L'enseignement de l'Histoire à l'école et à l'université constitue certainement un des vecteurs très importants de la présentation des conflits d'une génération à l'autre. C'est par la présentation de la nature et de l'expression plus ou moins violente de ces conflits que sont orientés en partie les esprits formés dans ces institutions, qu'elles soient publiques ou privées, laïques ou religieuses. C'est aussi, dans un autre ordre d'idées, par cette présentation que les citoyens sont orientés en partie dans leur attitude plus ou moins active dans la vie politique et syndicale.
L'École et l'Université ne sont évidemment pas les seuls lieux de transmission de la connaissance du passé, mais ils communiquent de la manière la plus systématique une certaine logique (et une certaine justification) de la manière dont se déroulent les conflits de toute sorte (sociaux, politiques, religieux...) et même concentrent l'attention des élèves sur certains types de conflits tout en en occultant d'autres. Depuis que l'État constitue l'entité de référence des relations entre peuples différents, il définit avec plus ou moins de vigueur cette orientation, suivant les régions, avec d'importantes variations d'emprise d'un pays à l'autre. Singulièrement, le modèle étatique français comporte la plus forte expression d'une politique éducative visant à établir et à renforcer le sentiment national. Raconter l'Histoire, la mettre en forme pour les générations futures constituent parmi les plus sûrs moyens pour former des citoyens fidèles à une image d'un territoire "en processus d'unification continu pendant des siècles" - suivant un processus quasi-naturel (et l'enseignement de la géographie complète cette édification).
Dans toute société, des conflits sur le contenu de cette Histoire traversent à la fois la représentation du passé (travail d'historien) et la présentation de ce passé (travail d'enseignant).
D'intentions différentes et distants dans le temps, dans des registres différents, Stephen MAC SAY d'une part et Laurence De COCK et Emmanuelle PICARD d'autre part nous entretiennent de ce processus de fabrication et de présentation de l'Histoire. D'autres auteurs bien entendus se sont attachés à l'étude des conditions de la transmission de la connaissance du passé et même participent aux luttes menées dans le cadre de la définition des politiques scolaires. Une des études les plus récentes, celle de Vincent BADRÉ, de 2012, est une étude systématique des manuels scolaires d'histoire pour le lycée et le collège.
Stephen MAC SAY, pseudonyme de Stanislas Alcide MASSET (1884-1972), partisan d'un enseignement libertaire et antimilitariste convaincu, aborde de manière polémique et détaillée comment l'Histoire est construite et enseignée. Dans L'Histoire devant l'homme et devant l'enfant (1972), l'auteur fait un survol assez précis à la fois de la constitution d'une Histoire (depuis la Grèce antique) et de son enseignement.
Sur la constitution de l'Histoire, les écrits d'HÉRODOTE, THUCYDICE, POLYBE, TITE-LIVE, TACITE, puis de FROISSART, COMMYNES (1445-1509), MONTLUC, BRANTOME, du Cardinal DE RETZ, SAINT-SIMON, BOSSUET (1627-1704), MONTESQUIEU (1689-1755), VOLTAIRE (1694-1778), KANT (1724-1804), CHATEAUBRIAND (1768-1848), et enfin d'Augustin THIERRY (1795-1856), GUIZOT (1787-1874), MICHELET (1798-1874), TAINE (1828-1893), MIGNET (1796-1884), QUINET (1803-1875), FUSTEL DE COULANGES (1830-1889), Paul LACOMBE (1848-1921) sont cités comme autant de jalons qui, dans la période contemporaine, préparent la vision de l'Histoire telle qu'elle apparaît dans les encyclopédies, dictionnaires et dans les oeuvres officielles.
Mais ce sont surtout les écrits de MICHELET (Un grand nom de l'histoire) qui sont selon l'auteur les pivots autour desquels s'organise une conception de la formation de la France. Il rappelle la conception de l'histoire décrite par MICHELET lui-même :
"Elle est le récit des événements passés qui se sont accomplis dans l'humanité. L'auteur de ce récit, l'historien, est, au sens étymologique du mot, un témoin. Témoin de quoi? Des événements. Mais ces événements sont passés souvent sans laisser de traces de leur passage, ou bien ces traces sont éparses dans de vieux livres, des lettres, dans des actes privés ou publics, dans les inscriptions gravées sur le bronze ou la pierre... La première tâche de l'historien est donc de retrouver ces traces des événements passés...Tâche pénible et délicate, car non seulement il est long et difficile de réunir les documents qui renferment les traces des hommes et des choses disparus, mais encore, après les avoir réunis, faut-il s'assurer de leur authenticité, découvrir leur provenance, déterminer la part de vérité qu'ils renferment. Et cela est l'oeuvre du savant. Avant tout l'historien doit être le savant." Certes, l'élaboration de l'Histoire provient de ces traces, mais l'enchaînement des événements effectués à partir de ces traces s'effectue souvent sous la pression téléologique d'expliquer le présent. La tentation est grande par ailleurs, lorsqu'il s'agit de raconter l'histoire d'un peuple de combler le vide entre les traces par l'imagination, quand il s'agit coûte que coûte de présenter un enchaînement logique des événements.
Comme l'écrit Stephen MAC SAY, "Sous l'emprise (de) préoccupations passionnées, l'histoire à laquelle (MICHELET) revient cesse d'être l'oeuvre réfléchie de la science pour prendre l'éloquence d'un plaidoyer et la véhémence d'un pamphlet. Plus d'exposition suivie, de récit continu des événements, mais une série de visions, d'apparitions, tantôt sereines, tantôt douloureuses et grimaçantes." Il reprend en conclusion du chapitre qu'il lui consacre la critique de Gustave LANSON (1857-1934, historien français de la littérature et critique littéraire) : "Peuple et poète, Michelet aborda son travail d'historien dans un élan d'amour pour les masses anonymes dans lesquelles la France avait successivement vécu et par qui elle s'était faite... Il avait une âme qui partout aimait, partout sentait, partout mettait la vie. A cette sensibilité extrême, il unissait tous les plus rares dons de l'artiste : la puissance d'évocation, l'imagination "visionnaire", qui obéissait à toutes les suggestions d'une sympathie effrénée, l'expression intense et solide, qui fixait le caractère en dégageant la beauté. Ce style de Michelet, âpre, saccadé, violent ou bien délicat, pénétrant, tendre, en fait un des deux ou trois écrivains supérieurs de son siècle".
L'élaboration d'un roman national se trouve au bout de ce processus, mélange de faits historiques avérés et d'interprétations parfois justificatrices. Ce sont finalement les mensonges de l'histoire qui sont gravées dans les oeuvres de beaucoup d'historiens, des travestissements historiques variables suivant leurs sympathies. Stephen MAC SAY illustre ce propos par l'exemple de la guerre de 1914-1918. Après une critique virulente de son élaboration, notamment entre les deux guerres mondiales, l'auteur pose la question finalement essentielle : L'histoire "vraie" est-elle possible? Il évoque tour à tour l'utilité, la possibilité de l'histoire, les obstacles à la connaissance des faits, le rôle de l'imagination au secours de l'historien lorsque apparaît un inconnu historique...
Si déjà, lors de l'élaboration de l'histoire, il s'avère qu'il n'est que le produit de conflits dont les répercussions ne sont pas éteintes lorsqu'elle est écrite, son enseignement passe par un processus que pointe l'auteur avec une sévérité tranchante : "Nous venons de soupeser le corps de l'histoire et d'en tâter la vraisemblabilité. Autre chose est l'enseignement... La latitude nécessaire, féconde, laissée au chercheur - de prospecter et d'ébranler, partout et par tous les moyens, les réalités, devient un danger quand l'histoire, de reconstructive, va se faire diffusante, quand, condensée en manuels, elle doit revenir à l'enfance et au peuples, quand nous passons à la répartition de ses connaissances. Ici, plus de fantaisie expérimentale, plus de projections imaginatives, mais la plus circonspecte agglomération et l'appel égal et méfiant des thèses, sans élection, sans - pour aucune - un importun droit de cité... Car, cette fois, nous consignons des "résultats". Et nous allons les apporter, les communiquer... Et nous risquons d'offrir l'erreur, partout perdante...
Pouvons-nous, devons-nous enseigner l'histoire aux enfants? Et dans l'affirmative, quel sera l'esprit des ouvrages qui en contiendront les notions, la méthode des maîtres qui les accompagneront? L'opportunité de cette instruction se présente sous deux aspects : les circonstances de l'âge, l'utilité d'un enseignement historique. D'une part, la période ordinairement consacrée à l'éducation infantile permet-elle d'aborder l'étude de l'histoire : 1 - sans dogmatisme ; 2 - sans prématurité ; 3 - sans propagande ; 4 - sans mensonge. D'autre part, quel peut être, au regard de l'avenir de l'enfant, l'avantage de l'enseignement de l'histoire : 1 - en tant que facteur du développement de ses facultés ; 2 - en tant que document pratique ; 3 - comme élément de culture générale. Enfin, comment, dans le milieu restrictif de l'école officielle, devons-nous mettre l'enfant en présence de l'histoire?...".
C'est à travers l'observation critique des manuels scolaires consacrés aux cours d'histoire que Stephen MAC SAY perçoit le contenu de l'enseignement diffusé. La mise en avant de l'Histoire comme étant l'histoire des batailles et des guerres, de lignées de royautés et de républiques, avec toute la galerie de personnages historiques aux biographies sommaires, éclate évidemment lorsque nous lisons ces manuels. Ces guerres et ces luttes "au sommet" pourrait-on écrire occupent le plus clair de l'espace de ceux-ci, notamment ceux produits avant les années 1970, dans une présentation chronologique, avec sa temporalité parfois abrupte. C'est pratiquement la raison d'État qui guide la rédaction de tels manuels, du moins en France comme en Russie, pour prendre les pays étudiés par l'auteur. Bien entendu, des tendances s'opposent à cette raison d'État, parmi le corps même des enseignants chargés de transmettre l'Histoire officielle : "L'école d'État - qui, de nos jours, se complique d'une école de classe - enseigne non pas l'histoire (en ce qu'elle peut avoir de consciencieux et de loyal), mais une histoire faite pour les besoins et les services de sa cause et la consolidation du privilège régnant. Réussir à écarter l'histoire de l'école apparaît comme un des plus beaux triomphes de la cause de l'enfant. Mais l'État y est trop attaché par ses intérêts pour se laisser dessaisir (...)." Les manuels scolaires, partiaux ouvrages déformateurs, sont des instruments de propagande nationaliste. Il existe d'heureuses tentatives d'une histoire internationale, mais qui restent seulement des tentatives qui n'entrent pas dans les programmes officiels. Opposé finalement à l'enseignement de l'histoire, du moins avant la quatorzième année de l'enfant, l'auteur termine toutefois par une sorte d'appel à expurger les manuels scolaires de scories guerrières, de tout ce qui relève "d'un patriotisme étroit, vaniteux et agressif" et de toutes les exaltations militaires, de façon à présenter une Histoire constructive.
On peut dire que l'histoire des manuels suit plus ou moins cette recommandation. Il y a tout un monde entre la manière dont l'histoire était enseignée sous la IIIe République, et même la IVe, et aujourd'hui. Par contre, c'est toujours dès un jeune âge que l'Histoire continue d'être enseignée
Laurence De COCK, professeure d'histoire/géographique au Lycée de Nanterre et Emmanuelle PICARD, chargée de recherche au Service d'Histoire de l'Éducation, avec La fabrique scolaire de l'histoire (2009), reprennent, avec d'autres auteurs, un certain nombre de thèmes soulevés par Stephen MAC SAY, en se concentrant sur une période très récente (grosso modo les cinquante dernières années), non sans rappeler des éléments historiques qui fondent la spécificité française en matière de politique éducative d'État.
Pour ce qui est de la IVe République, nous pouvons lire avec profit la contribution de Brigitte GAIT, qui va dans le même sens. Rappelons que le manuel scolaire et plus généralement l'enseignement de l'histoire est nulle par ailleurs plus centralisé qu'en France et ce depuis pratiquement le début du XIXe siècle, alors que dans beaucoup d'autres pays, cet enseignement est, soit diversifié suivant les établissements scolaires, soit différents suivant les localités (autonomie de certains régions, spécificité de traditions confessionnelles...)... La France est en outre, comme le rappelle Laurence de COCK, l'un des seuls où l'histoire est enseignée de l'école primaire au lycée sans discontinuité. Il existe également une évolution qui s'accélère depuis une dizaine d'années en France, dont il faut avoir à l'esprit : les manuels scolaires deviennent non des ouvrages complets de l'enseignement à effectuer mais de plus en plus des supports didactiques pour les enseignants.
Dans une préface de Suzanne CITRON comme dans un avant-propos de Laurence de COCK apparaissent la diversité d'historiographie et la succession de tendances opposées dans la présentation de l'histoire. Les enjeux institutionnels changent et suivant les tendances dominantes au Ministère de l'Éducation Nationale, les manuels scolaires, les directives d'académie mettent l'accent (ou même ordonnent) sur tels ou tels aspects de l'Histoire à enseigner en priorité. La fabrique scolaire de l'histoire examine dans le détail l'histoire scolaire française en montrant ses spécificités avant de se concentrer sur la place des acteurs du passé dans l'histoire enseignée. L'ouvrage présente ensuite l'impact des demandes mémorielles sur un système scolaire devenu poreux aux débats publics, et enfin la toile de fond, européenne et de mondialisation, des très récentes évolutions de l'écriture de l'histoire.
Emmanuelle PICARD expose le cadre réglementaire de la fabrique scolaire de l'histoire qui "se voit assigner (dès l'origine - 1802!) une fonction politique centrale dans la formation des futures élites.
A partir de la Restauration, le contenu enseigné devient un enjeu de débat. Dans un contexte de réaffirmation dynastique, le pouvoir souligne ainsi combien le présent s'inscrit dans la continuité historique et doit se lire comme un aboutissement. Cette thématique de la continuité, qui permet en particulier de dépasser les oppositions et les ruptures, pour reconstruire le fil d'une histoire commune, s'impose définitivement avec la Monarchie de Juillet, qui veut réaliser la synthèse de l'Ancien Régime et de la Révolution. Cette vision syncrétiste permet d'intégrer l'épisode révolutionnaire et ses apports dans le nouveau régime et offre la possibilité de réconcilier des mémoires antagonistes. On retrouve la même linéarité dans le projet politique de la IIIe République, et on peut encore le lire en filigrane dans les programmes actuels. L'histoire, dans un processus de démocratisation et de massification scolaire, devient alors un puissant instrument d'intégration nationale des différents groupes sociaux." En France, et plus que dans les autres pays, l'histoire est un objet de politique et de politique scolaire.
Patricia LEGRIS présente les programmes scolaires d'histoire dans l'enseignement secondaire, à travers leur constitution dans les divers groupes de travail officiels où les rapports de force dépassent largement les clivages droite/gauche.
De 1962 au aujourd'hui, se combattent en gros deux tendances de présentation de l'histoire : une présentation chronologique, faite de dates ou de périodes historiques obligatoires, franco ou européo-centriste, centrée en outre sur les grands hommes et une présentation culturelle, sociale, économique du passé, faisant une grande place aux différentes aires de civilisation, avec les peuples en action. A partir de différentes instances officielles ou officieuses, s'affrontent, délibèrent, négocient... décideurs politiques (président de la République, Premier ministre, ministre de l'éducation...), "historiens-experts" (inspecteurs généraux, universitaires, associations de spécialistes, syndicats d'enseignants, didacticiens...) et représentants de la "société civile" (associations d'anciens combattants...). Depuis les années 1980, le processus d'écriture des programmes est plus ouvert à la "société civile" où ce qu'on appelle les "enjeux mémoriels" très divers pèsent de plus en plus.
Évelyne HERY revient sur la signification du temps dans l'enseignement de l'histoire. Elle met en évidence les décalages inévitables entre le temps que l'enseignement construit et les problèmes d'ordre temporel que se posent les historiens.
"Mais on peut s'entendre sur le fait que le temps historique, dans l'histoire scolaire comme dans l'histoire produite par la recherche, est un temps reconstruit, pensé, différent du temps vécu des élèves, dont la maîtrise rend possible (doit rendre possible) la lecture de la complexité du réel et la mise à distance du passé. A ce titre, la construction du temps historique est un des enjeux de l'enseignement de l'histoire. Le commerce que les élèves entretiennent avec les temps (présent/passé/avenir), les connaissances qu'ils acquièrent en classe d'histoire, nourrissent des représentations sociales. A l'heure où se posent des question de perte de repères - dans le présent -, de crise de représentation de l'avenir et d'instrumentalisation du passé, ces questions se posent avec davantage d'acuité." Il s'agit tout à la fois de la construction d'une conscience historique (sentiment d'appartenance à une (ancienne) même communauté), de la construction d'une conscience civique (la perception de l'histoire n'est pas détachable de la perception du rapport dans le temps présent avec les autres). Il existe malheureusement dans l'enseignement de l'histoire des raccourcis, des amalgames et des périodisations erronées (même du point de vue strictement historien) qui gênent la formation de ces deux consciences. Vu la quantité importante des faits à présenter dans des temps relativement courts et la difficulté de résoudre des difficultés pédagogiques de première ampleur (comment présenter le temps long et le temps court, comment mettre en regard le passé lointain et la période contemporaine...), nous percevons que nous sommes loin d'un enseignement de l'histoire qui les permettent.
A travers le jeu entre acteurs intervenants dans la fabrique scolaire, Laurence de COCK et Emmanuelle PICARD montrent surtout le tournant des années 1990. Après deux décennies d'expérimentations, le milieu des années 1990 marque le retour "à une forme très standardisée de manuels, desquels sont exclus les aspects critiques et les débats historiographiques. En revanche, la place faite aux documents iconographiques est de plus en plus importante et répond avant tout à un critère esthétique." Cette perte de substance accompagne l'apparition d'une histoire culturelle. Ce qui frappe les auteures, c'est l'absence des groupes sociaux, des groupes culturels, des hommes et des femmes, moteurs de l'histoire, qui ne serait pas vue d'en haut.
Elles pensent voir là un cadre explicatif "placé sous un triple parrainage épistémologique : le premier relève du fameux "retour à l'événement" associé au renouveau d'une histoire politique qui produit des cadres d'analyse conceptionnel réducteurs - "totalitarisme", "culture politique" ; le second découle de l'arrivée d'une histoire culturelle qui vient supplanter l'histoire des mentalités et pénètre les programmes scolaires en prétendant offrir des modèles interprétatifs nouveaux relevant d'une histoire des représentations vaguement teintée d'anthropologie historique ; le troisième est la dimension patrimoniale des programmes, notamment au collège (dimension explicitement mémorielle)". Ce qu'elles critiquent le plus, c'est sans doute une vision téléologique de l'histoire, l'explication de la causalité en fonction de ce qui est actuellement. Les évènements semblent s'imposer deux-mêmes et la culture fait agir les individus. Alors que l'histoire pourrait être présentée comme une succession d'événements provenant de choix d'acteurs, mettant en évidence des possibilités historiques alternatives, elle est finalement le déroulement logique aboutissant à la situation actuelle, et sans doute le meilleur déroulement logique...
Mais nous mettrons sans doute cette critique comme relative, car de plus en plus les manuels sont conçus comme supports du cours de l'enseignant, qui sans doute, vu le flou de certaines notions qui y sont avancées, a tendance, à partir de directives d'académie sur les programmes qui indiquent les périodes à étudier et les événements-clés à mettre en valeur, à constituer lui-même le corps de l'enseignement. Une certaine tendance peut se dégager alors : prenant appui sur sa propre culture scolaire, précisément celle qui s'est formée par des découpages plus précis et plus tranchants - et nous connaissons des professeurs d'histoire qui prennent pour base d'anciens manuels d'histoire - il propose un enseignement plus charpenté que celui que l'on pourrait déduire de la lecture des nouveaux manuels. Ce que les études disent peu, c'est finalement la pratique des enseignants par rapport aux manuels à la disposition des élèves.
Ce sentiment est reflété fortement dans la contribution de Marie-Albane de SUREMAIN : Entre clichés et histoire des représentations : manuels scolaires et enseignement du fait colonial, comme par celle d'André LOEZ sur la fabrique scolaire de la "culture de guerre".
A ce propos, l'étude de la guerre de 1914-1918 au lycée, s'appuie dans les manuels sur une iconographie abondante à base de propagandes des divers camps en présence et un contenu laconique très général qui n'apporte pas vraiment de connaissances aux déroulements des faits, aux causes de celle-ci comme à ses conséquences. C'est surtout l'impression d'une "brutalisation" des moeurs qu'ils semblent vouloir indiquer, dans le fil droit des écrits de l'historien George MOSSE. Il y aurait eu, dans la civilisation occidentale, une brusque dégradation des moeurs, plus violentes qu'auparavant, qui trouverait son expression et son amplification dans le vécu de deux guerres mondiales. Nous ne sommes absolument pas d'accord avec cette vision de l'évolution de l'Occident, mais le propos ici est autre. L'auteur demande pourquoi ces manuels privilégient à ce point les visions spontanées des événements au détriment des pratiques et des réalités des différents acteurs. "Cette multiplication des images et du "culturel" au détriment des réalités et des pratiques quotidiennes - également observable pour d'autres problèmes et d'autres périodes comme l'histoire coloniale - est sans doute l'effet le plus préjudiciable de l'importation incontrôlée de la "culture de guerre" dans le champ scolaire." Simplifications, omissions, décontextualisation se bousculent dans ces manuels. Il semble qu'à l'analyse des faits soit préféré l'impact émotif des images, elles-mêmes orientées, trompeuses et ambigües. Et l'enseignant, et cela clôt cette contribution, est obligé de s'approprier les débats et les outils critiques pour faire une présentation distanciée et critique de l'Histoire.
Vincent BADRÉ, dans son livre L'Histoire fabriquée? (2012) s'attache à une lecture critique systématique de manuels scolaires dans le lycée et le collège, manuels en provenance de plusieurs éditeurs, dont chacun a une manière propre d'appliquer les directives ministérielles et de présenter l'Histoire...
L'auteur, professeur d'histoire géographie depuis 2001 en banlieue parisienne, désireux de comprendre comment l'Histoire est enseignée actuellement, réalise un travail de lecture et de critique, chapitre par chapitre, d'abord très précisément, puis globalement en fin d'ouvrage. Après avoir découvert, suivant ses propres termes, quelques tendances idéologiques de fond des manuels à partir de l'histoire de l'Antiquité qui est enseignée en classe de sixième, il parcourt surtout les livres de seconde, première et terminale générale. Il s'appuie sur les ouvrages de cinquième pour les chapitres qui ne sont pas de nouveau enseignés au lycée : la naissance de l'islam, les royaumes africains du Moyen Âge et l'absolutisme de Louis XIV. Son travail intervient sur une période d'enseignement où l'apprentissage de l'Histoire a été renouvelée : les manuels ont été renouvelés entre 2009 et 2012. Les rédacteurs de ces manuels utilisent souvent un choix d'exemples orientés par le souci de faire découvrir des valeurs dominantes aujourd'hui.
Il ne s'agit pas pour Vincent BADRÉ d'une volonté délibérée, mais de l'influence indirecte de ces valeurs sur les rédacteurs de manuels. A la fin de son livre, il présente des synthèses, qui ont le mérite de faire le survol des manières d'apprendre l'Histoire du XVIe siècle à aujourd'hui. Avec les manuels actuels, l'élève construit de plus en plus son savoir à partir de documents et le professeur bénéficie d'une certaine liberté que ses prédécesseurs n'avaient pas ou ne voulaient pas utiliser. Mais dans les manuels eux-mêmes, hors documents "à l'appui", l'histoire devient progressivement plus abstraite et théorique. De manière forte, ils diffusent les valeurs que les programmes drainent : pro-républicains, pro-européens, pour l'équilibre social et de la diversité culturelle. Il est très rare qu'un auteur de manuels scolaires affirme ouvertement qu'il privilégie certaines opinions par rapport à d'autres et semble ainsi confirmer la perception courante selon laquelle les manuels sont orientés politiquement et oublient de parler d'un bon nombre de sujets ou de points de vue. Mais l'enseignement réel de l'histoire n'est pas uniquement le contenu des manuels. Certains sont difficiles à lire sans la médiation d'un enseignant et en partie du fait de volumes d'heures restreints - qui ne permet jamais d'aller au bout du programme, (mais c'était le cas déjà à la fin des années 1960, remarque toute personnelle). Pour Vincent BADRÉ, toutefois, les manuels sont souvent peu ouverts au pluralisme et à l'esprit critique, certains textes et certaines illustrations semblant parfois sortis tout droit d'outils de propagande ; ils reflètent un certaine "âge du renoncement", un angélisme et une dévalorisation de l'action. Il existe un certain refus des héritages culturels européens, et, vu les remarques distillées lors de l'étude époque par époque, notamment des héritages religieux. Plus grave selon l'auteur, les manuels ne parlent pas assez de la culture ouvrière à Paris et ne valorisent jamais le travail et la technique. Les groupes sociaux sont pourtant les moteurs de cette Histoire. Si l'idée de République est valorisée, c'est surtout pour cultiver le consentement à ce qui existe, l'étatisme étant l'ultime refuge. C'est surtout l'oubli d'éléments importants que pointe le professeur d'histoire et de géographie ; il s'ensuit une lecture partielle et biaisée des événements et le lien entre les événements se perd très facilement à la lecture des manuels. En outre, le choix de donner une plus grande importance à l'iconographie, souvent sans beaucoup d'explications, privilégie l'émotion à la réflexion.
"Il y a derrière cela un certain réductionnisme qui privilégie des causes et des motivations économiques et sociales sur des dimensions personnelles, morales et spirituelles. Les manuels ont tendance à préférer la théorie aux réalités concrètes. On étudie les "expériences politiques" de la Révolution plutôt que son déroulement précis. Le rôle du climat, des questions de finance et des personnalités est très peu montré dans ces événements alors que les orages de 1788 autour de Paris et les hésitations de Louis XVI ont joué un grand rôle. La faiblesse du raisonnement peut aussi venir de définitions imprécises et de distinctions oubliées. On parlera faussement de la "haine des chrétiens" contre l'empereur romain sans montrer qu'ils disaient l'honorer tout en refusant de l'adorer." Au total, "tous les manuels donnent quand même une certaine proportion de documents ou de réflexions originales et critiques. Savoir les découvrir et en faire son miel passe par le développement de l'Art de penser (suivant Pascal IDE) qui donne un regard critique et logique. La méthodologie historique, qui a été étudiée par de nombreux historiens, tels que Langlois et Seignobos, Marc Bloch, Henri-Irénée Marrou, Antoine Prost ou Paul Veyne, commence par cette critique "interne" qui se demande si les informations que nous recevons sont cohérentes et logiques. Elle continue par un critique "externe" qui compare ces informations aux connaissances disponibles par ailleurs et s'ouvre aux immenses résultats du travail des historiens".
Nous nous garderons de conclure ici cet aspect des conflits dans l'institution scolaire où des logiques contradictoires continuent de s'affronter. Sans doute assistons-nous à un tournant dans la politique scolaire, notamment en histoire... Mais il est toujours difficile de comprendre les événements dans la fabrique sociale, surtout s'ils se succèdent rapidement, sans la prise de distance nécessaire.
Seul le temps - précisément - pourra nous dire si nous assistons véritablement à un tournant (dans ce fameux virage libéral de l'histoire de l'Occident), ou s'il ne s'agit que d'une péripétie avant un retour à une politique plus directive. La seule observation que nous pouvons faire, c'est que nous assistons véritablement à un éclatement des pratiques possibles en matière d'enseignement de l'histoire, sous la pression des groupes désireux d'affirmer leur histoire concurremment à une histoire de la France, mais aussi sous la pression venant du monde enseignant, pour une grande part voulant un élargissement de la vision de l'histoire dans tous les pays de l'Union Européenne (voir des aspects du programme Emmanuelle)... Cet éclatement, qui est seulement engagé, car prédominent encore beaucoup d'éléments imposés dans la politique de l'Éducation aux niveaux nationaux, suit-il une tentative de substituer à une histoire commune contestée (concomitante à la contestation de prérogatives autrefois réservée à l'État) une histoire des communautés très différentes mais finalement englobée dans une même culture aux contours flous? Et dans le même mouvement, y-a-t-il une occultation des logiques les plus conflictuelles (ce que l'historiographie de la Révolution Française actuelle pourrait faire entrevoir) des différentes parties de la société - élargie au-delà des frontières étatiques pour faire place à une relativisation de ces conflits, voire à leur disparition dans les consciences collectives, au profit d'un vécu événementiel entre individus, sans liaison historique? Toujours est-il que les questions posées tant par Stephen MAC SAY, Laurence de COCK et Emmanuelle PICARD sur la constitution et l'enseignement de l'histoire demeurent. Ces mêmes questions reviennent dans le travail de Vincent BADRÉ.
Stephen MAC SAY, L'Histoire devant l'homme et devant l'enfant - Pauvreté et nocivité de l'histoire - L'histoire-fable et l'histoire enseignée, La Ruche Ouvrière, 1972. Sous la direction de Laurence de COCK et d'Emmanuelle PICARD, La fabrique scolaire de l'Histoire, Illusions et désillusions du roman national, Agone, 2009. Brigitte GAÏT, Les manuels scolaires et la fabrication d'une histoire politique, L'exemple de la IVe République, Genèses n°44, Septembre 2001. Vincent BADRÉ, L'histoire fabriquée?, Ce qu'on ne vous a pas dit à l'école..., Éditions du Rocher, 2012
SOCIUS
Revu et Actualisé le 4 avril 2018. Relu le 3 mars 2020