La théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie paru en 1936 est considéré comme l'ouvrage de référence, soit pour l'approfondir, soit pour le réfuter, surtout dans la deuxième moitié du XXe siècle. Document fondateur de la théorie keynésienne en économie, et surtout de la macro-économie moderne, il ne fait pas l'unanimité chez les économistes très divisés sur son interprétation.
Sa dimension concrète marque profondément la théorie économique du siècle écoulé et même encore aujourd'hui, avec l'échec - plus ou moins admis - des théories néo-libérales. Elle l'oriente en tout cas vers des théories plus opérationnelles, à l'aide de l'essor de la comptabilité nationale et des modèles macro-économétriques. Plus généralement, toute la théorie économique depuis 1936 s'est construite avec ou contre la Théorie générale (Marion GASPARD).
De plus, avec la connaissance des ébauches de l'auteur et de ses véritables sources d'inspiration, s'ouvre une nouvelle vague d'interprétations qui met en jeu toute la théorie économique officielle, dominée encore par les pseudos néo-keynésiens qui entendent encore réconcilier keynésianisme et système walsarien. Cela nous permet de comprendre, pour une discipline vitale, les enchevêtrement des réflexions intellectuelles et des attitudes stratégico-idéologiques, sans parler des rivalités parfois féroces entre économistes visant les mêmes postes de responsabilité au sein du monde académique. Ceci à un moment où les Etats ont encore une certaine maitrise des activités économiques, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui, fait qui amoindrit d'ailleurs les remises en cause actuelles de la doxa orthodoxe.
Rappelons ici que dans cet ouvrage, John KEYNES développe une recherche que "les facteurs qui déterminent le volume de l'emploi". Il s'oppose pour cela dès le livre 1 à l'analyse du marché du travail proposée par les "classiques", de David RICARDO à Arthur Cecil PIGOU, qui admettent la loi de Say (l'offre crée sa propre demande) et la théorie quantitative de la monnaie (la quantité de monnaie en circulation détermine le niveau des prix). Pour l'économiste anglais, le volume de l'emploi n'est pas déterminé par un hypothétique marché du travail : il dépend uniquement de la décision d'embauche des entrepreneurs, acteurs clés. Ceux-ci fixent leur niveau d'embauche selon le "principe de la demande effective" : ils offrent un niveau de production égal à la quantité de biens qu'ils espèrent écouler d'une part, en veillant à maximiser leur profit d'autre part. Ils ne s'occupent absolument pas du taux de chômage, qui n'est pour eux qu'une conséquence de la vie économique. C'est la demande globale anticipée qui détermine les volumes de la production et de l'emploi. Après avoir défini l'ensemble de ses concepts économiques dans le livre 2, il s'attarde sur les deux composantes essentielles de la demande effective : les dépenses de consommation des ménages et les dépenses d'investissement des entrepreneurs. La consommation, étudiée dans le livre 3, résulte d'une "loi psychologique fondamentale" : "les hommes tendent à accroitre leur consommation à mesure que le revenu croit, mais non d'une quantité aussi grande que l'accroissement du revenu". Toute hausse du revenu stimule la demande, ce qui incite les entrepreneurs à embaucher ; mais à mesure que la société s'enrichit, la part du revenu global consacrée à la consommation diminue, au profit de l'épargne. "Pour qu'un certain volume d'emploi soit justifié, il faut donc qu'il existe un certain volume d'investissement courant suffisant pour absorber l'excès de la production totale sur le volume que la communauté désire consommer". Contrairement à ce qu'affirment les "classiques", l'épargne n'est pas systématiquement investie. Elle peut être consacrée à la spéculation. L'investissement, analysé dans le livre 4, dépend des entrepreneurs qui s'engagent si le rendement anticipé de l'investissement est supérieur à son coût, évalué par le taux d'intérêt. La détermination du taux d'intérêt oppose KEYNES au "classiques". Il récuse l'idée d'une monnaie qui ne serait qu'un intermédiaire neutre des échanges et affirme que les agents ont une préférence pour la liquidité. Ils expriment un demande de monnaie, et le taux d'intérêt apparaît comme le preix de la monnaie sur un marché où l'offre, qui émane des autorité monétaires, est exogène.
L'économiste britannique isole des relations entre des agrégats économiques, indépendantes des comportements individuels, fondant l'analyse macroéconomique moderne. L'emploi dépend de "l'état d'esprit" des entrepreneurs dont les anticipations peuvent être autoréalisatrices : il suffit que leur optimisme les incite à investir pour que la situation économique s'améliore. De même, l'incertitude conduit les agents à demander de la monnaie par précaution ou pour spéculer, ce qui influence le niveau du taux d'intérêt et l'investissement. Rien ne garantit alors que les prévisions des agents conduisent au plein-emploi. L'économie peut se stabiliser dans une situation durable de sous-emploi, où perdure un chômage involontaire. Le système économique ne s'autorégule pas. Dans le dernier livre de la Théorie générale, KEYNES en appelle, entre autres, à l'État, qui peut mener des politiques de redistribution des revenus (afin de favoriser la consommation) et des politiques conjoncturelles de soutien à l'investissement : directement à travers les dépenses publiques (politique budgétaire), accessoirement en agissant sur le taux d'intérêt (politique monétaire). Ces ressorts, formalisés dès 1937 par John HICKS, ont inspiré l'ensemble des politiques économiques des pays occidentaux pendant les Trente Glorieuses, jusqu'à ce que la crise des années 1970 résiste aux remèdes keynésiens, qui butent alors que l'internationalisation des échanges, l'endettement des États et l'inflation rampante. (Marion GASPARD)
Marion GASPARD semble lier le succès des théories de KEYNES à une formalisation de HICKS, qui les auraient ainsi rendues opérationnelles, qui en biaise en fait les conclusions. Paul SAMUELSON se réjouit d'ailleurs de cette formalisation, ayant jugé le livre (Théorie générale) mal construit et confus (avis assez partagé d'ailleurs, même par des pro-Keynésiens). Il estime que jusqu'à qu'apparaissent ces modélisations (effectuées également par MEADE, LANGE et HARROLD) l'exposé de KEYNES n'aurait pas eu l'impact qu'il a eu.
Un auteur comme Steve KEEN resitue ce qui s'est passé depuis la Grande Dépression des années 1920, pour faire comprendre le glissement opéré qui mène tout droit à un néo-keynésianisme fortement teinté d'économie "classique".
La Théorie générale, écrit-il "fut conçue et publiée durant la grande catastrophe économique que connut le capitalisme, la Grande Dépression, pendant laquelle la production américaine chuta de 30% en quatre ans, les prix des actions de 90%, les prix des biens de presque 10% par an dans les deux premières années et pendant laquelle le chômage se maintint au-dessus des 15% pendant une décennie. Avant cela, le courant dominant ne pensait pas qu'il pût y avoir de problèmes macroéconomiques si difficiles à résoudre. Les marchés individuels pouvaient potentiellement se trouver en dehors de l'équilibre, à un moment, y compris le marché du travail et celui de la monnaie, mais l'économie dans son ensemble, la somme de tous ces marchés individuels ne pouvait qu'être équilibrée. Les fondements de cette confiance dans le marché résidait dans la croyance, répandue parmi les économistes, dans ce que Keynes a baptisé la "loi de Say". Keynes la décrit comme la proposition selon laquelle "l'offre crée sa propre demande". Des économistes s'opposèrent à l'interprétation que fit Keynes de la loi de Say et je suis d'accord pour dire qu'en de nombreux points, Keynes a obscurci ce que Say voulait réellement dire." Devant ce procédé qui consiste pour beaucoup de théoriciens d'obscurcir des théories rivales pour valoriser la leur, Steve KEEN reprend les propositions de SAY tel qu'il les a réellement énoncées. Il en ressort que la proposition centrale, selon laquelle l'équilibre d'ensemble est assuré (pour Steve KATES, la vente des biens et service sur le marché est la source d'un revenu qui finance les achats, Say's Law and the Keynesian Revolution, Chelteham, Edward Elgar, 1998), ne peut être bien utile pour comprendre l'ensemble de l'économie. Mais l'explication de KEYNES, que l'on peut qualifier d'assez confuse, tente de reprendre le fonctionnement du capitalisme, comme il semble bien qu'on ne peut éviter de le prendre, comme celui de la circulation de capitaux. Il apparait bien difficile alors, sous peine de confusion précisément, de faire l'impasse sur les réflexions de MARX sur la circulation du capital, sous ses deux formes, capital-argent et capital-marchandise. C'est en reprenant justement ces réflexions, choses impossibles sous domination idéologique libérale, que l'on peut comprendre pourquoi la loi de Say, comme la loi de Walras, ne s'appliquent pas à l'économie de marché. Dans ses brouillons de Théorie générale, KEYNES note bien que Marx fait une "observation pertinente" fondamentale, mais il substitue dans son livre à ces réflexions claires un raisonnement alambiqué. Source justement d'incompréhensions qui permettent non seulement des modélisations tendancieuses, mais aussi à la "contre-révolution" néoclassique initiée précisément par HICKS. L'article de ce dernier ("M Keynes et les classiques : a suggested interpretation, Econometrica, volume 5, n°2, 1937), où il expose le modèle IS-LM tant utilisé, se prétend être une "clarification", mais ses équations passent aux oubliettes les notions-clés d'incertitude, d'anticipations, de la préférence pour la liquidité déterminant le taux d'intérêt, des prix spéculatifs des biens capitaux, pour s'y limiter. Plus tard, dans un article beaucoup moins commenté, le même HICKS, en 1980 (dans le Journal of Post Keynesian Economics, s'excuse clairement sur le fait que ce modèle n'a pas pu prévoir - l'exclut même - l'ensemble des crises intervenues depuis la fin des années 1970, essentiellement parce que ce diagramme, "produit de mon walsarisme", écrit-il, écarte tout simplement toute discussion sur l'incertitude et les anticipations, éléments fondamentaux du capitalisme financier.
En fait, le mouvement intellectuel général des économistes, constatant la déficience de ce modèle, rejette en même temps toute la problématique de KEYNES pour y substituer une problématique antérieure : Robert LUCAS, Milton FRIEDMAN (monétarisme) édifient une autre façon de penser l'économie, pré-keynésienne, qui revient à "resolidifier" l'idée de l'équilibre général. C'est qu'il est difficile de comprendre l'économie réelle sans passer par des réflexions qui sentent le marxisme à plein nez! Il vaut mieux entretenir l'illusion d"une certaine efficience intellectuelle en indiquant la responsabilité des États dans la situation économique, plutôt que d'aborder de front l'influence dominante du capitalisme financier, une véritable sur-contrainte monétaire qui pèse sur l'activité économique. Ce serait aller à une analyse conflictuelle de l'économie qui mettrait face à face des acteurs qui ne jouent absolument plus le même jeu ni suivent les mêmes règles. Le capitalisme financier ne joue plus le rôle d'alimentation des investissements et d'orientation de l'épargne, sauf à considérer que la spéculation financière pure et simple fasse partie des fonctions d'orientation de l'épargne. Des masses d'argent circulent avec de moins en moins d'accointance réelle avec la circulation des marchandises, au point que le coût du capital pour les entreprises devient beaucoup plus important que le coût du travail...Ne pas mettre le doigt sur les réalités contemporaines de la circulation du capital, c'est oeuvrer dans le sens de faux-semblants qui mènent à des impasses bien réelles. Pour ce qui est de l'équilibre, il faut bien constater que les mouvements de capitaux obéissent de plus en plus à des mouvements déséquilibrés, parfois erratiques, et que le capitalisme risque bien de passer de crises en crises de plus en plus rapides...
Steve KEEN, L'imposture économique, Les éditions de l'atelier, 2014. Marion GASPARD, théorie générale de l'emploi, de l'intérêt et de la monnaie (John Maynard Keynes - 1936), dans Encyclopedia Universalis, 2014.
ECONOMIUS
Relu le 13 janvier 2022