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16 juin 2020 2 16 /06 /juin /2020 10:38

       Le sociologue et philosophe français Raymond BOUDON est considéré comme le chef de file de l'individualisme méthodologique en France et comme l'un des plus importants sociologues français, même s'il est très contesté, de la seconde moitié du XXe siècle et du début du XXIe.

     Dans son maitre-ouvrage L'inégalité des chances (1973), il traite la question de la mobilité sociale, dont on s'étonne à l'époque quelle ne soit pas accélérée par la démocratisation scolaire, et veut montrer que le principal facteur d'explication de l'inégalité des chances scolaires est la demande d'éducation, c'est-à-dire l'ambition scolaire. Les résultats de son étude placent le facteur individuel devant celui de l'origine sociale, mis en avant par Pierre BOURDIEU comme facteur de reproduction sociale.

   Dans les débats qui agitent alors la sociologie française pendant plusieurs décennies, Raymond BOUDON se place en tête des "individualistes" qui s'opposent aux "structuralistes" menés mais pas seulement même s'il réserve à ce dernier ses principales attaques, par Pierre BOURDIEU, qui défend la liberté et la rationalité des choix des individus contre le déterminisme social, notamment marxiste.

Il enseigne pendant 35 ans à l'Université Paris-Sorbonne, et avec ses collaborateurs et fidèles fait la conquête de l'establishment de la sociologie française, appuyé par ses collègues de nombreuses universités étrangères, notamment Harvard aux États-Unis, Genève en Suisse ou Oxford en Angleterre. Parallèlement à ses activités d'enseignement, il fonde et dirige pendant près de 30 ans le centre de recherche GEMASS.

 

     Normalien agrégé de philosophie en 1958, nommé professeur de sociologie à la Sorbonne en 1967, membre de l'Institut en 1990, Raymond BOUDON a enseigne également régulièrement à l'université de Genève et connu une riche carrière internationale, enseignant aussi bien à Harvard, qu'à Chicago ou Oxford.

Il est demeuré très influencé par les études quantitativistes américaines et c'est d'ailleurs comme partisan d'une position "scientifique" en sociologie qu'il théorise l'approche quantitative, dans la foulée de Paul LAZARSFELD. Il s'en ainsi attaché à préciser des outils mathématiques dans l'analyse des faits sociaux. Raymond BOUDON s'est ensuite éloigné de cette position assez rigide pour défendre et illustrer un paradigme d'inspiration néopositiviste qu'il appelle, à la suite de Joseph SCHUMPETER, l'"individualisme méthodologique". Celui-ci repose sur l'ambition de "retrouver des structures générales à partir de l'analyse des phénomènes particuliers", au départ de ce qu'il appelle ensuite des "effets de composition" dans lesquels les individus investissent une rationalité incomplète, leur capacité d'information et de décision étant limités par les positions qu'ils occupent par rapport à d'autres individus. L'individualisme méthodologique s'oppose au holisme durkheimien (et aussi marxiste, en fait souvent la cible camouflée de ses attaques, souvent), pour lequel la totalité sociale rend compte de et détermine les comportements des parties, en l'occurrence les individus. Cette logique du social ne peut ignorer les conséquences non intentionnelles des actions agrégées, ce que Max WEBER avait appelé "paradoxe des conséquences" et que BOUDON rebaptise "effets pervers". Ce qui permet, en passant, nous le remarquons, de nommer tous ces conflits sociaux comme étant souvent des "effets pervers"... L'individualisme méthodologique postule que, pour les sociologues, étudier la société consiste non seulement à étudier les individus (ce qui est évident), mais aussi que l'explication des phénomènes qu'ils abordent - classes sociales, pouvoir, système éducatif, famine, etc. - réside dans des caractérisations individuelles, notamment psychologiques. Le débat au sujet de l'individualisme méthodologique reflète une certaine tension concernant la relations entre l'individu et la société. Actuellement, cette tension est fréquemment analysée en termes de "structure" et d'"agent" (agency), à l'exemple de la théorie de la structuration chez Anthony GIDDENS ou d'autres versions du constructivisme (théories de la construction sociale de la réalité).

  C'est contre le sociologisme et le culturalisme que se construit une sociologie d'instapiration libérale.

La position théorique de BOUDON, illustrée par de nombreux ouvrages, s'oppose notamment à ce qu'il appelle le sociologisme, illustré principalement par Pierre BOURDIEU, ainsi qu'au culturalisme, dont Clifford GEERTZ est le représentant dominant. Il dénonce dans le premier de ces travers le poids exagéré accordé au "social" investi du pouvoir de déterminer toutes les actions individuelles. Les individus seraient manipulés par les institutions et les structures au profit de la classe dominante, selon une vulgate marxisante qui a été largement répandue dans les années 1970. Dans le second travers, le déterminisme est accordé aux traits culturels transmis par des traditions, ce qui entraînerait une méconnaissance des phénomènes de pouvoir. Pour BOUDON, l'objet de la sociologie est d'élaborer des théories, qui, par l'analyse des systèmes d'interactions, doivent permettre de rendre compte des actions, tant logiques que non logiques, des individus. Cette sociologie est, dans la ligné de WEBER (selon BOUDON et ses collaborateurs), de nature compréhensive et donc reposer sur une prise en compte des motivations des individus observés, ce qui implique la possibilité pour l'observateur de se substituer à lui dans un contexte connu de ce dernier.

Raymond BOUDON est considéré généralement comme occupant une position assez marginale dans la sociologie française, celle d'un théoricien d'une position libérale, et ce malgré toutes les conquêtes institutionnelles qu'il a pu entreprendre, dans ce contexte de domination des pensées libérale et néo-libérale. Il insiste sur la notion d'homo sociologicus, agent intentionnel doté d'une certaine autonomie, à l'opposé de la conception de l'agent social comme sujet passif (selon son interprétation même de la tradition sociologique française...). Il combat aussi diverses formes de relativisme au nom de la possibilité de respecter une certaine objectivité dans les études sociologiques. Certains de ses critiques, de plus en plus nombreux d'ailleurs, n'ont toutefois jamais manqué de souligner que sa sociologie serait empreinte de déterminisme, et qu'elle est également teinté de structuralisme, ce qui le rapprocherait davantage, malgré ses dénégations, d'un Bourdieu  qu'il n'apparait à première vue. (Claude JAVEAU)

 

Raymond BOUDON, Les Méthodes en sociologie, PUF, 1969 ; Les mathématiques en sociologie, PUF, 1971 ; Effets pervers et ordre social, PUF, 1977 ; La logique du social, Hachette Littérature, 1979 ; La Place du désordre, PUF, 1984 ; L'inégalité des chances, Armand Colin, 1973 ; Le sens des valeurs, PUF, 1999 ; Pourquoi les intellectuels n'aiment pas la littérature, Odile Jacob, 2004 ; Tocqueville aujourd'hui, Odile Jacob, 2005.

Raymond BOUDON et François BOURRICAUD, Dictionnaire critique de la sociologie, PUF, 1982.

Collectif, Raymond Boudon, a life in sociology, essays in Honour of Raymond Boudon, 4 volumes, 1624 pages, édités par Mohamed CHARKAOUI et Peter HAMILTON, Oxford, The Bardwell Press, octobre 2009.

Yao ASSOGHA, La sociologie de Raymond Boudon, L'Harmattan, 2000, reproduit dans le site Internet classiques.uqac.ca

Claude JAVEAU, Raymond Boudon, dans Encyclopedia Universalis, 2014.

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12 juin 2020 5 12 /06 /juin /2020 08:33

   Albrecht  (ou Albert-Venceslas) Eusebius Wenzel Von WALLENSTEIN (ou WALDSTEIN) condottiere le plus célèbre de l'Histoire, est un homme de guerre de la noblesse bohémienne. Au service du Saint-Empire romain germanique pendant la guerre de Trente Ans, devenu généralissime des armées impériales, duc de Friedland, de Sagan et de Mecklembourg.

 

Une riche carrière militaire

    L'armée qu'il constitue lors de la guerre de Trente Ans et qui atteint jusqu'à 100 000 hommes (129 000 hommes et 18 000 cavaliers en janvier 1629, en Allemagne du Nord...) demeure la plus grande armée jamais réunie par un entrepreneur de guerre privé. Stratège de talent, il est aussi un très grand administrateur qui sait s'entourer d'hommes compétents. Soldat avant tout, WALLENSTEIN est aussi un habile politique qui comprend parfaitement la relation entre fins politiques et moyens militaires. A l'instar de son grand rival, GUSTAVE-ADOLPHE, WALLENSTEIN est un innovateur en matière d'organisation militaire, tant sur le plan du recrutement qu'au niveau des communications et de la discipline. Il parvient ainsi à limiter le nombre de désertions, à l'époque un obstacle sérieux pour tout commandant d'une armée.

   Originaire de Bohême, WALLENSTEIN combat pour le compte des Habsbourg, une fois converti au catholicisme en 1606. Après avoir hérité d'une fortune importante à la mort de sa femme, il rassemble une armée de mercenaires et propose ses services à l'empereur FERDINAND. Après la compagne de 1619-1620, il est récompensé par l'Empereur en devenant gouverneur de Bohême, puis en 1625, duc de Friedland. En 1626, il est chargé de repousser une attaque de l'armée danoise. C'est à ce moment qu'il commence à réunir une armée imposante dans son duché de Friedland, transformé en un gigantesque arsenal de guerre. En 1627, avec 70 000 hommes, il repousse les Danois hors de Silésie et, allié avec ILLY, conquiert les provinces du Schleswig, Holstein, Meklembourg et la péninsule danoise. Il est à nouveau récompensé par FERDINAND, mais son ascension et l'importance de son armée inquiètent les princes allemands et même l'Empereur. En 1630, il est écarté par ce dernier. Cependant, après la défaite de l'armée impériale de TILLY à Breitenfeld (1631), face à GUSTAVE ADOLPHE, FERDINAND décide de rappeler WALLENSTEIN, malgré les demandes exorbitantes de celui-ci.

Au printemps 1532, WALLENSTEIN ressemble une nouvelle fois son armée et parvient à repousser hors de Bohême les alliés de la Suède avant de reconquérir le territoire au sud de l'Allemagne, grâce à une tactique indirecte où il évite le choc frontal. Alors que GUSTAVE ADOLPHE avance vers le sud, WALLENSTEIN mène une offensive sur le nord, obligeant les Suédois à repartir dans l'autre sens. Le 19 novembre 1632, c'est le choc face aux troupes de GUSTAVE ADOLPHE à Lützen où WALLENSTEIN est surpris par l'attaque de son adversaire. Disputée dans un brouillard épais qui provoque une certaine confusion, la bataille débute par une attaque de la cavalerie suédoise contre l'artillerie impériale. WALLESTEIN réagit avec sa propre cavalerie et affaiblit le centre suédois. C'est à ce moment que GUSTAVE ADOLPHE, à la tête de sa cavalerie, est tué. Il est remplacé par Bernard de SAXE-WEIMAR, alors que PAPPENHEIM vient en renfort de WALLENSTEIN avant d'être lui-même tué au combat. SAXE-WEIMAR s'empare de l'artillerie adverse et oblige WALLENSTEIN à se retirer sur Leipzig. L'armée impériale perde 12 000 hommes alors que les Suédois comptent 10 000 victimes. Cette bataille tempère l'ardeur de WALLENSTEIN qui oeuvre alors pour une paix négociée où il tente de dessiner lui-même la nouvelle carte politique de l'Europe centrale. Après des négociations complexes mêlées d'intrigues, jalousé par l'empereur FERDINAND, et finalement abandonné par ses généraux, il meurt assassiné en février 1634. (BLIN et CHALIAND)

 

         Derrière une habileté militaire brillante et de réelles capacités d'administration et d'organisation, contribuant d'ailleurs à la militarisation d'une grande partie de l'économie de la Bohême (fabrique d'armements, casernes, contrôle militaire du territoire, prélèvements forcés et violences contre les populations afin d'alimenter le budget militaire...), se trouve une tendance superstitieuse (il n'est pas le seul de son époque dans ce cas) à se fier aux oracles, constamment accompagné de docteurs et d'astrologues.

 

    S'il ne laisse pas d'écrits - en dehors bien entendu de la supervision d'une grande bureaucratie - sa vie a suscité un foisonnement de travaux historiques et littéraires. C'est d'ailleurs peu après sa mort que paraissent les premières biographies et pièces de théâtre : après la trilogie théâtrale Wallestein de Friedrich von SCHILLER (1799), le mouvement se poursuit, au point qu'en 1910, plus de 2 500 études ont déjà paru sur le sujet. Des historiens se consacrent à sa biographie, tels Leopold von RANKE (1869), Hellmut DIWALD (1969) ou Golo MANN (1971).

 

Basil H. LIDDEL HART, Great Captains Unveiled, Londres, 1989. Golo MANN, Wallenstein, Francfort, 1978. Alfred DÖBLIN, Wallenstein, Marseille, Agone, 2012.

 

Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, tempus, 2016.

 

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10 juin 2020 3 10 /06 /juin /2020 07:27

    Le révolutionnaire communiste et homme politique russe puis soviétique Léon TROTSKI (ou TROTSKY parmi d'autres variantes), de son réel nom Lev Davidovitch BRONSTEIN, fait partie des fondateurs de l'URSS, et est le dirigeant soviétique le plus cité avec LÉNINE et STALINE. Une grande part de sa vie ayant été clandestine, il existe de nombreuses versions de sa biographie (souvent à charge ou à décharge). Il est aussi sans doute le plus prolifique auteur des dirigeants soviétique, celui dont l'oeuvre est la plus diffusée et la plus connue, la plus commentée également.

 

      Une vie d'engagements politiques

   Issu d'une famille juive de propriétaires terriens dans le Sud de l'Empire russe, qui ont bénéficié des réformes de CATHERINE II et de ses successeurs donnant aux Juifs des terres pour les cultiver et qui leur permettent d'employer des chrétiens, après des études primaires à l'école Saint-Paul (tenue par des protestants allemands) d'Odessa (1889-1895), TROTSKI évolue dans un cercle de propagande révolutionnaire de NIKOLAÏEV. Il abandonne ses études, renonçant à devenir un mathématicien, sous l'influence d'un groupe populiste.

Un temps tenté par les idées populistes, qui voient dans la paysannerie russe et ses fréquentes jacqueries le ferment de la révolution future, il adhère aux positions sociales démocrates (1896). Sous le pseudonyme de LVOV, il participe à la création d'une organisation révolutionnaire, en particulier par la rédaction d'articles reproduits au moyen d'un hectographe distribués à la sortie des usines.

   En 1897, TROTSKI prend part à la création d'un "syndicat ouvrier du sud de la Russie". En 1898, la police procède à des arrestations de masse durant lesquelles il es arrêté. Transféré de prison en prison, un temps à Odessa où il commence à étudier, dans des conditions difficiles, les nombreux textes religieux de la bibliothèque, où se retrouve également des textes marxistes (il faut dire que nombreux sont les gardiens de prison analphabètes...), notamment ceux d'Antonio LABRIOLA. Ce rapprochement de TROTSKI avec le marxisme est en partie liée à la relation qu'il lie avec la jeune marxiste Alexandra Lvovna SOKOLOVSKAÏ, l'une des anciennes dirigeantes du syndicat, avec laquelle il se marie en 1900 (dans la prison de Moscou). En déportation, TROTSKI établit le contact avec les agents de l'"Étincelle". Il intègre le troupe et réussit à s'évader en 1902. C'est sur le passeport falsifié qu'il porte que le nom de TROTSKI apparait, d'après le nom d'un gardien de la prison d'Odessa, choisit pour dissimuler ses origines juives, et qu'il garde plus tard comme pseudonyme, pratique habituelle chez les révolutionnaire russe. Sous ce nom, il émigre alors en Angleterre.

    il rencontre LÉNINE à Londres, dont il connait déjà certains écrits, qui le fait entrer dans le comité de rédaction du journal Iskra (L'Étincelle). LÉNINE compte aplanir le conflit avec son entrée comme septième membre, entre les "anciens" (PLÉKHANOV, AKSELROD, ZASSOULITCH) et les "jeunes" (LÉNINE, MARTOV et POTRESSOV). Déjà commence la longue histoire des rivalités entre communistes russes, rivalités qui se poursuivent dans une grande partie de l'Histoire de l'URSS.

   En 1917, il est le principal acteur, avec LÉNINE, de la révolution d'Octobre qui permet aux bolcheviks d'arriver au pouvoir. Membre du gouvernement communiste, il n'est pas favorable à une paix immédiate avec les puissance de la quadruplice, mais en mars 1918 il accepte le point de vue de LÉNINE et la paix de Brest-Litovk, une capitulation en fait, avec d'importantes amputations de territoires. Durant la guerre civile russe qui s'ensuit, il fonde l'Armée rouge er se montre partisan de mesures de Terreur : son action contribue à la victoire des bolcheviks et à la survie du régime soviétique. Il est dès lors, et durant plusieurs années, l'un des plus importants dirigeants de l'Internationale communiste et de l'URSS naissante.

Il s'oppose ensuite à ce qu'il désigne comme la bureaucratisation du parti et du régime et à STALINE en prenant la tête de l'Opposition de gauche ; STALINE le fait finalement chasser du gouvernement (1924) et du parti communiste (1927), puis l'exile en Asie centrale avant de le bannir d'URSS (1929). TROTSKI entreprend alors d'organiser ses partisans qui se réunissent en 1938 au sein de la Quatrième Internationale. En 1940, installé au Mexique, il est assassiné sur ordre de STALINE par un agent du NKVD.

 

         Un grand poids sur la stratégie militaire soviétique

  Lorsque les bolcheviks, installés au pouvoir et ayant mis un terme à la guerre civile, décident d'adapter leur armée aux normes soviétiques, deux courants émergent. Le courant représenté par TOUKHATCHEVSKI et FROUNZÉ, qui prétend définir une nouvelle doctrine militaire incorporant à la fois les idées politiques révolutionnaires et les nouvelles théories sur la guerre offensive qui se propagent un peu partout en Europe. L'autre courant, représenté par TROTSKI qui, opposé aux deux premiers, adopte dans le domaine des affaires militaires une attitude beaucoup plus conservatrice, mais aussi plus pragmatique et moins soumise à l'idéologie. Lecteur de CLAUSEWITZ et admirateur de SOUVOROV, TROTSKI perçoit la stratégie comme un art qui n'obéit pas à des lois universelles. Allant à l'encontre de nombreux stratèges de l'époque, TROTSKI se refuse à croire que la stratégie est une science quasi exacte. Il refuse également de croire que l'idéologie marxiste peut transformer de manière radicale la façon dont sont conduites les guerres, bien qu'il soit persuadé que les guerres vont être amenées à disparaître. La stratégie est fonction de facteurs culturels, historiques et géopolitiques propres à chaque société. Existe-t-il une stratégie spécifiquement "révolutionnaire"? Sa réponse est négative car on ne peut comparer des sociétés fondamentalement différentes comme le sont la France de 1789 et la Russie de 1917. Selon TROTSKI, l'idéologie marxiste est un facteur moral positif dans une guerre, mais il faut se garder de fonder des principes stratégiques sur ses préceptes. L'expérience compte pour beaucoup dans un conflit armé, et ce serait une grave erreur que de dédaigner l'examen des guerres du passé pour mieux comprendre celles du présent.

Alors que les autres stratèges soviétiques prônent l'offensive, il se montre plus réticent à choisir une posture stratégique, qu'elle soit offensive ou défensive, définie selon des termes purement théoriques : la stratégie militaire est une activité pratique qui ne doit pas être érigé en système doctrinaire. 2tant donné la position géopolitique de l'Union Soviétique, la masse qui l'habite et le handicap technologique de son armée, il préfère adopter une attitude plutôt défensive. En ce qui concerne la guerre de mouvement, qui caractérise l'Armée rouge, il attribue son existence à des facteurs géopolitiques et humains plutôt qu'à des éléments purement révolutionnaires. Il défend également, face aux nombreux critiques, l'idée de la milice. Toutefois, et bien qu'il cite souvent la célèbre phrase de CLAUSEWITZ sur la guerre comme continuation de la politique, TROTSKI tente de distinguer deux sphères, la guerre et la politique, qui sont inséparables. Bien que son approche de la stratégie ait le mérite d'être pratique et intelligente, sa vision de la guerre dans l'avenir, à une époque de grands changements, est singulièrement dépourvue de perspicacité. IL n'a pas su percevoir les effets de la mécanisation et de l'aviation, contrairement à TOUKHATCHEVSKI et FROUNZÉ qui entrevoyaient dès les années 1920 le type de combat qui sera pratiqué pendant la Deuxième Guerre mondiale. (BLIN et CHALIAND)

 

         Une oeuvre stratégique de premier plan

La formation du militant social-démocrete

  Cette oeuvre stratégique, tant sur le plan politique que sur le plan "militaire", est inséparable de son action et ce même depuis le début de sa formation "classique" comme social-démocrate russe. Alors que l'essentiel et les plus importants de ses écrits politiques se situent entre les années 1920 et 1930, voire dès les années 1910, il commence à rédiger dès les années 1890, celles où le marxisme se répand en Russie comme un feu de brousse. A 17 ans, l'adolescent qui poursuit ses études à Nikolaïev, ne tarde pas à abandonner ses études de mathématiques pour plonger dans un univers intellectuel où populisme et marxisme se heurtent encore à égalité. Mais très vite, les tenants du populisme comme BRONSTEIN ne résistent pas longtemps au courant des idées nouvelles. Les grandes grèves de Petersbourg en 1896 ont leur écho dans la lointaine province. Les étudiants "vont aux ouvriers" qui les reçoivent avec une soif de savoir plus grande que la science de leurs initiateurs, lesquels ne disposent d'abord que d'une seule copie manuscrite (fautive) du Manifeste communiste. BRONSTEIN devient LVOV et participe à la création de l'Union ouvrière de la Russie méridionale, qui comptera plusieurs centaines de membres. Ce succès extraordinaire pour l'époque protège d'abord l'organisation de la police, laquelle ne peut croire que des gamins sont les véritables dirigeants de l'Union et les rédacteurs de feuilles si populaires dans les usines : elle cherche derrière eux, et ne procèdera à des arrestations qu'en janvier 1898. Et c'était déjà trop tard, l'Union n'est pas détruite pour autant.

C'est pour le futur TROTSKI, le commencement de ses véritables universités révolutionnaires : deux ans dans les prisons de Nikolaëv, de Kherson, d'Odessa où il découvre A. LABRIOLA et écrit sont premier ouvrage sur la franc-maçonnerie (perdu, mais qui lui servira plus tard au combat contre elle, en particulier dans le mouvement ouvrier français) ; puis, la première déportation, intense foyer de culture théorique, où il rencontre des hommes comme DJERZINSKI et OURITSKI, où il devient un critique littéraire réputé parmi les déportés, et découvre LÉNINE par son grand livre sur le développement du capitalisme en Russie, puis par le Que faire? qui lui est une révélation.

Il s'évade, et par Vienne et Zurich, atteint Londres, et LÉNINE, encore entouré des vétérans, PLEKHANOV, VERA et ZASSOULITCH... et de ceux qui vont devenir les mencheviks. A la fin de 1902, au IIe Congrès du Parti social-démocrate, après que LÉNINE ait imposé TROTSKI à la rédaction de l'Iskra (L'Étincelle), mencheviks et bolcheviks (majoritaire) se séparent. Bien que politiquement plus proche de LÉNINE, TROTSKI voit en lui le "scissionniste" (ce qui n'est pas faux...) et condamne son hypercentralisme (ce qui n'est pas faux non plus...) (Nos tâches politiques) et se range d'abord aux côtés des mencheviks.

Pour peu de temps, car dès septembre 1904, il rompt avec la minorité qui se refuse à rechercher la réunification. Pendant 13 ans, TROTSKI est un isolé, un hérétique, se dépensant avec acharnement pour l'impossible fusion des deux courants de la social-démocratie.

 

La révolution permanente

       Le coup de tonnerre du "Dimanche rouge" (9 (22) janvier 1905, selon le calendrier...) le précipite - clandestinement - en Russie, dès février, alors que les autres leaders socialistes ne vont y arriver qu'en octobre. Cet avantage fait de lui le premier praticien des théories élaborées en exil. Cela transforme son rapport aux anciens avec qui il vient de rompre. Sa période d'"universités" est terminée. ce jeune homme de 26 ans est maintenant le leader qu'il faut rallier (politiquement et physiquement...). TROTSKI se rend d'abord à Kiev, où ses feuilles d'agitation trouvent l'appui de l'ingénieur bolchevik KRASSINE qui dispose d'une imprimerie clandestine. C'est au long de 1905 que mûrit la théorie de la révolution permanente, aussi célèbre que méconnue.

Partant à la fois des conclusions théoriques tirées par MARX en 1850 des leçons de la révolution de 1848 (Adresse au comité central de la Ligue des communistes), et de l'analyse des forces sociales propres à la Russie que caractérisent à la fois le retard économique (développement inégal) et le court-circuitage de cette évolution par l'intervention l'intervention du capital des pays étrangers les plus avancés (développement combiné), TROTSKI parvient aux conclusions qui allaient se révéler la clé de la révolution russe avant de prendre valeur universelle. Cette conception est parfaitement résumée par ces lignes écrites pendant l'été 1905 : "La Russie se trouve dans une révolution bourgeoise démocratique. A la base de cette révolution, il y a le problème agraire. La classe ou le parti qui saura entrainer à sa suite les paysans contre le tsarisme et les propriétaires nobles s'emparera du pouvoir. NI le libéralisme ni les intellectuels démocrates ne peuvent parvenir à ce résultat : leur époque historique est finie. Le prolétariat occupe déjà l'avant-scène révolutionnaire. C'est seulement la social-démocratie qui peut entrainer, par l'intermédiaire des ouvriers, la classe paysanne. Ceci ouvre, devant la social-démocratie russe, des perspectives de conquête du pouvoir qui anticipent celles des États d'Occident. La tâche directe de la social-démocratie sera de parachever la révolution démocratique. Il sera forcé d'entrer dans la voie des mesures socialistes. Le trajet qu'il pourra faire dépendra non seulement des rapports internes de nos forces, mais aussi de toute la situation internationale."

Une telle conception s'opposait à celle des mencheviks pour lesquels la révolution devait nécessairement passer par la démocratie bourgeoise, et qui, par conséquent, préconisaient une alliance du prolétariat et de la bourgeoisie libérale, ce qui les amenait, dans les faits, à abdiquer entre les mains de cette dernière la charge de direction de la révolution et devait les vouer, à terme, à la pure et simple capitulation. Elle s'opposait aussi à la conception de LÉNINE et des bolcheviks qui croiront jusqu'en 1917 à la possibilité d'une "dictature démocratique" du prolétariat et de la paysannerie" conduisant le développement capitaliste de la Russie à des "rythmes américains" et dont l'instabilité sociale par rapport à ses tâches doit trouver sa protection dans l'essor de la révolution socialiste en Occident. Ces trois conceptions, sous des déguisement divers, continuent à s'opposer de nos jours.

Mais, en 1905, elles ne sont antagoniques que pour les leaders les plus clairvoyants, et elles se trouvent mises au second plan par le premier élan de la révolution où le tsarisme et la haute finance font contre eux la quasi-unanimité de toutes les classes sociales.

En octobre, les grèves multiples se transforment en grève générale. TROTSKI, venu à Pétersbourg au début de l'été, et qui a dû se cacher en Finlande, rentre dans la capitale impériale, lance la Russkaja Gazeta (Gazette russe) dont le tirage s'élève en quelques jours à 100 000 exemplaires, puis, avec les mencheviks; Naçalo (Le Commencement) dont le succès est foudroyant. Membre du premier Soviet, TROTSKI s'y inscrit très vite comme son principal dirigeant alors que son président est encore l'avocat libéral Georges NOSSAR-KHROUSTALEV, auquel il succède quand celui-ci est arrêté le 26 novembre (9 décembre). Le 3 (16) décembre, c'est le soviet tout entier qui est arrêté, mais pendant tout le reste du mois la révolution jette encore de hautes flammes. Non seulement TROTSKI en apparait comme le premier dirigeant, mais c'est sa ligne politique qui s'est imposée à toute la social-démocratie, aux bolcheviks comme aux mencheviks. Ce qui va changer après la défaite.

Le procès du soviet, un an plus tard, dure un mois. TROTSKI, avec 15 autres accusés, est condamné à la déportation perpétuelle. Le régime pénitentiaire est devenu plus dur. Il s'évade pendant le voyage vers la Sibérie et le 2 (15) mars 1907, il est de retour à Pétersbourg et passe en Finlande où commence son second exil. TROTSKI arrive à temps pour le congrès de Londres en 1907, de la social-démocratie russe réunifiée en avril 1906, et déjà la "fusion" présente une profonde fissure. Le reflux de la révolution continue, au rythme des arrestations entre autres mais aussi parce que les informations ne parviennent que mal aux ouvriers et aux paysans, vu l'efficacité nouvelle de la censure. A Londres, les mencheviks se repentaient des folies commises en 1905. Les bolcheviks ne se repentaient de rien (et d'ailleurs, nonobstant les diverses rectifications, ne se repentaient jamais de rien...) et persistaient à tendre vers une nouvelle révolution. LÉNINE approuve les travaux que TROTSKI avait "faits en prison, mais  lui reproche de n'en avoir pas tiré les déductions indispensables au point de vue de l'organisation, c'est-à-dire ne n'être pas encore venu du côté des bolcheviks" (Ma vie). TROTSKI l'admit plus tard, mais cette erreur l'aide à la maturation de son apport théorique propre, pendant les 10 ans qu'il passe pour l'essentiel à Vienne, publiant un journal intitulé la Pravda (1908)..

La forme ultime de la théorie de la révolution permanente peut se résumer ainsi (Michel LEQUENNE) :

- C'est à l'échelle du monde entier que dans les pays arriérés, les colonies, ou semi-colonies, la classe bourgeoise - y compris la petite-bougeoisie - est incapable d'assurer les tâches des révolutions démocratiques bourgeoises. Dans tous ces pays, le rôle révolutionnaire de la paysannerie est primordial, mais cette classe est également organiquement incapable de conduire la révolution. Seul le prolétariat, même numériquement faible, organisé en parti de classe, peut fournir le programme et la direction de la révolution, et doit entrainer la paysannerie dans une lutte implacable contre l'influence de la bourgeoisie nationale.

- De ce fait, la victoire de la révolution qui réalise les tâches démocratiques n'est concevable qu'au moyen de la dictature du prolétariat, et, en conséquence, cette révolution ne peut s'arrêter au stade démocratique et se transforme en révolution socialiste, devenant ainsi une révolution permanente.

- La révolution socialiste ne peut être achevée dans les limites nationales. Elle "commence sur le terrain national, se développe sur l'arène internationale et s'achève sur l'arène mondiale (...) dans le triomphe définitif de la nouvelle société sur toute notre planète.

- Il en résulte que "dans certaines circonstances, des pays arriérés peuvent arriver à la dictature du prolétariat plus rapidement que dans les pays avancés, mais ils parviendront au socialisme plus tard que ceux-ci  ; dernier aspect du caractère permanent de la révolution : elle continue au-delà même de l'instauration du pouvoir ouvrier.

 

Les débats théoriques et les pratiques de la direction de la révolution d'Octobre

    Au long des 10 années, presque toutes de réaction politique, qui précèdent la révolution d'Octobre 1917, les tendances russes apparaissent aux puissants partis sociaux-démocrates d'Occident comme autant de groupuscules, et leurs débats théoriques comme autant de querelles byzantines. La violence inconsidérée de ces polémiques - qui nourrira si tragiquement la période de réaction stalinienne - est la seule excuse à de tels jugements. Inversement, LÉNINE et TROTSKI purent, durant ces années, prendre la juste mesure des révolutionnaires en chambre et des socialistes ministrables que la Première guerre mondiale allait jeter dans l'"union sacrée" avec leur propre bourgeoisie? Pour un LIEBKNECHT et une Rosa LUXEMBURG; combien d'ADLER et d'HILFERDING, pour ne pas parler des BERNSTEIN, tous ces politiciens russes et européens prompts à jeter par-dessus bord toute question sociale au profit de la seule question nationale.

La première guerre mondiale sépare au couteau le mouvement ouvrier en deux camps : d'un côté les patriotes collaborateurs de classes, l'énorme majorité ; de l'autre les internationalistes défaitistes, une infime minorité. TROTSKI et LÉNINE sont de cette minorité.

Après un court séjour en Suisse, TROTSKI se fixe à Paris, dès nombre 1914, où il publie Mase Slovo (Notre Parole), petit quotidien à éclipse qui joue un grand rôle dans le rassemblement des internationalistes socialistes de France, d'Italie, d'Allemagne et des Balkans, qui finalement eurent des échos dans les milieux ouvriers comme dans les mouvements pacifiques. LÉNINE est en Suisse. Divisés encore sur des points secondaires à la conférence de Zimmerwald de septembre 1915, dont TROTSKI rédige le manifeste, il ne cessent de se rapprocher. A cette conférence, est proclamée la faillite de la IIe Internationale et sont jetés les bases de la IIIe. Au redressement du mouvement ouvrier qui s'esquisse répond l'expulsion de TROTSKI par le gouvernement français. Aucun pays allié ou neutre ne lui accorde un visa. Il est jeté en Espagne où il erre avant de devoir partir pour New York (janvier 1917), où il rencontre BOUKHARINE, expulsé de Scandinavie, et collabore au quotidien russe révolutionnaire Novyj Mir (Nouveau Monde). C'est là qu'il apprend la nouvelle de la révolution de février.

Retenu un mois dans un camp de concentration canadien, où il gagne à Liebknecht les prisonniers de guerre allemands, cette fois TROTSKI rejoint la Russie un mois après LÉNINE, qui s'est échappé d'Allemagne dans des conditions troubles (le gouvernement allemand tentant de neutraliser par tous les moyens le front à l'Est, y compris en utilisant les révolutionnaires marxistes). Celui-ci est alors en lutte pour le redressement de son propre parti, dont la direction, assurée avant son retour par KAMENEV et STALINE, tend à la conciliation avec les mencheviks, pour qui la chute de la monarchie constitue la fin de la révolution. Pour TROTSKI, comme pour LÉNINE qui vient de rédiger les fameuses "thèses d'avril", ce n'en est que le commencement. Aucun des problèmes qui ont causé l'explosion révolutionnaires n'est résolu ; le gouvernement KERENSKI prépare même une nouvelle offensive alors que le premier mot d'ordre des masses est : la paix. L'histoire balaie les formules théoriques inadaptées et impose la seule voie : la révolution permanente et son mot d'ordre : "Tout le pouvoir aux Soviets." même si derrière "soviets", peu de leaders mettent la même chose...

Comme dans ce qui apparait alors dans la "répétition" de 1905, TROTSKI est porté, de meeting en meeting, à la tête du mouvement. Dans la brève période de réaction de juillet, il se retrouve en prison, tandis que LÉNINE, menacé de mort par la calomnie majeure d'être un "agent de l'Allemagne", doit se cacher en Finlande. En septembre, TROTSKI est libre et président du soviet de Petrograd; En août, sont organisation des "internationalistes unifiés" a fusionné avec le parti bolchevik. Pour les dirigeants révolutionnaires, c'est le moment de prendre le pouvoir; TROTSKI est l'appui principal qui permet à LÉNINE, paralysé par la clandestinité, de vaincre les résistances sourdes ou ouvertes d'une partie de l'état-major bolchevik. C'est encore lui qui assure l'organisation et la direction suprême de l'insurrection du 25 octobre 1917 (7 novembre). La prise du pouvoir n'est qu'un moment - nodal, mais un moment - de la révolution. Les mois, les années qui suivent sont aussi torrentueuses que l'année 1917. Pendant 3 ans, TROTSKI est commissaire du peuple aux affaires étrangères, puis commissaire du peuple à la guerre. LÉNINE étant au poste de pilotage général, TROTSKI occupe les fonctions immédiatement les plus importantes.

La première tâche est d'accorder la paix aux masses qui ont fait la révolution et parmi elles, les soldats et les ouvriers sont au premier rang. TROTSKI tente alors d'inventer une nouvelle diplomatie, à Brest-Litovsk, de meeting en meeting de place publique, écho fort de l'adresse des révolutionnaires français des années 1790 aux peuples d'Europe pour se débarrasser des monarchies. Une diplomatie ouverte, proclamée, non secrète, ouvertement en faveur des peuples. Alors que l'armée russe se démobilise toute seule, grandement dans la débandade, et que les puissances de la Quadruple Alliance en conçoivent la possibilité de gigantesques annexions, il faut gagner du temps et faire la démonstration devant l'opinion ouvrière mondiale que la paix imposée au jeune État ouvrier n'a rien d'une capitulation lâche ou complice. Mais rien n'empêche des pays de la Triple Entente de penser le contraire, de surcroit avec la connaissance de l'effondrement de la monarchie et des pertes des entreprises capitalistes étrangères implantées sur le sol russe... Le Comité central bolchevik est divisé, une minorité préconise la guerre révolutionnaire ; LÉNINE, pratique, est partisan d'accepter le traité draconien ; TROTSKI fait l'accord provisoire sur une déclaration sans précédent de "ni paix ni guerre". Mais devant l'avancée allemande, et démonstration faire de la main forcée, la position de LÉNINE est acceptée, et la paix est signée le 3 mars 1918 : l'armée allemande occupe à ce moment la Pologne, la Lituanie, le Lettonie, l'Ukraine et une partie de la Grande Russie, bases d'ailleurs de la contre-révolution future.

Ce péril écarté, de nouveaux apparaissent à tous les bouts de l'immense empire russe en chaos : la guerre civile commence (elle va durer 4 ans). De tous les exploits de TROTSKI, la création et la direction de l'Armée rouge, déjà évoquée plus haut, paraissent les plus étonnants. En dehors de toute théorie et sans tenir compte des principes proprement marxistes, il faut rétablir le ravitaillement, l'économie, l'armée. TROTSKI n'a d'expérience militaire que livresque, mais il est surtout maitre dans l'art de concentrer l'énergie et la révolution en secrète à profusion. Surtout il bénéficie encore, mais il faut faire vite, d'un certain réseau solide de chemins de fer, tenus par ses partisans. Dans son train blindé qui sillonne le pays réduit à un fragment de la Russie blanche, il transforme les bandes anarchiques de partisans en armée disciplinée, retourne contre la vieille société de meilleurs spécialistes militaires, flanqués de commissaires qui veillent, révolver au poing, à leur fidélité, fait des héros avec des déserteurs, invente sur le terrain sur stratégie de la guerre révolutionnaire. En moins de 4 ans, 10 armées sont battues au nord, au sud, à l'est, à l'ouest, malgré les trahisons, les incapacités, le gâchis. Le sabotage de STALINE détermine l'échec de la dernière campagne de libération de la Pologne. Presque tout l'empire des tsars a été regagné à la révolution, à l'exception de la Géorgie, de la Finlande, de la Pologne, des États baltes. Les puissances belligérantes épuisées (Allemands comme Alliés...), ayant à faire face de surcroit à l'épidémie qui ravage de nombreux territoires (et qui fait plus de mort que la Grande Guerre), menacées elles-mêmes par des mouvements intérieurs révolutionnaires, sont obligées de laisser l'État soviétique en paix.

TROTSKI se détermine sur la tâche de reconstruction mais il ne peut, pris dans les contradictions à l'intérieur du parti bolchevik, la mener à terme, malgré bien des plans élaborés.

 

L'opposition de gauche

     La victoire du bolchevisme n'est qu'incomplète. La révolution ne s'est pas étendue à toute l'Europe comme l'attendaient LÉNINE et TROTSKI. La révolution soviétique reste isolée dans un pays, certes immense, mais où les ravages de la guerre civile se sont ajoutés à ceux de la guerre mondiale. Successivement, les révolutions allemande et hongroise sont vaincues. Il faut que la jeune république des Soviets survive en attendant la fin du reflux et un nouveau flux. Cependant, les marxistes savent qu'il n'y a pas de socialisme de la misère possible. La disette crée l'inégalité. Le prolétariat est la classe sans culture, a fortiori en Russie où l'arriération culturelle est immense (à l'exception des très grandes villes) : celle-ci pèse de tout son poids sur le nouveau régime où "les héros sont fatigués", où d'innombrables militants d'élite sont morts et remplacés par des arrivistes et des ralliés de la dernière heure. Une bureaucratie, qui prend de profondes racines dans celle du régime précédent, se lèvre. Lénine, vigilant, entame son dernier combat contre elle (il se sait très malade). Dès le début de 1923, il reconnait l'aventurisme de STALINE, qui s'est élevé dans l'appareil. Ses dernières lettres sont pour rompre avec lui et pour engager TROTSKI à la lutte pour l'élimination de STALINE du poste de secrétaire général.

le danger que représente STALINE, TROTSKI le sous-estime, comme il le reconnait bien plus tard. Devant le reflux de la révolution, en Europe comme en Chine - où STALINE joue TCHANG KAI CHEIK contre MAO TSE TOUNG, dans un mouvement "menchevik" - et comme en Angleterre, TROTSKI tente de sauver ce qui reste à sauver. TROTSKI, refusant le mot d'ordre de STALINE de "socialisme dans un seul pays", est écarté du pouvoir et rassemble une Opposition de gauche. Mais STALINE, qui a couvert son action de l'autorité des "vieux bolcheviks", ZINOVIEV et KAMENEV, écarte ensuite ceux-ci, qui s'allient alors à TROTSKI dans une Opposition unifiée. Mais c'est encore une fois trop tard : le parti est déjà transformé, gonflé d'une mer d'adhérents obéissant à des cadres eux-mêmes sélectionnés sur leur docilité à l'appareil... dont STALINE tient tous les fils par l'intermédiaire d'un noyau qu'il contrôle seul. L'Opposition, par crainte d'un affaiblissement du pays devant l'ennemi, qui refuse à en appeler au peuple. Cependant, TROTSKI reste le leader le plus populaire et l'éliminer physiquement n'est pas possible. STALINE obtient son exclusion du Parti communiste, le fait exiler à Alma-Ata, en Asie centrale, puis expulser en Turquie (février 1929).

Entretemps, la politique d'appui sur les koulaks (paysans riches) ayant fait faillite, STALINE en rejette la responsabilité sur son coéquipier BOUKHARINE qu'il écarte à son tour du pouvoir, reprend à son compte le programme d'industrialisation de l'Opposition et s'engage dans son application brutale et à des rythmes démentiels. Ce tournant suffit pourtant à démanteler l'Opposition qui croit voir là sa propre victoire de facto, dans l'ombre. STALINE n'a alors plus de rivaux dans l'exercice du pouvoir.

 

Le dernier exil et la IVe Internationale

   TROTSKI voit s'ouvrir un nouveau exil, et quasi seul, mais craint pour tous les gouvernements dont aucun n'ose lui accorder un visa. Entre la Turquie, où il s'installe pour 4 ans en janvier 1929, et le Mexique, où il vit 3 ans et tombe en 1940, il connait deux haltes précaires, en France de 1933 à 1935, en Norvège en 1935 et 1936. Ce sont des années noires, marquées par la grande crise économique, le chômage massif, la montée des fascismes. En URSS, les cours droitiers, suivis de cours ultragauches, ont leurs prolongements en politique extérieure, par le canal de la IIIe Internationale soumise, elle aussi, au joug bureaucratique. Son ultragauchisme fraye la voie à HITLER en désignant la social-démocratie comme l'ennemi principal ; la politique du "front populaire" qui lui succède favorise la victoire de FRANCO en soumettant le prolétariat espagnol à sa bourgeoisie "démocratique" (politique mencheviste typique, terrorisme en plus). Quant à l'URSS, elle s'enfonce dans un cauchemar kafkaïen, surtout à partir de l'assassinat de Serge KIROV, que STALINE met à profit à l'heure où ses complices des premières heures, s'effrayant à la fois de ses erreurs et de ses méthodes, songent à le démettre.

TROTSKI, dans cette situation, ponctuée pour lui par les nouvelles des capitulations, par les déportations de ses partisans, puis, à partir de 1936, par les terribles procès de sorcières de Moscou, entreprend ce qu'il a jugé (à l'encontre de son principal biographe I. DEUTSCHER) "le travail le plus important de (sa) vie, plus important que 1917, plus important que l'époque de la guerre civile, etc." : "Munir d'une méthode révolutionnaire la nouvelle génération, par-dessus la tête des chefs de la Deuxième et de la Troisième Internationale, c'est une tâche qui n'a pas, hormis moi, d'homme capable de la remplir (...). Il me faut encore au moins cinq ans de travail ininterrompu pour assurer la transmission de l'héritage" (Journal d'exil). Il déborde alors d'activité. Ce sont les années de ses oeuvres les plus fortes, des dizaines de volumes, des centaines d'articles couvrant tous les domaines de la pensée marxiste, enrichissant celle-ci de trois nouveaux apports essentiels :

- la théorie de l'État ouvrier dégénéré et du "stalinisme" (la seule qui ait résisté à la critique de l'histoire et qui est reprise par les plus avancés des historiens soviétiques modernes, comme R. MEDVEDEV) en tant qu'excroissance bureaucratique s'élevant sur les fondements de l'économie collectiviste dans un État ouvrier isolé et arriéré, mais historiquement instable et qui ne pourra survivre au développement de la révolution ;

- la théorie du fascisme (qui s'est imposée à tous) en tant que solution politique bourgeoise ultime devant la révolution ;

- la stratégie du "programme de transition", dont la mise au point fournit son texte fondamental au congrès de fondation de la IVe Internationale.

   Mais la partie peut-être la plus grande de son temps, TROTSKI la consacre à rassembler patiemment les cadres humains de la nouvelle organisation révolutionnaire. Dans une période de réaction coupée seulement de la montée ouvrière de 1934-1937 en Europe occidentale, c'est une tâche de Sisyphe. Les groupes de l'Opposition de gauche internationale (jusqu'en 1934) puis, lorsque la victoire d'HITLER signe la faillite du Komintern, les comités "pour la IVe Internationale" (jusqu'à la proclamation de celle-ci en 1938) comptent rarement plus de quelques dizaines de membres, et sur les quelques milliers qu'ils rassemblent au total, à peine des centaines transmettent l'enseignement, décimés qu'ils sont, et sélectionnés au cours des débats où TROTSKI rompt impitoyablement avec tous ceux qui cèdent aux tentations des "raccourcis" ou à l'impressionnisme, et tendent à rejeter, avec le stalinisme, la défense de l'État ouvrier et la rigueur du bolchevisme. Mais TROTSKI connait trop l'atmosphère politique délétère des démocraties d'Occident pour céder à quelque complaisance que ce soit. Son aventure individuelle l'a armé pour regarder en face avec sévérité les pires conjonctures : il voit venir la guerre et regarde son au-delà qu'il sait avoir peu de chance de vivre, alors qu'autour de lui les hommes de main de STALINE frappent §secrétaires, agents du Komintern, son propre fils). Il garde jusqu'au foi en l'avenir et à la victoire de la IVe Internationale. (Michel LEQUENNE).

 

La postérité de TROTSKI : le trotkisme

    Même minoritaires en tant qu'organisations, les mouvements affiliés à la IVe Internationale font rayonner le trotkisme - au sens large - bien au-delà de leurs sphères politique dans de nombreux pays. Avec des poussées, comme en 1968, qui se traduisent par de nouveaux militants et de nouvelles analyses intellectuelles des oeuvres de TROTSKI. Souvent divisés, les mouvements, "groupuscules" souvent, se veulent aiguillon de syndicats et de partis accusés de faire trop souvent le jeu des forces "de la réaction". La production éditoriale, entre biographies (qui se contredisent souvent) et rééditions commentées de ses oeuvres, demeure, surtout parmi les anciennes "têtes" des révolutions marxistes (à part peut-être celles de tendances maoïstes), les plus prolifiques. Souvent les analyses de TROTSKI sur le destin de l'Union Soviétique sont reprises (même par des auteurs "bourgeois"), et nombre de ses adeptes directs ou indirects continuent leur destin littéraire, parfois avec quelques succès. Avec les crises actuelles du capitalisme, le courant trotkiste est un des plus importants courants marxistes à bénéficier du regain d'intérêt pour la théorie et la pratique révolutionnaires.

De nombreux mouvements membres de la Quatrième Internationale se réclament toujours de la pensée de Léon TROTSKI et expliquent en France la fracture entre extrême gauche et parti communiste.

   Entre la vision critique de Boris SOUVARINE, la biographie d'Isaac DEUTSCHER et celle de Robert SERVICE, cette dernière étant entachée de nombreuses erreurs factuelles, on attirera l'attention sur les travaux de la Commission DEWEY, de 1937, vaste contre-interrogatoire de TROTSKI, suite aux Procès de Moscou.

 

Léon TROTSKI, Oeuvres complètes, 12 volumes, Moscou, 1923-1927 ; Nos tâches politiques (1904), Paris, 1970 ; Écrits militaires, tome 1, Comment la révolution s'est armée (1922), Paris, 1969 ; Le  Mouvement communiste en France (1919-1939, éditions P. Broué, Paris, 1967 ; Terrorisme et communisme (1920), Paris, 1963 ; Entre l'impérialisme et la révolution (1922), 1970 ; De la révolution (Cours nouveau, 1923 La Révolution défigurée, 1927-1929, La Révolution permanente, 1928-1931, La Révolution trahie, 1936), Paris, 1963 ; Littérature et révolution (1924), UGE, Paris, 1974 ; Lénine (1924), Paris 1925, réédition Paris, 1970 ; Europe et Amérique (1924-1926), Paris, 1926, réimpression augmentée d'Où va l'Angleterre (1926), Paris, 1971 ; Écrits 1920-1940, 3 volumes parus, Paris, 1955-1959 : Ma vie (1929), 3 volumes, Paris, 1930, réédité en 1966 ; L'Internationale communiste d'après Lénine (1929), Paris, 1930, réédition en 1969 ; Histoire de la révolution russe (1931-1933), réédition en deux volumes, Paris, 1950 ; Journal d'exil (1935), Paris, 1960 ; Les crimes de Staline (1937), Paris 1937, réédition Paris en 1973 ; Leur morale et la nôtre (1938), Paris, 1939, réédition Paris, 1966 ; L'Agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale. Programme de transition (1938), Paris, 1968 ; Sur la Deuxième Guerre mondiale (1938-1940), Bruxelles, 1970 ; Staline (1940), UGE, 1948, réimpression en 1979 ; Défense du marxisme (1937-1940), Paris, 1972.

D. AVENAS, Économie et politique dans la pensée de Trotsky, Maspéro, 1970. Isaac DEUTSCHER, Trotsky. Le Prophète armé ; Le Prophète désarmé ; Le Prophète hors-la-loi, 3 volumes, Paris, 1962-1965. Mémoires d'un bolchevik léniniste (ouvrage du samizdat), Paris, 1970. Pierre NAVILLE, Trotski vivant, Laffont, nouvelle édition 1979. Victor SERGE, Vie et mort de Trotsky, Maspéro, 1947, nouvelle édition 1973. Ernest MANDEL, La Pensée politique de Léon TROTSKY, La Découverte, 2003. Pierre BROUÉ, Trotsky, Fayard, 1988. Michel RENOUARD, Trotsky, Gallimard, 2017. Léo FIGUÈRES, De Trotsky aux trotslysmes, éléments pour un débat, Le temps des cerises, 2012 ; Commission Dewey, Trotsky n'est pas coupable, contre-interrogatoire (1937), Syllepse/ Page2, 2018.

Michel LEQUENNE,  Trotski et trotskisme, dans Encyclopedia Universalis, 2014. Arnaud BLIN et Gérard CHALIAND, Dictionnaire de stratégie, Perrin, collection tempus, 2016.

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23 mai 2020 6 23 /05 /mai /2020 09:51

      Le philosophe et sociologue norvégien est l'un des principaux animateurs du marxisme analytique. Ses activités sont partagées entre la Norvège (université d'Oslo), la France (Collège de France) et les États-Unis (universités de Chicago et Columbia) et ses oeuvres sont connues assez largement, notamment sa théorie générale de l'action humaine.

       Après des études secondaires à la prestigieuse école de la cathédrale d'Oslo, il effectue une partie de ses études à l'École normale supérieure de Paris et obtient un doctorat en philosophie à la Sorbonne (sous la direction de Raymond ARON, en 1972). Il enseigne ensuite à l'Université d'Oslo et à l'université de Chicago. Actuellement, il est titulaire de la chaire Robert King Merton et professeur en sciences sociales à l'université Columbia. Élu au Collège de France en 2005, où il dispense pendant 5 ans son cours dans la chaire de Rationalité et sciences sociales, il poursuit en même temps une activité éditoriale importante.

     Une grande partie de son oeuvre se caractérise par des tentatives d'utiliser des théories analytiques, en particulier la théorie du choix rationnel, comme un tremplin (quitte à la critiquer fortement ensuite) pour l'analyse philosophique et éthique, avec de nombreux exemples de littérature et d'histoire. A une époque de spécialisation, il tente des analyses générales frappantes ; il est beaucoup lu et discuté par des politologues, des juristes, des économistes et des philosophes. Seule une petite partie de son oeuvre est pour l'instant traduite en français, mais l'édition s'accélère...

 

     Sa théorie générale de l'action humaine (telle que présentée dans son ouvrage Nuts and Bolts for the Social Sciences) est centrée que les actions humaines en tant que résultat de deux processus de filtrage :

- un ensemble de contraintes structurelles (échappant au contrôle immédiat de l'agent), qui réduisent l'ensemble des actions possibles d'un point e vue abstrait à l'ensemble des actions faisables ;

- le mécanisme qui sélectionne l'élément de l'ensemble des actions faisables qui est réalisé.

Il nomme "structuraliste" la position selon laquelle le premier filtre réduit l'ensemble des actions faisables à un seul élément ou, du moins, à un ensemble si restreint que le deuxième filtre en perd toute signification. Mais rejetant cette position structuraliste, il considère plutôt les contraintes culturelles comme une toile de fond et se concentre sur le fonctionnement du second filtre. Deux interprétations principales en sont alors possibles :

- la position qu'on pourrait appeler traditionaliste consiste à affirmer qu'une des actions faisables est choisi suite à l'application involontaire de normes traditionnelles ;

- l'approche en termes de choix rationnel affirme en revanche que le second processus de  filtrage consiste en un choix délibéré si intentionnel d'une option faisable, choix qui maximise une fonction-objectif tel que le profit ou l'utilité.

    Comme ses collègues du courant marxiste analytique il part dans son oeuvre d'une lecture des oeuvres de MARX à une position tendant à passer outre aux principes du matérialisme dialectique. Ainsi il passe de Logic and Society (1978), de Making Sense of Marx (1985), d'An Introduction to Karl Marx à Nuts and bolts for the Social Sciences (1989), à Political Psychology (1993), à Closing the Books : Transtional Justice in Historical Perspective (2004) et à Le désintéressement : traité critique de l'homme économique, en deux tomes (2009 et 2010, le deuxième étant intitulé L'irrationalité). Mais plus que ses collègues, il remet en cause les principes de la rationalité tant économique que politique.

     Dans Le désintéressement, il part du postulat fondamental de la rationalité des choix des agents sociaux. L'ambition de ce livre est de démontrer que les motivations désintéressées sont plus importantes dans la vie sociale que ne le conçoivent les modèles économiques aujourd'hui dominants. Théoriquement séduisants, ceux-ci s'avèrent selon lui empiriquement faibles pour expliquer les comportements réels. Mais Jon ELSTER ne se contente par de souligner la distance de la théorie à l'expérience observée. Dissipant les soupçons qui pèsent souvent sur elles, il distingue ainsi positivement les différentes formes de désintéressement qui façonnent nos choix, aussi bien dans la vie quotidienne ou dans les urnes que dans des situations extrêmes. Il emprunte, pour ce faire, autant aux moralistes français du XVIIe siècle et à la philosophie politique du XVIIIe qu'à la littérature, à la psychologie expérimentale ou à la théorie des jeux.

 

Jon ELSTER, Leibniz et la formation de l'esprit capitaliste, Aubier, 1975 ; Le Laboureur et ses enfants.. Deux essais sur les limites de la rationalité (avec Abel GERSCHENFELD), Les éditions de Minuit, 1987 ; Karl Marx, une interprétation analytique, PUF, 1989 ; Psychologie politique - Veyne, Zinoviev, Tocqueville, Les éditions de Minuit, 1990 ; Proverbes, maximes, émotions, PUF, 2003 ; Raison et raisons, Fayard, 2006 ; Agir contre soi : La faiblesse de volonté, Odile Jacob, 2007 ; Le désintéressement : Traité critique de l'homme économique, Tome I, Seuil, 2009 ; L'irrationalité - Traité critique de l'homme économique, tome 2, Seuil, 2010 ; Le marché et le forum dans La Démocratie délibérative. Anthologie de textes fondamentaux par Charles GIRARD et Alice Le GOFF, collection L'Avocat du diable, Éditions Hermann, 2010.

 

 

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21 mai 2020 4 21 /05 /mai /2020 08:09

    Le philosophe politique anglais d'origine canadienne Gerald Allan 'Jerry' COHEN est l'un des principaux représentants du marxisme analytique.

Sa pensée évolue sensiblement au fil du temps, partant d'une défense traditionnelle du matérialisme historique (1978), il parvient à une position plus proche du christianisme social (bien que non chrétien), pratiquement selon lui-même à l'opposé? Ses préoccupations majeures sont donc le matérialisme historique et la philosophie politique, où il s'est successivement confronté aux travaux de MARX, de NOZICK, de DWORKIN et de RAWLS.

 

     Étant issu d'une famille juive, athée et proche du Parti communiste, il fréquente à Montréal pour ses études primaires l'école Morris Winchewski, gérée comme l'Ordre du peuple juif uni, une organisation prosoviétique, antisioniste et antireligieuse. En 1958, il intègre l'université anglophone McGill, puis l'université d'Oxford de 1961 à 1963 où il étudie la philosophie sous la direction d'Isaiah BERLIN. Il enseigne ensuite à l'Université College de Londres de 1963 à 1954, avant d'obtenir la Chaire de théorie sociale et politique à l'Université d'Oxford, qu'il conserve jusqu'en 2008, lorsqu'il devient professeur de Jurisprudence à l'Université College London en remplacement de Ronald DWORKIN.

     Plusieurs de ses étudiants, tels que Christopher BERTRAM, Simon CANEY, Alan CARTER, Cécile FABRE, Will KYMLICKA, John MCMURTRY, David LEOPOLD, Michael OTSUKA, Seana SHIFFRIN et Jonathan WOLFF ont continué d'être d'importants philosophes moraux et politiques.

     Ses oeuvres suivent les changements entre marxisme et christianisme social, et cette évolution se situe dans l'ensemble de celle de nombreux marxisant en Grande Bretagne.

- Karl Marx's Theory of History : a defence, publié en 1978, et réédité en 2000, dans une version (que nous ne recommandons pas forcément...) qui prend ses distances avec la première publication, est à l'origine du "marxisme analytique". COHEN propose une défense de la théorie de l'histoire de MARX (matérialisme historique) en s'appuyant sur les critères de la philosophie analytique, en particulier en portant l'accent sir la précision des énoncés. Cette démarche se distingue de la version traditionnelle de la théorie, car elle rejette l'approche dialectique habituellement utilisée.

- History, Labour and Freedom : Themes from Marx, publié en 1988, marque une rupture dans la pensée de l'auteur, sur deux points. D'une part, figurent une série d'articles visant à réfuter le matérialisme historique tel qu'il le défendait initialement. D'autre part, apparaissent des articles de philosophie politique, qui constitue par la suite sa préoccupation majeure.

- Self Ownership, Freedom and Equality, publié en 1995, regroupe des articles publiés depuis une dizaine d'années et constitue une répose à l'ouvrage libertarien de Robert NOZICK, Anarchie, Etat et utopie (1974), qui lui -même répondait à Théorie de la justice (1971) de John RAWLS. COHEN propose une défense de la propriété de soi, en tirant des conclusions opposées à celles de NOZICK, et son ouvrage constitue une oeuvre centrale du libertarianisme de gauche. Par la suite, COHEN prend ses distances avec le conception de propriété de soi.

- If you're an Egalitarian, How Come You're So Rich? (Si vous être égalitarien, comment êtes-vous devenu si riche?), publié en 1999. COHEN entre en dialogue avec l'oeuvre de John RAWLS, avec ce livre fortement autobiographique. Il y raconte son enfance dans un milieu juif communiste. Cela l'amène à réfléchir sur ce qui nous fait croire fermement en nos convictions alors même que nous savons qu'elles sont largement héritées, du fait de notre milieu de naissance notamment. En ce qui le concerne, COHEN sait que sa carrière philosophique, et sa préoccupation pour le marxisme en particulier, ont été largement déterminés par son origine sociale.

Faisant le point sur cet héritage marxiste, il confronte trois courants de philosophie politique ayant l'égalité comme principal objectif : le marxisme, le libéralisme-égalitaire rawlsien et la branche sociale du christianisme. Tant le marxisme que l'approche rawlsienne, selon lui, ont négligé l'importance de l'éthique individuelle dans la visée de justice sociale. Le marxisme parce qu'il considérait l'avènement de la société communiste comme inévitable. La théorie rawlsienne parce qu'elle se focalise sur la "structure de base" de la société, sans se soucier des motivations véritables des individus. Ainsi, le principe de différence rawlsien (qui justifie des inégalités incitant certains à travailler plus et ainsi faire croître le produit social) est injustifiable du point de vue individuel, car un individu ne peut pas à la fois être favorable à l'idéal égalitaire et exiger des incitations financières pour apporter sa propre pierre à l'édifice social. Dès lors, COHEN parient à la conclusion que l'approche sociale-chrétienne, qui préconise la transformation intérieure en plus de l'action sur le monde extérieur, est la plus apte à porter l'objectif d'égalité. Ce constat est, écrit-il, à cent lieues de l'orthodoxie marxiste de sa jeunesse.

Ce livre a été publié en français en 2010 (Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche?), dans la collection L'avocat du diable des éditions Hermann.

- Rescuing Justice and Equality, paru en 2008, constitue un dialogue - plus approfondi que dans le précédent ouvrage - avec la théorie de la justice de John RAWLS. COHEN s'attaque d'une part au constructivisme qui caractérise la méthode rawslienne et d'autre part à son principe de différence.

La méthode constructiviste consiste à imaginer des individus dans une situation idéale de décision (impartiale), à leur faire sélectionner les principes d'organisation de la société les plus adéquates possibles. Du fait de l'impartialité de la situation imaginée, les principes choisis devraient être justes. Mais, explique COHEN, ceux qui utilisent cette méthode confondent ce qu'ils pensent être un idéal de justice avec des normes de régulation sociale. Or, ces dernières doivent tenir compte d'une série de faits sociaux et de difficultés pratiques qui importent dans l'idéal de justice. De ce fait, la justice, comme idéal philosophique, ressort amoindrie de la méthode constructiviste.

John RAWLS considère comme juste toute inégalité qui profite aux moins favorisés. Ce faisant, il tolère que des individus égoïstes, qui ont besoin d'incitations pour contribuer au produit social, bénéficient de salaires plus élevés que ceux qui n'ont pas besoin d'incitation parce qu'ils sont mus, par exemple, par un sens de la communauté. Sur cette base de la différence, COHEN reproche à RAWLS de restreindre la justice au cadre législatif de la société et propose que les comportement individuels doivent également être soumis à des critères de justice. L'idéal d'égalité n'en sera que mieux défendu.

- Why not socialism?, court ouvrage (92 pages) publié à titre posthume, livre une série d'arguments, sur le mode de la philosophie analytique, à propos de la désirabilité et de la faisabilité du socialisme. Pour ce faire, COHEN invoque le modèle du camping en groupe, où même les moins égalitaires d'entre nous préférerons une organisation de type socialiste à un fonctionnement de type capitaliste. Ensuite, il soumet à discussion plusieurs modèles de socialisme de marché (modèles idéaux à ce pas confondre avec le modèle chinois), permettant à la fois de conserver le précieux mécanisme d'incitation et la fonction d'information du marché et d'orienter ce dernier vers une distribution plus juste des ressources. Mais, rappelle COHEN, si le socialisme de marché est certainement un modèle aux nombreux avantages, incontestablement supérieur au statu quo, il ne faudrait pas oublier que tout marché mobilise des motivations mesquines, entraînant des effets indésirables. Ce pourquoi il conclut : "Tout marché, même socialiste, est un système prédateur". Publié en français sous le titre Pourquoi pas le socialisme?, par L'Herne.

      Reconnu comme partisans du marxisme analytique, COHEN est membre fondateur du Groupe Septembre. Il reste un ami proche, malgré les différences philosophiques, du philosophe politique marxiste Marshall BERMAN.

 

Gerald COHEN, Su tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche?, 2010 ; pourquoi pas le socialisme?; 2010. Il ne semble pas que les ouvrages majeurs de l'auteur aient été traduits en français.

Fabien TARRIT, Gerald A. Cohen et le marxisme : apports et prise de distance, dans Revue de philosophie économique, 2013 ; Le marxisme de G.A. Cohen, Genèse, fondements et limites, 2016.

 

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18 mai 2020 1 18 /05 /mai /2020 11:27

     L'économiste, politologue et philosophe américain John ROEMER, professeur d'économie et de sciences politiques à l'université Yale, contribue, avec John ELSTER, Gerald VOHEN ou Philippe Van PARIJS, dans les années 1980 au marxisme analytique.

     Avant de rejoindre Yale, il est membre de la faculté d'économie de l'Université de Californie à Davis, et avant d'entrer dans le monde universitaires, il travaille plusieurs années en tant qu'organisateur de travail.

C'est à partir d'une formation en mathématique notamment à l'université de Californie à Berkeley, tout en s'impliquant dans le mouvement anti-guerre du Vietnam, origine d'ailleurs de son exclusion de l'Université pour activités politiques subversives. Il enseigne ensuite les mathématiques dans les écoles secondaires de San Francisco pendant 5 ans avant finalement de retourner à Berkeley où il obtient son doctorat en économie en 1974.

     John ROEMER est membre de l'Econometric Society et membre correspondant de la British Academy. Un temps président  de la Society for Social Choice and Welfare, il a siégé aux comités de rédaction de nombreuses revues en économie, en sciences politiques et en philosophie. Il siège actuellement au conseil consultatif d'Academics Stand Against Poverty (ASAP).

     

    John ROEMER contribue principalement dans 5 domaines : l'économie marxiste, la justice distributive, la concurrence politique, l'équité et le changement climatique, et la théorie de la coopération.

- L'économie marxiste. Ses premiers travaux portent sur les principaux thèmes de l'économie marxisme qu'il tente de réinterpréter en utilisant les outils de la théorie de l'équilibre général et de la théorie des jeux. Il propose (1982, Harvard University Press, Théorie générale de l'exploitation et de la classe) un modèle d'agents différenciés par leurs dotations et qui doivent choisir leur profession, soit en agissant sur la main-d'oeuvre soit en utilisant leur capital. En optimisant les prix du marché, les agents choisissent l'un des 5 postes de classe, par exemple dans l'agriculture, dont la nomenclature générale comprend, les propriétaires agricoles, les paysans riches (employeurs et travaillant leurs terres), les paysans moyens (ne travaillant que pour eux-mêmes et ne participant pas au marché), les paysans pauvres (travaillant leur propre parcelle et vendant leur force de travail) et les travailleurs sans terre (que ne vendent que leur force de travail). Les individus sont, par ailleurs, soit des exploiteurs, soit des exploités, selon qu'ils consomment des biens ou en dépensent.

Le résultat central, le Principe de correspondance d'exploitation  de classe (CECP) qui indique que les individus qui optimisent et emploient sont nécessairement des exploiteurs et ceux qui optimisent seulement en vendant leur force de travail sont exploités. Ainsi, un principe marxiste classique, pris comme un fait observé dans les écrits de MARX, émerge ici comme un théorème. Des relations lient l'exploitation et la classe. Dans les modèles simples (par exemple, celui de LÉONTIEF), la définition du "travail incarné dans les marchandises" est simple. Avec des ensembles de production plus complexes, ce n'est pas le cas, et donc la définition de l'exploitation n'est pas évidente. Le programme de ROEMER est alors de proposer des définitions du temps de travail incarné, pour les économies avec des ensembles de production plus généraux, ce qui préserverait le CECP. Cela conduit à l'observation que, pour les ensembles de production générale, le temps de travail incarné ne peut pas être défini avant que l'on connaisse les prix d'équilibre. Ainsi, contrairement à MARX, la valeur-travail n'est pas un concept qui est plus fondamental que les prix. ROEMER regroupe certaines de ses idées dans Analytical Marxism, Cambridge University Press, 1986.

- Justice distributive. Son travail sur l'exploitation l'amène à croire que la cause fondamentale de l'exploitation est l'inégalité de propriété des actifs productifs, plutôt que le genre d'oppression qui se produit dans le processus de travail au point de production. Tout en écrivant A General Theory of Exploitation and Class (1982), ROEMER est influencé par le philosophe G. A. COHEN et le théoricien politique John ELSTER, tous spécialistes voulant reconstituer le marxisme sur des bases analytiques "solides", en utilisant des techniques modernes. ROEMER rejoint ce groupe en 1981. Il est fortement influencé par COHEN, dont l'ouvrage de 1978, Karl Marx Theory of History : A defence, devient la référence du marxisme analytique. Ayant compris que l'inégalité de propriété des actifs était la cause principale de l'inégalité capitaliste, ROEMER commence à lire des travaux philosophiques sur l'égalité. Impressionné par les écrits de Ronald DWROKIN (1981), prônant une sorte d'égalitarisme des ressources, il montre plus tard (1985) que son hypothétique marché de l'assurance et son voile d'ignorance ne suffisent pas à compenser la mauvaise dotation de talents naturels ou de malchance à la naissance. S'inspirant de la proposition de Richard ARNESON (1989), il propose une conception de l'égalité des chances, que tentait de favoriser DWORKIN et DRNESON : indemniser les gens pour les tenir en même temps responsables de leurs choix et de leurs efforts. Il élargit cette théorie dans plusieurs ouvrages successifs (1996, 1998, 2012) où il propose un algorithme selon lequel une société pourrait égaliser les chances d'obtenir des objectifs donnés : capacité de gain, revenu, santé) pour les individus rendus ainsi responsables de leurs choix. ROEMER et ses collaborateurs produisent alors un certain nombre d'applications de cette approches (2001-2012), la Banque mondiale utilisant cette approche pour évaluer l'inégalité des chances dans les pays en développement. On trouve une bonne synthèse des travaux théoriques dans son livre de 1998, Theories of Distributive Justice, Harvard University Press.

- Concurrence politique. John ROEMER s'intéresse à la "lutte démocratique des classes", c'est-à-dire à la façon dont les classes des démocraties s'affrontent suivant leurs intérêts opposés. Il est insatisfait du concept dominant d'équilibre politique, pour plusieurs raisons : les acteurs politiques se soucient plus de gagner les élections plus que de représenter réellement leurs électeurs , cet équilibre n'existe que si l'espace politique est unidimensionnel. Dans son ouvrage de 1999, il propose un autre concept d'équilibre politique dans la concurrence des partis, qui exploite l'idée que les organisations de partis se composent de factions. Dans une variante de la proposition, chaque organisation du parti comprend 3 factions : les militants, qui souhaitent proposer une politique qui maximise l'utilité moyenne des électeurs du parti, les Opportunistes, qui ne veulent que maximiser la probabilité de victoire et les Réformistes qui souhaitent maximiser l'utilité attendue de leurs électeurs. Un équilibre consiste en une proposition de politique de chaque partie, de sorte qu'aucun partie ne peut s'écarter d'une autre politique qui augmenterait les gains de ces trois factions. Ce concept, appelé Parti Unanimity Nash Equilibrium (PUNE), peut être considéré comme impliquant des négociations entre les factions au sein de chaque parti. PUNE s'applique facilement à un ensemble bidimensionnel ou un multiple d'équilibres existent génériquement, dans des conditions raisonnables. Il est à remarquer que bien des analystes de la politique (politicienne) appliquent souvent ce genre de raisonnement pour comprendre l'évolution possible à l'intérieur d'un parti, en fonction des réussites et des échecs électoraux. ROEMER et ses collaborateurs appliquent cette méthode à un certain nombre d'exemple dans plusieurs ouvrages. Avec dynamisme, en étudiant l'impact d'un thème central, l'égalité économique, l'éducation, les impôts, l'immigration... Voir surtout pour cet ordre d'idées son ouvrage de 2001, réédité en 2006, Political Competition, Theory and Applications, Harvard University Press.

- Équité et changement climatique. Avec ses collaborateurs Humberto LLAVADOR et Joaquim SILVESTRE, John ROEMER élabore une théorie formelle de la durabilité, que les auteurs appliquent au problème du changement climatique (2010, 2011). Plutôt que de maximiser une somme de services publics généralisés, qui est la pratique omniprésente des économistes travaillant sur le changement climatique, les auteurs maximisent un objectif qui soutient le bien-être au plus haut niveau faisable, ou soutient la croissance du bien-être à un taux de croissance choisi. Il critique (2011) l'approche utilitaire à prix réduit. Ils proposent (2012) une méthode de négociation entre le Nord et le Sud sur l'attribution des droits d'émission de gaz à effet de serre, ne se positionnant pas sur l'éthique mais sur les possibilités existantes.

- Coopération. Bien que les biologistes évolutionnistes, les anthropologues et les économistes comportementaux considèrent de plus en plus l'Homo sapiens comme une espèce coopérative, presque toutes les théories économiques supposent un comportement conflictuel : la théorie générale de l'équilibre et la théorie des jeux non coopératifs en sont les principaux outils. ROEMER et SILVESTRE (1993, The proportional solution in economies with private and public ownership) entendent prouver l'existence, pour des environnements économiques généraux, de la possibilité d'une solution proportionnelle : une allocation de biens et de main-d'oeuvre efficace dont la valeur est proportionnelle à la valeur du travail dépensé par les différents acteurs. ROEMER (2011) indique qu'il s'agit d'un problème "d'équilibre kantien" coopératif entre acteurs, calculant leurs apports et leurs gains, en fonction de ce qu'ils constatent chez les autres, pour ne pas s'en écarter sans risques... Dans les écrits de ROEMER, on trouve souvent des éléments descriptifs et prescriptifs, pas toujours répartis en chapitres distincts.

 

   Peu de textes de John ROEMER sont traduits en français. On peut trouver dans la revue Boston Review des articles - en français dans la version française - de l'auteur, assortis de commentaires et de débats instructifs.

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16 mai 2020 6 16 /05 /mai /2020 16:45

     Le sociologue américain Erik Olin WRIGHT, professeur de sociologie émérite de l'Université du Wisconsin à Madison, entre autres fonctions, qui axe ses travaux sur l'étude des classes sociales, est une figure du marxisme analytique. Il est connu pour diverger du marxisme classique dans sa rupture de la classe ouvrière en sous-groupes de pouvoir diversement tenu et donc divers degrés de conscience sociale. Il introduit de nouveaux concepts pour s'adapter à ce changement de perspective, y compris la démocratie profonde et la révolution interstitielle.

    Erik Olin WRIGHT commence à faire des contributions à la communauté intellectuelle au milieu des années 1970, avec toute une génération de jeunes universitaires radicalisés par la guerre du Vietnam et le mouvement des droits civiques. A l'université du Winsconsin-Madison, il supervise les thèses de nombreux jeunes chercheurs qui ont procédé par la suite à des travaux, devenant des sociologues et des politiciens notables ; dont Wilmot JAMES, César Rodraguez GARAVITO et Vivek CHIBBER. De même, il siège à des comités de thèse des chercheurs qui continuent aujourd'hui d'apporter des contributions considérables dans les domaines de la stratification sociale, de la politique sociale et de l'inégalité : Gasta ESPING-ANDERSEN, Eduardo BONILLA-SILVA, sans oublier le regretté Devah PAGER....

Tout au long de sa carrière, il est sollicité par d'autres universités pour se joindre à leur faculté de sociologie, notamment l'Université d'Harvard en 1981 (tentative échouée par des opposants à ses thèses, comme Daniel BELL,  George HOMANS, Derek BOK, malgré les propositions de nombreux partisans et d'Harrison WHITE, qui respectait le travail de WRIGHT malgré son opposition à l'engagement marxiste). le conflit intellectuel se double toujours d'un conflit "professionnel", surtout dans le milieu universitaire, où tentent de se bloquer des carrières par des manoeuvres qui n'ont rien d'un débat intellectuel...

     Ses travaux ont pour objectif de moderniser le concept marxiste de classe. Il souligne l'importance du contrôle des moyens de production dans la définition d'une classe, pendant que, dans le même temps, il essaie de prendre en compte le cas des salariés qualifiés, s'inspirant dès lors du concept webérien d'autorité. Selon lui, les salariés avec des capacités recherchées sont dans une contradictory class location (terme qu'il utilise dans son livre Classes, difficilement traduisible mais approchant l'expression française de classe contradictoire) parce que, bien qu'ils ne soient pas capitalistes, ils sont plus précieux au propriétaire des moyens de production que les travailleurs moins compétents, le propriétaire des moyens de production essaie donc d'acheter leur loyauté en leur donnant des parts de ses entreprises et en les dotant d'une autorité sur ses collègues de travail. Ainsi les travailleurs qualifiés tendent à être plus proches des intérêts des "patrons" que de ceux des autres salariés.

   Publié en 1997, Class Counts tient une place particulière dans son oeuvre. Travail théorique, mais aussi empirique, cet ouvrage utilise les données collectées dans plusieurs pays industrialisés, y compris les États-Unis. Erik Odin WRIGHT s'attache à décrire les modalités d'un dépassement du capitalisme, en définissant une "boussole de l'émancipation". Dans son ouvrage qui présente cette recherche, publié en français sous le titre Utopie réelles, il s'efforce d'identifier les modalités d'action opératoires pour fonder une plus grande justice sociale et politique, en visant donc des "utopies" qui soient "désirables", "viables" et "faisables". En France, les thèses de ce livre ont été discutées par Jérôme BASCHET.

     Une recherche constante est transcrite dans ses ouvrages successifs, Class, Crisis and the State, London, New Left Books, 1978 ; Classes, London, verso, 1985 ; Interrogating Inequality : Essays on Class Analysis, Socialiism and Marxism, London, verso, 1994 ; Class Counts : Comparative Studies in Class Analysis, Cambridge, Cambridge University Press, 1997 ; Envisioning Real Utopias, London, verso, 2010 ; Understanding class, London, verso, 2015.

 

Erik Odin WRIGTH, Utopies réelles, Paris, La Découverte, collection L'horizon des possibles, 2017 ; Comprendre la classe. Vers une approche analytique intégrée, dans Contretemps, revue de critique communiste n°21, article traduit par Ugo PALHETA, paru d'abord dans la New Left Review en 2009.

Jérôme BASCHET, Quels espaces libérés pour sortir du capitalisme?; A propos d'Utopies réelles, dans EcoRev 2018/I, n°46, Cairn.info.

 

   

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11 mai 2020 1 11 /05 /mai /2020 13:04

    Anthony GIDDENS, nommé Lord, donc baron GIDDENS (depuis 2004, précision pour ceux qui aiment les titres de noblesse : cela implique par ailleurs qu'il siège de droit à la Chambre des Lords......), sociologue britannique est l'auteur d'une théorie sur la structuration, qui bat en brèche, peut-on dire, toutes les théories dérivées de l'individualisme méthodologique. Considéré comme l'un des plus importants contributeurs de la sociologie contemporaine, professeur de sociologie à l'université de Cambridge, il est souvent sollicité pour êtres conseiller politique au tournant des années 2000 (Tony BLAIR, Bill CLINTON, Luis Rodriguez ZAPATERO...). Il est en 2013 professeur émérite à la London School of Economics.

   Son oeuvre est généralement présentée comme se déclinant en trois périodes :

- d'abord, il présente une nouvelle vision de ce qu'est la sociologie, en se basant sur une relecture critique des classiques : Capitalism and Modern Social Theory (1971) et New Rules of Sociological Method (1976) ;

- il développe ensuite sa théorie de la structuration, une analyse de l'agent et de la structure, dans laquelle la primauté n'est reconnue à aucun des deux : Central Problems in Social Theory (1979) et Constitution of Society (1984). Ces deux ouvrages lui assurent une renommée internationale.

- il ouvre plus récemment une réflexion sur la modernité, la globalisation et la politique, et en particulier l'impact d'une modernité sur la vie personnelle et sociale. Il formule une critique de la postmodernité, discutant d'une troisième voie "utopique réaliste" en politique, exposée dans The Consequences of Modernity (1990), Modernity and Self-Identity (1991), The Transformation of Intimacy : sexuality, Love and eroticism in modern societies (1992), Beyond Life and Right (1994), The Third Way : The Renewal of Social Democracy (1998).

Son ambition est à la fois de refonder la théorie sociale et de réexaminer notre compréhension du développement et de la trajectoire de la modernité. Il est des intervenants les plus assidus du débat politique au Royaume-Uni, soutenant la politique de centre gauche du Parti travaillistes lors de ses multiples apparition médiatiques, et dans ses nombreux articles, dont beaucoup sont publiés dans le New Statesman. Il contribue aujourd'hui régulièrement à la recherche et aux activités du Think tank de la gauche progressiste Policy Network.

   Auteur de plus de trente livres importants et de centaines d'articles (il est un des plus lis au monde... dans le monde anglophone surtout...), il contribue aux développements notables intervenus dans les sciences sociales au cours des dernières décennies, à l'exception des protocoles de recherche. Il a écrit des commentaires sur la plupart des écoles et des figures dominantes des sciences sociales (notamment WEBER, DURKHEIM...) et a utilisé la plupart des paradigmes sociologiques, aussi bien en microsociologie, qu'en anthropologie, en psychologie, en histoire, en linguistique, en économie, dans le travail social et, plus récemment, en sciences politiques. Il a publié aussi un Manuel de sociologie (Sociology) vendu à plus de 600 000 exemplaires depuis sa première parution en 1988.

Anthony GIDDENS est connu notamment pour sa théorie de la structuration, qui précise le rôle des structures sociales et des agents sociaux, il s'oppose à tout déterminisme, car les agents même les plus conscients agissent dans des structures sociales pré-existantes à eux et aux contours qu'ils ne maitrisent pas. Ni structuraliste ni fonctionnaliste, il combine les apports de diverses écoles : c'est une "dualité de structure" ("la constitution des agents et des structures") qui donne aux systèmes sociaux leur caractère "à la fois contraignant et habilitant" pour les agents sociaux, dont routinisation et socialisation reproduisent les institutions sociales.

 

Anthony GIDDENS, La constitution de la société, PUF, 1987; Les conséquences de la modernité, L'Harmattan, 2000 ; La Troisième voie : Le Renouveau de la social-démocratie, Seuil, 2002 ; La Transformation de l'intimité : Sexualité, amour et érotisme dans les sociétés modernes, Éditions du Rouergue, 2004 ; Le nouveau modèle européen, Hachette Littératures, 2007.

Jean NIZET, La sociologie de Anthony GIDDENS, La Découverte, collection Repères, 2007. P. RUITORT, Précis de sociologie, PUF, 2004.

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9 mai 2020 6 09 /05 /mai /2020 08:18

    John REX, sociologue britannique d'origine sud-africaine, d'inspiration marxisante, militant de gauche de premier plan dans le monde universitaires en Grande Bretagne, se spécialise dans l'étude du racisme et des préjugés raciaux.

     Radicalisé lors de son travail pour la Saouth African Bantu Affaires Administration avant de déménagé en Grande Bretagne, il est chargé de cours dans les universités de Leeds (1949-1962), Birmingham (1962-1964), Durham (1964-1970), Warwick (1970-1979 et 1984-1990), Aston (1979-1984), puis Toronto (1974-1975), Le Cap (1991) et New York (1996). Membre du Comité International d'experts de l'UNESCO sur le racisme et les préjugés raciaux (1967), il est ensuite président du Comité de recherche sur les minorités raciales et ethniques de l'Association internationale de sociologie (1974-1982).

    Son travail académique implique l'analyse des conflits comme problème clé de la société et de la théorie sociologique. Son livre de 1961, Key Problems of Sociological Theory, est son premier ouvrage majeur où le conflit est plus réalistes que dans les théories fonctionnalistes britanniques passées de l'ordre social et de la stabilité du système. Connu pour ses études sur la race et les relations ethniques, il analyse la tradition classique de la sociologie, avec les travaux de Karl MARX, Georg SIMMEL et Émile DURKHEIM (notamment dans son livre Discovering Sociology de 1973).

   La théorie et la pratique ont toujours pour lui une relation dynamique qui le conduit dans ses recherches et ses commentaires "objectifs". Tant dans ses travaux universitaires que dans son engagement dans la Campagne pour le Désarmement Nucléaire (CND) du Royaume-Uni et dans la Revue de la Nouvelle Gauche. (Herminio MARTINS, Université d'Oxford, 1993)

   John REX a une contribution importante dans le débat sur le multiculturalisme, notion où tous les bords idéologiques apportent leur propre vision. Il est partisan d'un multiculturalisme égalitaire (démocratique), en distinguant deux sphères/domaines de la vie politique : celle de la "culture partagée du domaine public" à laquelle tous les participants dans une société doivent se conformer ; celle du domaine privé, espace des particularités communautaires qui doivent être respectées et même soutenues par les institutions étatiques (Ethnic Minorities in the Modern Nation State : working papers in the theory of multiculturalism and political integration, London, MacMillan, 1996). John REX prône le respect mutuel entre les tenants de la culture commune et les tenants des cultures particulières/ethniques. Sur ce point, il ne se différencie pas de la position de W. RYMLICKS et de C. TAYLOR : il y a dans tous les cas une confiance en la capacité du système démocratique libéral d'absorber de manière créative toutes les déviances d'ordre culturel. (Dimitri PARSANIGLOU, de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, Paris ; Socio-anthropologie, 15/2004).

 

John REX, Race, Colonialism and the City, Routledge, 2013 ; Ethnicité et citoyenneté, La sociologie des sociétés multiculturelles, L'Harmattan, 2006 ; Key Problems of Sociological Theory, Routledge, 2006.

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7 mai 2020 4 07 /05 /mai /2020 08:50

    Thomas Burton BOTTOMORE, sociologue marxiste britannique, secrétaire de l'Association internationale de sociologie (1953-1959), est un éditeur prolifique et traducteur d'oeuvres marxistes, avec notamment ses collections publiées en 1963, Marx's Early Writings et Seleted Writings in Sociology and Social Philosophy.

Lecteur en sociologie à la London School of Economics de 1952 à 1964, chef du Département de sciences politiques, de sociologie et d'anthropologie à l'Université Simon Fraser de Vancouver de 1965 à 1967, qu'il quitte à la suite d'un différend sur la liberté académique, il est ensuite professeur de sociologie à l'Université du Sussex de 1968 à 1985.

Il exerce une grand influence à travers de nombreuses revues de sociologie et de sciences politiques et est bien connu pour avoir édité en 1983 un Dictionary of Marxist Throught et avec William OUTHWAITE, The Blackwell Dictionary of Twentieth Century Social Thought, publié à titre posthume en 1993.

Il est par ailleurs membre du Parti travailliste britannique.

   Sociologue le plus connu et le plus apprécié de Grande Bretagne, de réputation internationale, il écrit des livres qui rendent accessibles les conceptions marxistes. Il permet à nombres d'érudits de poursuivre des travaux fructueux, sans contraintes dogmatiques. Même des non marxistes aiment à se référer notamment à ses Dictionnaires. Thomas BOTTOMORE garde son calme et sa tempérance même dans le monde surchargé de la sociologie après les révoltes étudiantes de 1968 et les débats théoriques intenses des années 1970. Il défend en particulier le marxisme "démocratique et civilisé" de l'école autrichienne, dont il aime le pays. Il ne croit jamais à "l'extrémisme révolutionnaire violent de certaines composantes de la gauche et est persuadé que le libéralisme économique "de droite" très à la mode dans les années 1980 allait disparaitre.

    L'effort qu'il consacre à son enseignement et à ses recherches ne l'empêche pas d'accepter pendant plusieurs années la tâche très lourde de secrétaire de l'Association internationale de sociologie où il assure la préparation des Congrès d'Amsterdam et de Stresa et trouve ainsi l'occasion de renforcer ses liens avec les Français (en particulier durant la présidence de Georges FRIEDMANN). Ces bonnes relations se concrétisent pas le rôle qu'il joue, en 1960, dans la fondation des Archives européennes de sociologie, aux côtés de Raymond ARON, de Michel CROZIER et de Ralf DAHRENHOF, sous la houlette d'Éric de DAMPIERRE. (Jean René TRÉANTON, Revue français de sociologie, 1994, 35-4, persee.fr)

 

Thomas BOTTOMORE, Theories of Modern Capitalism, Routledge, 2010 (réédition du livre publié en 1985) ; Elites and Society, Routledge, 2006 (seconde édition).

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