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14 juin 2011 2 14 /06 /juin /2011 15:02

      L'ouvrage d'Isabelle ROBINET (1932-2000), sinologue française spécialiste du taoïsme, qui a participé à la traduction des grands traités de Huainan Zi, un des plus récents en la matière (il date de 1991), tente, à partir des plus récentes découvertes et études sur la pensée chinoise, de faire un survol (très précis) des multiples facettes d'un des trois "enseignements" (avec le bouddhisme et le confucianisme). C'est l'histoire détaillée du taoïsme des origines au XIVe siècle qui permet une contextualisation aussi proche que possible de la réalité et d'éclaircir beaucoup d'idées occidentales à son sujet.

 

          Sont examinés successivement la cosmologie et l'anthropologie du taoïsme, des taoïsmes doit-on dire, selon l'auteur. Même si elle met en garde contre une distinction trop franche entre taoïsme religieux et taoïsme philosophique, c'est par ce dernier qu'elle commence, sous les Royaumes Combattants (IVe-IIIe siècle av. J.C.), puis sous les Han (IIe siècle av J.C.), avant d'en venir aux Maîtres célestes, à GE HONG et à sa tradition. Un grand chapitre est consacré à l'art de "nourrir le principe vital" et aux pratiques élémentaires. L'ouvrage se termine sur le LINGBAO et l'époque des TANG, avec son intégration du bouddhisme

 

           Dans son Introduction, elle indique que les taoïsmes n'ont pris forme que peu à peu "en une lente gestation qui fut une intégration progressive de différents éléments anciens". Impossible à dater de façon précise, l'origine du taoïsme est à l'image de ce qu'il devient tout au long de son histoire, "une religion ouverte, en perpétuelle progression et évolution". Il est difficile également d'en cerner les contours, d'établir en quelque sorte une frontière d'avec d'autres pensées, tellement il s'en inspire et qu'elles s'en inspirent... Le taoïsme n'a jamais été une religion unifiée et a constamment été une combinaisons d'enseignements fondés sur des révélations originelles diverses.

      

       Isabelle ROBINET, devant cette difficulté, fait un certain nombre de choix qui font de nos jours école. "L'un des éléments que nous pourrions choisir pour en définir les frontières est le Canon taoïste (Daozang). On pourrait ainsi poser comme axiome que tous les textes qui sont contenus dans ce Canon sont des textes taoïstes et doivent être intégrés dans une histoire du taoïsme. Ce n'est pas une méthode absolument fausse, et pourtant il faudrait à l'évidence en exclure certains textes et se demander alors au nom de quels critères."

La sinologue définit ces critères au fur et à mesure de son exposé. "Quant à la date possible de l'émergence du taoïsme, dont il est clair qu'elle est liée à la définition qu'il faut donner à cette religion, certains retiennent la reconnaissance par CAO CAO, en 215 après J.C., de l'Église des Tianshi (les "Maîtres célestes"). C'est un fait historique, avéré, commode, certes, mais on ne peut absolument pas réduire le taoïsme à cette Église. Une autre date peut alors s'ajouter : celle de la révélation de Shangqing (la "Grande Pureté") entre 365 et 370, en ce qu'elle est une oeuvre d'intégration et d'organisation de données antérieures rassemblées alors en un corpus qui a bénéficié d'une existence officiellement reconnue. Nous arrivons ainsi à deux dates correspondant à deux tendances complémentaires du taoïsme qui ont pris forme organisée et dont on peut considérer que la presque totalité des courants taoïstes ont hérité d'une façon ou d'un autre, à un degré ou à un autre." Mais il faut tenir compte de l'aspect souvent marginal de cette religion et du caractère ésotérique de nombreuses pratiques et de nombreux écrits. 

De même, la séparation entre taoïsme religieux et taoïsme philosophique "n'a rien de pertinent", et elle correspond plutôt à une vision occidentale qui conçoit "mal le rapport entre ce qui leur parait être des procédés prosaïques et le but ultime de ceux-ci", rapport oublié également par certains adeptes, et pourtant rappelé par beaucoup de maîtres. Isabelle ROBINET assigne simplement des limites entre le taoïsme et la religion populaire d'une part et le taoïsme et la pensée de l'élite intellectuelle d'autre part. Même si une grande porosité existe entre ces trois domaines, un souci de clarté doit tenir compte des réalités socio-politiques qui ont influencé fortement les diverses orientations du taoïsme. "Ces limites, une fois posées, quels sont les points communs qui peuvent être trouvés, sinon à tous les courants du taoïsme, du moins à un assez grand nombre d'entre eux pour qu'on puisse considérer qu'ils les cimentent ensemble?"

 

        Cette Histoire du taoïsme s'inscrit dans un renouvellement de la sinologie perceptible depuis les écrits de Henri MASPÉRO, Léon WIEGER et Marcel GRANET, entre autres. Précisément, pour le lecteur soucieux de retrouver les cheminements intellectuels qui permettent de mieux comprendre la pensée chinoise, l'ensemble des textes rassemblés par l'Université du Québec s'avère précieux. Outre un texte d'Isabelle ROBINET moins long (111 pages) portant également sur l'Histoire du taoïsme, nous pouvons y trouver des livres de ces trois derniers auteurs qui ont marqué les études sur la Chine, et également, ce qui est sans doute à la fois précieux et pas simple à trouver, un ensemble de textes originaux chinois traduits, ainsi le Tao-te-king, le zhuanghi, l'oeuvre de Tchoang-tzeu, Les Tablettes intérieures... Pas moins de 40 textes éclairants en tout.

 

Histoire du taoïsme : des origines au XIVème siècle, Editions du Cerf, 1991, 247 pages ; www.uqac.ca.

 

Relu le 30 juin 2020

 

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15 octobre 2009 4 15 /10 /octobre /2009 09:23
      Le gros livre de Michel GRAULICH, directeur d'études en sciences religieuses à l'Ecole pratique des Hautes Etudes, constitue une somme sur la civilisation aztèque dont nous aimerions avoir l'équivalent dans bien d'autres domaines. Il aborde absolument tous les aspects du sacrifice humain dans cette Amérique précolombienne, reprenant nombre d'études parcellaires faites avant lui sur cette question, et revenant aux sources écrites que nous possédons.
      Cette pratique du sacrifice humain qui s'étale de 1 400 avant J.C. jusqu'à l'arrivée des Conquistadores espagnols a suscité déjà de nombreux commentaires, mais jusque là jamais nous n'avions eu entre les mains une telle masse d'information, non seulement restituées mais analysées.
"C'est donc au sacrifice humain aztèque, à la mise à mort d'êtres humains dans le cadre de la communication avec le surhumain qu'est consacrée cette étude. Nous essayons de le décrire dans sa totalité et de le comprendre. Comprendre non pas les raisons profondes pour lesquelles les Aztèques y procédaient - la réponse la plus vraie est évidemment qu'ils la faisaient parce que c'était l'habitude, parce que dès l'enfance ils l'avaient vu et appris, parce que cela se faisait en Méso-Amérique depuis des générations, des siècles, des millénaires même -, mais la façon dont ils le pensaient, se l'expliquaient à eux-mêmes et se le justifiaient, et le cas échéant comment leurs interprétations ont pu évoluer. Nous tenterons aussi de voir si les civilisations méso-américaines présentaient une quelconque spécificité qui expliquerait ce développement extraordinaire des sacrifices humains et leur nombre croissant sous les derniers souverains de l'Empire Aztèque."
       En passant en revue les explications antérieures, l'auteur n'a pas de prédilections particulières sur les liens entre guerres et sacrifices humains (non prédominants selon lui sauf dans le cadre de la guerre fleurie), Toutefois, nous lisons bien  par exemple dans le chapitre consacré aux "acteurs du drame", avec l'expansion de l'Empire aztèque, que ce sont de plus en plus des guerriers, après les esclaves dans un premier temps (les esclaves eux-mêmes provenant en partie des guerres), qui sont la majeure partie des sacrifiés.
      Dans sa conclusion, bizarrement placée par l'éditeur après les notes et la bibliographie, Michel GRAULICH considère cet "acte social total" qui concerne tout le monde dans la cité, non seulement comme un acte guidé par les mythes, par la représentation que s'en font ces hommes et ces femmes, mais aussi comme un acte de vengeance.
"Ce sont surtout les mises à mort massives de prisonniers de guerre qui montrent que les sacrifices humains sont aussi des meurtres inspirés par la vengeance, des meurtres dont la population toute entière, qui y assiste fascinée, est en fait complice, ce qui doit renforcer son sentiment d'appartenance au groupe et souder davantage la communauté. A cet égard, il convient de revenir sur une question (...) : existe t-il une ou des particularités de la civilisation aztèque qui rendent compte (du sacrifice humain) chez les aztèques?" L'auteur répond qu'il "est possible que le massacre rituel d'ennemis en grand nombre et provenant d'horizons très variés, en présence de et avec la participation de la population toute entière, ait aussi visé à souder ensemble ces complices et à les décourager de partir ailleurs, chez l'ennemi." "Mais les fêtes, les sacrifices et les offrandes, les somptueux banquets, la quête du prestige ici-bas et de survie dans l'au-delà, tout cela existe encore, dans ce qui était la Méso-Amérique, même si les modalités, les lieux, les destinataires ont changé. Les églises ont remplacé les temples, souvent littéralement, Dieu et ses saints se sont plus ou moins substitués aux divinités païennes, mais nombre de structures sociales et de comportement ont subsisté..." Le sacrifice humain, en accumulant les significations, écrit encore l'auteur, "peut effectivement être regardé comme le plus pathétique effort de l'homme pour se donner l'impression de contrôler ce qui l'environne, voire le monde ou l'univers tout entier."
     Pour qui veut avoir une idée précise, à partir des sources du sacrifice humain chez les Aztèques, la lecture de ce livre est indispensable. Il constitue à ce jour la plus importante somme sur la question.
 
   L'éditeur présente l'ouvrage de la manière suivante : "Nulle part le sacrifice humain officiel, organisé par l'État, n'a été plus répandu que dans l'ancien Mexique. Les Aztèques eux-mêmes se vantent d'avoir immolé en trois ou quatre jours quelque 80 400 guerriers pour l'inauguration de leur Grand Temple en 1487. Cette pratique, qui nous parait barbare, mais que toute une tradition tente de minimiser ou de justifier, reste particulièrement difficile à comprendre. On dit parfois que le XXe siècle a vu bien pis avec ses génocides, mais le fait de sacrifier des ennemis n'empêchait nullement les Aztèques d'exterminer en plus des cités entières. Il est vrai aussi bien d'autres civilisations ont immolé des hommes aux dieux, mais elles ont en général fini par passer au sacrifice animal ou même, comme le christianisme, au sacrifice non sanglant. Comment comprendre alors le cas des Aztèques? Pourquoi ces mises à mort nombreuses, variées et raffinées? Pourquoi cette implication de la société toute entière, les rois, les nobles et les prêtres, les sacrifiants - seigneurs, guerriers victorieux, riches marchands ou artisans -, et enfin l'ensemble des habitants, sans compter ceux d'autres cités parfois contraints, sous peine de mort, d'assister aux cérémonies? Les victimes sont présentées à la population qui les adopte et reste en contact avec elles. certains incarnent l'une ou l'autre divinité et se promènent pendant des jours dans la ville. Lorsqu'on les immole et les mange, c'est la divinité même qui meurt et renaît à travers elles. Ceux qui les offrent, les sacrifiants, les accompagnent depuis la capture ou l'achat jusqu'à la mise à mort, lorsqu'ils les conduisent au pied du temple ou de la pierre de sacrifice. Connus et visibles du début jusqu'à la fin, ils organisent les banquets finaux durant lesquels on mange l'homme-dieu, ils en conservent les reliques et gagnent du prestige, des richesses et des chances de survie dans l'au-delà. L'ampleur de la cérémonie glorifie la cité et écrase  les rivaux invités à y participer. Mais les mises à mort massives de prisonniers de guerre sont aussi des meurtres inspirés par la vengeance, des meurtres dont ceux qui y assistent fascinés sont en fait complices, ce qui doit accroître le sentiment d'appartenance au groupe et renforcer sa cohésion."
 
   Claude-François BAUDEZ, dans le Journal de la société des américanistes (2005, n°91-1) rend compte du livre : "...Dans cette nouvelle étude, Michel Graulich confirme ses qualités d'historien. Il ne néglige aucune source, qu'elle soit écrite ou peinte, autochtone ou espagnole ; quand il y a lieu, il fait appel à l'archéologie et à l'iconographie. Les sources sont dûment critiquées, et les informations évaluées, en cas de divergences ou de contradictions. Lacunes et silences ne sont pas occultés, et toute donnée est référencée. le lecteur en tire la rare et précieuse impression que tout ce qui concerne le sujet se trouve dans ce livre et que, disposant de toutes les données et de leurs références, il a en main tout ce qui lui est nécessaire pour évaluer et, en fin de compte, accepter ou refuser les interprétations proposées. (...) Contrairement à la majorité de ses prédécesseurs qui ont favorisé l'une ou l'autre des interprétations du sacrifice humain, soit comme paiement d'une dette, soit comme production d'énergie cosmique, Graulich insiste sur la multiplicité des significations et des destinations. Le sacrifice humain est avant tout une offrande, un don d'êtres vivants qui ne peuvent être "donnés" que mis à mort. Ce don peut avoir pour fonction d'avouer son infériorité, de s'humilier devant la divinité ; ce peut-être aussi une expiation, le paiement de la dette contractée à l'égard des dieux dès l'instant que l'on respire ; un investissement pour se concilier les bonnes grâces des divinités, qui peut aller jusqu'à les obliger en une sorte de potlatch. (...) Les remarques qui précèdent concernent les points que nous avons trouvés les plus intéressants, mais n'épuisent pas, loin de là, la richesse et la complexité de l'ouvrage. Celui-ci ne peut non plus être considéré comme définitif et certains aspects du sacrifice humain aztèque mériteraient d'être approfondis. Ainsi le comparer avec le sacrifice dans d'autres cultures mésoaméricaines, comme la maya classique ou la zapotèque, pourrait s'avérer fructueux ; on a montré, par exemple, que l'assimilation du vainqueur et de sa victime, ainsi que l'équivalence de l'auto-sacrifice et du sacrifice des autres, étaient des notions en cours chez les Mayas de la période classique, bien avant les sacrifices massifs du Postclassique. Comment les Aztèques abordaient-ils le problème de la douleur dans le sacrifice? (...) On est frappé en lisant le livre de Graulich par la fréquence de sacrifices déguisés en autre chose, en châtiment, en combat, en chasse, etc. En dehors du fait que ces travestissements sont justifiés par le mythe, à quoi correspond cette intention de sacrifier sous d'autres prétextes? (...) Un dernier problème, qui mériterait un examen approfondi, est celui des rapports entre jeu de balle et sacrifice humain. (...) Nous finirons par une critique destinée à l'éditeur et non à l'auteur qui n'y est certainement pour rien. Elle concerne l'organisation étrange de la fin du volume (...). Souhaitons que ces défauts soient corrigés dans les prochaines éditions que cet excellent livre, indispensable au mexicaniste comme à l'historien des religions, ne devrait pas manquer d'avoir.
 

 

 
    Michel GRAULICH (né en 1944), chercheur en histoire de l'art et des religions de l'Amérique précolombienne, participant au comité de rédaction de la revue mexicaine Cuicuilco, est l'auteur d'autres ouvrages : Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique (Académie royale de Belgique, 1987) ; L'art précolombien. La Mésoamérique (Flammarion, 1992) ; L'art précolombien. Les Andes (Flammarion, 1992) ; Montezuma ou l'apogée et la chute de l'empire aztèque (Fayard, 1994). Ce professeur, qui a fait carrière à l'Université Libre de Bruxelles, et qui fut directeur d'études à la Ve section des sciences religieuse de l'École Pratique des Hautes Études de la Sorbonne, produit aussi quelques thèses iconoclastes qui provoquent la polémique dans les milieux mésoaméricains : dans son ouvrage Mythes et rituels du Mexique ancien préhispanique, il propose l'hypothèse d'un retard volontaire du calendrier original des vingtaines et propose de rectifier une datation ; dans la biographie du tlatoani Moctezuma II, il propose que ce dernier aurait cherché à lutter contre l'envahisseur espagnol....
   
Michel GRAULICH, Le sacrifice humain chez les Aztèques, Éditions Fayard, 2005, 415 pages.
 
 
Complété le 8 octobre 2012. Relu le 21 juin 2019
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7 octobre 2009 3 07 /10 /octobre /2009 12:20
             Pour présenter le sacrifice dans le christianisme, Alain HOUZIAUX, suivant d'ailleurs la démarche du Dictionnaire Critique de Théologie et celle en général des prédicateurs chrétiens, remonte jusqu'à ceux de Caïn et Abel relatés dans la Bible. Il retrouve le sacrifice comme offrande des premiers-nés et des prémices (des moissons, des vendanges, des troupeaux), comme partie intégrante du repas offert à Dieu ou partagé entre Dieu, le prêtre et l'offrant et comme réparation pour des péchés. Il n'y a guère de différence à l'origine d'avec le Judaïsme, les chrétiens formant un courant particulier de celui-ci dans les premières communautés (Pierre GEOLTRAIN). Ce n'est que vers les années 150 à 200 que se fait le passage entre Ancien et Nouveau Testament, ce dernier n'étant fixé qu'à la fin de cette période-là.
                 Les exégètes insistent depuis la découverte des "Manuscrits de la Mer Morte" sur les ressemblances entre les pratiques des Esséniens et des futurs Chrétiens.
Deux rites prennent une grande importance à Qumrân :
- les bains de purification signifiant et mettant en oeuvre le pardon des péchés, qui prennent la suite des rites d'expiation du Judaïsme ancien, qui "annoncent" le baptême chrétien ;
- les repas communautaires où s'effectuent l'offrande et le partage de produits végétaux, préparés par le prêtre et offert à Dieu, qui anticipent  le "Repas des derniers temps", qui se tiendra dans le Royaume de Dieu et qui prennent la suite des sacrifices de communion de l'ancien Israël, et qui "annoncent" la cène eucharistique chrétien.

             Dans le christianisme, le sacrifice de Jésus-Christ récapitule en lui-même les différentes formes de sacrifice du Judaïsme.
"La destruction du Temple, lieu unique des sacrifices (...) a mis fin aux sacrifices et a rendu possible le report de leur signification sur Jésus-Christ, à la fois sacrificateur et sacrifié. Jésus-Christ est devenu simultanément et conjointement le "nouveau Temple", le Grand Prêtre et l'Agneau."
Prophète contestataire - et sans doute beaucoup plus que ce qu'en disent les Évangiles officiels et les autorités constituées depuis lors, si l'on en juge les indices des préoccupations de l'occupant romain et des religieux en fonction - Jésus de Nazareth a été, de fait "sacrifié".
 
          Après les analyses de René GIRARD, la perspective de son sacrifice n'est plus la même qu'avant et cela se voit à la lecture du Dictionnaire critique de théologie comme sous la plume d'Alain HOUZIAUX.
Cela peut fausser un peu la perception que nous pouvons avoir de la théologie proprement dite. Ainsi, on peut lire : "En le crucifiant, les prêtres du Temple et l'occupant romain ont voulu empêcher qu'il ne devienne, malgré lui sans doute (mais là la référence est celle des Évangiles officiels, devons-nous ajouter), le détonateur d'une révolte contre eux. Sa mise à mort a désamorcé une possible rébellion du peuple et ainsi sauvé celui-ci d'une répression qui aurait sans doute été sanglante. Jésus a donc été une sorte de bouc émissaire. Et par sa mort, il est devenu, d'une certaine manière, un "sauveur". De plus, les Évangiles montrent bien une sorte de mise en scène de ce sacrifice, cette mise à mort étant en outre expiatoire pour l'ensemble des péchés du monde.

   La mort sacrificielle de Jésus a été comprise par le Christianisme (une fois que celui-ci se soit consolidé, rappelons-le) comme la récapitulation, l'accomplissement et par là même l'abrogation de l'ensemble du culte sacrificiel du Judaïsme. Le Dictionnaire critique de théologie rappelle en outre qu'il s'agit là de l'interprétation de l'Epitre aux Hébreux, intégré dans le corpus chrétien.
    C'est dire qu'il existe des significations diverses et même contradictoires de ce sacrifice.
Les interprétations tournent autour de trois questions :                                                - Par qui le sacrifice de Jésus de Nazareth a-il été accompli?
- A qui est-il offert?
- Qui en sont les bénéficiaires?
   Ces interrogations rejoignent celles de tout sacrifice. Elles concernent les trois pôles "classiques" : le sacrificateur, le sacrifié et le bénéficiaire du sacrifice.

        Sur la question de l'auteur du sacrifice, Alain HOUZIAUX cite trois considérations, que nous reprenons librement  :
- Sur le plan historique, ce sont les autorités juives et romaines qui ont sacrifiés Jésus. Pour les Évangiles (surtout celui de Jean, parmi les quatre Évangiles officiels), ce sont "les Juifs". Mais dans la liturgie chrétienne, dans la messe catholique précisément, ce sont les fidèles qui offrent Jésus en sacrifice, encore s'agit-il d'une interprétation récente. Pendant longtemps, l'Église Catholique s'est faite la porteuse d'un antisémitisme brutal, conséquence directe de la séparation du Judaïsme et du Christianisme dans des conditions hautement conflictuelles. Actuellement, Jésus est considéré comme "le premier-né" des hommes offert à Dieu pour la rémission des péchés du monde et pour obtenir son pardon.
- Mais dans une autre courant du christianisme, qui se réclame également du Nouveau Testament, c'est Dieu lui-même qui offre le sacrifice. Car Dieu est le Rédempteur, celui qui rachète l'homme en versant une "rançon", comme dans les temps anciens où l'on en payait une pour racheter un esclave ou un prisonnier pour en faire un homme libre. Dieu donne son propre fils en rachat. N'oublions pas que derrière cela se trouve la Sainte Trinité, mystérieuse, qui réunit en une seule personne le Fils, le Père et le Saint-esprit. Est-ce à dire que c'est Dieu lui-même qui s'offre en sacrifice?
- Dans une autre interprétation, c'est Jésus lui-même qui s'offre en sacrifice. Et cette manière de voir, la plus fréquente, s'appuie sur les paroles mêmes que lui prêtent les Évangiles : dans celui de Matthieu, on peut lire dire de lui-même : "Le Fils de l'Homme est venu, non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour beaucoup d'hommes".

        Sur la question du destinataire du sacrifice, là aussi trois considérations :
- Si ce sont les fidèles qui offrent Jésus en sacrifice pour la rémission de leurs péchés, le sacrifice est offert à Dieu, selon tout un courant de la théologie chrétienne, même si cela n'est pas écrit dans le Nouveau Testament. A la suite d'Anselme, beaucoup présenteront la mort sacrificielle de Jésus comme un sacrifice d'expiation offert à Dieu pour satisfaire sa justice. Car Dieu exige, selon ce courant, qu'il y ait une punition pour le péché des hommes et il reporte, par amour pour les hommes, cette punition sur son propre fils. Mais dans les Évangiles, Jésus ne précise jamais qui veut sa mort. Dieu, Satan qui entre dans Judas, Jésus lui-même qui veut accomplir la mission du Serviteur Souffrant du prophète Isaïe?
 - Si c'est Dieu qui offre son fils en sacrifice,  cette rançon est offerte à Satan qui détient les hommes en esclavage. Un courant du christianisme présente la descente aux enfers de Jésus qui se livre à Satan pour sauver les hommes.
- Si c'est Jésus lui-même qui s'offre en sacrifice pour le salut du monde, à qui le fait-il? Il dit clairement qu'il faut qu'il soit mis au rang des malfaiteurs et condamné comme tel pour que les Écritures s'accomplissent.

        Sur la question des bénéficiaires du sacrifice, les choses semblent plus claires pour Alain HOUZIAUX. Ce sont les fidèles qui sont les bénéficiaires du sacrifice. il se présente comme le sang et la chair offerts aux hommes.
Mais quels fidèles? C'est l'objet de toute l'histoire conflictuelle du christianisme depuis ses origines : les Juifs circoncis d'abord, qui font leurs devoirs à la synagogue, les Gentils comme les Juifs considérés dans un même peuple de Dieu, les seuls baptisés selon la foi catholique, tous les hommes (théologie de l'apocatastase) dans le salut universel?

          Pour le christianisme, pour reprendre la phraséologie officielle, du catholicisme surtout, les sacrements se substituent aux rites sacrificiels.
C'est notamment à travers toute l'histoire du sacrifice de la messe, l'office religieux central du christianisme, avant même les schismes entre catholiques, protestants et orthodoxes, que cette conception s'illustre le mieux. Dans la tradition liturgique de la célébration de la messe, l'aspect sacrificiel du repas eucharistique a été maintenu et même accentué.
Pourtant, jusqu'au XIIIe siècle, cette dimension sacrificielle ne préoccupe guère la théologie, se contentant de répéter ce que disent Augustin d'Hippone (354-430) (le Christ est immolé chaque jour en sacrement) ou Thomas d'Aquin (1255-1274) (qui développe une distinction entre eucharistie-sacrement et eucharistie-sacrifice). La Réforme du XVIe siècle refuse toute idée d'une Église offrant le sacrifice. L'eucharistie, au contraire, est offrande de Dieu aux croyants. En réaction, le Concile de Trente (1562) définit la messe comme sacrifice non sanglant. Il s'agit d'un sacrifice propriatoire pour les vivants comme pour les morts, mais écarte l'idée d'un sacrifice réellement renouvelé à chaque fois. Les textes de Vatican II soulignent l'unité de l'eucharistie et du sacrifice de la Croix et indiquent que le prêtre offre "sacramentalement" le sacrifice. (Pierre-Marie GY)

Allfred Marx/Christian GRAPPE et pierre-Marie GY , Articles sacrifice et sacrifice de la messe, dans Dictionnaire critique de théologie, PUF, collection Quadrige, 1998. Alain HOUZIAUX, Le sacrifice dans le christianisme, dans Sacrificer, Se sacrifier, SenS Editions, 2005. Pierre GEOLTRAIN, Aux origines du christianisme, Gallimard, 2000.

                                                            RELIGIUS
 
Relu le 28 juin 2019
     
        
                 
                  
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30 septembre 2009 3 30 /09 /septembre /2009 13:02
                Pendant très longtemps, la violence que représente le sacrifice n'a pas fait l'objet d'études très importantes. Il faut attendre les recherches de René GIRARD pour qu'enfin la communauté des anthropologues et plus largement des diverses disciplines scientifiques l'examine.
   Comme l'écrit Lucien SCUBLA, "l'anthropologie est née le jour où l'on a cessé de traiter (les) croyances et (les) conduites (autour des mythes et des offrandes sanglantes) comme des divagations insensées ou des écarts scandaleux, pour y voir plutôt des énigmes dont la solution pourrait donner accès aux ressorts les plus intimes de la nature humaine ou, du moins, aux données essentielles à une étude approfondie des hommes et de leurs sociétés. Mais les anthropologues n'ont pas toujours pris la mesure de cette révolution copernicienne. Trop souvent, ils se limitent à décrire les pratiques et les croyances des hommes, et à "expliquer" celles-ci par celles-là, au lieu de rechercher les causes communes des unes et des autres."
  "Au lieu de se dissimuler la violence (des) rites, ou d'expliquer celle-ci par la croyance en des dieux sanguinaires, c'est l'ensemble des rites et des croyances qu'il faut expliquer en même temps".
    Chacun à leur manière, Emile DURKHEIM (Les formes élémentaires de la vie religieuse, 1912) et Sigmund FREUD (Totem et Tabou mais aussi Moïse et le monothéisme, 1939), ont tenté de résoudre cette énigme.
                           - Emile DURKHEIM émet l'hypothèse que les formes élémentaires de la vie religieuse sont aussi les formes élémentaires de la vie sociale, mais n'explique pas la contribution des rites sacrificiels et de leur violence au maintien de l'organisation sociale ;
                            - Sigmund FREUD centre son analyse sur cette violence rituelle, et infère de la répétition d'un acte de violence spontanée, que tout sacrifice reproduit, de manière plus ou moins atténuée, le même modèle, mais en reste à son paradigme du Complexe d'Oedipe. Il ne met pas en évidence la fonction sociale du sacrifice.
           
              Pour faire un pas de plus, écrit toujours Lucien SCUBLA, "Il faut rattacher le sacrifice aux mécanismes plus ou moins spontanés de violence collective - (le lynchage par exemple) - qui permettent à un groupe d'assurer son salut, non seulement en repoussant un danger réel ou imaginaire, mais en exigeant une coopération de tous ses membres, et en leur permettant de se purger simultanément de leurs pulsions mortifères. Le sacrifice consisterait à faire un usage délibéré de ces mécanismes spontanés, ou plus exactement - car les rites ne sont pas issus d'un calcul rationnel et utilitaire mais d'une sorte de tâtonnement aveugle - à reproduire les conditions de leur déclenchement dans l'espoir de prolonger leurs effets civilisateurs."
      Cette théorie du sacrifice, solide pour avoir suscité de très nombreuses études qui la prolonge, mais encore très discutée dans la communauté scientifique et... dans les milieux religieux, établie par René GIRARD tout au long d'une oeuvre qui compte une bonne dizaine d'ouvrages, et qui se poursuit encore aujourd'hui, possède le mérite de tenter une lecture globale et dynamique de l'évolution des sociétés, chose qui semble être abandonnée aujourd'hui par un trop grand nombre de chercheurs en sciences humaines.

       Posant au départ que le rite fondamental de toute religion est le sacrifice, René GIRARD, en s'appuyant sur la puissance du mécanisme mimétique, établit un raisonnement qui permet d'expliquer son rôle. "...le sacrifice reproduit,  de façon à la fois réelle (par un vrai meurtre) et symbolique (meurtre substitutif), la résolution par le lynchage de la crise mimétique et la naissance du groupe social : dans le sacrifice, la crise est reproduite non pour elle-même, mais pour sa résolution. Le sacrifice est donc une violence qui parvient à mettre fin à la violence, permettant ainsi le maintien de la paix. D'autre part, les interdits religieux ont toujours pour fonction de faire obstacle au retour de la violence réciproque. Le religieux, dans son ensemble, est donc une technique de détournement de la violence, ou d'apaisement catharsique, qui consiste essentiellement à situer la violence hors du groupe social : dans un individu particulièrement monstrueux ou coupable (Oedipe) ou dans un Dieu (par exemple, ceux de l'Olympe) : penser religieusement, c'est penser la violence comme surhumaine."
    "Le religieux fut donc essentiellement violent (dans les sacrifices) et mensonger (dans les mythes) qu'il produisait, auxquels il se référait, et qui étaient à proprement parler des mensonges. C'était néanmoins un mécanisme efficace, qui a eu son utilité tant qu'il a pu protéger les hommes de leur propre violence, en la déshumanisant. Mais la révélation de l'innocence des victimes émissaires a rendu progressivement le mécanisme substitutif sacrificiel inutile et inopérant, en même temps qu'elle abolissait la croyance jadis universelle aux mythes. Même s'il arrive paradoxalement à GIRARD de le regretter (Quand ces choses commenceront, 1994), c'est bien le message du Christ qui triomphe dans le monde scientifique contemporain et dans la société de consommation, de confort et de politesse. Nous avons trouvé d'autres moyens qu'un meurtre collectif, réel ou simulé, pour nous protéger de notre propre violence et pour établir la paix dans les groupes humains." (Charles RAMOND).
   
         Il faut lire dans l'ordre les différents livres de René GIRARD, et surtout Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), La violence et le sacré (1972), Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), Le bouc émissaire (1982), La route antique des hommes pervers (1985), Quand ces choses commenceront (1994), Je vois Satan tomber comme l'éclair (1999), La voix méconnue du réel (2002), Le sacrifice (2203) et Les origines de la culture (2004), pour se rendre compte de la somme de faits et de réflexions que l'établissement solide d'une telle théorie suppose. Il faut aussi se représenter que, sans doute, dans la longue histoire de l'humanité (de l'espèce humaine actuelle), qui court au plus sur dix mille ans, nombre de sociétés ont dû échouer à se constituer et ont péri dans d'innombrables violences, où se sont mêlés combats sanglants et catastrophes naturelles. L'accélération de l'histoire des 5 000 dernières années n'a pu se constituer qu'au prix d'innombrables tâtonnements. C'est pourquoi, selon René GIRARD, "il est vraisemblable (...) que les premières sociétés proprement humaines (c'est-à dire pourvues d'interdits, de rites, de symbole, de sacré, d'institutions, etc) se sont constituées à l'issue de crises mimétiques, par la mise à mort collective d'une victime émissaire. Ce faisant, le groupe échappait à sa violence interne, et se réconciliait.
Pour GIRARD, ce caractère substitutif qui se retrouve dans le sacrifice, est son essence même : dans le sacrifice en effet, la communauté assemblée se livre par l'intermédiaire du prêtre à une violence bien réelle sans doute (puisqu'un animal, parfois un homme, en sont victimes), mais qui tient lieu, néanmoins, de la violence qui pourrait réellement menacer le groupe, à savoir la violence interne des haines, des envies, des jalousies, des vengeances et des représailles. (...) Le sacrifice est donc paradoxalement un acte violent et un trompe-violence. Comme dans de nombreux contes, où l'on fait avaler au loup, à l'ogre ou au dragon une pierre à la place de l'enfant qu'ils convoitaient, on offre à la foule, en la trompant, une victime de substitution." Ce sacrifice n'est opérationnel bien entendu que si la communauté se rassemble effectivement autour du et dans le meurtre commis. Il faut que les membres de la société pense réellement qu'à l'aide de ce sacrifice, la prospérité, la paix, la santé, la réussite se réalise. Nous avons de la peine à nous mettre dans les anciennes mentalités, ne serait-ce qu'à quelques générations de distance, mais même si l'assistance qui ne "comprend pas" ce qui se passe, qui n'entre même pas dans les théories des sacrificateurs, elle doit croire en la vérité de l'effet du sacrifice. Quand le prisonnier des Aztèques, le boeuf familial est sacrifié, il se passe réellement quelque chose de l'ordre de la volonté du monde des esprits ou des dieux. De même que les gens croyaient en la culpabilité des héros des légendes, des dieux mauvais, des démons, des possédés ou des possédées des démons (sous le moyen Age par exemple), de même ils opéraient une confusion entre toutes sortes de phénomènes, qu'ils soient matériels ou sociaux. Et avec le souvenir transmis et déformé d'un apaisement survenu grâce au meurtre de coupables, même dans un lointain passé, il s'agit de reproduire ce meurtre. Les victimes sont dans ces temps, toujours coupables. "Mais dès que sont révélées l'innocence des victimes rituelles, des victimes émissaires, et par conséquent la culpabilité réelle des foules (tous sont responsables de ce qui arrive), le sacrifice perd toute efficacité sacrificatrice, réconciliatrice ou structurante. C'est pourquoi les religions sacrificielles, qui avaient perduré si longtemps et si universellement ont été balayées par le christianisme, et ont disparu à jamais."  Au fur et à mesure que les faits matériels et sociaux sont compris, la culpabilité perd de son objet. Les sorcières ne sont plus coupables des épidémies, les étrangers non plus.
Ce n'est pas l'objet de l'article ici, mais moins la culpabilité isolée et concentrée sur une personne est ressentie comme réelle, plus les hommes trouvent des moyens plus efficaces de coopérer ensemble. Contrairement à ce qui s'écrit parfois, la déculpabilisation progressive du monde constitue une des voies de progrès de l'humanité dans son ensemble, et bien entendu moins alors le besoin de sacrifier se fait sentir.

       Dans son examen dialectique de l'oeuvre de René GIRARD, François BREMONDY suit l'ordre de la théorie et l'examine point par point, soulevant ici et là des objections :
- La constatation fondamentale est celle de l'aptitude à imiter. Un comportement est inné ou appris. Or apprendre, c'est imiter. René GIRARD en fait l'essence de l'homme. Or, on peut soutenir que l'homme, à la différence de ses cousins primates, est capable non seulement d'imiter, mais encore d'inventer.
Certes, et d'ailleurs beaucoup de lecteurs l'ont relevé, trouvant un peu simpliste de réduire l'apprentissage à l'imitation. Mais René GIRARD n'en fait pas un fait exclusif. Il constate seulement la puissance du conformisme qui pénètre un groupe social, non seulement structurellement mais surtout dans les mouvements de foule.
- Le premier résultat est l'explication de la violence, à partir de l'imitation du désir. Dès lors qu'on désire ce que désirent les autres, ceux-ci deviennent des rivaux. Ceci est même l'objet de nombreux points de la philosophie antique, même d'ARISTOTE, contrairement d'ailleurs à ce que René GIRARD écrit. SPINOZA décrit bien le caractère du désir dans sa psychologie, lequel souligne aussi que d'autres passions rapprochent les hommes. Et si l'effort de faire ce que les autres jugent bon est en proportion de l'admiration que nous leur portons, la conclusion s'impose que l'émulation domine l'imitation.
- A partir de cette rivalité, de cette lutte (potentielle) de chacun contre chacun est supposée une lutte finale de tous contre un. Car si l'imitation du désir divise, l'imitation de la lutte rassemble : un premier frappe, les autres frappent à leur tour. C'est l'hypothèse du meurtre collectif. Hypothèse que Michel DEGUY trouve insuffisamment étayée mais que Lucien SCUBLA explicite de cette manière : "L'hypothèse implique que les conflits croissent, dans une société, beaucoup plus rapidement que l'effectif de la population : en effet, il y a autant de duels possibles qu'il  y a de doubles, c'est-à-dire de paires de rivaux. On peut dire que la violence réelle ou potentielle augmente comme le carré de la population. D'où l'existence probable d'un seuil critique."
- La victime est sacralisée, parce que ses meurtriers lui attribuent la responsabilité, non seulement de la violence qui a précédé sa mort, mais de la paix qui l'a suivie. C'est l'hypothèse du meurtre fondateur. Cet attribut sacré provient sans doute du fait que normalement une violence est toujours suivie d'une autre, suivant le cycle éternel de la vengeance et que là, miraculeusement, ce meurtre installe la paix.
Pour mettre en évidence la valeur d'une hypothèse, il faut la mettre en parallèle avec d'autres qui expliquent la fondation d'une société stable, or le contrat librement consenti originellement entre les individus n'est pas retenu par René GIRARD, qui s'attache surtout à montrer que, de manière naturelle, à la façon de Thomas HOBBES, dans le Léviathan, les hommes égaux entre eux, luttent d'abord entre eux. La solution hobbesienne est d'effectuer pour la paix sociale par l'unanimité de tous en faveur d'un seul, le souverain, ce dieu mortel. La solution girardienne est au contraire l'exception négative, l'unanimité de tous contre un seul, la victime, laquelle est ensuite conçue comme la divinité morte. HOBBES considère l'individu comme "représentant" (Chacun reconnaît pour siennes toutes les actions accomplies par le représentant). GIRARD conçoit l'individu exceptionnel comme le "signifiant" (tous lui attribuent la responsabilité de ce que eux, ils ont accompli. Autrement dit, ils s'illusionnent.).
- Ainsi est expliqué le fait de la religion : la violence restant toujours possible, son retour est prévenu au moyen d'interdits et surtout du rite sacrificiel qui répète le meurtre fondateur, chaque mort est assimilé à la victime de ce meurtre. C'est bien entendu l'élément le plus discuté : reste à savoir si cette théorie  rend compte du fait. François BREMONDY évoque longuement la question et oppose la conception de René GIRARD à celle de George BATAILLE (L'érotisme) : il s'agit de savoir si le caractère violent du sacrifice est prescrit, alors que la violence est généralement interdite. Nous y reviendrons, mais disons tout de suite que la contestation repose sur plusieurs points : le caractère sanglant de tout sacrifice, le caractère de présent du sacrifice, le caractère conscient de qui se passe réellement dans le sacrifice.
- Ainsi est expliqué le fait du culte des morts : de même que le meurtre rituel répète le meurtre fondateur, chaque mort est assimilé à la victime de ce meurtre. La discussion porte sur la croyance en l'immortalité, sur l'interprétation rationaliste (l'horreur du cadavre en décomposition) récusée par René GIRARD, qui ne pense pas que l'humanité aurait résisté à la puissance désagrégatrice du savoir sur le caractère définitif de la mort. Pour que l'ensemble des croyances fonctionne, il faut nécessairement une continuité, dans les mentalités entre le monde des vivants et le monde des morts.
- Ainsi sont expliquées diverses institutions sociales dont l'origine religieuse est oubliée : non seulement la monarchie et le système judiciaire, mais encore la chasse et l'élevage. Et nous revenons bien entendu aux thèse d'Emile DURKHEIM.
  
      On comprend bien dans les divers débats que le sacrifice est comme le fil de la pelote : plus on la dévide, plus on voit sa longueur. Plus on prolonge la discussion sur les liens entre sacrifice et violence, plus on perçoit des réflexions sur des faits sociologiques déjà bien discutés, des lueurs nouvelles, des hypothèses que René GIRARD qualifierait bien d'excitantes, de révélatrices....

François BREMONDY, Table ronde Philosophie, René GIRARD : examen dialectique dans Sous la direction de Paul DUMOUCHEL, Autour de René GIRARD, Violence et Sacré, Colloque de Cérisy, Grasset, 1985. Charles RAMOND, le vocabulaire de GIRARD, Ellipses, 2005. Lucien SCUBLA, Sacrifice et Auto-domestication de l'homme, dans Sacrifier, Se sacrifier, SenS Editions, 2005.

                                                             RELIGIUS
 
Relu le 27 avril 2019
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28 septembre 2009 1 28 /09 /septembre /2009 14:27
      Le judaïsme, malgré son unité et son identité sauvegardée autour de la Torah, a évolué dans le temps et dans l'espace et il suffit d'observer la vie politique et religieuse de l'État d'Israël pour se rendre compte d'une pluralité conflictuelle d'interprétations de ses fondements. La guerre n'échappe pas à cette diversité : elle n'est pas perçue de manière uniforme dans le monde juif.
 
 
De la Bible hébraïque...

     Partir de la guerre dans la Bible hébraïque, comme le fait Pierre CREPON, constitue une bonne approche, même si elle demeure difficile. "Pour saisir l'étendue de ces difficultés, il suffit de rappeler que l'Ancien Testament est une collection de textes d'époques et d'inspirations différentes, rédigés pour la plupart postérieurement aux événements qu'ils décrivent, puis réunis et canonisés en raison de leur valeur religieuse par la Synagogue au début de notre ère. Le Deutéronome par exemple, texte fondamental qui rapporte la Loi issue de la révélation de Moïse, connut sans doute une rédaction primitive vers le VIIe siècle avant J.C., c'est-à-dire plusieurs siècles après l'existence de ce grand réformateur, et il reflète les préoccupations propres à l'élite religieuse de ce temps. Dans ces conditions, il demeure difficile de savoir si les nombreuses indications que contient le Deutéronome sur la guerre doivent être attribuées exclusivement à des conceptions du VIIe siècle ou si elles évoquent effectivement une tradition plus ancienne."
  "D'autre part, il convient de se replacer dans l'optique spécifique de la Bible", qui en fait un texte bien particulier en face d'autres textes de l'Orient ancien. Il se veut à la fois le récit historique des événements vécus par le peuple hébreu et le Livre Sacré où se manifeste la volonté divine. L'Histoire devient Mythologie religieuse et inversement, elle est valorisée, explicitée, expliquée comme la relation privilégié entre un peuple et un Dieu Unique. L'Alliance entre ce peuple et ce Dieu est le noeud de toutes les histoires rattachées les uns aux autres racontées dans cette Bible. Et cette Alliance concerne autant la destinée de ce peuple que les réalisations concrètes de ce monde.
  
     C'est surtout dans le Deutéronome, Cinquième et dernier livre du Pentateuque, lui-même première partie de la Bible qui comprend en outre Prophètes et Hagiographes, que se trouvent concentrées les premières conceptions de la guerre. Les auteurs du Dictionnaire du Judaïsme indiquent que "le conflit armé entre États et peuples (...) dans le monde antique, engageait aussi leurs dieux respectifs." D'ailleurs, sans doute nombre de noms de dieux ont aujourd'hui disparus et nombre de noms de peuples avec eux, suite à ces conflits armés. "Lorsqu'une nation était vaincue, ses dieux l'étaient aussi. La Bible désigne ainsi le Dieu d'Israël comme le guerrier (Exode), vaillant aux combats (Psaumes), qui s'avance comme un héros, comme un guerrier (Isaïe) et marche à la tête de son armée (Psaumes). Les guerres d'Israël sont celles de Dieu, d'où la présence symbolique de l'arche d'Alliance, transportée sur le champ de bataille, du temps de Moïse (Nombres) et, plus tard, pendant la période monarchique (Isaïe). Les guerres menées contre les Amalécites (dont par ailleurs nous n'avons pas beaucoup d'informations...), qui tuèrent dans le désert les traînards de l'arrière-garde d'Israël, étaient aussi considérées comme les guerres de Dieu (Rappelons une chose au passage : les guerres peuvent être de simples escarmouches espacées et répétées...) ; les Amalécites avaient non seulement violé Ses lois de compassion pour les faibles, mais ils avaient osé attaquer Son peuple (Deutéronome). Toutefois, ces deux aspects se distinguaient lorsque Dieu et ses fidèles déclaraient la guerre aux Israélites retombés dans l'idolâtrie (Exode, Deutéronome)." Dans la mesure où le peuple avait conclu une Alliance avec Dieu, ces traîtres (qui s'étaient mis à adorer un autre dieu, ce qui était courant lors d'une défaite dans le monde oriental, ce qui explique d'ailleurs beaucoup de syncrétismes) pouvaient être détruits.
      Les règles guerrières inscrites dans le Deutéronome sont amplifiées dans la Michnah (une partie du Talmud) : "Avant d'aller au combat, les prêtres exhortaient les soldats à ne pas prendre peur à la vue de la puissance de l'ennemi. Les officiers exemptaient de la guerre quatre catégories d'hommes : ceux qui venaient de se construire une maison, mais ne l'avaient pas encore inaugurée, ceux qui avaient planté une vigne mais n'avaient pas encore goûté ses fruits, ceux qui étaient fiancés mais n'avaient pas encore consommé leur union, enfin tous ceux dont la pusillanimité risquait d'affaiblir le moral des troupes". Ce qui devait faire beaucoup de monde! "De plus, les soldats et leur camp devaient être en état de sainteté". Ce qui devait réduire encore notablement le nombre de combattants, sans compter que ni les esclaves, ni les femmes, ni les enfants n'y participaient. "Avant d'attaquer une ville, il fallait proposer la paix à ses habitants ; même dans le cas d'un siège prolongé, les arbres fruitiers ne devaient pas être coupés. Si une ville cananéenne refusait de se rendre, il fallait supprimer tous ses habitants pour les empêcher de contaminer les autres par leurs pratiques idolâtres". Car la terre de Canaan était la Terre Promise, le territoire de Dieu. "Dans le cas de conquêtes de villes lointaines que les Israéliens ne pouvaient occuper en permanence, seuls les hommes adultes pouvaient être tués, les autres étaient faits prisonniers". Comme Dieu était invincible, si son armée était vaincue, il s'agissait de la conséquence d'un manquement du peuple, même partiel, à l'Alliance. Il pouvait s'agir d'une incroyance. Et nombre d'efforts de l'élite religieuse pour comprendre la raison de défaites sont sans doute à l'origine de nombreuses prescriptions religieuses, aboutissant à un réseau serré de contraintes et d'interdits.
    Les rédacteurs du même Dictionnaire souligne que si David ne fut pas autorisé à bâtir le Temple, ce fut parce qu'il avait versé le sang en quantité comme homme de guerre (Chroniques). "La construction d'un sanctuaire à Jérusalem, ville de la paix, devait attendre une époque plus paisible et fut dévolue à un monarque dont le nom même, Salomon, reflétait le concept de paix (chalom)."
    Selon la Michnah, il existe trois catégories de guerre :
- obligatoire en cas d'attaque de l'ennemi ;
- prescrite par Dieu et la Torah ;
- guerre d'option, à visée exclusivement politique.
 La première catégorie, surtout à l'époque de la rédaction du Talmud, limitée à la destruction d'Amaleq et des nations cananéennes, était obsolète. Les guerres d'option, menées pour élargir le territoire et repousser les frontières, ou encore améliorer son économie, ne pouvaient être décidées que par le roi, avec le consentement du Sanhédrin. Les guerres prescrites par Dieu, guerres d'autodéfense et de survie nationale, sont ces fameuses guerres saintes où toutes les exemptions bibliques sont levées.

          La guerre sainte apparaît vitale durant la période où précisément les Juifs perdirent leur indépendance. Les tentatives d'établissement de la période d'apparition de l'idéologie de la guerre sainte, la fait remonter immédiatement après la période mosaïque, soit après l'époque de conquête de l'installation en Palestine des tribus d'Israël contée dans les livres de Josué et des Juges (Pierre CREPON). Ce qui gêne dans l'interprétation des textes, c'est que la rédaction des textes fut aussi une réinterprétation de l'Histoire d'Israël par les milieux prophétiques, qui précisément en donnent une image négative. On voit donc alors le thème de la guerre utilisé de deux manières :
- l'une positive, qui consiste à magnifier les combats anciens en montrant la présence de Yahvé au côté d'Israël victorieux (Exode, Deutéronome, Josué, Juges, Samuel). C'est le discours de Moïse qui contient une véritable codification de la guerre ;
- l'autre négative, expliquant les défaites contemporaines des royaumes hébraïques par la colère de Yahvé contre son peuple infidèle. Ce sont les imprécations des Prophètes.
                    Parmi les diverses prescriptions liées à la guerre dans la Bible figure le herem, coutume sur laquelle s'arrête Pierre CREPON : (...) (cette) coutume (...) consistait à jeter l'interdit sur certains ennemis et faire le voeu de les détruire entièrement, personnes et biens, en cas de victoire. Cette pratique se trouve plusieurs fois attestée. Ainsi dans Nombres : "Alors Israël fit ce voeu au Seigneur : Si tu consens à livrer ce peuple entre mes mains, je vouerais ses villes à l'interdit", ou dans Josué à propos de Jéricho (...)". "Le Deutéronome précise même les peuples pour lesquels il faut appliquer le herem : "Mais les villes de ces peuples-ci, que le Seigneur te donne en héritage, sont les seules où tu ne laisseras subsister aucun être vivant. En effet, tu voueras totalement à l'interdit le Hittite, l'Amorite, le Cananéen, le Perizzite, le Hivvite et le Jebusite, comme le Seigneur ton Dieu te l'a ordonné, afin qu'il ne vous apprennent pas à agir suivant leur manière abominable d'agir pour leurs dieux : vous commettriez un péché contre le Seigneur votre Dieu".  A noter que ce rite particulièrement sanguinaire (et qui sans doute est à l'origine de la disparition de certains peuples) est mentionné dans une formule restrictive, alors qu'il s'agit d'une pratique très courante, pratiquement banale, chez tous les peuples guerriers de l'Antiquité.
          C'est parallèlement, semble t-il à cette glorification que la vision négative se propage, par l'activité des Prophètes. "Cette nouvelle interprétation est organiquement liée à la précédente, puisque dans un cas comme dans l'autre, Yahvé manifeste sa présence dans la guerre et qu'il châtie ceux qui se détournent de la vraie foi. Pourtant le ton pathétique qui retentit dans les oracles portés contre Israël évoque un plus haut sens moral que les cris de victoire des Hébreux massacrant leurs ennemis."
L'évolution de la société d'Israël vers une sédentarisation accrue, qui s'accompagne de l'abandon de certains prescriptions (touchant l'alimentation par exemple, ou les temps obligatoires de prières) provoqua sans doute la colère d'abord d'une partie des élites religieuses, qui interprétèrent les défaites comme des châtiments contre les différents manquements. "Comment ne pas lier (...) l'imminence de la destruction des royaumes juifs avec la colère de Yahvé qui veut punir l'infidélité de son peuple?". Certains prophètes, pris entre leur amour du peuple et leur colère contre sa décadence, comme Jérémie et Ezéchiel diffusent alors une perspective eschatologique. Une sorte de prophétisme pacifique se développe, qui affirme la primauté des qualités spirituelles sur la force matérielle et la petitesse des moyens humains face à la volonté divine, se diffuse, jusqu'à, avec le prophète Osée, aboutir à une antinomie entre l'emploi de ces moyens humains et le recours à Dieu. Dans l'État, une tension entre la raison des classes politiques et la conscience des prophètes, qui aboutit d'ailleurs au martyr de certains d'entre eux, a dû être terrible... jusqu'à la disparition de l'État...
 
 
.... au judaïsme des temps plus rapprochés

      Par la suite, les guerres bibliques "allaient s'estompant dans un lointain passé et même la lutte contre Rome n'était plus qu'un vague souvenir. C'est pourquoi l'analyse et la codification talmudiques des lois de la guerre doivent être considérés comme purement théoriques", rapportent les rédacteurs du Dictionnaire du Judaïsme. Ils mettent en avant les nombreuses occultations du caractère guerrier de l'histoire du peuple d'Israël par des savants, occultations qui allaient jusqu'à accorder à des expressions guerrières une signification purement symbolique.
    Après la conquête romaine et la destruction de Jérusalem, c'est dans les différentes composantes de la diaspora juive que se développe des perceptions différentes de la guerre... et de la paix. On peut distinguer certains éléments, sans discuter ici de leur importance réciproque :
- Au Moyen-Age, surtout en Europe, c'est surtout l'horreur de la guerre qui est ressentie par des populations qui endurent les effets des Croisades et des différentes persécutions intermittentes ;
- Des tribus judaïsantes combattent les musulmans, de manière infructueuse d'ailleurs. Le Coran se fait écho de certains de ces combats ;
- Çà et là, des armées juives finissent par être vaincues : en Éthiopie (Bêta Israël contre chrétiens locaux) ; dans les régions du Caucase et de la Russie du Sud où les Khazars judaïsants étaient l'enjeu entre Byzance et la Perse ; le vizir juif de Grenade, Samuel ha-Nagid (993-1056) fut défait dans ses combats contre les principautés musulmanes...
- Dès la fin du XVIIIe, le service militaire est l'enjeu qui permet aux Juifs d'être reconnu comme citoyens à part entière, dans des modalités diverses, dans les différents États européens. Moise SOFER et d'autres traitent de cette question dans le Talmud.
 
 
Dans l'État d'Israël moderne

      L'établissement de l'État d'Israël après l'holocauste nazi change bien entendu radicalement la donne, mais pas pour toutes les communautés juives, qui réagissent très différemment. Le sionisme juif fut très minoritaire à l'origine et nombre d'éléments de la diaspora refusent de reconsidérer réellement l'évolution des réflexions sur la guerre.
       Les rédacteurs du Dictionnaire du Judaïsme sont d'ailleurs très peu prolixes sur les évolutions récentes : "La plupart des milieux orthodoxes ont considéré la guerre d'indépendance d'Israël (1948-1949) comme une guerre justifiée. Toutes les guerres ultérieures d'Israël ont reçu la même approbation, à l'exception de la guerre du Liban, en 1982, au sujet de laquelle l'opinion religieuse était divisée.  Selon certaines autorités, il s'agissait d'une guerre d'option, menée pour des raisons qui dépassaient la légitime défense. Dès les premières années de l'État, il s'est créé un consensus quant aux affaires de sécurité nationale d'Israël. Sur le plan religieux, il se concrétise par les directives du rabbinat militaire sur le comportement en temps de guerre, notamment en ce qui concerne la levée des interdits sabbatiques dans les situations extrêmes représentant un danger pour la vie". Ces rédacteurs ne disent rien des divergences, hors d'Israël, dans la diaspora juive.
 
 
Dans la communauté juive de France

     Si on prend le cas de la communauté juive de France, c'est surtout une conception de paix qui prévaut, en mettant entre parenthèse les commentaires sur la guerre au Moyen-Orient, que nous aborderons ailleurs.
Ainsi René GUTMAN écrit en 1991, lorsqu'il est en charge au conseil rabbinique : "La tradition juive exige qu'on ne se réjouisse pas de la défaite de nos ennemis. Quand nous célébrons la fête de Pessach, et la victoire sur le cruel oppresseur égyptien, nous réduisons la prière du Hallel les six derniers jours de la fête. Selon nos sages, Dieu a dit : "Mes créatures se noient dans la mer et vous entonneriez des chants de réjouissance?" C'est l'avertissement des Proverbes : "Quand ton ennemi tombe, ne te réjouis pas." Pour la même raison, en récitant la liste des dix plaies le soir du Seder, on répand une goutte de vin comme symbole de notre compassion pour nos oppresseurs. Les Égyptiens devaient mourir, ils signifiaient le mal absolu, mais eux aussi étaient des créatures humaines, créées à l'image de Dieu. On peut tuer pour sauver l'innocent, mais ne jamais se réjouir même d'avoir tué son pire ennemi (Talmud). Le bonheur conquis au prix de la destruction de vies humaines ne peut être plein, comme ne peut l'être la coupe dont on a répandu le vin en signe de pitié. Pour le Rav Kook, la vertu d'amour qui existe dans l'âme de tout juste inclut toutes les créatures, sans exception de race ou de langage, même Amalek n'est pas effacé si ce n'est au-dessous des cieux (Exode, Deutéronome). Mais par son épuration, il s'élève, de lui-même, à la racine du Bien absolu qui, lui, se situe au-dessus des cieux (Mussar AVIHA)".
    Cette perception se retrouve dans les positions de la communauté juive française, "majoritaire", face à la menace nucléaire, au terrorisme ou sur les ventes d'armements.

René GUTMAN, contribution sur Face à l'homicide. Réflexions sur la menace nucléaire à partir de l'expérience et de la traditions juives, dans Les religions et la guerre, sous la direction de Pierre VIAUD, Cerf, 1991. Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Cerf/robert Laffont, collection Bouquins, 1996 ; Pierre CREPON, Les religions et la guerre, Albin Michel, collection Espaces libres, 1991.

                                                    RELIGIUS

         
Relu et corrigé le 28 avril 2019
      
                  
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18 septembre 2009 5 18 /09 /septembre /2009 13:19
          Il existe une vraie rupture entre le judaïsme ancien d'avant la destruction du Temple de Jerusalem (en 586 av JC puis en 70) et celui d'après, au commencement des différentes diaspora, des différentes dispersions des communautés juives (d'abord autour de la Méditerranée, puis dans le monde entier). Il existe, selon certaines communautés juives une autre rupture avec le "retour du peuple juif" en Palestine, après la Seconde Guerre Mondiale. Aussi, le sacrifice lui-même est compris dans des acceptions très différentes.

       Claude RIVELINE insiste sur le fait que "depuis l'an 70 de notre ère, le peuple juif est en exil, même en Israël. Le 9 du mois, en été, ce deuil est célébré au cours d'un jeûne rigoureux accompagné de pathétiques lamentations, et tous les matins dans la prière sont solennellement énumérées les catégories de sacrifice du Temple. Ce qui pouvait être sauvegardé après le désastre est resté très vivant dans la vie juive, à savoir les techniques d'abattage des animaux de boucherie et la dignité sacerdotale. Le sacrifice était le moyen fondamental de dialogue avec Dieu et de sauvegarde de l'identité des Juifs. En hébreu, sacrifice se dit quorbam, qui veut dire "se rapprocher", entendez d'autrui, de soi-même et de Dieu. Pour comprendre cela, il faut expliquer les deux aspects du culte sacrificiel, c'est une mort par procuration et c'est un repas partagé."
    Prototype du sacrifice dans les trois religions monothéistes (Judaïsme, Christianisme, Islam), "le sacrifice d'Abraham (...) constitue le modèle de tous les sacrifices d'animaux prescrits au peuple hébreu. Abraham avait cru que Dieu lui ordonnait d'égorger son fils Isaac et de brûler son corps. Au dernier moment, un bélier s'offre à ses regards et une voix céleste lui prescrit de remplacer Isaac par l'animal." Il s'agit de mettre en place un "repas parfait" (trois convives : le pénitent, le prêtre, Dieu), avec des hommes "parfaits" (purifiés), dans un lieu parfait (le Temple de Jérusalem).
A propos du troisième temple, le rabbin honoraire de Paris ajoute : "Parmi les penseurs juifs modernes, on recense trois écoles de pensée : pour les premiers, en accord avec le théologien médiéval MAÏMONIDE, les sacrifices étaient une concession aux moeurs sanguinaires des hommes primitifs, et les progrès de l'humanité les rendent caduques. D'autres, au contraire, pensent que les progrès techniques n'ont pas été accompagnés de progrès moraux, comme en témoignent les violences du XXe et du XXIe siècle, et qu'il vaut mieux tuer des animaux que de massacrer des humains. D'autres enfin tiennent une position intermédiaire, et pensent qu'un troisième temple sera reconstruit, mais que le culte se bornera à l'offrande des végétaux."

      Dans le Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, dans l'exposé sur les sacrifices et les offrandes, nous retrouvons cette distinction entre les 3 écoles : "Dans le Guide des égarés, MAÏMONIDE (1135-1204) considère les sacrifices comme un moyen de détacher le peuple d'Israël des pratiques idolâtres courantes dans la région, en offrant ceux-ci à Dieu, plutôt qu'à des idoles. (...)  Les chercheurs sont divisés quant au fait de savoir si cette position était bien celle de MAÏMONIDE ou bien seulement sa réponse aux rationalistes auxquels il s'adressait. On peut déceler des éléments d'une conception différente dans son Michneh Torah où il s'attarde longuement sur les diverses lois régissant les sacrifices, après avoir précisé dans son introduction qu'il laissait de côté celles qui n'étaient pas applicables à toute époque. Cela semble indiquer qu'il avait imaginé le rétablissement du culte sacrificiel au Temple. NAHMANIDE (1194-1270), et d'autre rabbins du Moyen Age sont en désaccord avec (ces idées). Pour eux, les sacrifices ont une grande valeur symbolique, spirituelle et une importance intrinsèque qui les rend applicables partout où les circonstances le permettent. L'offrande expiatoire, par exemple, servirait à faire comprendre au sacrifiant l'énormité de sa faute, au point de lui faire ressentir qu'il aurait dû subir tout ce que subit l'animal sacrifié. A l'origine, on ne consommait de la viande qu'après un sacrifice. (...) Certains soutiennent que de nombreux prophètes rejetaient le culte sacrificiel et souhaitaient le remplacer par un code moral supérieur de valeurs éthiques. D'autres rétorquent qu'une lecture attentive des versets révèle que les prophètes ne rejetaient pas la pratique elle-même mais la manière laxiste d'offrir les sacrifices, comme si, à eux seuls, ceux-ci suffisaient à expier les fautes."
  Plus loin, le même Dictionnaire explique que "bien que la prière soit devenue partie intégrante du rituel déjà à l'époque du Temple, elle a remplacé, après la destruction de ce dernier, les divers sacrifices, conformément à l'interprétation d'OSÉE (premier livre des douze Petits Prophètes)." "Le judaïsme orthodoxe considère le remplacement des sacrifices par la prière comme temporaire et la prière de la Amidah contient des références à leur restauration finale dans le Temple reconstruit. Quant au judaïsme réformé pour lequel le sacrifice n'est plus adéquat, il a supprimé de ses prières toute référence aux sacrifices. Les livres de prières du judaïsme conservateur et les éditions récentes des prières des grandes fêtes, du chabbat et des prières quotidiennes formulent au passé les références aux sacrifices d'animaux et omettent les expressions qui envisagent la restauration du Temple et des sacrifices animaux. Cette position (mais retenons que cela fait partie d'un débat intense, et parfois violent, en Israël même entre traditionalistes et moderniste) est en accord avec le courant principal de la théologie conservatrice qui juge les notions d'un Troisième temple et des sacrifices comme inadaptées au judaïsme moderne."

           Tout au long de la Torah (Biblique hébraïque), deux conceptions s'expriment, dès le récit de la Création. "Le premier, attribué à la tradition sacerdotale, est de rédaction tardive, remontant au temps de la réflexion exilique. Le second, au contraire, de tradition yahviste, est archaïque. Presque toute l'histoire de la rédaction de la Bible se tient entre ces deux pôles : deux regards sur l'oeuvre de création. Cette double présentation, en lever de rideau, montre à l'évidence qu'il s'agit, sur un thème fondamental, de deux visions essentielles, complémentaires et non exclusives dont l'ultériorité et l'élaboration théologique de l'une ne rend nullement caduque la première." (Michel DOUSSE) 
La version sacerdotale centre le culte sur la contemplation sabbatique et non sur le sacrifice. "La vision sacerdotale, plus éloignée du sol et de ses servitudes, redécouvre authentiquement les vertus objectivantes, de pure reconnaissance, du désert, alors que la vision yahviste, toujours liée au sol, poursuit sa route dans l'histoire sur la posture de la faute et de sa rédemption." Selon Michel DOUSSE, dans son livre Dieu en guerre, "Nous touchons là à une des césures les plus profondes du monothéisme qui doit être référé, croyons-nous, aux catégories premières de la nomadité et de la sédentarité, confrontant une vision centrée sur les origines, fascinée par le signe de la création, toute vouée à la reconnaissance objective de la source du don, sans retour sur soi, et une autre, en sens inverse, vouée si intégralement à l'histoire qu'il lui est difficile d'en envisager le terme et les au-delà." Le comparatiste et historien des religions estime que cette césure est si profonde que le dialogue entre les tenants de l'une ou l'autre voie est impossible, et qu'elle se répercute sur les autres confessions monothéistes.

       Le Talmud, et plus largement la littérature talmudique, ensemble de commentaires oraux (et rédigés ensuite) de la Torah pour la pratique du peuple d'Israël en exil a permis à ce dernier de poursuivre l'exercice de sa foi et sauvegarder son identité, sans Temple, ce dernier étant nécessaire au sacrifice. Le rabbin de la synagogue de Birmingham, A. COHEN écrit : "Ce que le Talmud a réalisé de plus grand pour le peuple juif a été de lui faire sentir que la fin du temple n'entraînait pas la fin de sa religion. Si dur que fût le destin, la voie restait ouverte pour s'approcher de Dieu. Outre la charité, la justice et l'étude de la Torah, les prières étaient déclarées "supérieures aux sacrifices."
"Les objections opposées à la rédaction de la Torah orale nous font voir une des fonctions les plus importantes qu'on lui attribuait. Les dispositions écrites de la Torah étaient éternelles et immuables : c'est uniquement lorsque les circonstances rendaient les accomplissement impossibles - ainsi pour les sacrifices, la destruction du temple et pour les lois agraires l'exil - qu'on les suspendait temporairement jusqu'à ce qu'elles puissent entrer en vigueur. La Torah orale, non rédigée, restait plus flexible ; c'est ce qui permit d'adapter les ordonnances écrites aux conditions renouvelées des temps successifs. En d'autres termes, la Torah orale (le Talmud) empêcha la législation écrite de la communauté de devenir un système rigide, inaccessible à tout progrès." "Après la ruine du Temple, les sacrifices expiatoires ayant cessé, l'importance de la repentance comme moyen d'expiation se trouva nécessairement accrue (...)".  "Pour marquer l'importance suprême de la justice, on enseigne qu'elle est hautement supérieure aux offrandes présentées au Temple", et cela dans une référence directe au Deutéronome de la Torah. Dans l'ensemble des communautés juives en exil, est mise en avant l'intériorisation de la foi et de ses préceptes, l'approfondissement des valeurs morales. A ce point tel, que, dans la vie du peuple, même dans un nouveau temple reconstruit, il n'y aura plus lieu d'offrir de sacrifice, car cette construction signifie le début de l'ère messianique, devant inaugurer un bonheur parfait.

A. COHEN, Le Talmud, Petit Bibliothèque Payot, 2002. Michel DOUSSE, Dieu en guerre, La violence au coeur des trois monothéismes, Albin Michel Spiritualités, 2002. Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Cerf/Robert Laffont, collection Bouquins, 1996. Claude RIVELINE, chapitre La sacrifice dans le judaïsme, Sacrifier, Se sacrifier, SenS Edition, 2005.

                                                                 RELIGIUS
 
Relu le 13 mai 2019
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14 septembre 2009 1 14 /09 /septembre /2009 14:09
                 Pour se représenter la place du sacrifice en Grèce antique, il faut d'abord comprendre que la guerre est l'horizon principal du citoyen. Et comme l'écrit Pierre DUCREY, "Pour comprendre le rôle que jouent les dieux dans la guerre, il importe de se souvenir qu'en dépit des tendances rationalistes de la pensée hellénique, le facteur religieux est omniprésent dans la société grecque. Il n'est pas une manifestation de la vie quotidienne, privée ou publique, qui ne soit placée sous le regard divin. Chaque cité a sa religion et ses dieux. Garants du bonheur et du succès, ceux-ci sont invoquées par le sacrifice, interrogés et consultés en toute occasion, remerciés par des actions de grâce et des offrandes. Les armées honorent des dieux qui leur sont souvent propres (ARES par exemple). D'autre part, un ensemble de règles et de lois, dites "communes à tout le genre humain" (sauf aux barbares...), ne peuvent être transgressées sans entraîner des sanctions immanentes."
  
    La part de l'irrationnel dans les comportements des hommes est présente dans la guerre : "le comportement des généraux, et plus encore celui de leurs troupes et de leurs mandants, c'est-à-dire les peuples, dans les cités à régime démocratique, parait subordonné à une multitude de contingences extérieures, dictées elles-mêmes par de nombreux facteurs fortuits. Les signes de tous genres, présages, phénomènes naturels, prédictions, oracles, jouent un rôle parfois déterminant dans la prise de décisions importantes." Les auteurs anciens ne doutent pas de l'authenticité des raison religieuses invoquées pour la guerre et la paix, comme pour toutes sortes d'activités. " Si THUCYDIDE, le plus rationnel des écrivains, refuse de se prononcer sur le caractère authentique ou contraignant des présages et signes allégués, il ne manque pas de rapporter leur teneur exacte." Dans un chapitre de Guerre et guerriers dans la Grèce antique, Pierre DUCREY toujours évoque l'importance du sacrifice. La consultation des oracles se fait toujours dans une procédure précise. A Athènes et plus encore à Sparte, les opérations rituelles ponctuent les opérations militaires. L'armée ne se met en marche que si les présages sont bons. Ainsi, l'invasion de l'Attique prévue par les Péloponnésiens en 426 s'arrêta à l'isthme de Corinthe en raison d'un séisme. Et par un certain retour, "la guerre a contribué pour une part importante à l'éclat de la civilisation grecque, et cela grâce à un impôt peu ordinaire : la consécration aux dieux d'une partie des profits", du butin des pillages.
  On retrouve, dans les règles religieuses codifiant le déroulement des guerres entre cités grecques, le caractère ambivalent du rôle de la religion dans ce que nous appelerions la régulation des conflits (procédures menant aux combats, limites du carnage, destinée des vaincus, trèves sacrées, grands pélerinages périodiques). Même si ces règles étaient souvent violées, ces violations sucitent la réprobation générale. Et parce qu'elles étaient souvent violées, "la plupart des grands sanctuaires s'appliquèrent à renfocer par des accords bilatéraux l'inviolabibité dont ils jouissaient".
       Nous suivons de la même manière Jacqueline de ROMILLY : "On n'entrait pas en guerre, on n'en sortait pas, n'importe comment. La paix se traduisait, dans l'ordre religieux, par des libations (...) et par un serment impliquant les divinités les plus importantes ; elle se marquait dans l'ordre de l'opinion hellénique, par l'existence de stèles, dressées non seulement dans les villes intéressées mais dans les principaux sanctuaires panhélléniques ; et par voie de conséquence, la guerre se traduisait normalement par des formalités officielles." A la fin du Vèeme siècle, on assiste à la crise de la guerre entre cités, et de façon concomitante au déclin du rôle des règles religieuses. "Le regroupement panhellénique suscité contre le Mède et l'effort patriotique athénien se reconcontrèrent pour créer une hégémonie durable et effective, celle d'une domination en Grèce. Athènes souhaita, puis imposa, l'union de tous les pays maritimes sous sa suzeraineté." L'idée d'une guerre entre Grecs devenait odieuse, et la seule guerre, nécessaire par ailleurs, devait se faire avec les Perses, les Barbares. Cette idée, que l'on retrouve dans de nombreux textes (ISOCRATE, THUCYDIDE...) échoua, mais "si l'on regarde les faits, les institutions, les mots, on voit que cette crise profonde s'est traduite un peu partout, modifiant progressivement l'image de la guerre (...)."
Avec ARISTOTE par exemple, la vieille conception héroÎque est dévalorisée, et sans doute la religion en a-t-elle subi les conséquences. Une des questions intéressantes qui se posent est de savoir si le développement de la philosophie grecque n'a pas diminué l'emprise de la logique sacrificielle dans les mentalités.

       HOMERE (fin du VIIIème siècle avant JC) dans l'Iliade et HERODOTE (484-425 avant JC) dans Histoires se font l'écho de sacrifices humains pratiqués par les anciens grecs, mais du côté des preuves, notamment archéologiques, il n'existe aucune certitude qu'ils aient été pratiqués. (Andreas WITTENBURG). "On peut avoir des doutes sur la réalité des faits, mais l'important est que ce sacrifice paraisse concevable et garde un aspect de vraisemblance dans une situation exceptionnelle, avant l'une des bataille les plus désespérées et l'une des victoires les plus spectaculaires dans l'histoire des Grecs (il s'agit de la bataille de Salamine racontée par PLUTARQUE dans La vie de THEMISTOCLE). Le sacrifice humain parait également concevable dans un autre cas souvent discuté : les rites en l'honneur de Zeus Lykaios en Arcadie. Le mythe de fondation, transmis dans un texte tardif du Périhégète PAUSANIAS, raconte que le roi Lycaios aurait sacrifié un enfant à Zeus et aspergé l'autel de son sang, et ensuite se serait transformé en loup. Plusieurs textes des IV et IIIèemes siècles avant JC se réfèrent à ce culte". Il s'agit de PLATON dans La république, de THEOPHRASTE dans un fragment chez PORPHYRE et de PSEUDO-PLATON dans Le dialogue Minos. Andreas WITTENBIRG conclue que la relation entre réalité et mythe du sacrifice humain chez les Grecs "reste ouverte"

     Les reconstitutions des sacrifices grecs reposent en général sur des passages de textes épars et d'auteurs différents, avec ce que cela peut comporter d'incertitudes : DEMOSTHENE (Contre Androtion), ARISTOPHANE (Ploutos, La paix) ,ESCHINE (Contre Ctésiphon), PLUTARQUE (Sur la disparition des oracles), XENOPHON (Anabase), EURIPIDE (Electre), ESHYLE (Les Sept contre Thèbes), HOMERE (Iliade, Odyssée), THUCYDIDE (Histoire de la guerre du Péloponnèse), HERODOTE (Histoires) et PAUSANIAS (Description de la Grèce) évoquent les uns et les autres les sacrifices. Un élément important dans les sacrifices impliquant des animaux est qu'il s'agit de rites dans lesquels la victime tuée est ensuite consommée, après une certaines répartitions de ses restes (aux sacrificateurs entre autres), par l'assemblée des participants. Dans un monde où la consommation de viande est beaucoup moins courante qu'aujourd'hui, cet aspect alimentaire, dans les prières et la fête constitue un élément non négligeable dans le rassemblement dans une même ferveur des fidèles. Les grecs ne mangent que des bêtes sacrifiées (hormis le poisson et les produits de la mer, bien entendu). Il est difficile aujourd'hui de dessiner une évolution dans le sacrifice, sur le sacrifié et sur les modes de sacrifice. Beaucoup pensent qu'il y aurait comme une évolution en dégradé, du sacrifice le plus sanglant (sacrifice humain?) au sacrifice le plus symbolique (sans animal sacrifié, des produits agricoles s'y substituant).

     Jean-Pierre VERNANT (1914-2007) et Jean-Louis DURAND approfondissent la compréhension du rituel sacrificiel comme acte fondateur et rénovateur de la communauté des citoyens, mais beaucoup de recherches restent à faire pour en déterminer son importance dans un mode où la philosophie tente de rationaliser la connaissance de l'univers.
 
     Jacqueline de ROMILLY, Guerre et Paix entre cités, dans Problème de la guerre en Grèce ancienne, sous la direction de Jean-Pierre VERNANT, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1999 ; Andreas WITTENBURG, Les sacrifices humaines en Grèce ancienne, dans Sacrifier, se sacrifier, SenS Editions, 2005 ; Pierre DUCREY, Guerre et guerriers dans la Grèce antique, Hachette Littératures, collection Pluriel, 1999 ; site www.antiquité.ac-versailles.fr.

                                                                                     RELIGIUS

     
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10 septembre 2009 4 10 /09 /septembre /2009 07:58
      Parmi les sociétés anciennes disparues, celle des Aztèques liait plus que les autres religion et guerre, sacrifice et vie quotidienne, dans une obsession du sang. "Sacrifice humain et auto-sacrifice sanglant étaient pratiques générales et de première importance chez les Mayas comme chez les Aztèques, au Classique (premier millénaire après JC) comme au Postclassique (1000-1500 après JC). Le sang humain devait être versé pour que la vie continue. Parfois le prix du sang se dévaluait, ce qui aboutissait aux sacrifices de masse, en particulier chez les Aztèques. Les Mésoaméricains vivaient dans un univers inexorable envers lequel l'homme était toujours débiteur." (Claude-François BAUDEZ et Pierre BECQUELIN).

     Grâce aux témoignages des religieux accompagnant les Conquistadores (Bernadino de SAHAGUN entre autres), nous connaissons relativement bien l'histoire de cette civilisation qui, après avoir détruit ses rivales, domina pendant près de 200 ans (1325-1521) l'actuel Mexique central.
Après avoir vaincu les Toltèques auxquels ils reprirent la légende de Tezcatlipoca et de Quetzacoatl, les Aztèques établirent une religion qui faisait de l'écoulement du sang humain la condition du maintien de la marche cosmique. "Quetzacoatl (le serpent à plume), qui semble être à l'origine un très ancien dieu de la végétation, se confond dans la légende avec un jeune souverain de la ville de Tulla, profondément pacifiste, qui bannit de sa cité les sacrifices humains et favorisa l'art et la pratique des vertus morales. Tezcatlipoca, quant à lui, était le dieu noir, le dieu de la guerre, le magicien venu des terres du nord. Par mille sortilèges, Tezcatlipoca parvient à se débarrasser de Quetzacoatl qui s'enfuit vers l'est, vers l'océan Atlantique. Parvenu aux rivages, certains disent qu'il s'est fait brûler vif pour devenir l'étoile du matin, mais d'autres racontent qu'il a promis de revenir un jour... (...) La victoire de Tezcatlipoca représente (...) la victoire du dieu de la guerre et des cultes sanglants des nomades sur les coutumes des populations anciennes d'agriculteurs." (Pierre CREPON).
    La conception du monde des Aztèques, fondée sur les cycles cosmiques, qu'ils tentaient de dater au plus juste, traduit une angoisse profonde devant l'instabilité du monde. Plusieurs mondes successifs les avalent précédé et tous s'étaient achevés par une catastrophe. Leur société était toute entière fondée dans l'espoir de l'éviter, et s'était mis en place un système d'alimentation de leurs temples, largement répartis sur tout le territoire, en sang, qui seul permettrait peut-être, d'éviter l'interruption de l'écoulement du temps, et ce sang provenait des milliers de prisonniers faits chaque année lors de leurs guerres incessantes. La guerre était conçue comme un devoir directement lié à la problématique du sacrifice.
  "C'est parce que la guerre est un devoir absolu que les Aztèques furent amener à fonder une curieuse institution, la xochiyaoyotl, la "guerre fleurie". On pense qu'elle fut négociée par le vice-empereur Tlacaellel à la suite de la meurtrière famine de 1450 attribuée aux mécontentements des dieux et au trop petit nombre des victimes sacrificielles. D'un commun accord, deux camps furent organisés (trois villes d'un côté, trois villes de l'autre). Les deux parties convinrent de partir en guerre l'une contre l'autre a date régulière à seule fin de pouvoir capturer des prisonniers pour les offrir en sacrifices. En réalité la pax azteca s'étendant progressivement à tout l'Atiplano, il serait rapidement devenu impossible aux Nahua d'alimenter leurs autels en victimes humaines. Il fallait pourtant à tout prix que le flot de sang ne cessât point de couler sur les marches des pyramides. D'où cette "guerre-jeu" qui manifeste avec la plus dramatique acuité que le but final et la raison principale de la guerre ne sont autres que le sacrifice. La fête représente le second pôle de l'organisation religieuse dans la société aztèque. Prise en charge par le clergé, la fête répond à une exigence cosmique qui, sans trêve, entraîne les hommes dans un vertigineux cycle cérémoniel. L'engrenage festif, loin d'être une occasion facultative de débridement, pèse lourdement sur toutes les couches de la population, à tout instant mobilisées." (Christian DUVERGER). 
Bien entendu, les préoccupations économiques ne sont pas absentes et les guerres sont aussi des entreprises de rapine.
   La société aztèque, organisée autour de ce système effarant aux yeux des premiers observateurs, comprenait trois protagonistes, lors de ces fêtes religieuses : "le peuple qui assiste en spectateur, le guerrier étendu sur la pierre à sacrifice, le prêtre qui lève le couteau..."  Ce qui reflète la division des tâches entre Prêtres et Guerriers dans le système religieux aztèque. Cette diarchie dû composé vers le milieu du XVe siècle avec la classe des négociants, enrichis grâce à l'inflation sacrificielle, par l'importation des toutes les matières premières indispensables aux rites. Les négociants obtinrent le droit d'offrir des victimes, par l'alimentation en esclaves, obtenus sur des marchés lointains, complétant les contingents de guerriers vaincus.

       Après bien d'autres auteurs, Christian DUVERGER s'interroge sur le sens de ce système sacrificiel. "Le sacrifice humain des Aztèques constitue en fait l'application pratique d'un curieux phénomène physique : si toute destruction organique libère de l'énergie, seule l'artificialité de cette destruction en autorise la capture. C'est la rupture de la continuité naturelle qui inverse le sens de la désagrégation. Devancer l'échéance fatale transmue la fuite des forces en jaillissement de puissance. Dans l'opération sacrificielle, on le voit, il s'agit moins de tuer des êtres que de tuer la vie. Car c'est de l'interruption provoquée du mouvement vital que naît la néguentropie."  Ni purificatrice, ni expiatoire, cette sorte de technologie de la vitalité demeure énigmatique. Mais tous, guerriers et prêtres, négociants et l'ensemble du peuple sont convaincus de son efficacité. Il ne s'agit pas d'un emballement à grande échelle d'une machine sociale complexe, supportée par une culture par ailleurs raffinée, dont le sens échapperait à tous ces participants. Il y a toujours au coeur des religions un principe d'efficacité : comme le rappelle bien Angelo BRELICH dans les prolégomènes de l'Histoire des religions, l'homme tente d'agir sur le monde et sur la nature, quelle que soit les modalités de cette action. dans un univers mental, répétons-nous, où il n'existe pas de séparation entre ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas. Il a fallu certainement un ensemble de circonstances dans lesquelles les hommes ont cru voir se réaliser une action efficace, en raisonnement d'analogie, et suivant des mythes qui ont déformés les faits vécus par leurs ancêtres. Génération après génération, dans le respect de ce que disent les aînés et les chefs, tout un peuple peut être amené à vivre un système aussi cauchemardesque que celui des Aztèques. D'une manière ou d'une autre, les religions fonctionnent sur le même registre du mystérieux efficace. Même les dogmes de la religion chrétienne n'expliquent pas l'Eucharistie : ils disent ce qui est, et ce qui doit être fait.
 
   A noter que Mondher KILANI, reprenant des réflexions de Lucien SCUBLA (lui-même s'inspirant des travaux de René GIRARD), met l'accent sur la dynamique même de la violence contenue dans le sacrifice : la fonction symbolique de régulateur de la violence originelle "Quoi qu'il en soit (de cette fonction de régulation), il nous semble qu'(elle) est continuellement bousculée par le débordement de violence que l'acte sacrificiel contient, menaçant ainsi à son tour l'ordre social par l'exigence de nouvelles victimes, de nouveaux sacrifices". Prenant appui sur la logique des religions modernes issues du Livre, il écrit "La raison sacrificielle qui guide ces pratiques investit de sens la relation entre le sacrificateur (ou le chasseur) et la victime de façon à limiter en intention et en intensité l'acte de tuer. Mais le mouvement de cette raison sacrificielle peut aussi, à un certain moment et dans certaines circonstances, s'inverser pour devenir la raison légitimante d'une tuerie à plus grande échelle." Et il cite comme exemple (après celui de l'holocauste antique juif) de mécanisme sacrificiel qui s'emballe, celui du sacrifice antique qui dégénère en poltlach avec les dieux.
 
       Michel GRAULICH, dans Le sacrifice humain chez les Aztèques, s'essaie également à expliquer le sens du système sacrificiel. Il suggère que sans doute la théorie sacrificielle a évolué au cours de l'histoire et il insiste sur la multiplicité des interprétations : offrande, don d'êtres vivants qui ne peuvent être donnés que mis à mort, aliment du Soleil et de la Terre, régénération des divinités. Humilité, expiation et dette seraient les motivations premières, la théorie de sustentation venant plus tard... Cet auteur indique que le cannibalisme, loin d'être une activité marginale, participait de l'ensemble, les corps des ennemis étant mangé pour leur goût. Il met bien en relief l'opposition intra/extra communautaire du sacrifice humain, les dieux ayant une préférence marquée pour des victimes choisies parmi les autochtones.

Mondher KILANI, Guerre et sacrifice, PUF, collection Ethnologies et controverses, 2006. Angelo BRELICH, Prolégomènes de Histoire des religions, sous la direction de Henri-Charles PUECH, Gallimard, 1999. Pierre CREPON, Les religions et la guerre, Albin Michel, 1991. Christian DUVERGER, article Les sacrifices humains chez les Aztèques, Sacrifier, Se sacrifier, sous la direction d'Evelyne PEWNER, SenS Editions, 2005. Claude-François BAUDEZ et Pierre BECQUELIN, article Indiens d'Amérique Centrale, Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie, PUF, 2002. Michel GRAULICH, Le sacrifice humain chez les Aztèques, Fayard, 2005.

                                                                                RELIGIUS
 
Relu le 20 mai 2019
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8 septembre 2009 2 08 /09 /septembre /2009 13:18
           L'analyse du sacrifice à travers les interprétations des sacrifiants fait partie des approches psychanalytiques de la religion en général, même si peu d'auteurs ont étudiés la question même du sacrifice.
  On ne trouve guère de développement à ce propos dans les dictionnaires de référence. Ainsi dans le Dictionnaire international de la psychanalyse, Odon VALLET mentionne les travaux de Sigmund FREUD dans Etudes sur l'hystérie (1895), Actes obsédants et exercices religieux (1907), Totem et Tabou (1912), pour parler seulement du sacrifice des pulsions que font les hommes individuellement et collectivement pour passer "de l'état de nature à celui de culture", mais le mot sacrifice ici ne se rattache pas aux problématiques déjà évoquées. Rappelons simplement que le fondateur de la psychanalyse lie le sacrifice au totémisme, chose qui lui est reprochée par la suite par Claude LEVI-STRAUSS.
 
      Selon Roger BASTIDE (1898-1974), "là où dominent les structures de communication, le sacrifice est conçu sur le modèle de l'échange (dons et contre-dons, prestations et contre-prestations). Là où dominent les structures de subordination, comme dans les féodalités et les royautés primitives, le sacrifice tend à prendre la forme d'un acte de soumission au Maitre des choses ; les prières qui accompagnent alors les oblations montrent que l'on veut fléchir la volonté divine, ce sont des paroles de flatterie, parfois de chantage (...)."
 Les motivations exprimées par les religions elles-mêmes ne reflètent que les motivations conscientes et certains auteurs s'attachent à déceler ces motivations inconscientes. Sigmund FREUD "a vu dans le meurtre du père et dans le repas cannibalique qui lui succédait la forme archétypale que tous les sacrifices ultérieurs ne faisaient que répéter, et toutes ses spéculations s'ordonnent autour du complexe d'Oedipe."
          Ce que Roger BASTIDE appelle "le roman oedipien" est délaissé selon lui par les psychanalystes dans leur explication du sacrifice et de manière générale de la religion (encore que...peut-être ceci reste à démontrer...). Il cite les travaux de plusieurs auteurs :
- René LAFORGUE relie le sacrifice à un phénomène de compensation et en fait une réponse à un état d'angoisse profonde : il faut que l'homme se fasse pardonner d'exister pour éliminer le malheur, ce qui relève peut-être plus de la religion chrétienne, marquée par sa conception du péché originel que de la religion en général ;
- Maryse CHOISY discute même d'un complexe particulier, le complexe de l'anneau de Polycrate ;
- Georges GUSDORF reconnaît l'existence de pareils sentiments, mais pour lui, ils caractérisent le névrosé, non l'homme normal. L'erreur de la psychanalyse serait de chercher à identifier le "sacrifice morbide", qui se fait dans une perspective d'échec, avec le sacrifice religieux authentique, de portée libératrice.
- Carl JUNG pense que les comportements névrotiques sont des phénomènes de régression, de retour vers la mère, alors que le sacrifice consiste bien plutôt à quitter la mère pour gagner le monde, à fuir la subjectivité libidineuse pour se tourner vers l'objectif. Au lieu de parler du meurtre du père comme le fait Sigmund FREUD, il vaudrait mieux alors parler de meurtre de la mère, devenue monstre en captant et arrêtant toute l'énergie de l'homme.
   On le voit, tout cela tourne plutôt autour des conceptions chrétiennes, ce qui n'est pas étonnant en soi, vu la culture générale des psychanalystes.

        Daniel SIBONY, dans Le groupe inconscient (1980), évoque la question du sacrifice à plusieurs reprises. Il écrit notamment : "A l'horizon de toutes ces mises en jeu du désir qui émerge, de l'objet qui se découpe qui se fige ou qui passe, se profile le sacrifice, comme approche particulière de l'objet de désir ; on sacrifie la coupe, on se sacrifie à la cause de l'objet qui cause du désir (on y sacrifie même son désir...) : tout groupe comporte un plan de "sacrifice" pour sacrer l'objet, pour que l'objet de valeur ou de désir ait partie liée avec la sacrée. Le sacrifice vise à atteindre l'inconscient, à porter atteinte à cet "autre monde" pour le toucher, le fléchir. On en espère bien sûr un effet de retour : on intercède pour que la "réserve" du symbolique cède, que le trésor s'ouvre ; car quelle que soit la "tradition" qui le porte, cet "autre monde" est supposé être l'inflexion même de l'objet du désir, l'origine de l'agalma, la source de la "valeur". Dans la destruction qu'il comporte, le sacrifice assure en fait une métamorphose de l'objet, une passation ou une traversée de l'objet : on part d'une présentation de l'objet ou d'une représentation, pour remonter à la source, au trésor du signifiant, au signifiant du trésor. Généralement, c'est un geste précis qui doit assurer cette passe."
 "Le sacrifice c'est la chasse à l'objet du désir ; ce qui implique à l'occasion de rabattre l'objet comme on rabat le gibier. Et la violence qui marque le sacrifice est égale à la force du refoulement qu'il doit traverser pour atteindre le monde du désir, pour affranchir l'objet, et déclencher une alternance très précise entre la perte et le retour."
   Derrière cette problématique, dont l'expression peut dérouter le lecteur peu familier au langage spécialisé de certains psychanalystes, se trouve la relation entre la représentation du groupe chez les bénéficiaires du sacrifice et l'effet même du sacrifice (même sans réelle intervention divine...), avec en arrière fond la relation attirance/répulsion des uns envers les autres.
C'est de la racine du lien social dont il est question ici, dans le monde moderne actuel : "L'exclusion sociale - du travail, ou d'un lieu collectif reconnu - diffère de l'exclusion haineuse où certains jouent leur origine et leur désir de la posséder sans partage. L'exclusion sociale, plus froide et abstraite, semble résulter d'automatismes implacables, sans affects. Or, ce qui fait problème, ce n'est pas tant l'exclusion, c'est qu'un groupe en ait besoin, de façon vitale. Le mécanisme est abstrait, mais il fonctionne comme un montage sacrificiel : sacrifier ceux-ci pour que ceux-là soient plus à l'aise. L'espace social semble une matrice originaire où des rivaux se débattent : les uns éjectent les autres pour avoir plus de confort et d'espace ; pour que le couple de cette matrice et de ceux qui s'y affairent soit plus stable. Ce couple - ou cette matrice originaire - est la divinité à laquelle on sacrifie. Ce fantasme sacrificiel se retrouve chez les peuples primitifs sous forme de rituel. Chez les Aztèques, il fallait sacrifier des gens, réellement, pour maintenir l'énergie solaire à un bon niveau vital ; sacrifices humains où, curieusement, on sacrifiait de préférence... les étrangers ; sans haine et sans colère ; simple nécessité, pour que le monde continue à marcher." (Daniel SIBONY, Violence).

Odon VALLET, article religion, Dictionnaire international de la psychanalyse, Hachette Littératures, 2002. Roger BASTIDE, article Sacrifice, Encyclopedia Universalis, 2004.
Daniel SIBONY, Le groupe inconscient, Le lien et la peur, Christian Bourgois, 1980 ; Violence, Traversées, Seuil collection La couleur des idées, 1998.

                                                                               RELIGIUS
 
Relu le 24 mai 2019
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7 septembre 2009 1 07 /09 /septembre /2009 12:51
       Le sacrifice occupe une place centrale dans les études d'anthropologie religieuse depuis les travaux de Edward Barnettt TYLOR (1823-1917), de William ROBERTSON SMITH (1846-1894), de Henry HUBERT (1872-1927) et de Marcel MAUSS (1872-1950). Les thèses développées par ces deux derniers auteurs dans leur livre Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899) sont elles-mêmes au centre des débats, même si elles reposent surtout sur des recherches effectuées en Inde et sur les textes bibliques. Après que différents auteurs se soient plutôt penchés sur la recherche des origines du sacrifice, aux hypothétiques résultats, HUBERT et MAUSS préfèrent réfléchir à sa nature.

      Le sacrifice est avant tout une consécration : l'homme et le divin n'étant pas en contact direct, il faut un intermédiaire pour qu'ils communiquent. C'est intermédiaire est une offrande, une offrande détruite à l'intention des dieux avec qui les hommes veulent transmettre leur message. Cette théorie qui repose sur la distinction d'Emile DURKHEIM entre le sacré et le profane, distinction dont l'existence est beaucoup moins acceptée aujourd'hui, concernant l'univers mental des sociétés étudiées par les anthropologues. Le sacrifice serait donc plutôt une manipulation du sacré pour concentrer une énergie dans une chose ou un animal, au profit de l'homme ou de la société.
Dans une variété de sacrifice, appelée par J CAZENEUVE (1915-2005) un sacrifice-consécration, la mise à mort de la victime n'est qu'un moyen pour l'homme de montrer qu'il pose sa condition matérielle comme ne suffisant pas à elle-même, il fait une oblation totale aux esprits ou aux dieux pour rendre cela manifeste.
Dans une autre, appelée sacrifice-communion, la participation de l'humain et du divin se réalise sur le modèle de la parenté artificielle ou de l'alliance par le sang. le principe lumineux est absorbé pour s'incarner dans la victime, en même temps que l'on fonde la solidarité des hommes entre eux, car tous se sont unis en consommant le même principe sacré.
L'unité des divers sacrifices ne devrait pas être cherchée dans un mécanisme commun ou une séquence identité de gestes, mais dans la reconnaissance dans les deux cas, d'une transcendance et dans l'affirmation pour l'homme de la possibilité d'une participation à ce qui le transcende. (Roger BASTIDE).

      A l'époque de la parution de l'Essai sur la nature et la fonction du sacrifice, ce que nous savions des sacrifices se résumait à peu de choses. Depuis, nous avons à notre disposition une masse considérable de données recueillies dans diverses parties du monde.
    Parmi ceux qui ont étudié longtemps ces sociétés orales dites primitives, Claude LEVI-STRASS (né en 1908), dans La pensée sauvage (1962), influencé par les idées d'Evans PRITCHARD (1902-1973), écrit que "le principe fondamental du sacrifice est celui de la substitution : à défaut de la chose prescrite, n'importe quelle autre peut la remplacer, pourvu que persiste l'intention qui seule importe, et bien que le zèle lui-même puisse varier. (...) Dans le sacrifice, la série (continue et non plus discontinue, orienté et non plus réversible (comme dans le totémisme) des espèces naturelles joue le rôle d'intermédiaire entre deux termes polaires, dont l'un est le sacrificateur et l'autre la divinité, et entre lesquels, au départ, il n'existe pas d'homologie ni même de rapport d'aucune sorte : le but du sacrifice étant précisément d'instaurer un rapport, qui n'est pas de ressemblance, mais de contiguïté, au moyen d'une série d'identifications successives qui peuvent se faire dans les deux sens, selon que le sacrifice est piaculaire ou qu'il représente un rite de communion : soit donc, du sacrifiant au sacrificateur, du sacrificateurs à la victime, de la victime sacralisée à la divinité ; soit dans l'ordre inverse.
  Mais ce n'est pas tout. une fois le rapport entre l'homme et la divinité assuré par sacralisation de la victime, le sacrifice le rompt par la destruction de cette même victime. Une solution de continuité apparaît ainsi du fait de l'homme ; et comme celui-ci avait préalablement une communication entre le réservoir humain et le réservoir divin, ce dernier devra automatiquement remplir le vide, en libérant le bienfait escompté. Le schème du sacrifice consiste en une opération irréversible (la destruction de la victime) afin de déclencher, sur un autre plan, une opération également irréversible (l'octroi de la grâce divine), dont la nécessité résulte de la mise en communication préalable de deux "récipients" qui ne sont pas au même niveau.(...) Le sacrifice cherche à établir un connexion souhaitée entre deux domaines initialement séparés."

      Michel CARTRY (1931-2008), dans le Dictionnaire de l'ethnologie et de l'anthropologie pose la question du fonctionnement dans les rites des sociétés à tradition orale toujours de ces procédés d'identification. Il reprend quelques éléments tirés de son propre (gros) livre de 1987 : Sous le masque de l'animal. Essai sur le sacrifice en Afrique Noire, lequel s'attarde beaucoup sur la position du sacrifiant (à ne pas confondre avec le sacrificateur) :
   - "Il y a comme deux versants de la notion de sacrifice dont la théorie reste à faire ;
   - La position du sacrifiant est souvent occupée par un groupe (famille, lignage, groupe résidentiel ou groupe politique ;
   - Nombreux sont les cas de sacrifice où le bénéficiaire du rite n'est pas une personne mais une chose.
  Cette étude, qui analyse des éléments trouvés également ailleurs qu'en Afrique, montre la complexité du sacrifice, qui rassemble autour de lui plusieurs "acteurs" qui assument des rôles parfois différents.
  Les observations effectuées par de nombreux auteurs n'amènent parfois pas beaucoup d'éclaircissements sur ce qui se passe pendant le sacrifice pour le sacrifiant, pour le sacrificateur comme pour la victime (ce que les acteurs s'en représentent bien entendu). Les bienfaits divins passent par différents "chemins" et bénéficient plus ou moins aux acteurs concernés suivant les méandres des rites observés par des spécialistes désignés par la collectivité. Spécialistes qui se gardent certainement de communiquer tous les "secrets" de leurs conceptions à tous les membres de la société, sans indifférenciation (ne parlons pas des observateurs extérieurs à fortiori). Il y a sans doute des explications fournies de manière ésotérique et de manière exotérique aux participants, de façon peut-être différenciée...
  Aujourd'hui, au moment où les sociétés encore "primitives" disparaissent à grande vitesse, il est peu probable que l'anthropologie nous livre d'autres réflexions majeures... C'est en puisant dans la documentation déjà existante que nous pouvons trouver des explications plus détaillées du sens du sacrifice. La confrontation de cette documentation avec des éléments de sociétés écrites, plus tardives, avec les textes sacrés, peuvent ouvrir d'autres voies de recherche.
    Ainsi Abel KOVOUAMA, dans son étude sur le sacrifice en Afrique Noire dans les religions africaines anciennes et modernes, l'appréhende comme modalité de rapports "instituant des croyances et des pratiques individuelles et collectives au sein de chaque société". Il entend montrer par exemple que les "religions africaines anciennes et modernes participent, à travers la pratique rituelle du sacrifice, de la dialectique de l'ordre et du désordre". Il veut mettre en évidence "à travers l'étude de quelques-unes de ces religions anciennes et modernes prophétiques, la place du sacrifice par le sang versé (animal et parfois humain), appréhendé comme figure réparatrice du désordre provoqué par la transgression de l'harmonie de l'ordre cosmique et social." Il montre la continuité qui existe dans les mentalités collectives de populations africaines (bantoue, Dogons du Mali, Fang du Gabn...) entre les pratiques ancestrales à travers les bouleversements mêmes provoqués par les Etats coloniaux et néo-coloniaux. Les prophétismes, nativismes, revivalismes, millénarismes pullulent et s'expriment notamment par des sacrifices dont les mises en scène s'inspirent directement d'une symbolique très ancienne.

    Abel KOVOUAMA, contribution Le sacrifice en Afrique Noire, Sous la direction d'Evelyne PEWNER, Sacrifier, se sacrifier, SenS Editions, 2004 (Rappelons que ce livre rassemble les contributions des participants d'un Colloque tenu à Amiens, en mai 2004 sous l'égide du Centre Universitaire de Recherche en Science de l'Education et en Psychologie, du Centre Louis Grenet et du Service des Affaires Culturelles de l'Université de Picardie) ; Claude LEVI-STRAUSS, La pensée sauvage,  Plon collection Pocket, Agora, 2004 ; Roger BASTIDE, Article Sacrifice, Encyclopedia Universalis, 2004 ; Michel CARTRY, article Sacrifice du Dictionnaire de l'ethonologie et de l'anthroplogie, PUF collection Quadrige, 2002.

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