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16 octobre 2009 5 16 /10 /octobre /2009 08:10
        Discuter du pouvoir civil et du pouvoir militaire revient à dégager des analyses sociologiques - et politiques souvent - sur deux ordres de conflits :
- Le(s) conflit(s) entre preneurs de décisions civiles et/ou militaires selon qu'ils se situent (ou se représentent) dans une fonction militaire ou civile officielle, juridiquement fixée et socialement approuvée de manière globale ;
- Le(s) conflit(s) entre acteurs présents à l'intérieur de chaque fonction (civile ou militaire), à propos des mêmes prises de décision. En effet, ni les institutions civiles ni les institutions militaires (malgré le discours sur la discipline de corps) ne sont monolithiques, même dans le cadre des dictatures militaires.
       Mais ces problématiques conflictuelles n'intéressent surtout qu'une faible fraction du temps historique et pourrait-on aussi écrire, encore une minorité de l'espace de notre planète. En effet, ce n'est que récemment que dans les esprits, les pouvoirs militaires et les pouvoirs civils doivent être séparés et également récemment qu'une subordination du pouvoir militaire au pouvoir civil doive être la règle. De même, si de manière formelle existe, dans de nombreux pays (d'Afrique et l'Amérique Latine par exemple ou encore la Chine), une séparation constitutionnelle entre ces deux types de pouvoir, souvent dans les faits les compétences demeurent confondues.

       Comme le rappelle Pierre DABEZIES, "le premier roi fut un soldat heureux". Une connivence, voire une confusion entre  le pouvoir et l'armée est d'abord courante. "Tantôt le corps militaire, gardien de la souveraineté, est l'ombre portée du pouvoir, son dernier recours et son bras séculier ; tantôt, disposant de toute la force de l'État, il se pose en concurrent, prêt à abuser de ses armes et à les tourner contre celui qui les lui a confiées. Puissance incoercible que seul le peuple peut parfois égaler, encore que comme le dit LÉNINE, on ne fasse pas "la révolution contre l'armée!"".
          Même constatation chez André CORVISIER : "cedant arma togae (Que les armes le cèdent à la toge), ce précepte cicéronien ne s'applique pas toujours aux sociétés de droit. Par contre, il peut s'appliquer à des sociétés qui placent les valeurs militaires au premier rang, même si pouvoir militaire et pouvoir civil sont, comme dans les monarchies d'Ancien Régime, réunis dans les mêmes mains"
        "En fait, les armes ne céderont à la toge qu'assez tardivement. Sans évoquer les États barbares où le roi est en même temps et surtout chef de guerre (...), les magistratures antiques cumulaient souvent pouvoirs politique et militaire. C'était le cas des stratèges à Athènes du moins au Ve siècle, mais aussi des magistratures curules à Rome (...). Le cursus des magistratures passait par les charges militaires, et les armes ne le cédaient à la toge que sur le territoire de la civitas. L'administration des provinces mêlait les deux pouvoirs. Aux II et IIIe siècles, bien que la garde impériale (prétoriens) impose et assassine les empereurs, la paix romaine est évidemment plus favorable au pouvoir civil qu'au pouvoir militaire. Le souvenir laissé par l'Empire romain fut celui d'un État de droit où prédominait l'élément civil."
Même si cette perception n'était exacte, quant à la réalité des faits, que pour quelques siècles de l'Empire, De manière générale, que ce soit en Orient ou en Occident antiques, la confusion des pouvoirs est la règle. Dans l'épaisseur historique de l'Empire romain, la place prise par l'armée est trop grande pour que l'autorité centrale puisse la contourner. De nombreux historiens situent d'ailleurs la chute de l'Empire romain (d'Occident tout au moins) dans l'absorption du pouvoir civil par les prétoriens divisés qui conduiront celui-ci aux désordres par leurs luttes armées incessantes.
       Les Grandes Invasions, la Féodalité instaurent le règne des pouvoirs militaires ; seuls les grands juristes formés aux enseignements de l'Église (enseignements que celle-ci d'ailleurs ne respecte pas), conseillers des monarchies féodales, renouent avec les grandes traditions juridiques romaines. Pendant la Renaissance, c'est-à-dire pendant la redécouverte de pans entiers de la culture civile gréco-romaine et surtout leur diffusion par l'Imprimerie, les monarchies affirment la prépondérance d'une vision civile de l'exercice de leur pouvoir, dans un jeu complexe avec les pouvoirs religieux. Mais au fond, "l'évolution de la monarchie judiciaire vers une monarchie de plus en plus administrative ne change rien à la place du militaire dans la politique." (André CORVISIER)
    Pour le directeur du Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, c'est la Philosophie des Lumières qui est à l'origine d'une évolution importante des esprits, même parmi les pouvoirs en place. "Dans l'Europe occidentale le souverain cesse de se poser en homme de guerre". Même si les évolutions sont divergentes : si en France et en Angleterre, pays à monarchies consolidées, le nouvel esprit civilise la politique, en Allemagne et en Italie et même en Russie, pays divisés, les monarchies à despotisme éclairé affichent leur caractère militaire.
   "En France, les guerres de la Révolution non seulement remettent le militaire au premier rang de la société, mais rompent la subordination du pouvoir militaire au pouvoir politique. Le gouvernement de Salut Public était une dictature de guerre où le pouvoir politique restait prépondérant. Il n'en est plus de même après le (coup d'État) du 18 Brumaire où les deux pouvoirs sont indissociablement liés au sein d'une dictature militaire. Malgré les efforts faits notamment à la fin du Second Empire, la tradition bonapartiste représente une tendance politique autoritaire à laquelle est souvent attribuée une coloration militariste."
   Les dictatures militaires se sont multipliées à l'époque contemporaine, notamment dans les États issus de la décolonisation de l'Amérique Latine au XIXe siècle et de l'Afrique au XXe siècle.
     Les régimes libéraux du XIXe siècle européen se méfient de l'armée, méfiance qui remonte en Angleterre à la république de GROMWELL et en France au Premier Empire. En France, notamment, les militaires sont mis à l'écart du jeu politique, et privés du droit de vote du Second Empire à 1945.
L'armée, en France, est supposée être une institution d'exécution des ordres du pouvoir civil et ce n'est qu'au moment de certaines crises politiques que certaines fractions d'entre elles revendiquent une action directement politique. Dans l'Union Européenne d'aujourd'hui, le pouvoir militaire est considéré, même s'il existe de fortes variantes (situation de la Grèce par exemple), comme complètement subordonné au pouvoir civil. Ce n'est que sous forme de groupes de pressions que certaines parties de l'armée, du reste confinés souvent dans les milieux proches de la haute hiérarchie militaire, tentent d'infléchir les choix du pouvoir civil, sous forme d'impératifs d'ordre économique ou sous forme d'expertises en matière de stratégie militaire.

        La situation varie beaucoup d'une société à l'autre, même en Europe de l'Union Européenne, même si l'unification exerce une pression à l'uniformisation des manières de penser les relations entre pouvoir militaire et pouvoir civil.
Klaus-Jurgen MÜLLER pense par exemple, dans une approche comparative sur la situation du pouvoir militaire  au XXe siècle en France et en Allemagne, que "Des deux côtés du Rhin, le militaire s'est immiscé dans la politique ou il y a été impliqué, toujours avec des conséquences fatales. Dans les deux pays, les soldats ont traversé de profonds conflits de loyautés et de dure crise de légitimité. Autant en France qu'en Allemagne, des militaires se sont insurgés contre l'ordre établi, voire ont tenté un coup d'État. Quelques uns ont même commis des assassinats politiques." Il expose quatre thèses sur ces relations entre pouvoirs militaire et civil, et dans la quatrième, il insiste fortement sur l'anticommunisme toujours présent dans les deux armées nationales.

        En France, les analyses font souvent ressortir deux moments forts de conflits entre institution militaire et pouvoirs civils : pendant les années du gouvernement de Vichy (1940-1944) et pendant la guerre d'Algérie, avec surtout le putsch manqué d'Avril 1961.
   Mais aujourd'hui encore, l'élite militaire française réclame toujours une place dans le processus décisionnel des programmations militaires et des budgets de la défense, même si elle n'intervient plus ou presque plus du tout dans les questions purement civiles. On ne note plus d'interventions, courantes encore avant la Seconde Guerre Mondiale, en faveur de telle ou telle orientation politique générale. Le capitaine de corvette SAUCEDE, de la marine nationale française, dans un journal spécialisé relevant du Ministère de la défense, pose en 2007 la question de cette place : "Peut-on honnêtement dire aujourd'hui que les militaires français soient marginalisés dans la prise de décision politico-militaire, qu'ils n'aient pas accès aux responsables politiques et qu'ils ne puissent se faire entendre d'eux?" Il répond que dans les crises récentes (éclatement de l'ex Yougoslavie, Guerre du Golfe..), "Dès lors, tous deux engagés (les instances militaires et les instances politiques, au plus haut niveau) dans ce qu'il est convenu d'appeler la gestion de crises, ils sont appris à travailler ensemble dans un climat de confiance réciproque. La relation des militaires aux politiques est ainsi devenue de plus en plus directe et décomplexée : les officiers généraux sont désormais habitués à traiter directement avec l'autorité politique pour lui présenter ses scénarios et recueillir son approbation sur les modes d'action proposés. Rarement en Europe, à l'exception du Royaume-Uni, les militaires ont accès aux responsables politiques comme nous l'avons aujourd'hui en France."
Il y met tout de même un bémol : "Le temps des crises profondes entre le militaire et le politique semble aujourd'hui révolu. Les pages douloureuses de l'affaire DREYFUS, des fiches du général ANDRE ou de l'Organisation Armée Secrète (OAS) sont bien tournées. Le principe cicéronien "Cedant arma togae" n'est pas remis en question par les officiers français. Toutefois, sans parler de défiance, on peut mentionner qu'un certain climat d'incompréhension subsiste parfois. Il est très probablement consubstantiel de la relation entre ces deux porteurs d'autorité que sont le politique et le militaire. La dissemblance entre ces deux mondes est toujours d'actualité. Quelquefois, le politique tient encore l'officier pour peu maniable, étroit d'esprit et sans vision stratégique générale. De plus, l'inconscient de l'homme politique et de l'opinion publique est toujours peuplé d'images historiques défavorables à l'armée française (...)".

   Dans Voyage aux sources de la guerre, Alain JOXE analyse des aspects du commandement de l'armée qui renvoient à la fois à la structure de la société des combattants et à la conduite des opérations militaires sur le terrain.
    Le sociologue de la défense distingue plusieurs types de commandements militaires étant donné que "le commandement militaire, comme acte, l'imperium en exercice, est un pouvoir absolu mais consenti : c'est un pouvoir politique. Il ne dérive pas en effet de la puissance de feu supérieure du commandement par rapport à la troupe." Le type de commandement est toujours relié à un type de recrutement et à un type d'incorporation.
Ainsi Alain JOXE relève "le premier cas de figure, celui des commandements naturels (qui) concernent tous les systèmes de recrutement et de loyautés issus des sociétés dites "tribales", "gentilices" ou "féodales". Mais c'est aussi le cas dans les systèmes impériaux unitaires en décomposition, où l'on voit ressurgir la prééminence des solidarités traditionnelles.
Le deuxième cas qui suppose atteinte une définition abstraite, uniforme et homogène de la citoyenneté et de l'État, s'illustre dans les sociétés politiques "hoplitiques" de l'Antiquité, en Grèce, à Rome, après la guerre de Cent Ans de nouveau, une fois dépassée la pulvérisation locale des fonctions de défense du haut Moyen Age en Occident (mais le système romain se continue à Byzance, notamment à partir de la "réforme thématique" qui reconstitue une citoyenneté hoplitique organisée à l'échelle de l'Empire)."
     Toute l'organisation de l'armée est tendue vers la bataille : "La bataille est à la fois un événement, une société, une situation "passionnelle", un mythe. C'est un "événement", c'est-à-dire qu'elle se situe dans le temps court. Pourtant elle marque la longue durée (...). Une société : c'est un résumé de la société civile se projetant sur le champ de bataille à la suite d'une distillation fractionnée qui permet de recueillir, dans la société civile, les personnes aptes à transformer leur violence sociétale en violence politique. Enfin la fusion au combat des unités des deux camps dans un rapport réciproque de menace et de peur avec une série d'unités adverses, constitue la bataille en une société provisoire."
       Quand on passe de la bataille civique grecque à la bataille impériale de la conquête d'Alexandre Le Grand ou romaine, le changement d'échelle affecte la nature du commandement et les bénéfices que peuvent recevoir des victoires les chefs d'armée.
"Les ordres de bataille changent de nature. Ils ne représentent plus l'agglomérat des recrutements de classes en représentation de la concorde, mais l'agglomérat des recrutements par nations en représentation de l'Empire. Les modules d'incorporation par classes sur le champ de bataille hoplitique étaient aussi les modules opérationnels, la cavalerie noble, aux ailes les hoplites paysans aidés au centre, les plus jeunes à l'avant, les péliastres des classes populaires pauvres, en voltigeurs. Au contraire, des modules d'incorporation hétéroclite par nations s'agglomèrent sur le champ de bataille impérial en même temps que des modules d'incorporation de classes, et l'ordre de bataille impérial projette sur l'ennemi une société plus complexe aux ressorts moraux et hétérogènes, qu'un combattant ne peut finalement attribuer qu'au commandant en chef et non plus à la société politique, son éventuelle victoire. Cette importance du commandement restaure de la simplicité dans la complexité combinatoire du champ de bataille devenue excessive et elle explique aussi comment les géométries de la peur et les effets de panique se propagent presque de la même manière que sur l'espace homogène d'une phalange citadine."
      La légion romaine constitue, de par l'épaisseur historique de l'Empire Romain, un bon "objet" d'analyse des pouvoirs civils et militaires, et nombre d'auteurs (MACHIAVEL par exemple) s'en inspireront. Alain JOXE parle carrément de "Légion-religion". "En résumé, alors qu'en Grèce, on n'avait connu qu'une série de tentatives incomplètes, de combinaisons boiteuses associant des critères militaires sociaux et économiques hétérogènes, la légion combine d'emblée trois types de relations sociales militarisées : c'est une démocratie militaire barbare, c'est une phèbe "asiatique" capable de "corvées d'État", c'est une phalange hoplitique "héllénique" de propriétaires libres." En ce qui concerne les activités civiles de notre point de vue moderne effectuées par l'armée, et qui déterminent en partie le pouvoir politique que les militaires peuvent détenir, la légion possède une capacité de grands travaux collectifs (routes, ponts, déboisements, irrigation), guidée par des magistratures civiles patriciennes, partie intégrante de la discipline militaire.
"La légion n'est pas seulement un outil des citoyens romains, mais une usine à citoyens romains, et ce caractère qui s'est confirmé par des adaptations successives et des transformations radicales à la mesure du changement d'échelle des conquêtes, trouve son origine, sans doute, dès l'apparition du système au Ve siècle.
  
   L'exemple de la légion fournit bien un modèle de système de formation, d'incorporation et de commandement militaires qui lie en une cohérence redoutable, dans la durée, impératifs de guerre et perpétuation de structures sociales. Cet exemple montre comment ces pouvoirs militaire et civil se livrent souvent à une rivalité  - feutrée dans les temps de paix, féroce dans les temps de crise et de guerre. Ils se la livrent au sommet, pourrions-nous écrire, mais aussi parce qu'ils reposent sur des rôles sociaux présents tout au long des hiérarchies, lesquels se retrouvent dans le fonctionnement de l'économie ou d'autres secteurs de la société.
   Par ailleurs, la position du soldat de base dans l'institution militaire possède un poids différent suivant son statut dans la société civile. Qu'il soit conscrit, volontaire, dans un temps court ou dans un temps long de service, qu'il possède certains droits et pas d'autres, le soldat de base, la base de la pyramide militaire, a lui aussi une part plus ou moins importante du pouvoir militaire en quelque sorte. Non pas dans les règlements de disciplines militaires, on s'en doute, mais tout simplement parce que le but de sa présence est bien le combat. Et dans ce combat ,qui peut se dérouler dans une guerre civile larvée ou dans une guerre interétatique, et où c'est sa vie et sa mort qui est en jeu, c'est la réaction du soldat, des soldats qui importe le plus. On voit bien par là quelques éléments des grands débats sur le service militaire et sur le volontariat qui traversent de manières périodiques et répétées nos sociétés occidentales.




 André CORVISIER, article Condition militaire, Dictionnaire d'art et d'histoire militaires, PUF, 1988. Pierre DABEZIES, article Armée (pouvoir et société), Encyclopedia Universalis, 2004. Klaus-Jurgen MÜLLER, Militaires et pouvoir en France et en Allemagne au XXème siècle : quelques réflexions sur une approche comparative, Cahiers du Centre d'Études et d'Histoire de la Défense, Ministère de la défense, n°26, 2006. Capitaine de corvette SAUCEDE, Marine nationale, 2007. Alain JOXE, Voyage aux sources de la guerre, PUF collection Pratiques Théoriques, 1991.

                                                                                          STRATEGUS
 
Relu le 19 juin 2019
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commentaires

R
Doctorant en Histoire,j'ai l'immense honneur de pouvoir traiter le sujet de thèse suivant : les directives et initiatives du Préfet de Constantine,pendant la guerre d'Algérie,de 1945 à 1962.J'ai pu<br /> constater que des Généraux ont été désignés en qualité de Préfet de Constantine.Citons les généraux Janot,Jarot,Divary,Lennuyeux,Parlange,notamment.<br /> Ma problématique : un général peut il " remplacer un Préfet,dans ses fonctions " ? et donc le militaire peut il rendre le pas sur le civil,dans son propre domaine ?<br /> Je vous remercie de bien vouloir me le préciser,tout en m'indiquant les dates d'entrée et de sortie de fonction de tous les dits " généraux-préfets".<br /> Très respectueusement,Guy Ruffino.
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