIN (mal comprises d'ailleurs), se situent dans une perspective évolutionniste où la violence prend une place importante.
 
 
L'approche critique de Théorie de la violence par le marxisme contemporain

        ENGELS, dans ses textes, réplique fortement à DÜHRING que la violence n'est pas "la cause décisive de l'état économique". Car la violence suppose au préalable des conditions dont la plupart, prépondérantes, sont économiques. Pour ENGELS, toute l'histoire vérifie cette règle. A chaque fois qu'une étape historique est franchie, ce n'est pas grâce ou à cause de la violence, ce sont les facteurs économiques qui remplissent la fonction déterminante.
        "ENGELS expose la thèse suivante : une fonction économique de caractère social produit la violence politique, celle-là acquiert une certaine autonomie, elle devient de servante maîtresse. Deux types d'action peuvent alors s'ensuivre : ou bien la violence s'exerce dans le sens de l'évolution économique normale, elle l'accélère, ou bien elle agit à contresens, elle est tôt ou tard balayée par le développement économique.
Dans le premier cas, la violence est proprement révolutionnaire, elle est l'accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs ou l'instrument grâce auquel le mouvement social l'emporte et met en pièce des formes politiques figées et mortes. ENGELS évoque expressément MARX et son analyse de la genèse du capitalisme industriel à l'appui de sa thèse. MARX avait écrit à propos des différentes méthodes d'accumulation primitive que l'ère capitaliste fait éclore : quelques unes de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans exception, exploitent le pouvoir de l'Etat, la force concentrée et organisée de la société, afin de précipiter violemment le passage de l'ordre économique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de transition. Et en effet, la force est l'accoucheuse de toute vieille société en travail. La force est un agent économique." (Dictionnaire Critique du Marxisme). LABICA-BENSUSSAN semble dans un premier temps reprendre l'enchaînement du raisonnement de Gilbert MURY, interpréte de ENGELS par le rassemblement des textes qu'il fait dans ce livre.
     Mais contrairement à l'idée reçue que la violence est le moteur de l'histoire, contrairement aussi aux première idées de jeunesse de MARX et d'ENGELS appuyant le recours à la violence (voir le Manifeste du Parti Communiste, 1848), ils n'en ont d'abord jamais fait la panacée. L'un comme l'autre ont poursuivi leurs réflexions à partir de l'expérience des révolutions de 1848 et de la Commune de Paris de 1870. Ils en ont fait une critique décisive. Outre le fait que la violence vise le pouvoir d'Etat qui ajuste son appareil répressif au fur et à mesure de sa propre "expérience" des luttes ouvrières, l'emporter sur celui-ci et installer un nouveau pouvoir d'Etat va à l'encontre de l'objectif d'abolition des classes et de la dictature du prolétariat. Il ne faut pas confondre les intentions de MARX et d'ENGELS qui décrivent bien l'implacable logique des phénomènes économiques de grande ampleur historique que ne peuvent rivaliser les violences d'Etat ou d'ouvrier en armes, avec les logiques dites du marxisme-léninisme ou du maoisme postérieurs. On ne peut que conclure comme les auteurs du Dictionnaire Critique du Marxisme que l'histoire du "Communisme" à l'Est a hélas "prêté au marxisme la physionomie la plus terrible".

       Ce livre, par son absence de commentaires approfondis sur les dynamiques de la violence, peut donner l'impression que violence et marxisme sont liés dans un "mouvement de dialectique" comme on pourrait l'écrire en mauvais marxisme... Le fait qu'il ait été publié au début des années 1970 n'excuse pas cette absence, car il y avait déjà eu, à Varsovie comme à Budapest, des drames qui auraient dû inciter à plonger davantage dans la logique des textes d'ENGELS. Une autre lecture de ces textes est sans doute possible, une lecture qui ne fasse pas la part belle aux continuateurs léninistes et maoistes, et pour cela rien ne vaut un premier conseil aux lecteurs : partir du texte d'ENGELS lui-même, de l'Anti-Dühring, pour se faire sans doute une autre idée de la Théorie de la violence....
 

 


    Friedrich ENGELS, textes présentés par Gilbert MURY, Union Générale d'Editions, 10/18, 1975 (1972), 434 pages. Sous la direction de Gérard BENSUSSAN et de Georges LABICA, Dictionnaire critique du marxisme, PUF, Quadrige, 1999.

                                                                                            SOCIUS                                     

 

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16 juin 2008 1 16 /06 /juin /2008 11:35
        Un avertissement est sans doute nécessaire avant de décrire cette oeuvre. Il ne s'agit absolument pas d'un ouvrage de vulgarisation et même plus, il semble être la présentation de matériaux bruts assemblés au terme d'une longue étude. Georges DUMÉZIL présente là ce qu'il estime être déjà d'une élaboration poussée, car tout un travail d'érudit a été nécessaire pour présenter ces analogies entre divers peuples qu'il qualifie d'indo-européens, caractérisés comme tels dès 1938. Chez les Indo-Iraniens, chez les Scandinaves, chez les Romains, chez les Grecs, chez les Celtes, il retrouve dans leurs mythes fondateurs les trois fonctions fondamentales de la religion, de la guerre et de l'économie ; ou pour reprendre ses termes : administration du sacré, du pouvoir et du droit ; administration de la force physique ; administration de l'abondance et de la fécondité. 
 
    D'abord intitulé en 1956 Aspects de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, cet ouvrage remanié en 1985 aborde des aspects de la deuxième fonction des trois que Georges DUMEZIL a décelé dans son entreprise comparative.

   "La deuxième fonction, la force, et d'abord, naturellement, l'usage de la force dans les combats, n'est pas pour le comparatiste une matière aussi désespérée" (que la troisième fonction, très diverse suivant les aires culturelles),"mais elle n'a pu bénéficié chez les divers peuples européens d'une systématisation complète comme la souveraineté religieuse et juridique : soit que les penseurs, les théologiens responsables de l'idéologie n'aient pas réfléchi avec autant de soin sur des activités qui n'étaient pas proprement les leurs, soit que les réalités non plus du sol, mais des événements, aient contrarié la théorie. Aussi la connaissance a-elle dégagée ici moins une structure que des aspects, qui ne sont même pas tous cohérents."
   
     Tout au long de cet ouvrage, le philologue fait preuve d'une grande prudence intellectuelle. "Des problèmes généraux qui ne concernent rien de moins que le travail inconscient, collectif et continu de l'esprit d'une société à travers les générations, et aussi la part des initiatives, des créations individuelles, des "projets", dans ces changements, sont sous-jacents aux trois premières parties du livre et parfois, dans la rédaction, affleurent. (...) Sans prétendre aboutir à formuler des lois, (nos successeurs) détermineront sans doute des constantes et des tendances, bref le minimum requis pour qu'on ose parler de science."

        Cet ouvrage, à la lecture encore une un peu difficile pour qui rechigne à plonger dans l'étude de textes mythologiques, se compose de quatre parties et ne comporte pas de conclusion :
- la geste de Tullus Hostilius et les mythes d'Indra ;
- les trois péchés du guerrier ;
- le personnel de la fonction guerrière et des aspects de la fonction guerrière y sont successivement traités.

       Tullius Hostilius est le chef exclusivement guerrier, offensif, qui donne à Rome l'instrument militaire de la puissance et Indra est le champion guerrier indien doté d'armes étranges, héros guerrier, homme et non dieu qui permet la formation d'un empire. Établissant des concordances entre "la geste" de ces deux figures mythiques, montrés dans des tableaux éclairants, Georges DUMEZIL cherche la nature des relations de la fonction guerrière avec les deux autres fonctions.
Dans leurs difficultés, Indra et Tullius ont recours à des auxiliaires de la troisième fonction."(...) dans les mêmes circonstances où il viole les règles de la première fonction et en ignore les dieux, le dieu ou le roi de deuxième fonction mobilise à son service les dieux de la troisième ou des héros nés dans la troisième ; purificateurs, guérisseurs, donneurs de substance, voire de paix tranquille, c'est par eux qu'il compte échapper et échappe, en effet, aux conséquences fâcheuses de ses actes utiles mais condamnables, ou récupère les forces perdues par la duplicité d'un faux allié. Autrement dit, dans ces situations ambiguës, la troisième fonction, sans souci, elle non plus, de la première, est mise ou se met au service de la seconde, conformément à son rang et à sa nature".
 
"Ce que les docteurs indiens et romains ont gardé avec précision, c'est :
1 - L'idée d'une nécessaire victoire, d'une victoire en combat singulier, que, animé par le grand maître de la fonction guerrière et pour le compte de ce grand maître (roi ou dieu), un héros troisième remporte sur un adversaire triple - avec souillure inhérente à l'exploit, avec purification du troisième et de la société dans la personne même du troisième, qui se trouve ainsi être comme le spécialiste, l'agent et l'instrument de cette purification après avoir été un champion ;
2 - L'idée d'une victoire remportée non par combat, mais par une surprise qui répond elle-même à une trahison, trahison et surprise se succédant à l'abri et dans le moule d'une solennelle amitié, en sorte que la surprise vengeresse comporte un aspect inquiétant.

    Voilà la science, morale et politique, voilà le morceau d'idéologie de la deuxième fonction, que les administrateurs indo-européens de la mémoire et de la pensée collectives (...) et leurs héritiers védiques et latins n'ont cessé de comprendre et d'exposer dans des scènes dramatiques".

       Les trois péchés du guerriers dont Georges DUMEZIL parle, il les trouve tant chez Indra dans le "Merkandeynpurana", chez Sisupala (Inde), chez Starcatharus (Scandinavie) et chez Héraclès (Grèce).
Ces trois péchés, résumés dans un autre tableau non moins éclairant, le premier contre la religion et la morale, le deuxième contre l'honneur guerrier, le troisième contre l'honnêteté sexuelle (viol) se retrouvent également chez Soslan (Ossètes du Caucase), chez Gwyn (Celtes insulaires) et chez les derniers Tarquin (Rome).
"De manière de plus en plus précise et pressante, les pages (étudiées) ont cerné un enseignement : même dieu, le guerrier est exposé par sa nature au péché : de par sa fonction et pour le bien général, il est contraint de commettre des péchés : mais il dépasse vite cette borne et pèche contre les idéaux de tous les niveaux fonctionnels, y compris le sien." La conséquence est qu'après la victoire obtenue grâce à ces trois péchés, Indra "est presque anéanti", que Soslan est tué par sa victime revenue des Enfers et que Gwyn "est puni par Arthur"...

          Le personnel divin de la fonction guerrière, entendez par là les entités diverses supportant l'action du héros guerrier, constitue l'objet du troisième chapitre de cet ouvrage.
 
Très riche en Inde, très pauvre dans la Rome antique, l'étude de ce personnel commence par celle de la réforme zoroastrienne.
Si la puissance caractérisait le héros guerrier dérivé de la tradition védique, "on sent combien ce Visnu appelait surveillance et correction de la part des docteurs zoroastriens : le dieu guerrier indo-iranien Indra, son allié, recevait de lui une part de son inquiétante autonomie, de son excessive liberté d'action. Aller partout, cela pouvait se maintenir, certes, devait se maintenir même, au profit de la vraie religion, mais pas n'importe comment, capricieusement : à ce pouvoir de mouvement total, mais désordonné, ne fallait-il pas substituer un pouvoir de mouvement également total, mais fermement orienté, et mettre l'accent plutôt sur cette orientation que sur cette totalité?".
Le patronage conféré à ce héros guerrier s'exprimait bien entendu concrètement dans des rites qui accompagnaient la préparation au combat. Les rituels romains de la marche des armées obéissaient à des règles précises, maniaques sans doute même, contrôlés par des prêtres chargés des augures avant chaque étape décisive de cette marche, déjà dès le départ aux murailles de la ville, ensuite dans le voyage jusqu'au champ de bataille, et au moment même de l'engagement. Dans les messages mêmes adressés à l'ennemi, on ressent la volonté de libérer la furia guerrière qu'à des conditions bien précises. 
La prudence là encore de Georges DUMEZIL se manifeste dans le fait qu'il ne donne pas de conclusion à ce chapitre, ce qui l'apparente, encore plus qu'ailleurs dans l'ouvrage, à un véritable document de recherche.

       Au début du dernier chapitre sur quelques aspects de la fonction guerrière, l'auteur expose les trois aspects qu'il choisit de montrer :
"D'abord l'existence de "sociétés de guerriers", agents efficaces de la conquête. Les mariannu, combattants de char, qui, au IIème millénaire avant notre ère, ont semé l'effroi parmi les nations du Proche-Orient, en sont sans doute les plus anciens témoins directs, et les Marut de la mythologie védique, si souvent qualifiés maryah, transposent ce type d'organe social dans l'autre monde."
"Puis les rapports de la mythologie naturaliste et de la mythologie sociale (...) quant à l'Inde, la double valeur d'Indra et des Marut, à la fois modèles des combattants terrestres et  divinités de la foudre et de l'orage, des manifestations terribles et des heureuses conséquences de l'orage."
"En troisième lieu, les rapports de la fonction guerrière  et de la jeunesse, de ces iuuenes, à la fois classe d'âge dans une société et dépositaires des chances de durée ou de renouvellement de cette société".
   
On n'en retiendra ici qu'un long passage qui établit bien le malheur du guerrier :
"Comme il est fréquent, les auteurs des hymnes védiques ont laissé dans l'ombre un aspect de la victoire d'Indra sur Vrtra qui n'avait guère sa place dans les invocations-éloges ni dans les prières, mais que la littérature plus narrative des Brahmana et surtout de l'épopée a recueilli et développé, et dont l'antiquité est a priori probable, puisqu'il correspond à un trait fréquent des récits de combats mythiques ou légendaires, dans le monde indo-européen et ailleurs.
D'autres exploits nécessaires d'Indra, nous l'avons largement rappelé, comportent souillure ou péché (...) et il arrive, dans l'épopée, que le meurtre de Vrtra soit de ceux-là. Mais la conséquence fâcheuse de l'exploit peut être d'une autre sorte.
Des berserkir scandinaves, guerriers d'élite qui faisaient la terreur de l'ennemi, la croyance du Moyen Âge disait que, tant que durait leur berserks gangr, leur "fureur de berserkr", ils étaient tellement forts que rien ne pouvait leur résister, mais que, passé cette crise, ils devenaient faibles, impuissants, au point d'avoir à se coucher avec l'équivalent d'une maladie. Le meurtre du Serpent, de Vrtra, a eu un effet sur le vainqueur. Avant de jouir pleinement de son nouveau titre, il a connu une terrible dépression, tantôt attribuée à une frayeur post euetum, tantôt considérée comme le choc en retour de l'effort physique et moral qu'il venait d'accomplir."
  
   Georges DUMEZIL termine cet ouvrage par une évocation des formes animales et monstrueuses des guerriers, signes de leur vocation et de leur carrière.
 
    Cet ouvrage s'inscrit dans la vaste révision que Georges DUMÉZIL a entreprise de son oeuvre, en fonction des dernières découvertes, ainsi que de ses dernières découvertes, ainsi que des discussions, controverses, critiques ou approbations et confirmations auxquelles elle a donné lieu. Après la religion romaine archaïque (1966), Idées romaines (1969) et Mythe et épopées sur un certain nombre d'aspects de la "fonction guerrière", c'est-à-dire de la deuxième des trois fonctions idéologiques des indo-européens. Il reprend dans ses deux premières parties les deux chapitres des Aspects de la fonction guerrière publiés en 1956, sans changements fondamentaux, et dans sa troisième il offre une présentation largement renouvelée d'analyses parues dans Horace et les Curiaces (1942) et dans Mythes et dieux des Germains, chapitre V (1939).
Ces essais sont donc tous relatifs à la fonction guerrière, mais ils n'en présentent pas une "analyse structurale" exhaustive, ni un tableau systématique. Cette fonction s'avère en effet rebelle à cette présentation  (contrairement à la première fonction, de Souveraineté). En 1956, DUMÉZIL reconnaissait que la méthode comparative avait dégagé "moins une structure que des aspects" de la fonction guerrière, et que celle-ci n'avait pas été "pensée" au même titre que la fonction de souveraineté. Or, après plus d'une décennie de recherches indo-européennes, il reprend la même formule, en ajoutant que ces aspects ne sont pas tous cohérents. La recherche n'en a pas moins largement progressé, en un sens qu'un nombre croissant d'"aspects" se sont révélés de caractère indo-européen : des "réseaux de correspondances précises et complexes entre l'Inde et Rome ou le monde germanique en attestent l'antiquité.
Le premier chapitre rappelle, à propos des Horaces et des Curiaces de Tullius Hostilius, de Mettais Fuffetius, que l'"histoire" des origines de Rome est toute structurée par des schèmes indo-européens identiques à ceux qui structurent la mythologie d'Indra. Le second montre, à propos d'Indra, de Starcatherus et d'Héraclès, que leur biographie est structurée par trois péchés successifs qui s'expriment dans le cadre des trois "fonctions". Le dernier souligne que plusieurs exploits mythiques d'Indra s'éclairent par la comparaison de scénarios d'initiation ou de promotion, présentés comme tels comme des mythes et légendes d'autres peuples de la famille, relatifs soit au dieu iranien Vareeragna, soit au celte Cuchulainn, etc. Gérard DUMÉZIL procède à une analyse comparative des formes animales, des scénarios, des accessoires et des signes relatifs aux héros guerriers.
Cet ouvrage nous livre l'état "définitif" des recherches de l'auteur sur ce sujet. Mais cet état est certainement provisoire si d'autres chercheurs, comme il en formule le voeu, poursuivent un effort jusqu'ici si fertile en remarquables découvertes. (Hervé ROUSSEAU)
 

 



     Georges DUMEZIL, Heur et malheur du guerrier, Aspects mythiques de la fonction guerrière chez les Indo-Européens, Flammarion, collection Champs, 1996 (deuxième édition, remaniée), 236 pages.
Une première édition fut réalisée en 1956, en 1969, 1977 puis en 1985. A l'origine, l'ouvrage, avant ses remaniements, formait le fascicule LXVIII de la Bibliothèque de l'École Pratique des Hautes Études, section des Sciences Religieuses.
   Hervé ROUSSEAU, recension de l'ouvrage, dans L'antiquité classique, tome 39, fascicule 1, 1970, www.perse.fr.

                                                                                        SOCIUS
 
Complété le 12 janvier 2018.




      
      
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4 juin 2008 3 04 /06 /juin /2008 12:24

      Conçu dès 1943, en plein guerre, "Du pouvoir" se veut une réflexion sur sa nature et sa dynamique dans le temps, un de ces ouvrages de philosophie politique ancré dans l'Histoire.
  

      Dès la "présentation du Minotaure", on est saisi par l'imbrication du pouvoir et de la guerre que propose le fondateur de "Futuribles". "Et quand l'adversaire, pour mieux manier les corps, mobilise les pensées et les sentiments, il faut l'imiter sous peine de subir un désavantage. Ainsi le mimétisme du duel approche du totalitarisme les nations qui le combattent. La militarisation complète des société est donc l'oeuvre, directe en Allemagne, indirecte dans les autres pays, d'Adolf HITLER. Et s'il a réalisé chez lui cette militarisation, c'est qu'il ne fallait pas moins, pour servir sa volonté de puissance, que la totalité des ressources nationales.

Cette explication n'est point contestable. Mais elle ne va pas assez loin. L'Europe, avant HITLER, a vu d'autres ambitieux. D'où vient qu'un NAPOLEON, un FREDERIC II, un CHARLES XII n'aient point réalisé l'utilisation intégrale de leurs peuples pour la guerre?". "Du XIIème au XVIIIème siècle, la puissance publique n'a point cessé de s'accroître. Le phénomène était compris de tous les témoins, évoquait des protestations sans cesse renouvelées, des réactions violentes. Depuis lors, elle a continué de grandir à un rythme accéléré, étendant la guerre à mesure qu'elle s'étendait elle-même. Et nous ne le comprenons plus, nous ne protestons plus, nous ne réagissons plus. Cette passivité toute nouvelle, le Pouvoir la doit à la brume dont il s'entoure. Autrefois il était visible, manifesté dans la personne du Roi, qui s'avouait un maître, et à qui l'on connaissait des passions. A présent, masqué par son anonymat, il prétend n'avoir point d'existence propre, n'être que l'instrument impersonnel et sans passion de la volonté générale."
   Pour comprendre comment l'humanité en est arrivé là, Bertrand de JOUVENEL (1903-1987) revient d'abord sur les différentes théories de la souveraineté, et avant tout, sur ce qu'il appelle "le mystère de l'obéissance civile".
"Partout et toujours on constate le problème de l'obéissance civile. L'ordre émané du Pouvoir obtient l'obéissance des membres de la communauté. Lorsque le Pouvoir fait une déclaration à un Etat étranger, il tire son poids de la capacité du Pouvoir à se faire obéir, à se procurer par l'obéissance les moyens d'agir. Tout repose sur l'obéissance. Et connaître les causes de l'obéissance, c'est connaître la nature du Pouvoir." "La proportion ou quantum des moyens sociaux dont le Pouvoir peut disposer, est une quantité en principe mesurable. Elle est évidemment liée de façon étroite au quantum d'obéissance. Et l'on sent que ces quantités variables dénotent le quantum de Pouvoir". "L'étude des variations successives de ce quantum est une histoire du Pouvoir relativement à son étendue ; tout autre donc que l'histoire ordinairement écrite, du Pouvoir relativement à ses formes."
 

       Le Pouvoir fondé sur la force et l'habitude ne peut s'accroître que par son crédit  et c'est précisément ce crédit-là - d'autres parleraient de croyance ou de crédulité - que l'auteur entend comprendre. Au fil des chapitres, il suit la trace historique de ce Pouvoir et de ce crédit. De l'avènement du guerrier au développement de la royauté, de la dialectique du commandement au caractère expansionniste du pouvoir alimenté par la concurrence politique, des relations étroites entre le pouvoir royal et la plèbe, contre les féodaux et les aristocrates. Bertrand de JOUVENEL traque la nature réelle du pouvoir. A travers les Révolutions, le Pouvoir se renforce.

On citera ici le passage sur ce qu'il nomme "Trois révolutions" : "La révolution d'Angleterre commence, au nom du droit de propriété offensé, par la résistance à un impôt territorial léger, le shipmoney. Bientôt elle fait peser sur les terres un impôt dix fois plus lourd. Elle reprochait aux Stuarts certains confiscation : elle-même, non seulement dépouille systématiquement l'Eglise, mais aussi s'empare sous des prétextes politiques d'une grande partie des propriétés privées. En Irlande, c'est la dépossession de tout un peuple. L'Ecosse, qui avait pris les armes pour défendre son statut propre et ses coutumes particulières, se voit enlever tout ce qui lui était si précieux. Ainsi muni, Cromwell peut se donner l'armée, faute de laquelle Charles est tombé, et chasser les parlementaires que le souverain avait dû subir. Le dictateur peut fonder la puissance navale que le malheureux monarque avait rêvée pour son pays, et il conduit en Europe des guerres pour lesquelles Charles eût été sans moyens.
La révolution en France affranchit les paysans des corvées féodales ; mais elle les force à porter le fusil, et lance des colonnes mobiles à la poursuite de réfractaires ; elle supprime les lettres de cachet, mais élève la guillotine sur les places publiques ; elle dénonce en 1790 le projet qu'elle prête au roi de faire la guerre avec l'alliance espagnole contre la seule Angleterre. Mais elle précipite la nation dans une aventure militaire contre toute l'Europe, et, par des exigences jusqu'alors inouïes, tire du pays tant de ressources qu'elle peut accomplir le programme auquel la monarchie avait dû renoncer, la conquête des frontières naturelles.
Il a fallu un quart de siècle pour donner à la révolution russe de 1917 sa véritable signification. Un pouvoir bien plus étendu que celui du tsar fait rendre au pays de bien autres forces, et permet de regagner et au-delà le terrain que l'Empire avait perdu.
Ainsi la rénovation et le renforcement du Pouvoir nous apparaissent comme la véritable fonction historique des révolutions. Qu'on cesse donc d'y saluer des réactions de l'esprit de liberté contre un pouvoir oppresseur. Elles le sont si peu qu'on n'en peut citer aucune qui ait renversé un despote véritable."
  

     Après toute une mise en perspective historique, Bertrand de JOUVENEL revient sur le "sort des idées" et place au centre de sa conception, loin d'une théorie d'équilibre des pouvoirs à la Montesquieu ou à la Tocqueville, les principes "libertaire et légalitaire", et avance l'idée du "génie autoritaire dans la démocratie". Il pense que, en définitive, la liberté a des racines aristocratiques, contrairement aux idées reçues qui provienne, toujours selon lui, d'une fausse conception de la Société.
"Le faux dogme de l'égalité, flatteur aux faibles, aboutit en réalité à la licence infinie des puissants. Jamais l'élévation sociale n'a comporté moins de charges, jamais l'inégalité réelle n'a été si abusive que depuis l'incorporation dans le Droit positif d'une égalité de principe entrainant la négation de tout devoir d'Etat. Nous voyons se développer les conséquences d'une pensée sommaire qui n'a voulu reconnaïtre dans tout le mécanisme social que des pièces élémentaires, les individus, et un ressort central, l'Etat. Qui a négligé tout le reste et nié le rôle des autorités spirituelles et sociales." (...) "L'Etat et l'individu émergeaient triomphants d'une longue lutte menée en commun contre des puissances que l'un rejetait comme ses rivales et l'autre comme ses dominatrices. Comment se partageraients-ils la victoire? L'individu garderait-il tout le bénéfice d'un double affranchissement, solution individualiste ; ou bien l'Etat hériterait-il des fonctions auparavant remplies par les pouvoirs abolis, solution étatiste? Le XIXème siècle a d'abord essayé la première solution : le Pouvoir, que rien ne bornait, se bornait lui-même, faisant confiance à un jeu des intérêts individuels pour procurer un ordre spontané, le meilleur possible. A la faveur de cette abstention, on a vu s'élever des puissances sociales nouvelles, non reconnues et trouvant dans l'absurde négation de leur existence la faculté d'un dérèglement infini. Et l'on a vu paraître les candidatures les plus fantastiques à l'autorité spirituelle : les plus frustes hérésies ont reparu sous couleur d'idées nouvelles, autour de quoi se sont formées ces Eglises militantes et violentes, les partis de nos jours. De sorte qu'enfin l'insolence des intérêts et l'incompatibilité des croyances ont nécessité la restauration d'un ordre. Ne disposant, comme moyen disciplinaire que du seul Pouvoir, il a fallu lui accorder une fonction de contrainte illimitée."
   

     Ecrit dans le prolongement de la Seconde Guerre Mondiale et dans la Guerre Froide, son auteur frappé par l'ampleur des appareils militaires et le développement des totalitarismes, ce livre, même si on ne partage pas tous les aspects, constitue une vraie réflexion de philosophie politique. Il lie profondément le crédit du pouvoir, ce qu'en attend le peuple des classes opprimées et exploitées et ce que l'Etat tire de cette attente. Le tout dans un concert de concurrence entre Etats dont l'existence même repose sur l'extension de leurs attributions. Derrière les mots, derrière les discours, derrière les idéologies, il faut toujours chercher les causes réelles des événements et Bertrand de JOUVENEL nous donne là un dense aperçu des vertus de ce genre d'investigations.

 


  Du Pouvoir, Bertrand de JOUVENEL, Hachette, collection Pluriel, le livre de poche, 1977, 607 pages. Première édition en 1972.

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