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5 décembre 2011 1 05 /12 /décembre /2011 12:58

           Contrairement à ce que des économistes (souvent d'ailleurs de "seconde main") de la pensée monétaire dominante veulent parfois faire croire, l'ensemble de la pensée monétaire ressemble plutôt à une galaxie éclatée, un ensemble d'approches et d'analyses qui non seulement ne forment pas un semblant d'unité, mais qui parfois ne s'attachent qu'à un aspect du fonctionnement des finances. Cette pensée monétaire s'est développée et se développe encore à l'occasion des débats de politique monétaire de différents acteurs - pas tous étatiques - et sur des thèmes très différents et souvent non reliés tels que l'insuffisance de monnaie, le pouvoir d'émissions des banques, les moyens d'accroître le revenu, l'instabilité financière... On ne peut même pas dire qu'il existe d'ailleurs une littérature centrale sur la question, tant la pensée dominante peut changer d'une décennie à l'autre, suivant des principes totalement différents. C'est tout juste si l'on peut reconnaître que tous ces auteurs ont finalement un seul objet commun : la monnaie. Car la monnaie a toujours posé et pose toujours problème. Les auteurs économistes du XVIIIe siècle ont certainement obscurci les choses en "dépolitisant" la monnaie, à force de vouloir rompre avec le "mercantilisme" incarné par le système de LAW. Cette volonté les conduit à développer des théories réelles de la valeur, de l'équilibre ou de la croissance, sans monnaie. Comme l'écrit si bien Jérôme de BOYER, "la théorie économique explique la richesse, les prix, la concurrence, la répartition ou le capital, qui sont des catégories réelles, en allant au-delà de la monnaie en l'évacuant. Puis elle tente de l'intégrer pour décrire la circulation, et échoue". Bien entendu, l'auteur fait allusion à la pensée monétaire dominante, car les marxistes comme les "hérétiques" tentent d'avoir une approche bien plus globale des problèmes économiques. 

              C'est un ensemble de questions difficiles qui rassemble finalement tous ces auteurs, qu'il fasse partie de la famille des "smithiens", des "keynésiens", des "hérétiques" ou des "marxistes". Quel rôle la monnaie joue t-elle dans l'éclatement et le déroulement des crises économiques? La croissance peut-elle se dérouler sans inflation? La stabilité des prix est-elle souhaitable, ou tout simplement réalisable, dans une économie de marché capitaliste? Est-il possible, et nécessaire, de contrôler l'offre de monnaie? Si oui, comment y parvenir?

A ces questions, bien mises en avant par Christian TUTIN, l'histoire des faits n'apporte au mieux que des réponses ambiguës. "Seule la formulation de théories permet d'avancer des réponses organisées, susceptibles de déboucher sur des recommandations de politique monétaire." "Depuis les origines de l'économie politique, les économistes sont partagés entre ceux qui pensent que le rôle exclusif des autorités monétaires est de préserver la valeur de la monnaie, et pour cela de lutter contre l'inflation, et ceux pour qui la tâche première consiste à assurer la pérennité du système bancaire et financier, en garantissant celui-ci contre le double risque d'illiquidité et d'insolvabilité."

L'auteur d'une anthologie des théories monétaires décrit une évolutions que nous avons tous maintenant à l'esprit, de manière plus ou moins marquée par... une occultation de certains conflits et par l'orchestration de certains autres... "Après la Seconde Guerre mondiale, et jusqu'à tout récemment, le monde capitaliste développé a vécu dans l'idée que la menace d'un effondrement catastrophique du système financier avait été définitivement écartée, et que les Banques centrales, fortes des leçons des années 1930, étaient en mesure d'éviter tout retour d'une "grande dépression". A la fin des années 1970, l'accélération de l'inflation paraissait être la seule menace sérieuse sur l'ordre monétaire. La dérégulation financière intervenue depuis un quart de siècle, et le développement sans frein d'une finance globalisée, ont cependant réintroduit des phénomènes d'instabilité financière chronique tels que les connait le monde capitaliste d'avant 1914, pour finalement déboucher sur la crise financière internationale déclenchée en 2008 par l'effondrement, aux États-Unis, de tous les piliers du crédit immobilier. L'orthodoxie monétaire, tout entière tournée vers la lutte contre l'inflation, et dont le grand retour a coïncidé avec la vague néo-libérale des années 1980, s'en trouve aujourd'hui remise en cause, et les questions relatives à la stabilité du système bancaire reviennent au premier plan des préoccupations."     

              Les débats de théorie monétaire ont la réputation d'être difficiles, mais leur technicité témoigne d'un certain embarras envers la monnaie, et sans vouloir parler de "camouflage mathématique" (car toutes les sciences ont besoin à un moment ou à un autre d'une expression mathématique), on ne peut évidemment pas utiliser les modélisations comme dans les sciences physiques ou les sciences naturelles. Une certaine tendance à exhiber des démonstrations mathématiques et des graphiques ne doit pas faire oublier que dans les écrits des principaux auteurs, existent des explications qui ne font pas l'impasse sur les relations humaines. Tout n'est pas mécanisme ou dynamisme dans les théories économiques. Nombreux sont les auteurs, et souvent parmi les plus importants qui, s'ils cachent parfois leurs préférences sociales ou même leurs positionnements sociaux, derrière des formules générales, indiquent pourquoi ils écrivent sur la monnaie et quels sont leurs objectifs polico-économiques finaux. Ce sont surtout ces auteurs-là qui nous permettent de montrer comment les théories économiques s'impliquent dans les conflits.

Nous empruntons ensuite à Jérôme de BOYER et à Christian TUTIN la présentation des différentes étapes de la pensée monétaire.

 

Autour de la théorie quantitative de la monnaie

          Bien avant que les premières théories soient énoncées, c'est une pratique très ancienne qui s'impose, entre les besoins d'États et ceux des marchands qui parcourent de relativement vastes distances. Avant la création du billet de banque, la monnaie circulante (pièces frappées à l'effigie de l'émetteur) est perçue d'une manière bien différente de l'unité de compte. C'est dans ces premiers temps, avant même l'histoire des "grandes découvertes" qu'apparaît, avec bien d'autres, la théorie quantitative de la monnaie et qu'elle est contestée dès le début également.

     Les débats sur la monnaie surgissent en fait assez tôt dans l'histoire de la pensée économique. La question se pose (Nicolas ORESME, 1360, Traité des monnaies, réédité en 1989, à La Manufacture, dans Écrits monétaires du XIVe siècle) de savoir si la "mutation" des monnaie, c'est-à-dire la décision d'en modifier la valeur (de tricher en fin de compte, quand le Prince s'aperçoit qu'il manque d'or, d'argent ou même de bronze...) afin de diminuer ou d'augmenter la quantité de numéraire à disposition, est une opération légitime, et s'il est raisonnable de... la confier au Prince. A l'âge mercantiliste, le débat sur la valeur de la monnaie se poursuit, à travers la célèbre controverse entre Jean BODIN (1568, Response au paradoxe de Monsieur de Malestroit) et MALESTROIT sur la responsabilité de l'afflux d'or des Amériques dans la hausse des prix constatée au XVIe siècle. Il se conjugue alors à une autre discussion, portant sur la question de savoir si et dans quelle mesure le volume du commerce dépend de celui de la circulation monétaire, autrement dit si la monnaie est neutre ou non par rapport au niveau d'activité économique. La formulation de la thèse de la neutralité va aller de pair avec celle des premières ébauches de la théorie quantitative de la monnaie. Tous ces débats ont lieu alors même qu'aucune théorie de la valeur n'est encore formulée : aucun auteur ne propose encore d'explication systématique des prix relatifs et du fonctionnement du mécanisme marchand. La microéconomie n'existe pas et les questions monétaires sont uniquement des questions macro-économiques.

        A l'aube du XVIIIe siècle, LOCKE (1696, Several Papers Relating to Money, Interest and Trade) développe une vision (présente déjà chez MALYNES et d'autres, dans les années 1620) du rapport entre monnaie et activité dans laquelle KEYNES - qui le situe "un pied dans le monde classique, un pied dans l'âge mercantiliste" - trouve par la suite une anticipation de sa propre représentation. Le débat sur la banque et la monnaie de papier, dont le point culminant est sans doute l'opposition entre R. CANTILLON (1755, Essai sur la nature du commerce en général) et LAW (1705, 1720, Money and Trade considered, with a proposal for supplying the Nationwith Money) porte sur la question de la régulation de la création monétaire par les banques, question centrale de la politique monétaire. L'idée que le niveau des prix monétaires est déterminé par la quantité de monnaie en circulation rapportée au volume des transactions, déjà présente chez CANTILLON et bien d'autres, est formulée, de façon particulièrement claire par David HUME (1741-1752, Essais moraux, politiques et littéraires et autres essais), au point qu'on lui en attribue parfois la paternité (mécanisme direct de transmission par la demande de biens). 

La question est de savoir si les principes du libéralisme pouvaient être étendus à l'activité d'émission de billets par les banques. CANTILLON (1730) et HUME (1752) répondent par la négative ; à la lumière de l'expérience de LAW pour le premier, à cause de l'expérience des banques écossaises pour le second. Ces deux pionniers de la théorie quantitative de la monnaie sont hostiles aux innovations financières, notamment au billet de banque. Au contraire, Adam SMITH (1777) et  Henri THORNTON (1802, An Enquiry into the Nature and Effects of the Paper Credit of Great Britain) y sont favorables. Le premier propose de réglementer l'activité bancaire concurrentielle pour lui permettre de répondre aux besoins de l'économie ; le second découvre le rôle de la banque centrale joué par la Banque d'Angleterre. Ces deux derniers auteurs associent la monnaie au crédit et les lois de sa circulation aux risques de crédit et de liquidité pris par les banques.

 

L'émergence des théories de la valeur

     Le paysage intellectuels change vraiment avec l'émergence des théories de la valeur, émises par l'abbé GALIANI (1751, Della moneta) et Adam SMITH (1776).

Le premier expose de façon claire le principe d'une valeur naturelle de la monnaie, fondée sur son appréciation comme marchandise, et d'où découle la nécessité d'ôter au Prince le pouvoir de la fixer. A partir de La Richesse des nations d'Adam SMITH, la théorie économique sépare l'explication des prix relatifs (ou prix "réels") des marchandises de celle des prix monétaires : niveau général des prix ou "valeur de la monnaie". Cette oeuvre donne le départ des analyses "dichotomiques" qui marquent toute la période classique et néo-classique. La "dichotomie" dans l'analyse des prix est associée à l'idée qu'au terme d'un processus d'ajustement des décisions de production aux signaux fournis par les prix relatifs, l'économie doit converger vers un "équilibre naturel", déterminé indépendamment des conditions monétaires par l'état des ressources, les techniques à disposition des producteurs et les goûts des consommateurs. Cet "état naturel" de l'économie "réelle" n'est toutefois atteint que si la formation des prix monétaires ne vient pas perturber les mécanismes d'ajustement. L'objet de la théorie monétaire est alors d'éclairer les conditions auxquelles la monnaie est effectivement "neutre" : la neutralité signifie que non seulement le niveau d'activité économique, mais tout le système des prix relatifs et la répartition du capital entre les branches (l'orientation de la production) ne sont pas durablement affectés par l'offre de monnaie, qui n'influe que sur sa propre valeur. Si tel est bien le cas, il ne devrait pas se produire de désajustement entre l'offre et la demande : c'est ce que veut montrer toute l'oeuvre de Jean-Baptiste SAY (1803, Traité d'économie politique).

David RICARDO (1809-1811, Écrits monétaires) fournit la défense la plus vigoureuse de cette capacité d'ajustement des marchés, suivi par Nassau SENIOR, John Stuart MILL et bien d'autres. Ce quantitativisme ricardien apparaît durant les guerres napoléoniennes et se consolide au cours du dix-neuvième siècle, notamment lors des réformes successives du système bancaire britannique, dont la mis en place en 1844 du premier "currency board" de l'histoire. Ce paradigme quantitatif fournit la base de l'orthodoxie monétaire à la veille de la première guerre mondiale.

En 1914, si la théorie ricardienne du marché est éclipsée par la théorie néo-classique de l'équilibre apparue quarante ans auparavant, la pensée monétaire de David RICARDO fait toujours autorité : la dichotomie entre la sphère réelle et la sphère monétaire continue de dominer la pensée économique. Il est très particulier de voir que même dans l'histoire de la pensée économique, on pense la question monétaire indépendamment de l'économie globale, et que des morceaux de théories monétaires peuvent perdurer alors que les théories générales qui y sont associés dans l'esprit des auteurs peuvent être éclipsées par d'autres théories. On va donc très loin dans la dichotomie. 

La neutralité de la monnaie suppose que l'ensemble des prix relatifs, et parmi eux le taux d'intérêt, convergent vers leur niveau naturel : il doit donc exister un "taux naturel" de l'intérêt, préalablement au jeu du marché. Chez David RICARDO, c'est le taux de profit naturel, déterminé par les conditions directes et indirectes de production des biens-salaires, qui constituent cet "attracteur" vers lequel doit converger le taux d'intérêt du marché. Les banques ne disposent ainsi que d'un pouvoir limité de fixation du taux d'intérêt : à long terme, elles ne peuvent maintenir un taux très différent de ce "taux réel naturel". Il formule avec le plus de force - et John Maynard KEYNES voit en lui par la suite son adversaire principal - le principe fondamental du libéralisme monétaire qui, sous des formes diverses, se retrouve à toutes les étapes ultérieures du débat, et ce quelles que soient les formes et les modalités institutionnelles de la création monétaire : il convient d'imposer à l'État comme aux banques, une règle d'émission monétaire qui introduise un mécanisme "automatique" et "quasi marchand" d'ajustement de la quantité de monnaie. Plus celle-ci s'éloigne de la marchandises, en se démétallisant, plus ce principe est difficile à respecter. En suivant les principes de David RICARDO, la théorie monétaire néglige l'autre question qui faisait l'objet de débats vigoureux au XVIIIe siècle : celle de la stabilité du système bancaire.

Henry THORNTON s'oppose à lui dans la controverse "bullioniste" déclenchée par la hausse du prix du lingot (le bullion) qui avait suivi la suspension de la convertibilité en Angleterre en 1797 (toujours dans le contexte des guerres napoléoniennes). Il soutient que les risques auxquels est exposé le système bancaire sont inhérents au système de crédit, car il n'existe aucun critère fiable qui permettrait de fixer la juste mesure de son extension. On peut toujours après la crise affirmer l'attitude excessive des autorités monétaires, mais personne ne peut en prévoir l'excès. Dans ces conditions, la Banque nationale ne doit pas se contenter d'être la gardienne sourcilleuse des réserves d'or ; elle doit mener une politique active de l'intérêt et de l'open market (achat et vente de titres).

Après le rétablissement de la convertibilité en 1821, les deux crises bancaires successives de 1825 et de 1836 relancent le débat monétaire, qui se conclut par l'adoption de l'acte de PEEL en 1844. Inspiré par l''École de la circulation (cureency principle), le Bank Charter Act soumet toutes émission de billets à une obligation de couverture métallique stricte, et instaure une séparation de la Banque d'Angleterre en deux départements, l'un d'émission, qui se voit interdire les opérations d'escompte, et l'autre de dépôt, qui n'a pas le droit d'émettre de billets. Il s'agit de faire en sorte que toute diminution des encaisses métalliques se traduise par une baisse du montant des billets, mais non des dépôts. En imposant ces règles, les partisans du currency principle (OVERSTONE, 1840, Remarks on the Management of the Circulation - TORRENS, 1858, On Metallic and Paper Currency) ont prolongé, en les durcissant, les positions de David RICARDO.

Les partisans de l'École de la banque (banking principle), (FULLARTON, 1845, Regulation of currencies of the Bank of England - TOOKE, 1844, An enquiry into the Currency Principle, the Connection of the Currency with Prices, and the Expediency of a Separation of Issue from Banking) tentent vainement de s'y opposer, en argumentant sur l'impossibilité de tracer une frontière étanche entre monnaie et crédit et sur l'incapacité où se trouve la Banque centrale de déterminer le volume de la monnaie bancaire. S'appuyant sur SMITH et THORNTON, TOOKE oppose circulation du revenu (formée des échanges entre marchands et consommateurs) et circulation du capital (formée des échanges entre marchands) fondée sur le crédit, et avance que ce dernier est soumis, en régime de convertibilité, à une "loi du reflux" qui rend tout simplement impossible une émission "excédentaire" de monnaie par les banques. Celles-ci ne font en effet que répondre à une demande du monde des affaires. Ce qui est la formulation claire du principe de la monnaie "endogène".

 

La rupture introduite par l'analyse marxiste

        L'analyse marxiste de l'économie se situe en rupture avec la dichotomie et la pensée économique dominante. La circulation des marchandises est tout simplement impossible en l'absence de monnaie. La reproduction du capital implique le passage cyclique par la forme argent. Le circuit du capital est un circuit monétaire. Sur la base d'une compréhension du rôle de la monnaie dans une économie capitaliste, Karl MARX et Friedrich ENGELS réfutent la "loi de SAY" au nom d'un argument amonétaire" qui est repris ensuite plus tard par KEYNES. Pour eux, la possibilité formelle des crises est ouverte du simple fait que, dans une économie monétaire, nul n'est contraint d'acheter après avoir vendu, si bien que l'offre de toutes les marchandises peut être à un moment donné plus grande que la demande de toutes les marchandises, du fait que la demande de marchandise générale, d'argent, de valeur d'échange, est plus grande que la demande de toutes les marchandises (notamment dans Théorie sur la plus-value, Le Capital, livre IV, 1862). Ils concluent à l'inefficacité de toute politique monétaire pour s'affranchir des risques du marché, endiguer l'instabilité du capitalisme et éviter les crises monétaires. Ils théorisent la tendance à l'autonomie de la finance vis-à-vis de la sphère productive et y voient une cause additionnelle d'instabilité.

Pour eux, dans l'enfance de la "production bourgeoise", les mercantilistes confondent la richesse comme accumulation d'or avec le capital-argent, ce qui est une forme de fétichisme. Plus tard, l'économie politique classique est incapable de distinguer la forme marchandise de la forme-monnaie ; amorcée par HUME, développée par RICARDO, elle fait de la monnaie un moyen de circulation, établissant l'unité entre vente et achat, sans voir que la monnaie est aussi séparation et dissociation ; en vidant la monnaie de sa substance, elle ouvre la voie à toutes les théories quantitatives qui s'attachent à la masse de monnaie en circulation comparée à la quantité des biens à faire circuler. Les prix des biens varient alors en raison inverse de la quantité de monnaie ; ainsi leur hausse générale (inflation) est-elle attribuée à un excès de crédit ou à la "planche à billets" ; il y aurait trop de monnaie et pas assez de biens - idée superficielle qui n'explique rien. Quant aux spécialistes de la Banking School, Ils confondent monnaie et capital-argent, notamment dans les échanges internationaux soldés par des exportations de lingots d'or. Enfin l'école de PROUDHON, et les réformateurs comme GRAY ou OWEN, croient que la monnaie pourrait être remplacée par des bons de travail. Chaque producteur recevrait un certificat représentant son droit à une fraction du produit social, comptabilisé en heures de travail, quelque chose comme le ticket de consigne qu'on reçoit en déposant son vêtement au vestiaire. Selon Karl MARX, cette conception confond le travail social fractionné en travaux privés avec un travail qui aurait d'emblée un caractère communautaire.

Ces analyses critiques ne s'appliquent qu'en partie aux conceptions contemporaines, notamment celle de "la monnaie capitaliste" de crédit, ou celle des "encaisses réelles" détenues comme des biens. Elles incitent cependant à éviter les confusions sur la monnaie, et à discuter deux démarches opposées mais complémentaires : celle des théories qui partent de l'économie "réelle" pour y introduire ensuite la monnaie, celles qui partent de la monnaie émise par l'État pour concevoir les échanges à l'intérieur d'une logique des équivalences. La monnaie conçue par les deux auteurs de Le Capital à partir de l'équivalent général remplit, sous des formes diverses, les trois fonctions usuellement répertoriées : mesure des valeurs et étalon des prix, moyen de circulation, réserve de valeur. La monnaie au sens plein doit être reproduite comme ensemble de ses formes et de ses fonctions alors que dans la pratique s'opèrent des dissociations. (Suzanne de BRUNHOFF)

 

Des crises financières à leurs théorisation...

       La régularité avec laquelle les crises économiques, aux formes financières évidentes, se succèdent tout au long du XIXe siècle suscite de nombreuses études, dont toutes bien entendu, ne vont pas vers la conclusion d'un nécessaire remplacement du capitalisme. L'interrogation sur la théorie quantitative de la monnaie devient de plus en plus pressante et sa remise en cause donne naissance aux théories monétaires des cycles, à partir des travaux de Knut WICKSELL (1898, interst and Prices).

Il s'agit, pour les auteurs de ce courant de réconcilier cette théorie quantitative et l'équilibre réelle avec le constat des crises récurrentes. L'idée générale est que les fluctuations économiques sont engendrées et entretenues par les mouvements incontrôlés de la masse monétaire, dans les économies où le crédit se développe et, où par conséquent les règles de l'étalon-or ne suffisent plus à garantir la stabilité monétaire. Knut WICSELL part du constat selon lequel la théorie quantitative serait à la fois la meilleure et la pire des théories : la meilleure, parce qu'elle est toujours vraie "à long terme", et la pire parce qu'elle n'a jamais été formulée autrement que comme une tautologie. Pour lui conférer le statut de loi scientifique qui lui revient, il convient de montrer par quels mécanismes exacts les variations de monnaie exercent leurs effets sur les prix. Il s'appuie sur le mécanisme dit "indirect" de David RICARDO, de transmission des variations de la masse monétaire aux prix, via les taux d'intérêt et les fluctuations de l'investissement. La mécanique des cycles est liée aux divergences entre le taux d'intérêt bancaire et le taux d'intérêt naturel, qui engendrent l'alternance des phases de sur-investissement et de sous-investissement, à l'origine des booms et des dépressions via leur effet sur les prix. Il tente une définition rigoureuse du taux d'intérêt naturel et veut explorer les effets cumulatifs de toute déviation du taux bancaire par rapport à lui. De même que Knut WICKSELL, Irving FISCHER (1911, Le pouvoir d'achat de la monnaie) s'attache à l'analyse de ces "périodes transitoires" au cours desquelles s'effectue le passage d'un équilibre à un autre. C'est dans ce cadre qu'il invoque des erreurs d'anticipation des banques pour expliquer la persistance des excès de crédit, suffisamment longtemps pour déclencher des cycles. Il recherche cette longue période qui valide la théorie quantitative.

 

De la fin de l'ordre monétaire de l'étalon-or aux théories monétaires

       L'effondrement de l'ordre monétaire fondé sur l'étalon-or avec la Grande Guerre de 1914-1918 remet en cause l'orthodoxie monétaire inspirée du currency principle. Se multiplient les tentatives de refondation de la pensée monétaire : HAWTREY (1919), SCHUMPETER (1912) et MYRDAL (1931) s'y emploient. Mais le petit monde des économistes est surtout marqué par l'opposition des pensées de Friedrich HAYEK et de John Maynard KEYNES.

L'un estime que la monnaie est le facteur causal des crises et de l'instabilité économique, mais il remet surtout en cause la pertinence de la théorie quantitative et plus généralement de tout agrégat et de toute relation macroéconomique. Les notions de masse monétaire et de niveau général des prix sont de purs artefacts statistiques dépourvus de toute signification théorique. Mais par ailleurs, il estime que la croyance en cette théorie quantitative comme dans les vertus de l'étalon-or ont l'avantage de faire accepter des disciplines monétaires sans lesquelles l'élasticité naturelle de l'offre de crédit des banques serait une source permanente d'instabilité économique. Il propose en 1929 une méthode d'analyse des crises consistant à opposer les propriétés de stabilité d'une économie non monétaire à l'instabilité du crédit qui serait inhérente aux économies monétaires. Il insiste sur le rôle de déformation des prix relatifs joué par les impulsions monétaires, qui éloignent le système de l'équilibre, provoquant de mauvaises allocations du capital. Dans Prix et Production (1931), il développe, en s'appuyant sur la théorie autrichienne du capital, une analyse des effets réels (sur les prix relatifs et la structure productive) de l'inflation de crédit. Non seulement la monnaie n'est pas spontanément neutre, mais il est extrêmement difficile d'obtenir qu'elle le soit, compte tenu de l'élasticité naturelle de l'offre de crédit et de l'incapacité où sont les banques de fixer les bornes du crédit "excédentaire". D'où cette proposition de maintenir toute de même l'offre de monnaie constante. Fataliste face aux crises, il ne pense pas que les États peuvent intervenir efficacement et même qu'ils introduisent encore plus de désordres par leurs politiques monétaires. 

L'autre s'insurge contre cette conception qui consiste à penser que la seule façon d'éviter les crises serait de supprimer les booms. Il remet en cause, d'une manière presque aussi vigoureuse que les marxistes, les théories monétaires classiques. Du Tract on Monetary Reform de 1923 à sa Théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie, il prend des positions de plus en plus radicales. Il part d'une position "nominaliste" au sens où les seules grandeurs économiques concevables sont des grandeurs monétaires et où les seuls calculs économiques rationnellement envisageables sont des calculs en valeur. Il ne considère pas les acteurs économiques comme rationnels limités au sens strict, confondant grandeurs nominales et grandeurs réelles, mais simplement reconnait que dans une économie capitaliste, ce qui compte pour les hommes d'affaires, c'est la réalisation d'un profit monétaire. Il a en commun avec Karl MARX de vouloir mettre au coeur de la dynamique du système le lien entre monnaie et capital, mais ne propose pas un autre système à sa place. La monnaie, parce qu'elle est à la fois l'instrument dans lequel sont libellés les contrats et les dettes et un moyen de détenir la richesse, sert de pont entre le présent et l'avenir. Sa détention peur servir de substitut à l'acquisition d'autres actifs, réels (biens capitaux) ou financiers (titres). Comme les marchés financiers, elle peut affaiblir ou renforcer, selon l'intensité de la préférence pour la liquidité manifestée par le public, l'incitation à l'investissement des entrepreneurs dont dépend le niveau d'activité et d'emploi. KEYNES met en avant l'incertitude radicale à laquelle sont confrontés les entrepreneurs dans une économie capitaliste, et le fait que celle-ci justifie une demande de monnaie pour elle-même. L'accent est mis sur la fonction de réserve de valeur de la monnaie. Sa détention est un réducteur d'angoisse, dont le taux d'intérêt, prix de l'argent, est le baromètre. Dans un monde gouverné par la finance et ses incertitudes, la monnaie ne saurait être neutre car les décisions d'investissement sont commandées par des arbitrages entre monnaie, titres et actifs réels, toujours susceptibles de révisions brutale. Le taux d'intérêt, qui mesure l'intensité de la préférence pour la liquidité est ainsi un phénomène à proprement parler monétaire qu'il convient de déparer clairement du rendement du capital. Le rejet de toute notion de taux d'intérêt naturel n'est pas repris par les auteurs qui lui succèdent, même s'ils reprennent son analyse et ses propositions des politiques monétaires afin d'influer sur la monnaie comme sur les autres variables économiques, l'emploi notamment. 

 

Les monétaristes contre les propositions de KEYNES

         Même si la pensée de KEYNES oblige les théoriciens d'après-guerre (de la seconde guerre mondiale) à reconsidérer sur des bases nouvelles la question de l'intégration de la monnaie à la théorie de la valeur et de sa neutralité, nombreux sont les auteurs qui, au contraire, tentent d'échapper à cette logique qui conduit aux interventions massives de l'État dans l'économie. C'est un effort de réhabilitation du point de vue classique que mènent les monétaristes, Milton FRIEDMAN (1948) en tête, et les "nouveaux classiques". 

Les monétaristes prennent le contre-pied des positions keynésiennes, par quatre thèses :

- L'inflation est la seule menace sérieuse qui pèse sur l'ordre marchand. Les niveaux d'emploi ne sont que des variables d'ajustement ;

- Elle doit s'analyser comme un phénomène monétaire, dont la cause est à rechercher dans les excès de l'offre de monnaie ;

- La politique monétaire doit viser par un réglage adéquat à empêcher la monnaie de "nuire" ;

- Elle ne doit pas être laissée à la discrétion des gouvernements, mais doit être enfermée dans un cadre réglementaire strict (une règle d'émission dont il est statutairement interdit à la Banque centrale de s'écarter), faisant partie d'une véritable Constitution économique. 

 

De nouveaux "classiques"....

Ce monétarisme devient la pense dominante dans les années 1970, période d'inflation et de stagnation, mais est supplantée par la pensée des "nouveaux classiques" dès les années 1980.

Les "nouveau classiques" Robert LUCAS en tête, développent une théorie des cycles d'affaires réels, dans laquelle l'économie est toujours à l'équilibre, et où la monnaie ne joue aucun rôle. Même à court terme, les autorité politiques ne sont pas en mesure de surprendre des agents individuels capables de prévisions rationnelles qui leur permettent de ne pas succomber à l'illusion monétaire à laquelle FRIEDMAN et les monétaristes attribuent l'efficacité très temporaire des politiques monétaires "activistes". La révolution néo-libérale entamée par FRIEDMAN sur une réfutation du keynésianisme au nom de la raison monétaire s'achève sur la construction par la "nouvelle économie classique" d'une macroéconomie sans monnaie.

 

Une défense de la pensée keynésienne

        La défense du keynésianisme se fait actuellement de plus en plus virulente face à des errements d'une pensée économique qui, à force d'exclure la monnaie de ses analyses, lui donne encore plus de force dans la réalité économique. Nicholas KALDOR (1981, le Fléau du monétarisme) amorce le renouveau de la branche anglaise du keynésianisme, tandis que James TOBIN (1958, La préférence pour la liquidité considérée comme une attitude face au risque) entend plutôt réaliser une "synthèse néo-classique" entre les théories de KEYNES et l'équilibre général. Tous les keynésiens, et notamment Paul KRUGMAN et Joseph STIGLITZ, même lorsque les questions monétaires ne sont pas leur angle d'attaque principal contre la toute-puissance des marchés, affirment, contre les règles d'émission prônées par les libéraux, que les Banques centrales n'ont pas la capacité de contrôler la masse monétaire, et qu'une politique monétaire excessivement restrictive risque d'empêcher durablement l'économie de réaliser le plein emploi et même (puisque les libéraux ne font plus de l'emploi la priorité des plans monétaires) de fonctionner de manière productive... 

 

Deux remarques saillantes

   Au moins deux remarques s'imposent à l'issue de ce tour d'horizon des différentes théories monétaires :

- Le fait que des théories parviennent à expliquer l'essentiel de l'activité économique à partir de seulement d'un angle d'attaque qui les amènent à privilégier ou à occulter les effets de la monnaie - qui de toute façon existe dans la réalité et constitue une pluralité d'éléments techniques et sociaux - en étant apparemment convainquant d'une période à l'autre, provoque un questionnement sur la légitimité à exprimer un point de vue global. Il n'y a guère que les marxistes pour se positionner du point de vue de la classe ouvrière, à montrer son "camp" et même à refuser de produire des théories qui peuvent être valables aux yeux de tous les acteurs économiques. A tel point que le survol des théories monétaires, plus sans doute que le survol des théories économiques dans leur ensemble, amène à se demander si, finalement - et cela peut se vérifier à leur biographie - si les théoriciens n'expriment finalement en dernier ressort que le point de vue des classes sociales auxquelles ils appartiennent. C'est assez éclatant dans la querelle qui entoure la physiocratie, c'est aussi clair aujourd'hui avec le déploiement de théories strictement bancaires qui veulent guider l'attitude des pouvoirs publics....

- Le tableau semble concerner uniquement l'Occident, et en plus, pas tout l'Occident. Il y a bien entendu à cela une raison qui se suffit à elle-même : l'hégémonie de fait du capitalisme occidental qui parvient à envelopper les esprits des décideurs bien loin en Asie, jusqu'en Chine, pourtant toujours officiellement communiste. Mais l'histoire de l'Occident lui-même n'est pas uniquement celle d'un système capitaliste. Mais l'histoire des évolutions économiques, des monnaies en terre d'Islam, en Chine, au Japon, a dû susciter des théories mêmes partielles sur la monnaie. D'autres rapports de classes sociales, d'autres contraintes géopolitiques, d'autres traditions vis-à-vis de l'argent ont dû être l'occasion de produire d'autres théories monétaires. Il faut s'attacher à découvrir ces autres manières de penser la monnaie.

 

 

Jérôme de BOYER, La pensée monétaire : histoire et analyse, Les Solos, 2003. Une histoire des théories monétaires par les textes, Anthologie présentée par Christian TUTIN, Flammarion, 2009. Suzanne de BRUNHOFF, article Monnaie, dans Dictionnaire Critique du Marxisme, PUF, 1999.

 

ECONOMIUS

 

Relu le 18 septembre 2020

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commentaires

Z
J'ai également lu le livre de Tutin, Une histoire des théories monétaires et je pense qu'il n'a pas fait le travail jusqu'au bout.<br /> D'abord j'ai été étonné qu'il ait parler de Fisher sans rentrer dans l'étude de son fameux "100% money" qui est en réalité son oeuvre la plus importante. Car il y explique la nature même de la<br /> monnaie et de notre système financiers qui n'ont que très peu changer depuis sa parution dans les années 1930.<br /> Ce qui est intéressant dans le livre de Tutin c'est qu'on y apprend que les auteurs pré-classiques tels que Locke, Law ou Cantillon ont, dès le 17è siècle, bien compris et analysé la monnaie. Et<br /> cela me renvoie à une judicieuse observation de l'économiste John Kenneth Galbraith: « De tous les secteurs de l’économie, l’étude de l’argent est celui où la complexité du système sert le plus à<br /> déguiser la vérité, à la dissimuler, au lieu de l’exposer. »
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