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14 mars 2020 6 14 /03 /mars /2020 13:11

       SUBOTAÏ, chef de "peuple des Rennes", tribu de Mongolie centrale, est considéré comme l'un des meilleurs généraux de GENGIS KHAN, et selon certains (mais on le dit d'autres figures...), comme l'un des plus grands stratèges de tous les temps. C'est l'un, ou l'architecte principal de sa stratégie militaire. C'est l'un des quatre chiens féroces, avec QUBILAI, DJÉBÉ le Flèche et DJELMÉ.

    Lors du conflit entre DJAMUQA et le futur GENGIS KHAN, il prend parti pour ce dernier. Il élabore notamment le plan d'invasion du Khwarezm lors de la campagne de 1220-1223. Il y effectue, en compagnie de DJÉBÉ, avec une armée de 20 000 hommes un raid de reconnaissance de plus de 20 000 km les amenant notamment jusqu'en Russie où ils défont les princes russes venus à leur rencontre avec  80 000 hommes, SUBOTAÏ et DJÉBÉ font alors demi-tour après avoir pillé Kiev. Il est également à la tête de l'armée de 200 000 hommes lors de la campagne de 1237 qui envahit les steppes russes pour fonder la Horde d'or.

SUBOTAÏ participe à une soixantaine de batailles, la plupart victorieuses, pour GENGIS KHAN et pour son successeur OGÖDAÏ.

     Il n'est pas lié par le sang au clan gendishkhanide, les voies du pouvoir politique lui sont donc fermées, mais il trouve dans la guerre un moyen d'exploiter tous ses talents et d'assouvir ses ambitions. C'est lui qui insiste après la mort de GENGIS KHAN pour s'engager dans la conquête de l'Europe, les Mongols étant jusque là exclusivement préoccupés par l'Asie et le Moyen-Orient.

SUBOTAÏ est non seulement un remarquable stratège et tacticien, mais aussi un excellent organisateur et logisticien, capable d'orchestrer des campagnes compliquées où il doit rassembler des armées éparpillées sur des espaces gigantesques. Surtout, il permet aux armées mongoles de toujours progresser avec le temps, s'appropriant les techniques de ses adversaires tout en s'arrogeant les services de leurs meilleurs stratèges et ingénieurs.

   En ce sens, les armées turco-mongoles sont de tout temps beaucoup plus ouvertes aux techniques étrangères que ne sont à leur époque les armées occidentales. Ainsi, lors de la fantastique campagne qu'il orchestre en Europe en 1241 contre la Pologne-Lituanie et la Hongrie, SUBOTAÏ se sert des techniques apprises lors de ses campagnes de Chine pour surprendre et vaincre l'armée hongroise à Mohi. On retrouve cette approche chez TARMERLAN notamment, puis chez BABOUR (BLIN et CHALIAND)

   Les capacités de SUBOTAÏ suppose une bonne connaissance de la cartographie, chose facilitée par le caractère de nomades qui parcourent de manière traditionnelle de vastes distances et traversent d'immenses territoires. Et sans doute, une capacité de transmission d'ordres, ce qui suppose une "véritable armée de lettrés" et de relais "postaux" (une suite de services de chevaux) à son service.  L'Empire mongol ne compte pas cependant de grandes lignées de chefs militaires, mais plutôt de véritables génies de temps en temps. C'est, pour maints historiens, une unique anomalie : les capacités stratégiques et tactiques de SUBOTAÏ sont perdues à sa disparition, ce qui forcent d'autres à les redécouvrir.

D'ailleurs, c'est très longtemps après la disparition-dislocation de l'Empire mongol que l'Occident découvre les capacités stratégiques de SUBOTAÏ, notamment par Basil Liddell HART qui relate dans son livre Great Captains Unverlead after World War I, les tactiques et stratégies de l'Empire mongol. En faisant la comparaison avec les les initiatives initiales en 1940-1941, les invasions de la France et de la Russie. Erwin ROMMEL et George PATTON sont d'avides étudiants des campagnes mongoles.

 

Jean-Paul ROUX, Histoire de l'Empire mongol, Fayard, 1993. Jack WEATHERFORD, The Secret History of the Mongol Queens ; How the Daugthers of Gengis Khan Rescued His Empire, 2010. Ce livre, ou ce qu'il en reste, commenté par Jack WESTHERFORD, fut écrit pour la famille royale mongole après la mort de Gengis Kahn en 1227. Il est le plus ancien texte écrit en mongolien, et fut traduit en chinois (vers la fin du XIVe siècle) dans une complitation de textes par la dynastie Ming (The Secret History of the Yuan Dynasty). Richard A. GABRIEL, Subotaï the Valiant : Gengis Khan Greatest General, Praeger Publishers, 2004.

Gérard BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, tempus, 2016.

 

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3 mars 2020 2 03 /03 /mars /2020 09:19

    Docteur en physique théorique du Massachusetts Institute of Technology (MIT) Harrison Colyar WHITE, est actuellement l'un des plus influents sociologues. Le professeur américain émérite à l'université Columbia joue un rôle significatif dans ce qu'on appelle la "révolution Harvard", en analyse de réseaux et pour la sociologie relationnelle. Il a élaboré plusieurs modèles mathématiques des structures sociales, incluant les chaînes de vacances et le blockmodels. Leader d'une révolution toujours en cours en sociologie, qui utilise la modélisation des structures sociales plutôt que de se focaliser sur des attributs ou des attitudes individuelles. Ses travaux, qui inspirent beaucoup de chercheurs à travers le monde, dépassent les éléments d'un interactionnisme symbolique et concurrencent ceux des chercheurs en individualisme méthodologique. Animé par un fort syncrétisme scientifique qui couvre maints domaines, Harrison WHITE ouvre une voie à la sociologie, notamment aux États-Unis, qui permet de mieux prendre en compte, sans pour autant les aborder de front, les dynamismes de conflit-coopération.

   Depuis ses premières études universitaires (au MIT) à l'âge de 15 ans, malgré son intérêt marqué pour la physique fondamentale, il se tourne plutôt vers les facultés des sciences sociales. Sans faire réel plan de carrière en sociologie, publiant des travaux en physique théorique (notamment dans la revue Physical Review) (1958), obtenant un doctorat en sociologie en 1960, il enseigne dans cette dernière discipline dans plusieurs universités (Harvard, Arizona, Chicago, Carnegie-Mellon, Édimgourg...).

Sa présentation la plus achevé de la nouvelle sociologie se trouve dans son livre Identity and Control, d'abord publié en 1995, puis réécrit en 2008, grâce à l'apport de Michel GROSSETTI. Avant de se retirer en Arizona, Harrison WHITE s'intéresse également à la sociolinguistique, à l'art et les stratégies d'affaire. A travers son enseignement, il contribue à la formation de nombreux grands sociologues, notamment Peter BEARMAN, Paul DiMAGGIO, Mark GRANOVETTER, Nicholas MULLINS ou Barry WELLMAN.

 

L'interactionnisme structural...

   Malgré l'aridité de ses ouvrages et un formalisme poussé dans la présentation de ses théories en sociologie, Harrison WHITE parvient à impulser de nombreuses analyses sur les réseaux sociaux. Il a notamment développé l'analyse dite des matrices découpées en blocs qui permet de mettre en évidence des positions structuralement équivalentes dans un réseau (équivalence structurale). Son ancien étudiant et collaborateur Ronald BREIGER présente ainsi en 2005 son oeuvre :

"White aborde les problèmes reliés à la notion de structure sociale traversant l'ensemble des sciences sociales. Il a notamment contribué

- aux théories des structures classificatoires englobant de rôles dans les système de parenté des peuples autochtones d'Australie et des institutions australiennes de l'Occident contemporain,

- des modèles basés sur les équivalences entre acteurs à travers des réseaux de plusieurs types de relations sociales,

- la théorisation de la mobilité  sociale dans les systèmes d'organisations,

- une théorie structurelle de l'action sociale qui met l'accent sur le contrôle, l'agentivité, le récit et l'identité,

- une théorie des marchés de production économiques conduisant à l'élaboration d'un environnement réseau pour les identités des marchés et de nouvelles méthodes de comptabilisation des bénéfices, des prix et des parts de marché

- et une théorie du langage qui met l'accent sur la commutation entre les domaines relevant du social, du culturel et idiomatique au sein des réseaux de discours.

Son affirmation théorique la plus explicite est "Identité et contrôle (1992), bien que plusieurs des composantes principales de sa théorie de la formation mutuelle des réseaux, des institutions et d'agentivité apparaissent aussi clairement dans Careers and creativity ; Forces in the Arts (1993), écrit pour un public moins spécialisé."

 

   Bien entendu, Harrison WHITE n'est pas le seul sociologue à élaborer une théorie des réseaux, laquelle, s'est essentiellement affirmée dans le monde anglo-saxon, malgré la contribution importante dans le domaine des sciences menée par Michel CALLON et Bruno LATOUR (La science telle qu'elle se fait, 1991). D'autres, anthropologues, psychologues (autour de Manchester notamment), Clyde MITCHELL ou Elisabeth BOTT, ont réalisé dans leurs domaines des recherches notables. Mais les étudiants de WHITE, sans nécessairement d'ailleurs utiliser la notion d'équivalence, appliquent l'analyse des réseaux à des domaines divers : stratification sociale, marché du travail...  Deux d'entre eux ont particulièrement contribué à faire connaitre ces méthodes : Nancy LEE, qui a étudié les réseaux d'interconnaissances qui permettent à des femmes d'entrer en contact avec des médecins acceptant de pratiquer illégalement l'avortement ; Mark GRANOVETTER (Le Marché autrement : les réseaux dans l'économie, 2000) qui a mis en évidence le rôle que les réseaux sociaux jouent dans la recherche d'emploi et défendu la thèse devenue célèbre de la "force des liens faibles". Il soutient l'idée qu'en général un individu n'obtient pas un travail par l'entremise des personnes dont il est le plus proche, mais grâce à des contacts diversifiés. (François DENORD)

 

Harrison WHITE, Identité et contrôle. Une théorie de l'émergence des formations sociales, Éditions de l'EHESS, 2011 ; La carrières des peintres au XIXe siècle. Du système académique au marché des impressionnistes, Flammarion, 1991.

GROSSETTI, Michel et Frédéric GODART, Harrison White : des réseaux sociaux à une théorie structurale de l'action, SociologieS, 2007 (sur Internet, voir sociologies.revues.org)

François DENORD, Théorie des réseaux, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

 

 

 

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19 février 2020 3 19 /02 /février /2020 13:11

   Pseudonyme du colonel SUIRE, ou encore de Leprince, X, B..., Éric MURAISE est un écrivain prolifique française, autour tout autant d'ouvrages sur l'histoire militaire que de romans à destination des adolescents. Il n'est pas le seul à travailler sous couvert d'anonymat, car tant dans le grand public que dans l'édition, peu d'esprits acceptent facilement l'idée que l'on puisse écrire sur des registres si différents...

   Éric MURAISE est ainsi l'auteur sous ce nom de Voyance et prophétisme (1980), de Sainte Anne de Bretagne (1980), d'Histoire sincère des ordres de l'Hôpital (1978), de Testament pour un monde futur (1977), d'Introduction à l'histoire militaire (1964), ou de Cavaliers des ténèbres (1958). Féru d'histoire militaire prise dans son ensemble selon une historiographie reconnue comme d'histoire ésotérique (la figure du Grand Monarque, dixit Nostradamus, l'a toujours fasciné, il contribue à l'élargissement du champ de l'histoire militaire.

      La défaite de 1940 a suscité un réel effort de pensée dans les milieux militaires, dont témoigne l'enseignement de l'histoire à l'École de guerre, pour s'assimiler les apports de la psychologie, de la sociologie et des l'histoire des structures économiques, sociales et mentales, sans pour autant négliger l'histoire des institutions militaires et cette histoire des batailles dont J.P; BERTRAND a montré qu'elle pouvait être reprise et enrichie par les aspects nouveaux de la recherche historique. La Revue historique de l'Armée et la Revue de la Défense nationale, fondées aux lendamins de la seconde guerre mondiale, font une large place aux rapports de l'armée et de la société. De nombreux ouvrages dont ceux du colonel Eugène CARRIAS et ceux d'Éric MURAISE (colonel SUIRE) attestent également de ce réveil. (André CORVISIER, Aspects divers de l'histoire militaire, dans Revue d'Histoire moderne & contemporaine, 1973, n°20-1.). Son Introduction à l'histoire militaire (rééditée chez Lavauzelle en 2008) ainsi que son ouvrage écrit avec Fernand GAMBIEZ sur l'Histoire de la première guerre mondiale en 1968, contribuent à ce renouveau de l'histoire militaire.

Dans ce dernier ouvrage, il s'agit d'étudier l'histoire du comportement des hommes dans la guerre, ouverture d'un immense domaine d'étude, et pour commencer celui des opérations militaires qui ne peuvent être analysées en soi (à la manière d'une historiographie pour qui ne comptent que les batailles et leurs résultats "techniques"), mais en fonction des mentalités et des dispositions des soldats. Les deux auteurs (GAMBIEZ et SUIRE) montrent par exemple comment les infanteries française et britannique qui, en 1918, sortaient de plusieurs années de tranchées étaient en fait incapables de manoeuvrer. Leur étude commence alors à combler d'immenses lacunes dans la compréhension des comportements des soldats comme de l'"arrière", lacunes qui suscitent encore aujourd'hui l'intérêt des historiens. (Jean-Jacques BECKER, L'évolution de l'historiographie de la première guerre mondiale, dans Revue historique des armées, 2006, n°242)

   Le portrait de l'écrivain ne serait pas complet en ne laissant apparaitre que sa participation à l'évolution des historiens sur la guerre.

Dans le site des Amis du Signe de Piste (bien connu des milieux scouts); on y raconte la biographie de Maurice SUIRE.

De souche poitevine, né en Berry, il fut Saint-Cyrien. A sa sortie de cette école, il fit l'école des Chars, partit en Syrie, revint en France, fut fait prisonnier en mai 1940 sur le canal de la Sambre, passa 5 ans de captivité à l'Oflag X.B. (il reprit ces lettres plus tard pour pseudonyme), années consacrées à l'étude, qui lui permirent de préparer la base de certaines oeuvres signées MURAISE.

De 1945 à 1953, il occupa différents postes, tant en Wartemberg qu'à Berlin ou en Palatinat. Après un court séjour en France, il repartit pour la Tunisie et l'Algérie. De 1960 à 1967, il fut à Pari où il termina sa carrière comme conférencier à l'École de Guerre et adjoint commandant l'Institut des Hautes Études à la Défense Nationale. Il s'intéresse tout au long de sa carrière à l'Histoire, au mystère entourant la destinée de Louis XVII et ses ouvrages servent d'appui à Jean-Pierre FONCINE et Antoine de BRICLAU pour écrire Le Lys éclaboussé, ainsi qu'à la légende du Grand Monarque, à Nostradamus, aux prophètes... La tonalité de ces oeuvres expliquent l'emploi de différents pseudonyme. On ne voudrait pas dans certains milieux militaires qu'ils entachent le sérieux de ses ouvrages d'histoire... Parmi ses romans, publié par Signe de Piste, Ruban Noir et leurs rééditeurs, on peut citer Le Raid des quatre châteaux, La neuvième croisade, Les Signes de l'Empire, Le Chant des Abîmes...

 

Eric MURAISE, histoire sincère des ordres, 1960 ; L'insurrection royaliste de l'Ouest 1791-1800, 1966 ; Du Roy perdu à Louis XVII? Psychanalyse d'un mythe national, 1967. Colonel SUIRE, L'épée de Damoclès, la guerre en style indirect; 1967 ; Histoire de la première guerre mondiale, en deux volumes, 1968 ; Introduction à l'histoire militaire, 1964.

 

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12 février 2020 3 12 /02 /février /2020 12:52

     Le sociologue américain Aaron Victor CICOUREL, élève de Alfred SCHÜTZ et de Harold GARFINKEL, professeur émérite à l'université de Californie à San Diego, contribue au développement de l'ethnométhodologie avant de se tourner vers la sociologie cognitive.

Après une licence de psychologie expérimentale puis un maitrise de sociologie (1951) et d'anthropologie à l'université de Californie à Los Angeles, il part en 1955 à l'université Cornell pour un doctorat en sociologie, et revient de nouveau à l'UCLA en 1957 pour un post-doctorat. Il y rencontre Harold GARFINKEL et entreprend d'écrire un livre avec lui un livre qui ne sera jamais terminé (ce qui est relativement banal dans un monde universitaire où existe bien plus de projets inachevés que de publications réalisées). En 1970, il s'installe définitivement à l'université de Californie à San Diego, où il noue de nombreux liens avec les milieux hospitaliers universitaires (au sein desquels il travaille par observation participante) et avec divers pionniers de la science cognitive (Donald NORMAN, Davis RUMELHART...).

Son principal terrain d'enquête est formé par les interactions entre médecins et patients, et en particulier l'usage en contexte des catégories professionnelles et ordinaires servant à nommer les troubles et les symptômes.

   Particulièrement connu en France pour ses travaux de sociologie cognitive appliquée à l'étude des interactions en milieu scolaire et en milieu médical, il ne se limite pas pour autant à ces deux domaines. Auteur également d'ouvrages de critique méthodologique (1964), de sociologie de la déviance (1968) ou encore de démographie (1974), Aaron CICOUREL se caractérise par un ancrage empirique ferme, couplé à une volonté de faire dialoguer la sociologie avec d'autres disciplines : la linguistique, la science cognitive, la médecine clinique. C'est aussi un des sociologues américains qui a le plus systématiquement cherché à comprendre et à prolonger le travail de Pierre BOURDIEU, ce dernier le lui ayant bien rendu. Comme Pierre BOURDIEU, Aaron CICOUREL s'est formé "à la dure", et a capitalisé une connaissance du monde social héritée de son milieu, de sa propre expérience...

   Dans chacun des domaines explorés, que ce soit sur le plan empirique ou sur le plan conceptuel, Aaron CICOUREL n'est jamais un suiveur ; il reste toujours un contestataire de l'intérieur. Ainsi, sa pleine maîtrise de l'ethnométhodologie lui permet de critiquer l'approche de GARFINKEL, et de lui opposer sa sociologie cognitive. Aux champions inconditionnels de l'analyse des conversations (Harvey SACKS, Emmanuel SHEGLOFF), il reproche de tomber dans le formalisme et il propose une approche plus ethnographique, permettant de prendre en considération nombre de particularités des acteurs en présence dans un lieu et à un moment donnés. Aux sociologues classiques de la médecine, il peut dire qu'ils ont trop insisté sur les relations sociales au sein de l'hôpital, et il développe ses études sur le raisonnement médical. Dans chaque univers où il intervient, CICOUREL déplace en quelque sorte le centre de gravité des travaux. A sa manière différente mais proche à bien des égards de celle de BOURDIEU, il fait de la sociologie un sport de combat. (pour reprendre le titre d'un entretien entre Maria Andrea LOYOLA et Pierre BOURDIEU d'Octobre 1999) (Yves WINKIN).

 

Aaron CICOUREL, le raisonnement médical. Une approche socio-cognitive, Seuil, 2002 ; La justice des mineurs au quotidien de ses services, Editions ies, Genève, 2018 (traduction de deux livre The Social Organization of Juvenile Justice, de 1968 et 1978) ; Sociologie cognitive, PUF, 1979 (traduction de Cognitive Sociology, de 1974).

Yves WINKIN, Aaron Cicourel, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Philippe CORCUFF, Aaron Cicourel : de l'ethnométhodologie au problème micro/macro en sciences sociale, dans SociologieS, Découvertes/Redécouvertes, 29 octobre 2012 (sociologies.revues.org)

 

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11 février 2020 2 11 /02 /février /2020 13:22

     Le philosophe américain des sciences sociales, en même temps que sociologue, d'origine autrichienne Alfred SCHÜTZ est porteur d'une approche phénoménologique, fructifiée ensuite par nombre de ses élèves. Considéré comme le fondateur de l'idée d'une sociologie phénoménologique, il est influencé par la sociologie compréhensive de Max WEBER, par les thèses sur le choix et la temporalité d'Henri BERGSON, et surtout par la phénoménologie d'Edmund HUSSERL. Après son émigration aux États-Unis en 1939 (après un passage par la France), il subit l'influence du pragmatisme américain et du positivisme logique, qui renforcent son souci d'empirisme, attention chez lui au monde concret, au monde vécu.

 

Une carrière sociologique coupée par la seconde guerre mondiale

   Parallèlement à un travail d'avocat d'affaires (secrétaire exécutif à la Reitler and Company de Vienne), il réalise des recherches indépendantes à Vienne où il fréquente le Cercle de Mises, cercle interdisciplinaire fondé par Ludwig von MISES où il boue des amitiés notamment avec Felix KAUFMANN, Fritz MACHLUP et Eric VOEGELIN. Aidé (considérablement) par son épouse pour la réalisation de La construction signifiante du monde social. Introduction à la sociologie compréhensive, publié en 1932, il se joint cette année-là à un groupe de phénoménologues à Fribourg-en-Brisgau, à l'invitation de HUSSERL. En 1938, il est forcé d'émigrer à cause de l'invasion des troupes allemandes, et il mène des activités d'aide à d'autres émigrants, en France, puis aux États-Unis. En 1940, il contribue avec Martin FABER à la fondation de l'Inernational Phenomenological Society et de la revue Philosophy and Phenomenological Research. Il enseigne à partir de 1943 à la Graduate Faculty of Political and Social Science de la New School for Social Research à New York. Il a aussi un intérêts marqué pour la musique, ainsi que pour la peinture et la littérature.

   Outre la publication d'un livre important en 1932, les réflexions d'Alfred SCHÜTZ sont principalement développées, en anglais, dans une série d'articles scientifiques. Certains des plus importants sont rassemblés en 1962 dans Collected Papers. Certaines de ses contributions sont traduites dans Le chercheur et le quotidien, Phénoménologie des sciences sociales (1987).

 

La sociologie phénoménologique

   A la base de l'idée de sociologie phénoménologique, se trouve d'abord les travaux sociologique de Max WEBER, avant d'être rattachés dans l'esprit de SCHÜTZ aux idées de HUSSERL. Les travaux du sociologue allemand sont désignés comme celles d'une sociologie compréhensive parce que la "signification objective" que revêt l'action doit faire l'objet pour son auteur d'un acte interprétatif. Se disant contre une sociologie uniquement causale, le sociologue autrichien indique une sociologie où les acteurs s'expliquent et expliquent leur action. L'acte interprétatif pour les sciences sociales revêtent la première importance, et c'est d'ailleurs ce qui rend si difficile l'analyse de l'action sociale. Les travaux d'HUSSERL, à ce stade, fournissent des analyses étayées des structures temporelles de la conscience, et permettent de comprendre comme fonctionne l'intersubjectivité, En ayant à l'esprit qu'il s'agit-là des premiers travaux du philosophe HUSSERL, et non pas des développements de sa pensée, qui ne seront pas connus du vivant de SCHÜTZ. Ce dernier considère le potentiel des travaux de HUSSERL et remarque que la méthode de réduction eidétique n'est cependant pas applicable directement aux sciences sociales, car elle permet peu l'articulation des horizons propres à l'expérience, à la praxis, puisque ces horizons sont constitués d'une "sédimentation de sens" (Logique formelle et logique transcendantale). C'est ce type d'appropriation et d'application, jugée trop directe, de la phénoménologie eidétique aux problématiques de sciences sociales que SCHÜTZ reproche aux premières positions de Max SCHELER, ainsi qu'aux travaux d'Edith STEIN et ceux de Gerda WALTHER - des travaux qu'il juge, de ce point de vue, d'un usage naïf de la phénoménologie, comme il l'explique dans Husserl's Importance for the Social Science (L'importance de Husserl pour les sciences sociales).

C'est donc par un éclairage latéral, qui n'entre pas dans un certain détail de la pensée philosophique d'HUSSERL - qui suit un autre chemin... philosophique! - des réflexions husserliennes qu'Alfred SCHÜTZ développe sa sociologie phénoménologique ; cela se concrétise par des analyses en philosophie des sciences sociales, traitant principalement des fondements de l'appareillage conceptuel ayant pour pivot la temporalité, la conscience et l'action sociale. Il y a toute une dynamique entre la pensée de l'acteur et son action, dynamique que l'acteur ne maitrise pas totalement, pris dans un mouvement d'intention-action-justification dans le cadre de relations avec les autres acteurs, et influencé également par des conceptions-type évolutives. L'aspect temporel de son action est important car les temporalités des différents acteurs peuvent modifier le sens qu'il donne à son action. C'est sur cette dynamique que réfléchissent ensuite les continuateurs d'Albert SCHÜTZ : Lester EMBREE (développements sur la topologie des sciences), Harold GARFINKEL (ethnométhodologie, avec Harvey SACKS), Thomas LUCKMANN et Peter BERGER (coauteurs de La construction sociale de la réalité ; développement en sociologie de la connaissance), Maurice NATANSON (jonction entre dimension individuelle et dimension collective au sein de l'expérience vécue), et bien d'autres...

 

 

Alfred SCHÜTZ, Collected Papers, en 5 tomes, 1962-en cours d'édition) ; Essais sur le monde ordinaire, Éditions du Félin, 2010 ; Éléments de sociologie phénoménologique, L'Harmattan, 2000 ; L'étranger : un essai de psychologie sociale, suivi de L'homme qui rentre au pays, Éditions Allia, 2003 ; Écrits sur la musique 1924-1956, Éditions MF, 2007 ; Contribution à une sociologie de l'action, Éditions Hermann, 2009 ; Don Quichotte et le problème de la réalité, Éditions Allia, 2014. Maintes traductions des oeuvres d'Albert SCHUTZ sont de Thierry BLIN (par ailleurs auteur d'études sur l'oeuvre de SCHÜTZ).

Thierry BLIN, Phénoménologie de l'action sociale. A partir d'Albert Schütz, L'Harmattan, 2000.

 

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10 février 2020 1 10 /02 /février /2020 08:52

   Le sociologue américain Harold GARFINKEL est l'un des fondateurs de l'ethnométhodologie, école de sociologie américaine.

 

Une carrière universitaire de premier plan

    Après l'obtention d'un master en sociologie §et des études de commerce et de comptabilité) à l'Université de Caroline du Nord, il sert dans l'armée (dans une unité non combattante) pendant la seconde guerre mondiale. Il entreprend, en 1946, une thèse de Doctorat d'État en sociologie, sous la direction de Talcott PARSONS, au sein du Department of Social Relations for Interdisciplinary School tout juste créé à l'Université Harvard. Ami personnel de Talcott PARSONS, il en est pourtant le dissident sur le plan professionnel et méthodologique, reprochant à la sociologie traditionnelle la toute puissance des statistiques en même temps que le manque de rigueur dans la récolte d'informations permettant de les élaborer.

    Professeur Invité à l'Université d'Harvard, il devient professeur Titulaire de Chaire à l'Université de Californie, à Los Angelès (UCLA) en 1954 et y enseigne pendant toute sa carrière, y compris comme professeur émérite longtemps après sa retraite.

   Au sein de l'UCLA, il développe la démarche et les enseignements qui débouchent sur une nouvelle discipline de la sociologie : l'ethnométhodologie qui dote la sociologie de méthodes d'enquêtes en sciences sociales par analyses de discours. GARFINKEL obtient rapidement une notoriété internationale, particulièrement à l'occasion de ses travaux sur le fonctionnement des Cours d'assises. Son ouvrage "Studies in Ethnomethodology" devient l'un des plus cités au monde. Ses méthodes se diffusent dans maintes universités, chacun des professeurs et chercheurs construisant le champ social ayant recours à des ethnométhodes : méthode, sens local, éthique, intention et rationalité d'intention des acteurs, en même temps que déroulement de péripéties d'actions.

 

Des travaux diffusés largement en Europe

    Ses travaux ont influencé en France, entre autres, Bruno LATOUR, Albert OGIEN et Louis QUÉRÉ. Les représentants européens du Professeur Harold GARFINKEL sont, notamment, successivement Yves LECERF (X-ENPG, 1995), professeur de sociologie et de logique aux Universités de Paris VII et Paris VIII, directeur du Laboratoire d'ethnométhodologie de l'université PARIS VII, ami personnel de Pierre BOURDIEU et Vincent FRÉZAL, professeur de management, de droit et de géopolitique, initiateur de l'Éthique des addaires en Europe (EBEN), cofondateur et ancien administrateur du Cercle d'éthique des affaires. Les travaux dans ce domaine sociologique sont publiés surtout dans Arguments ethnométhodologiques.

 

Un contributeur essentiel dans la sociologie américaine

   Principal instigateur de l'ethnométhodologie, courant qui se développe aux États-Unis dans les années 1960-1970, il rassemble nombre d'éléments de la sociologie de William I. THOMAS et de Florian ZNANIECKI, de la phénoménologie et de la psychologie de la forme. Influencé également par les oeuvres de Charles Wirght MILLS et de Kenneth BURKE, pour sa problématique des accounts, il s'intéresse surtout aux méthodes mises en oeuvre par les agents sociaux pour produire leurs descriptions, explications ou justifications de leurs actions, ainsi qu'au fait qu'ils attendent normativement des uns et des autres qu'ils se considèrent comme comptables de ce qu'ils font et de la manière dont ils le font (accountability). La lecture du grand livre de PARSONS, The Structure of Social Action en 1938 l'inspire dans sa propre voie.

   Se référant beaucoup à SCHUTZ dans ses premiers écrits, il faut de plus en plus sienne la problématique du "champ phénoménal" de Maurice MERLEAU-PONTY, tout en la transformant en un thème proprement sociologique. Cette posture le conduit à insister sur le caractère sensible et concret de l'ordre et de l'intelligibilité du monde social (ce ne sont pas les discours et la réflexion qui en sont la source). Ce faisant, il rapporte leur production, leur reconnaissance et leur maintien à des opérations, réglées normativement, que les agents sociaux (les membres) font méthodiquement entre eux, ou les uns par rapport aux autres, dans la gestion de leurs affaires de la vie courante. cette production, cette reconnaissance et ce maintien sont étayés sur une connaissance de sens commun des structures sociales, sur des évidences constitutives de l'"attitude de la vie quotidienne", ainsi que sur une maîtrise pratique des méthodes et procédés selon lesquels les diverses activités s'organisent. Le fait que ces activités soient ordonnées en situation, dans un traitement de contingences et de circonstances concrètes, et avec juste ce qui est disponible, ou juste ce qui est requis pour ce qui est en cours, n'empêche pas qu'elles soient aussi objectives, qu'elles apparaissent indépendantes de ces contingences et circonstances, indépendantes aussi de ceux qui les réalisent et de leurs actes singuliers.

Au début des années 1970, GARFINKEL s'engage avec ses doctorants dans l'étude du travail, avec le souci d'y combler une lacune notable - à savoir l'absence complète d'attention à l'accomplissement même des activités coopératives en situation. C'est ainsi que sont lancées les premières enquêtes sur le travail des scientifiques dans les laboratoires.

    Les publications de GARKINKEL sont finalement peu nombreuses et son influence passe surtout par ses cours, ses conférences et l'exercice de ses mandats professionnels. L'ouvrage qui le fait connaître, Studies in Ethnomethodology en 1967 et traduit en Franaçsi 3 ans plus tard, y reprend des articles publiés à la fin des années 1950 et au début des années 1960, auxquels sont adjoints les résultats de nouvelles recherches (sur le cas du transexuel Agnes en particulier), ainsi qu'une tentative de systématisation du programme de l'ethnométhodologie. Parmi les articles antérieurs à cet ouvrage, les plus connus sont un texte très sufggestif sur "les conditions de succès des cérémonies de dégradation" et un long article sur la confiance comme "condition de la stabilité des actions concertées".

A la fin des années 1960, GARFINKEL écrit avec Harvey SACKS, un ancien étudiant d'Erving GOFFMAN, un article important sur l'indexicalité des actions pratiques. La première publication issue de la recherche sur le travail scientifique est un article publié en 1981, sur la découverte d'un pulsar optique par des astrophysiciens de l'université de l'Arizona. En 1986, GARFINKEL coordonne un ouvrage collectif destiné à faire connaitre les recherches de ses élèves sur le travail. A la fin des années 1980 et au début des années 1990 paraissent de nouveaux articles plus théoriques, où sont explicitées les relations de l'ethnométhodologie à la sociologie classique, et où est clarifié le programme de l'ethnométhodologie. Dans ces derniers textes, repris et développés dans un ouvrage paru en 2002, GAFINKEL se présente comme un héritier direct de DURKHEIM. Il propose surtout de comprendre l'aphorisme de Durkheim, selon lequel "la réalité objective des faits est le phénomène fondamentale de la sociologie", autrement que ne le fait la sociologie classique, c'est-à-dire en montrant comment cette objectivité est constituée dans le cours même de la vie sociale par les pratiques ordinaires des membres. Ce qui, entre parenthèses, n'est pas forcément bien reçu par l'ensemble des sociologues actuels...

En 2005, Anne RAWLS édite sous le titre Seeing Sociologically, The Routine Grounds of Social Action, un manuscrit date de 1948. Cet ouvrage éclaire une phase de la trajectoire de GARFINKEL. Il montre en particulier que le programme présenté en 1967 dans Studies in Ethnomethodology s'enracine dans une réflexion approfondie sur les problèmes que pose l'analyse sociologique de l'action sociale. (Louis QUÉRÉ)

  

Harold GARFINKEL, Studies in Ethnomethodology, Prentice-Hall, 1967. Traduction en Français, L'Ethnomethodologie. Une sociologie radicale, La Découverte, Paris, et  PUF, 2007) ; Seeing Sociologically. The Routine of Social Action, Paradigm Publisheers, Boulder, 2006.

Louis QUÉRÉ, Harold Garfinkel, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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8 février 2020 6 08 /02 /février /2020 07:12

   Sociologue américain,  élève de George Herbert MEAD, formé à la psychologie sociale, Herbert BLUMER jour un rôle important au sein de la ce qu'on a appelé la seconde génération de l'École de Chicago.

    En 1952, BLUMER devient le directeur du nouveau département de sociologie à l'Université de Californie, Berkeley. Secrétaire de l'American Sociological Association, avant d'en devenir le président en 1956, il pèse de tout son poids dans la formation du personnel d'une grande partie de la sociologie américaine. Il prend sa retraite en 1967, mais reste très actif, professeur émérite jusqu'en 1986. Autre autres activités, il est Consultant spécial et de la recherche pour l'UNESCO et représentant des États-Unis au Conseil de l'Institut sud-africain exécutif pour les relations raciales.

   Héritier de George Herbert MEAD, dont il retient l'idée que les individus agissent en fonction des significations qu'ils construisent, changeantes avec le temps, BLUMER crée le terme d'interactionisme symbolique, utilisé pour décrire la démarche des sociologues en provenance de l'École de Chicago, dont beaucoup ont été ses élèves (Howard BECKER, Erwing GOFFMAN...).

    il écrit dans The Methelogical Position of Symbolic Interactionism, publié en 1969 (Prentice Hall) dans son livre Symbolic Interactionism sur ses principes en trois points :

- Les humains agissent à l'égard des choses en fonction du sens que les choses ont pour eux.

- Ce sens est dérivé ou provient des interactions de chacun avec autrui.

- C'est dans un processus d'interprétation mis en oeuvre par chacun dans le traitement des objets rencontrés que ce sens est manipulé et modifié.

Il entend par là affirmer la primauté de la construction du sens au sein des interactions sociales. Face à la tradition behavioriste, alors dominante, BLUMER penser que les acteurs construisent leurs actions en fonction des interprétations qu'ils font des situations où ils sont insérés. Les individus ne subissent pas passivement les facteurs macrosociologiques. L'organisation de la société ne fait que structurer les situations sociales. Mais c'est à partir de leurs interprétations de ces situations que les acteurs agissent.

N'oublions pas que dans sa biographie figure une grande activité sportive dans le football, entamant une carrière dans les années 1918-1929, interrompue à cause d'une blessure au genou.

 

Herbert BLUMER, Industrialization as an Agent of Social Change, A critical Analysis, 1990, ebook ; Symbolic interactionism : Perspective and Method, New Jersey, Prentice-Hall, 1969, réédition 1986 ; Critiques of Research in the Social Sciences : An Appraisal of Thomas and Snaniecki's The Polish Peasant in Europe and America, 1939, réédition 1979  ; George Herbert Mead and Human Conduct, 2004 ; Public opinion and Public Opinion Polling, dans American Sociological Review, Volume 13, Issue 5, octobre 1948 (links.jstor.org). Pratiquement aucun ouvrage de Herbert BLUMER n'est actuellement traduit en Français.

Jean-Manuel DE QUEIROZ et Marek ZIOKOLWSKI, L'interactionnisme symbolique, PUR, 1994.

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1 février 2020 6 01 /02 /février /2020 13:25

    Général d'armée français, André BEAUFRE est connu autant pour le commandement de la Force A de l'expédition alliée contre l'Égypte en 1956 lors de la crise de Suez que pour son travail théorique sur la stratégie militaire. Défenseur de l'indépendance nucléaire française, il est considéré comme un père fondateur des théories contemporaines sur le terrorisme et la guérilla, appelée de son temps "guerre révolutionnaire".

 

Une grande carrière militaire

    Sorti de Saint Cyr, où il rencontre en 1921 Charles de GAULLE qui y est instructeur, il participe à la campagne du Maroc (guerre du Rif, où il est gravement blessé), puis étudie à l'École supérieure de la guerre et à l'École libre des Sciences Politiques.

    Après une mission d'un an à Moscou en 1938, il est secrétaire à la Défense nationale en Algérie, auprès du général WEYGAND, en 1940 et 1941. Arrêté par le régime de Vichy, libéré en 1942, il sert dans l'armée française de la Libération sur plusieurs fronts jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale.

   Il sert ensuite dans la guerre d'Indochine, au sein du commandement opérationnel au Tonkin de 1947 à 1948, puis auprès de DE LATTRE en 1950. Devenu général pendant la guerre d'Algérie, il dirige la 11e division d'infanterie. Mais tout juste revenu d'Indochine, et mal informé, il a du mal à se positionner par rapport au conflit en Algérie.

    En 1956, le général BEAUFRE dirige en Égypte la Force A, corps expéditionnaire français, à l'échelon Task Force. Contrairement ç une idée répandue, BEAUFRE en dirige pas l'armée française, car il est subordonné d'une part à l'amiral Pierre BARJOT qui commande à l'échelle du théâtre d'opération, et d'autre part aux militaires Britanniques (STOCKWELL surtout), dans le cadre de l'accord franco-britannique, accepté par la France surtout pour des raisons politiques et logistiques. La victoire militaire qui se transforme - notamment sous pression des États-Unis - en fiasco politique et diplomatique influence beaucoup sa pensée stratégique. Il met entre autres en place un Bureau chargé de la guerre psychologique, montrant sa volonté d'élargir le champ de bataille.

   En 1958, BEAUFRE devient Chef du General Staff of the Supreme Headquarters, Allied Powers en Europe? En 1960, général d'armée, il devient le chef français du groupe permanent de l'OTAN à Washington.

   En 1962, le Général DE GAULLE le juge trop "atlantiste" et préfère nommer Charles AILLERET comme Chef d'État-major général de la Défense national. Sa carrière militaire active s'arrête alors.

 

Une pensée stratégique d'ensemble

    Il fonde l'Institut Français d'Études Stratégiques et se consacre à la réflexion stratégique. Réflexion commencée d'ailleurs dès ses débuts au cabinet du maréchal DE LATTRE. Il apporte sa contribution alors en 1946 sur un concept de guerre totale, auquel il reste toujours depuis attaché.

Convaincu du caractère absolu de la lutte menée par l'Union Soviétique au nom de l'idéologie communiste, BEAUFRE considère que son époque est guidée par une stratégie totale. Mais également grand connaisseur de l'école anglaise, tout particulièrement de B.H. LIDDEL-HART, il accorde une attention spéciale au mode indirect. Si le but stratégique est bien absolu, les approches sont multiples et indirectes. Telle est pour lui la caractéristique de la guerre révolutionnaire, surjet de son ouvrage de 1972 dans lequel il s'efforce de récapituler les leçons de plusieurs siècles de guérillas et de formes non conventionnelles de la guerre.

   A travers ses livres et conférences, BEAUFRE s'affirme comme l'un des penseurs de la dissuasion nucléaire, quitte à s'opposer parfois à Raymond ARON ou à Lucien POIRIER. Il considère que l'équilibre nucléaire participe à la stabilisation mondiale en termes de conflits.

    François GERÉ explique que l'on a souvent reproché à BEAUFRE d'être un homme de son temps, dont la théorie manque à s'arracher aux influences du moment.

Trois données majeures structurent sa pensée : les deux guerres mondiales, le phénomène idéologique à caractère révolutionnaire et le fait nucléaire. Difficile de faire autrement. Comme tant d'officiers français, il fait l'amère expérience d'une succession de défaites. Il voit bien que les données techniques et tactiques n'expliquent ni mal 1940 ni Suez. Il lui faut donc trouver des explications à un autre niveau, plus élevé et plus complexe, touchant directement à la dimension politique.

L'apport capital de BEAUFRE consiste à développer une théorie générale de la stratégie qui intègre les éléments du classicisme et les propriétés exceptionnelles de l'ère nucléaire. La rigoureuse prise en compte des effets de l'arme atomique lui permet d'élaborer une théorie complète de la dissuasion. La compréhension du caractère absolu des luttes idéologiques lui permet aussi de formuler une théorie de la stratégie contemporaine.

Son oeuvre abondante reste dominée par un triptyque composé de l'Introduction à la stratégie (1963), de Dissuasion et stratégie (1964) et de Stratégie de l'action (1966). Influencé par CLAUSEWITZ, BEAUFRE donne de la stratégie un ensemble de définitions qui se fondent sur la notion de duel : "art de faire concourir la force à atteindre les buts de la politique". Puis "art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit". Son système repose sur une trinité : la force, la volonté et la liberté., qu'il croise avec des variateurs, les niveaux, les modes et les attitudes. Ainsi, la force est subdivisée en quatre niveaux : paix complète, niveau de la guerre froide, niveau de la guerre classique, niveau de la guerre nucléaire. La méthode joue un rôle important car elle se veut stratégique. Pour BEAUFRE, la stratégie n'est finalement qu'une attitude de la pensée qui recherche l'efficacité dans la complexité de l'action. Le théoricien sait, en s'imposant, faire école - notamment à travers les institutions qu'il fonde ou qu'il truste. Aux débuts des travaux de l'IFDES, on rencontre des civils (Jean-Paul CHARNAY, Pierre HASSNER, Alain JOXE), et des militaires (Lucien POIRIER). Chacun sut profiter de la formation intellectuelle beaugrienne pour trouver la voie féconde de travaux très différents.

A la fois théorique et pragmatique, l'oeuvre de André BEAUFRE se présente comme un vaste chantier en pleine activité. Il cherche à établir une discipline fondée sur une méthode de pensée. Sa distinction entre dissuasion et action, extrêmement fonctionnelle, ne résout pas le problème de la relation entre la stratégie et une éventuelle science de l'action qu'il évoque sous le terme de "praxéologie". L'action semble constituer l'antinomie de la dissuasion, alors que les deux termes correspondent à des niveaux différents. La systématisation de BEAUFRE suggère la théorie plus qu'elle ne l'établit, laissant en suspens le statut final de la stratégie.

"La stratégie n'a jamais été installée, écrit encore François GERÉ. Elle ne s'affirme que tardivement, à mesure que la seule dimension de la bataille devient insuffisante pour appréhender la dimension complexe des phénomènes divers en développement dans le temps et dans l'espace. Le concept de dissuasion apparaît survalorisé, tandis que l'action reste en attente d'une formalisation adéquate."

 

André BEAUFRE, Introduction à la stratégie, 1963, Hachette, collection Pluriel, 5ème édition, 1998, Fayard/Pluriel, 2012 ; Dissuasion et stratégie, Armand Colin, 1964 ; Le Drame de 1940, Plon, 1965 ; La Revanche de 1945, Plon, 1966 ; L'OTAN et l'Europe, 1966 ; L'Expédition de Suez, Grasset, 1967 ; Mémoires 1920-1940-1945, 1969 ; La Nature des Choses, 1969 ; L'Enjeu du désordre, Grasset, 1969 ; La Guerre révolutionnaire, Fayard, 1972 ; La Nature de l'Histoire, Plon, 1974 ; La stratégie de l'action, La Tour-d'Aigues, L'Aube, 3ème édition, 1997. A signaler aussi sa participation aux 8 volumes de La Deuxième Guerre mondiale, parus en cahiers hebdomadaires à pagination continue), 1970, pour la revue Histoire, sous sa direction. Il est également l'auteur de nombreux articles dans la Revue de défense nationale et au Figaro.

François GERÉ, André Beaufre, dans Dictionnaire de stratégie, PUF, 2000.

   

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31 janvier 2020 5 31 /01 /janvier /2020 13:10

    Charles AILLERET, général de l'armée française, déporté pendant la seconde guerre mondiale, chef-d'État major des armées de 1962 à 1968, est connu à la fois pour s'être opposé au putsch des généraux en Algérie en avril 1961 alors qu'il commandait la zone du Nord-Est Constantinois et pour sa contribution à la doctrine française de dissuasion nucléaire.

 

Une carrière militaire brillante jusqu'au sommet de la hiérarchie

   Après être sorti de Polytechnique en 1928, dans l'artillerie, il rejoint en 1942 l'ORA (Organisation de résistance de l'Armée) dont il devient le commandant pour la zone Nord. Il est arrêté en juin 1944, torturé et déporté à Buchenwald d'où il revient en 1945.

   Promu colonel en 1947, il commande la 43e demi-brigade de parachutistes. En 1951, il prend le commandement des armes spéciales de l'Armée de terre. Il fait alors partie, comme adjoint du général BUCHALET puis responsable des applications militaires au CEA, du cercle fermé qui mène la recherche pour concevoir une arme nucléaire : il est, en 1958, commandant inter-armées des armes spéciales et dirige les opérations conduisant, le 13 février 1960 à l'explosion de la première bombe A française à Reggane, au Sahara.

   En avril 1961, commandant de la zone Nord-Est Constantinois, il s'oppose au putsch des généraux d'Alger. En juin 1961, il prend les fonctions de commandement supérieur interarmées en Algérie. En 1962, promu général d'armée, il donne l'ordre du jour n°11 du 19 mars 1962 annonçant le cessez-le-feu en Algérie. Il s'oppose à l'OAS en mars 1962, lors de la bataille de Bad-el-Oued et la fusillade de la rue d'Isly, puis il participe, avec Christian FOUCHET, haut-commissaire en Algérie, à l'autorité de transition au moment de l'indépendance.

   Nommé chef d'État-major des armées en juillet 1962, il organise le retrait en 1966 de la France du commandement intégré de l'OTAN et met en place la stratégie établie par le général de GAULLE d'une défense nucléaire française "tous azimuts". C'est au cours d'une tournée d'inspection dans l'océan indien qu'il trouve la mort dans un accident d'avion en mars 1968.

 

Un penseur de la stratégie nucléaire française

   De tous les penseurs de la stratégie française contemporaine, hormis de LATTRE, c'est celui qui est monté le plus haut dans la hiérarchie militaire. De GAULLE, lorsqu'il doit choisir un nouveau CEMA, donne sa préférence pour AILLERET sur BEAUFRE, car il apprécie le technicien de l'atome et surtout l'originalité d'une personnalité qui n'avait pas hésité - notamment dans l'affaire algérienne - à se démarquer des mentalités traditionnelles, et sait regarder à distance le corps militaire. Dans les relations compliquées entre les dirigeants de la IVe République et l'armée, il discerne bien la primauté du politique sur le militaire, tout en remarquant que dans les faits se mêlent toujours considérations politiques et impératifs militaires. Il se situe au coeur du dispositif entre projet politique (d'indépendance nationale) et génétique des forces (François GERÉ).

   Les vues exprimées, notamment dans la Revue de défense nationale par le général Charles AILERET, alors Chef d'État-Major des Armées (CEMA), qui met alors l'accent sur la nécessité d'une stratégie nationale autonome, et qui, après de retrait de l'organisation militaire intégrée, laisse présager une sortie de l'OTAN, soulève une émotion de partenaires qui "oublient" alors que la France est engagée depuis un certain temps dans cette politique. AILLERET, pas plus que les autres stratèges qui pensent la doctrine française, n'exprime pas alors un point nouveau. Depuis novembre 1959, le général de GAULLE annonce dans un discours déjà l'arme atomique comme outil majeur de cette doctrine. L'article de 1967 tire plutôt la leçon des progrès technologiques accomplis, annonce une "force thermonucléaire à portée mondiale" mettant la France dans la position d'une dissuasion tous azimuts qui ne privilégie aucune adversaire potentiel. AILLERET prône, avec d'ailleurs l'accord du pouvoir politique, un "équilibre des alliances" qui permet de ne pas nommer, à l'inverse des autorités américaines, l'Union Soviétique comme étant l'ennemi potentiel.

   Pour François GERÉ, la pensée du général AILLERET reste moderne, après la guerre froide, car elle participe à la nécessaire poursuite de la réflexion stratégique. La place de l'arme nucléaire, sa puissance destructrice, doit en faire partie. Pour AILLERET, il était possible que leur extraordinaire capacité de détruire rende pratiquement impossible parce que désastreuses pour tous, vainqueurs comme vaincus, les grandes guerres totales ; il ne faut pas en conclure que les hommes cessent pour autant de régler leurs oppositions par la violence. "Plus la menace d'une invasion et d'une occupation s'estompait, plus l'opinion a identifié, à tort, l'arme atomique à la paix absolue ; mais, seconde phase, plus la paix semblait établie, plus l'arme nucléaire est apparue comme superflue, devenant même une menace pour la paix, à laquelle finalement elle n'aurait jamais contribué. Étrange révisionnisme de ce qui n'a pas eu lieu, demeurant dans le virtuel. La pensée d'Ailleret nous apparait aujourd'hui comme un itinéraire rationnel sur un chemin stratégique semé de paradoxes toujours actuels, d'incertitudes sans assurances, d'interrogations sans réponses."

 

Charles AILLERET, L'aventure atomique française - Comment naquit la force de frappe française, Grasset, 1968 ; Général du contingent - En Algérie, 1960-1962 (préface de Jean DANIEL), Grasset, 1998.

François GERÉ, Charles Ailleret, stratège français, diploweb.com, février 2016. Le Monde diplomatique, janvier 1968.

 

 

 

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30 janvier 2020 4 30 /01 /janvier /2020 08:31

   Un des artisans de la politique de dissuasion nucléaire de la France, Pierre-Marie GALLOIS (de son vrai nom Pierre Gallois), est un général de brigade aérienne et géopolitologue français.

 

Une carrière militaire au plus haut niveau

Après avoir, pendant la seconde guerre mondiale (dès 1939), été chargé d'instruire les jeunes officiers à l'état-major de la 5e Région aérienne à Alger, puis rejoint en 1943 la Grande-Bretagne pour être navigateur au sein de la Royal Air Force (bombardiers lourds), il est affecté au début des années 1950 à l'OTAN. En pleine période de définition du rôle de l'arme nucléaire et d'émergence des vecteurs balistiques. En 1953 et 1954, il est affecté au cabinet du ministre de la Défense nationale pour y suivre les questions aéronautiques. En 1953, exerçant parallèlement  ses deux fonctions, le colonel GALLOIS est également affecté au Grand Quartier général des puissances alliées en Europe (SHAPE).

Dès 1953, il mène campagne pour l'arme atomique français, propageant la notion de "dissuasion personnelle" et l'idée d'une capacité d'intimidation du "faible par rapport au fort". Il est l'un des créateurs de l'opération "Gerboise bleue" et considéré comme le "père de la dissuasion nucléaire française". En 1954, toujours au SHAPE, donc très au fait de la coopération franco-américaine et des évolutions des États-Unis dans leurs aspects les plus confidentiels, il étudie un programme d'avion d'attaque à décollage court, qui donne naissance à une nouvelle génération d'avions de combat.

En 1955, il assiste aux essais nucléaires dans le Nevada. Le général américain Lauris NORSTAD le convainc d'aller exposer au général de GAULLE la transformation nucléaire de la doctrine défensive de l'OTAN. L'entretien du général GALLOIS avec le général de GAULLE, en avril à l'hôtel La Pérouse constitue l'aboutissement du travail effectué par le "lobby nucléaire" ("nucléocrate" pour les opposants). Ayant pris sa retraire en 1957, il mène toujours campagne pour un programme nculéaire militaire français et la mise sur pied d'un arsenal nucléaire approprié à une doctrine de dissuasion.

Il continue d'être actif les années suivantes, par exemple en 1979, il participe, selon Alain de BENOIST, à la rédaction sous le pseudonyme collectif de "Maiastra" de Renaissance de l'Occident?, paru aux éditions Plon. Avec Marie-France GARAND, il fonde notamment en 1982 l'Institut International de Géopolitique. En 1999, il signe pour s'opposer à la guerre en Serbie, la pétition "Les Européens veulent la paix", initiée par le collectif Non à la guerre. En 2003, avec l'ambassadeur de France Pierre MAILLARD, ancien conseiller diplomatique du général de GAULLE, et Henri FOUQUEREAU, président du Mouvement démocrate français, il fonde le Forum pour la France, un regroupement politique qui oeuvre pour "la souveraineté et l'indépendance de la France". Il a milité aussi pour le "non" au référendum sur le projet de traité constitutionnel européen.

Parallèlement à ces activités, il enseigne la stratégie nucléaire et les relations internationale dans les écoles de l'enseignement militaire supérieur français et étranger, notamment aux États-Unis, à Montréal, Tokyo, Séoul, Buenos Aires, Bruxelles... ainsi qu'à la Sorbonne et au Collège de France.

 

Au service de la stratégie de dissuasion française

   Profondément marqué par la défaite française de 1940, GALLOIS voit immédiatement le parti que peut tirer la France de ce qu'il va nommer le pouvoir "égalisateur" de l'atome. Dès 1960, il expose dans son ouvrage majeur, Stratégie de l'âge nucléaire, les propriétés de l'arme et surtout les implications stratégiques qui en procèdent. Il insiste sur la capacité de destruction unitaire du feu nucléaire qui bouleverse les rapports de force classiques et sur son efficacité qui dispense désormais de la recherche de la grande précision. Il fait valoir que, avec l'arme atomique emportée par des engins balistiques qu'aucune défense ne peut contrer efficacement, les notions traditionnelles de la stratégie subissent une transformation radicale. Le rapport traditionnel entre l'offensive et la défensive doit donc être reconsidérer. L'avènement de la stratégie de dissuasion nucléaire en procède directement.

GALLOIS montre que le coût exhorbitant que représente le risque, jamais nul, de représailles massives devient inacceptable dès lors que l'enjeu n'est pas suffisamment élevé. Il suffit de disposer d'une capacité de frappe nucléaire limitée mais assurée parce qu'elle peut survivre à une attaque surprise, susceptible d'infliger des dommages équivalent ou légèrement supérieurs à la valeur de l'enjeu qu'il représente pour un éventuel ennemi. Pour garantir le caractère insupportable de représailles éventuelles, sans avoir à surdimensionner les forces nucléaires et rester dans les limites de coûts supportables, il importe de ne pas prendre pour cible l'appareil militaire de l'adversaire mais bien ses forces vives, grandes villes et centres industriels riches et peuplés. La légitimité du but, protéger l'intérêt vital et lui seul, justifie cette posture choquante pour l'éthique traditionnelle. (Mais il faut dire que cette éthique a déjà bien été écornée par les bombardements massifs de la seconde guerre mondiale...). Car un principe de proportionnalité détermine la crédibilité de la dissuasion. Nul ne peut faire croire  qu'il mettrait en enjeu son intérêt vital pour des enjeux secondaires ou mineurs. Enfin, la crédibilité repose sur la volonté et la fermeté morale des responsables politiques, indépendamment de l'opinion populaire. Il en découle que la validité des alliances s'en trouve sérieusement ébranlée. face à la menace nucléaire c'est plus que jamais l'égoïsme sacré qui prévaudrait en cas de crise grave. Affirmant que dans la crise où se jouerait le vital il ne saurait y avoir délégation du feu nucléaire, GALLOIS tourne en dérision la "farce multilatérale", les acrobaties de la rhétorique de l'OTAN et du ministre de la défense américaine de l'époque MAC NAMARA au point de dénier toute crédibilité à la doctrine de riposte graduée adoptée par l'Alliance.

GALLOIS s'emploie constamment à dénoncer l'absurdité de la course aux armements des deux grandes puissances. Il critique dans L'Adieu aux armées, de 1976, l'incapacité des forces françaises, aux effectifs pléthoriques, d'épouser la logique de la stratégie de dissuasion nucléaire. Le souci de contrer les dérives, qui constamment menacent une stratégie fondée sur la suffisance, fait du général GALLOIS un auteur prolixe dont l'oeuvre se caractérise par la rigueur des raisonnements logiques et un sens aigu de la critique, non exempt d'esprit polémique, comme en témoigne sa querelle avec Raymond ARON.

    Progressivement, les études de GALLOIS s'orientent vers la stratégie classique et la réflexion sur l'enseignement des maîtres (Géopolitique, 1990). Tirant les conséquences de la guerre froide, il est parmi les premiers à déclarer révolu le temps de la dissuasion nucléaire qui doit momentanément laisser la place à une pratique stratégique plus complexe et plus traditionnelle. Ainsi poursuit-il une veille rigoureuse des insuffisances de la réflexion stratégique contemporaine. Au Livre Blanc de 1994, on le voir opposer un Livre Noir (1995) qui dénonce les manquements d'une stratégie sans objectifs perdant de vue les principes de l'autonomie et de l'indépendance nationale diluée dans un projet européen qu'il ne cesse de dénoncer depuis 1974. Fidèle à son engagement national, il combat ce qu'il considère comme les illogismes d'une défense collective européenne qui lui parait aussi utopique qu'incompatible avec les intérêts de la France. (François GERÉ)

 

Pierre-Marie GALLOIS, Le Sablier du siècle, Mémoires, Lausanne, L'Âge d'homme, 1999 ; L'Europe au défi, Plon, 1957 ; Stratégie de l'âge nucléaire, Calmann-Lévy, 1960 ; L'Alliance atlantique, Berger-Levrault (en collaboration), 1961 ; Paradoxes de la paix, Presses du Temps Présent, 1967 ; L'Europe change de maître, L'Herne, 1972 ; La Grande Berne, Plon, 1975 ; L'Adieu aux armées, Albin Michel, 1976 ; Le Renoncement, Plon, 1977 ; La Guerre de cent secondes, Frayard, 1985 ; Géopolitique, les voies de la puissance, Plon, 1990 ; Livre noir de la défense, Plon, 1994 ; Le Sang du pétrole, en deux tomes, L'Âge d'homme, 1995 ; Le Soleil d'Allah aveugle l'Occident, L'Âge d'homme, 1995 ; La France sort-elle de l'Histoire?, L'Âge d'homme, 1999 ; Écrits de guerre, L'Âge d'homme, 2001 ; Le Consentement fatal, Éditions Textuel, 2001 ; L'Année du terrorisme, L'Âge d'homme, 2002 ; L'Heure fatale de l'Occident, L'Âge d'homme, 2004.

Christian MALIS, Pierre Marie Gallois : Géopolitique, histoire, stratégie, L'Âge d'homme, 2009.

François GERÉ, Pierre-Maris Gallois, dans Dictionnaire de la stratégie, Sous la direction de Thierry de MONTBRIAL et de Jean KLEIN, PUF, 2000.

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