Le judaïsme, malgré son unité et son identité sauvegardée autour de la Torah, a évolué dans le temps et dans l'espace et il suffit d'observer la vie politique et religieuse de l'État d'Israël pour se rendre compte d'une pluralité conflictuelle d'interprétations de ses fondements. La guerre n'échappe pas à cette diversité : elle n'est pas perçue de manière uniforme dans le monde juif.
De la Bible hébraïque...
Partir de la guerre dans la Bible hébraïque, comme le fait Pierre CREPON, constitue une bonne approche, même si elle demeure difficile. "Pour saisir l'étendue de ces difficultés, il suffit de rappeler que l'Ancien Testament est une collection de textes d'époques et d'inspirations différentes, rédigés pour la plupart postérieurement aux événements qu'ils décrivent, puis réunis et canonisés en raison de leur valeur religieuse par la Synagogue au début de notre ère. Le Deutéronome par exemple, texte fondamental qui rapporte la Loi issue de la révélation de Moïse, connut sans doute une rédaction primitive vers le VIIe siècle avant J.C., c'est-à-dire plusieurs siècles après l'existence de ce grand réformateur, et il reflète les préoccupations propres à l'élite religieuse de ce temps. Dans ces conditions, il demeure difficile de savoir si les nombreuses indications que contient le Deutéronome sur la guerre doivent être attribuées exclusivement à des conceptions du VIIe siècle ou si elles évoquent effectivement une tradition plus ancienne."
"D'autre part, il convient de se replacer dans l'optique spécifique de la Bible", qui en fait un texte bien particulier en face d'autres textes de l'Orient ancien. Il se veut à la fois le récit historique des événements vécus par le peuple hébreu et le Livre Sacré où se manifeste la volonté divine. L'Histoire devient Mythologie religieuse et inversement, elle est valorisée, explicitée, expliquée comme la relation privilégié entre un peuple et un Dieu Unique. L'Alliance entre ce peuple et ce Dieu est le noeud de toutes les histoires rattachées les uns aux autres racontées dans cette Bible. Et cette Alliance concerne autant la destinée de ce peuple que les réalisations concrètes de ce monde.
C'est surtout dans le Deutéronome, Cinquième et dernier livre du Pentateuque, lui-même première partie de la Bible qui comprend en outre Prophètes et Hagiographes, que se trouvent concentrées les premières conceptions de la guerre. Les auteurs du Dictionnaire du Judaïsme indiquent que "le conflit armé entre États et peuples (...) dans le monde antique, engageait aussi leurs dieux respectifs." D'ailleurs, sans doute nombre de noms de dieux ont aujourd'hui disparus et nombre de noms de peuples avec eux, suite à ces conflits armés. "Lorsqu'une nation était vaincue, ses dieux l'étaient aussi. La Bible désigne ainsi le Dieu d'Israël comme le guerrier (Exode), vaillant aux combats (Psaumes), qui s'avance comme un héros, comme un guerrier (Isaïe) et marche à la tête de son armée (Psaumes). Les guerres d'Israël sont celles de Dieu, d'où la présence symbolique de l'arche d'Alliance, transportée sur le champ de bataille, du temps de Moïse (Nombres) et, plus tard, pendant la période monarchique (Isaïe). Les guerres menées contre les Amalécites (dont par ailleurs nous n'avons pas beaucoup d'informations...), qui tuèrent dans le désert les traînards de l'arrière-garde d'Israël, étaient aussi considérées comme les guerres de Dieu (Rappelons une chose au passage : les guerres peuvent être de simples escarmouches espacées et répétées...) ; les Amalécites avaient non seulement violé Ses lois de compassion pour les faibles, mais ils avaient osé attaquer Son peuple (Deutéronome). Toutefois, ces deux aspects se distinguaient lorsque Dieu et ses fidèles déclaraient la guerre aux Israélites retombés dans l'idolâtrie (Exode, Deutéronome)." Dans la mesure où le peuple avait conclu une Alliance avec Dieu, ces traîtres (qui s'étaient mis à adorer un autre dieu, ce qui était courant lors d'une défaite dans le monde oriental, ce qui explique d'ailleurs beaucoup de syncrétismes) pouvaient être détruits.
Les règles guerrières inscrites dans le Deutéronome sont amplifiées dans la Michnah (une partie du Talmud) : "Avant d'aller au combat, les prêtres exhortaient les soldats à ne pas prendre peur à la vue de la puissance de l'ennemi. Les officiers exemptaient de la guerre quatre catégories d'hommes : ceux qui venaient de se construire une maison, mais ne l'avaient pas encore inaugurée, ceux qui avaient planté une vigne mais n'avaient pas encore goûté ses fruits, ceux qui étaient fiancés mais n'avaient pas encore consommé leur union, enfin tous ceux dont la pusillanimité risquait d'affaiblir le moral des troupes". Ce qui devait faire beaucoup de monde! "De plus, les soldats et leur camp devaient être en état de sainteté". Ce qui devait réduire encore notablement le nombre de combattants, sans compter que ni les esclaves, ni les femmes, ni les enfants n'y participaient. "Avant d'attaquer une ville, il fallait proposer la paix à ses habitants ; même dans le cas d'un siège prolongé, les arbres fruitiers ne devaient pas être coupés. Si une ville cananéenne refusait de se rendre, il fallait supprimer tous ses habitants pour les empêcher de contaminer les autres par leurs pratiques idolâtres". Car la terre de Canaan était la Terre Promise, le territoire de Dieu. "Dans le cas de conquêtes de villes lointaines que les Israéliens ne pouvaient occuper en permanence, seuls les hommes adultes pouvaient être tués, les autres étaient faits prisonniers". Comme Dieu était invincible, si son armée était vaincue, il s'agissait de la conséquence d'un manquement du peuple, même partiel, à l'Alliance. Il pouvait s'agir d'une incroyance. Et nombre d'efforts de l'élite religieuse pour comprendre la raison de défaites sont sans doute à l'origine de nombreuses prescriptions religieuses, aboutissant à un réseau serré de contraintes et d'interdits.
Les rédacteurs du même Dictionnaire souligne que si David ne fut pas autorisé à bâtir le Temple, ce fut parce qu'il avait versé le sang en quantité comme homme de guerre (Chroniques). "La construction d'un sanctuaire à Jérusalem, ville de la paix, devait attendre une époque plus paisible et fut dévolue à un monarque dont le nom même, Salomon, reflétait le concept de paix (chalom)."
Selon la Michnah, il existe trois catégories de guerre :
- obligatoire en cas d'attaque de l'ennemi ;
- prescrite par Dieu et la Torah ;
- guerre d'option, à visée exclusivement politique.
La première catégorie, surtout à l'époque de la rédaction du Talmud, limitée à la destruction d'Amaleq et des nations cananéennes, était obsolète. Les guerres d'option, menées pour élargir le territoire et repousser les frontières, ou encore améliorer son économie, ne pouvaient être décidées que par le roi, avec le consentement du Sanhédrin. Les guerres prescrites par Dieu, guerres d'autodéfense et de survie nationale, sont ces fameuses guerres saintes où toutes les exemptions bibliques sont levées.
La guerre sainte apparaît vitale durant la période où précisément les Juifs perdirent leur indépendance. Les tentatives d'établissement de la période d'apparition de l'idéologie de la guerre sainte, la fait remonter immédiatement après la période mosaïque, soit après l'époque de conquête de l'installation en Palestine des tribus d'Israël contée dans les livres de Josué et des Juges (Pierre CREPON). Ce qui gêne dans l'interprétation des textes, c'est que la rédaction des textes fut aussi une réinterprétation de l'Histoire d'Israël par les milieux prophétiques, qui précisément en donnent une image négative. On voit donc alors le thème de la guerre utilisé de deux manières :
- l'une positive, qui consiste à magnifier les combats anciens en montrant la présence de Yahvé au côté d'Israël victorieux (Exode, Deutéronome, Josué, Juges, Samuel). C'est le discours de Moïse qui contient une véritable codification de la guerre ;
- l'autre négative, expliquant les défaites contemporaines des royaumes hébraïques par la colère de Yahvé contre son peuple infidèle. Ce sont les imprécations des Prophètes.
Parmi les diverses prescriptions liées à la guerre dans la Bible figure le herem, coutume sur laquelle s'arrête Pierre CREPON : (...) (cette) coutume (...) consistait à jeter l'interdit sur certains ennemis et faire le voeu de les détruire entièrement, personnes et biens, en cas de victoire. Cette pratique se trouve plusieurs fois attestée. Ainsi dans Nombres : "Alors Israël fit ce voeu au Seigneur : Si tu consens à livrer ce peuple entre mes mains, je vouerais ses villes à l'interdit", ou dans Josué à propos de Jéricho (...)". "Le Deutéronome précise même les peuples pour lesquels il faut appliquer le herem : "Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur te donne en héritage, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement à l'interdit le Hittite, l'Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jebusite, comme le Seigneur ton Dieu te l'a ordonné, afin qu'il ne vous apprennent pas à agir suivant leur manière abominable d'agir pour leurs dieux : vous commettriez un péché contre le Seigneur votre Dieu". A noter que ce rite particulièrement sanguinaire (et qui sans doute est à l'origine de la disparition de certains peuples) est mentionné dans une formule restrictive, alors qu'il s'agit d'une pratique très courante, pratiquement banale, chez tous les peuples guerriers de l'Antiquité.
C'est parallèlement, semble t-il à cette glorification que la vision négative se propage, par l'activité des Prophètes. "Cette nouvelle interprétation est organiquement liée à la précédente, puisque dans un cas comme dans l'autre, Yahvé manifeste sa présence dans la guerre et qu'il châtie ceux qui se détournent de la vraie foi. Pourtant le ton pathétique qui retentit dans les oracles portés contre Israël évoque un plus haut sens moral que les cris de victoire des Hébreux massacrant leurs ennemis."
L'évolution de la société d'Israël vers une sédentarisation accrue, qui s'accompagne de l'abandon de certains prescriptions (touchant l'alimentation par exemple, ou les temps obligatoires de prières) provoqua sans doute la colère d'abord d'une partie des élites religieuses, qui interprétèrent les défaites comme des châtiments contre les différents manquements. "Comment ne pas lier (...) l'imminence de la destruction des royaumes juifs avec la colère de Yahvé qui veut punir l'infidélité de son peuple?". Certains prophètes, pris entre leur amour du peuple et leur colère contre sa décadence, comme Jérémie et Ezéchiel diffusent alors une perspective eschatologique. Une sorte de prophétisme pacifique se développe, qui affirme la primauté des qualités spirituelles sur la force matérielle et la petitesse des moyens humains face à la volonté divine, se diffuse, jusqu'à, avec le prophète Osée, aboutir à une antinomie entre l'emploi de ces moyens humains et le recours à Dieu. Dans l'État, une tension entre la raison des classes politiques et la conscience des prophètes, qui aboutit d'ailleurs au martyr de certains d'entre eux, a dû être terrible... jusqu'à la disparition de l'État...
.... au judaïsme des temps plus rapprochés
Par la suite, les guerres bibliques "allaient s'estompant dans un lointain passé et même la lutte contre Rome n'était plus qu'un vague souvenir. C'est pourquoi l'analyse et la codification talmudiques des lois de la guerre doivent être considérés comme purement théoriques", rapportent les rédacteurs du Dictionnaire du Judaïsme. Ils mettent en avant les nombreuses occultations du caractère guerrier de l'histoire du peuple d'Israël par des savants, occultations qui allaient jusqu'à accorder à des expressions guerrières une signification purement symbolique.
Après la conquête romaine et la destruction de Jérusalem, c'est dans les différentes composantes de la diaspora juive que se développe des perceptions différentes de la guerre... et de la paix. On peut distinguer certains éléments, sans discuter ici de leur importance réciproque :
- Au Moyen-Age, surtout en Europe, c'est surtout l'horreur de la guerre qui est ressentie par des populations qui endurent les effets des Croisades et des différentes persécutions intermittentes ;
- Des tribus judaïsantes combattent les musulmans, de manière infructueuse d'ailleurs. Le Coran se fait écho de certains de ces combats ;
- Çà et là, des armées juives finissent par être vaincues : en Éthiopie (Bêta Israël contre chrétiens locaux) ; dans les régions du Caucase et de la Russie du Sud où les Khazars judaïsants étaient l'enjeu entre Byzance et la Perse ; le vizir juif de Grenade, Samuel ha-Nagid (993-1056) fut défait dans ses combats contre les principautés musulmanes...
- Dès la fin du XVIIIe, le service militaire est l'enjeu qui permet aux Juifs d'être reconnu comme citoyens à part entière, dans des modalités diverses, dans les différents États européens. Moise SOFER et d'autres traitent de cette question dans le Talmud.
Dans l'État d'Israël moderne
L'établissement de l'État d'Israël après l'holocauste nazi change bien entendu radicalement la donne, mais pas pour toutes les communautés juives, qui réagissent très différemment. Le sionisme juif fut très minoritaire à l'origine et nombre d'éléments de la diaspora refusent de reconsidérer réellement l'évolution des réflexions sur la guerre.
Les rédacteurs du Dictionnaire du Judaïsme sont d'ailleurs très peu prolixes sur les évolutions récentes : "La plupart des milieux orthodoxes ont considéré la guerre d'indépendance d'Israël (1948-1949) comme une guerre justifiée. Toutes les guerres ultérieures d'Israël ont reçu la même approbation, à l'exception de la guerre du Liban, en 1982, au sujet de laquelle l'opinion religieuse était divisée. Selon certaines autorités, il s'agissait d'une guerre d'option, menée pour des raisons qui dépassaient la légitime défense. Dès les premières années de l'État, il s'est créé un consensus quant aux affaires de sécurité nationale d'Israël. Sur le plan religieux, il se concrétise par les directives du rabbinat militaire sur le comportement en temps de guerre, notamment en ce qui concerne la levée des interdits sabbatiques dans les situations extrêmes représentant un danger pour la vie". Ces rédacteurs ne disent rien des divergences, hors d'Israël, dans la diaspora juive.
Dans la communauté juive de France
Si on prend le cas de la communauté juive de France, c'est surtout une conception de paix qui prévaut, en mettant entre parenthèse les commentaires sur la guerre au Moyen-Orient, que nous aborderons ailleurs.
Ainsi René GUTMAN écrit en 1991, lorsqu'il est en charge au conseil rabbinique : "La tradition juive exige qu'on ne se réjouisse pas de la défaite de nos ennemis. Quand nous célébrons la fête de Pessach, et la victoire sur le cruel oppresseur égyptien, nous réduisons la prière du Hallel les six derniers jours de la fête. Selon nos sages, Dieu a dit : "Mes créatures se noient dans la mer et vous entonneriez des chants de réjouissance?" C'est l'avertissement des Proverbes : "Quand ton ennemi tombe, ne te réjouis pas." Pour la même raison, en récitant la liste des dix plaies le soir du Seder, on répand une goutte de vin comme symbole de notre compassion pour nos oppresseurs. Les Égyptiens devaient mourir, ils signifiaient le mal absolu, mais eux aussi étaient des créatures humaines, créées à l'image de Dieu. On peut tuer pour sauver l'innocent, mais ne jamais se réjouir même d'avoir tué son pire ennemi (Talmud). Le bonheur conquis au prix de la destruction de vies humaines ne peut être plein, comme ne peut l'être la coupe dont on a répandu le vin en signe de pitié. Pour le Rav Kook, la vertu d'amour qui existe dans l'âme de tout juste inclut toutes les créatures, sans exception de race ou de langage, même Amalek n'est pas effacé si ce n'est au-dessous des cieux (Exode, Deutéronome). Mais par son épuration, il s'élève, de lui-même, à la racine du Bien absolu qui, lui, se situe au-dessus des cieux (Mussar AVIHA)".
Cette perception se retrouve dans les positions de la communauté juive française, "majoritaire", face à la menace nucléaire, au terrorisme ou sur les ventes d'armements.
René GUTMAN, contribution sur Face à l'homicide. Réflexions sur la menace nucléaire à partir de l'expérience et de la traditions juives, dans Les religions et la guerre, sous la direction de Pierre VIAUD, Cerf, 1991. Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Cerf/robert Laffont, collection Bouquins, 1996 ; Pierre CREPON, Les religions et la guerre, Albin Michel, collection Espaces libres, 1991.
RELIGIUS
Relu et corrigé le 28 avril 2019