De même que la littérature économique est emplie de théories sur les cycles économiques, sur leur existence et les moyens de les utiliser ou de les contrarier, de nombreux ouvrages discutent des cycles de dépenses militaires. Ceux-ci dépendent, mais pas seulement, d'interrelations politiques, stratégiques et militaires et la discussion porte sur les dépenses militaires contemporaines, avec l'existence de complexes militaro-industriels, ces cycles ne semblant être réellement décelables que depuis la révolution industrielle.
Ces cycles sont liés à la situation internationale. Ainsi après la fin de la guerre froide, les dépenses militaires mondiales ont commencé à baisser, sur plusieurs années consécutives, mais la tendance s'est inversée et elles ont recommencé à augmenter à la fin des années 1990. Bien que les données relatives aux dépenses militaires dont on dispose, comme le rappellent les organismes de l'ONU qui traitent de ces questions, restent incomplètes, il est néanmoins possible d'aboutir à des conclusions générales quant à l'ampleur et au taux d'accroissement de ces dépenses. Pour fixer un ordre de grandeur qui convainc de l'importance persistante de ces dépenses, le SIPRI estime à près de 1 464 milliards de dollars, soit 2,4% du PNB mondial, le montant réel des dépenses en 2008. L'augmentation entre 1998 et 2008 des dépenses militaires est de 47%.
Cette masse pèse dans les échanges internationaux, et s'il existe de véritables cycles de dépenses militaires, ceux-ci doivent agir sur l'ensemble des autres cycles économiques.
Depuis que la production et la vente des armements et d'équipements militaires de toute sorte est l'objet d'un cycle production-consommation (avec tous les aspects macabres que cela peut comporter...) ou d'un cycle production-destruction de marchandises (où la destruction peut être tout simplement le résultat de leur obsolescence, mise au rebut, report sur un marché d'occasion d'ailleurs florissant) ils entrent tout simplement dans l'économie globale. Comme ces équipements et ces armements évoluent de plus en plus vite, non seulement dans des courses aux armements effectives entre arsenaux rivaux, mais également dans des courses aux armements virtuelles, dont certaines sont simulées par ordinateur, nous pouvons concevoir l'existence de cycles économiques influencés par des cycles de dépenses militaires.
Il existe plusieurs manières de mettre en évidence ces cycles bien particuliers. Des auteurs ont élaboré des modèles théoriques, d'autres préfèrent rester sur le plan des "faits" et des faits souvent contemporains ou proches. Avec évidemment la difficulté du manque de recul.
Les auteurs des deux contributions que nous retenons pour l'instant, avant d'en venir à des modèles théoriques, tentent de cerner les évolutions récentes, en se livrant à une analyse de sociologie industrielle pour l'un, en faisant appel à des données chiffrées, des statistiques économiques pour l'autre, qui ne peuvent bien entendu être les seuls supports à une approche globale du problème.
Pour cerner l'existence de ces cycles bien particuliers, puisque soumis aux aléas stratégiques, il faut poser d'abord la question des relations entre dépenses militaires et besoins de défense. Justement, quelle est la situation des dépenses militaires par rapport à ces besoins de défense?
Renaud BELLAIS, chargé d'études au centre des Hautes Études de l'Armement du ministère français de la défense, analyse (dans une Conférence à Grenoble en décembre 2000) sur un moyen terme cette situation.
"La révolution industrielle et les progrès fulgurants de la science et de la technique ont radicalement transformé l'art de la guerre ; et le vingtième siècle a été marqué par un accroissement spectaculaire des budgets militaires. Plus encore, l'après-guerre s'est caractérisé par un niveau de dépenses militaires proche des périodes de conflit en raison d'une course effrénée des armements entre les États-Unis et l'Union Soviétique - et leurs alliés. La fin de la guerre froide laissait espérer une baisse marquée des budgets de défense - qui s'est effectivement produite - et l'abandon de cette logique de surenchère militaire. Pourtant, une décennie à peine après l'effondrement du bloc soviétique, il apparaît que la période de reflux est achevée et que les principaux pays vont entrer dans le XXIe siècle en engageant un accroissement de leurs dépenses militaires. Se pourrait-il alors que la logique de course aux armements ait survécu à la disparition de l'Union Soviétique? Ce processus a en effet été fortement associé au conflit Est-Ouest, en particulier en raison de la conclusion des multiples accords dans les années 1970 et 1980 visant à limiter le surarmement. Cependant, cette logique préexistait à la période d'après-guerre, en particulier dans le domaine naval à la fin du XIXe siècle. Serions-nous entrés dans un nouveau cycle ascendant de dépenses militaires et une surenchère au niveau international dans une quête sans fin de supériorité stratégique? La reprise des dépenses ne correspondrait-elle pas plutôt à la nécessité d'adapter les armées aux évolutions technologiques et aux nouvelles missions dont elles ont la charge?"
Revenant aux principes de la course aux armements, l'auteur se réfère à la définition qu'en donnent SANDLER et HARTLEY (après beaucoup d'autres en fait, précisions-nous) (The Economics of Defense, Cambridge University Press, 1995) : "Quand deux ou plusieurs nations ou alliances ayant des enjeux conflictuels s'engagent dans un accroissement concurrentiel de leurs armements et de leur personnel militaire, une course aux armements se produit". Ce processus, poursuit le même auteur, "se caractérise en particulier par un mécanisme d'action/réaction au travers duquel un pays accroît son potentiel militaire en réponse à l'augmentation de celui de ses adversaires potentiels. La période de guerre froide correspond bien à une telle définition, mais c'est également le cas de la période antérieure (...) ou de contextes régionaux spécifiques (...). Les dépenses militaires adverses constituent un fait déclenchant, car elles sont perçues comme une menace." "Mais le contexte actuel se place t-il dans une telle logique? Beaucoup d'éléments permettent d'en douter. De fait, la course aux armements nécessite l'affrontement de puissances de même ampleur. Or ce n'est plus le cas (...). La contestation du leadership américain n'est plus d'actualité, ce qui rend assez improbable au regard des données actuelles une course mondiale aux armements telle que nous l'avons connue au cours de la guerre froide. En outre, alors que l'après-guerre était marquée par un rapport de forces entre puissances de taille similaire et recourant à des instruments de puissance de même ordre, les situations récentes se caractérisent par des conflits asymétriques, c'est-à-dire des affrontements dans lesquels les belligérants ne recourent pas aux mêmes outils militaires. L'asymétrie devient même parfois l'arme du plus faible (économiquement et/ou technologiquement). A l'opposé, l'effondrement de l'Union Soviétique a grandement résulté de son incapacité à suivre le rythme d'investissement financier et technologique imposé par les États-Unis. Ce type de "victoire" au travers d'une course aux armements n'aurait pas de sens dans les conflits actuels, ce qui explique les réticences à l'encontre du programme anti-missiles américain. De ce fait, les stratégies de défense développées depuis la seconde guerre mondiale deviennent en partie inopérantes face à des adversaires qui ne jouent pas sur le même plan que les forces armées traditionnelles. (...) L'accroissement des dépenses militaires ne répond-il pas plutôt à la nécessité d'adapter les forces armées aux nouvelles formes de conflit en faisant évoluer les instruments de la puissance?"
Les évolutions en cours s'apparentent "plus à une mutation de la défense qu'à l'entrée dans une nouvelle course aux armements. L'après-guerre froide se caractérise par de multiples ruptures qualitatives auxquelles les forces armées cherche à s'adapter. L'inversion de tendance dans les budgets d'équipement (baisse de l'armement terrestre, accroissement des équipements électroniques et d'informations, hausse de l'armement naval et aérien) s'explique en partie par la transformation des risques auxquels doivent faire face les États. Si l'affrontement de blocs n'est plus à l'ordre du jour, nous sommes encore loin d'une fin de l'histoire en ce sens que de nouveaux périls - certes plus diffus mais non moins importants - pèsent sur la sécurité internationale. Les impacts des technologies de l'information en sont un exemple. D'un côté, elles permettent un formidable bourgeonnement d'activités et transforment les secteurs industriels ; de l'autre, elles offrent à des États ou des groupes d'individus des ressources militaires auxquelles ils n'avaient pas accès auparavant en raison du coût prohibitif des armements de la guerre froide." "L'intégration des bases industrielles et technologiques civiles et de défense tout comme les avancées technologiques récentes ont fait disparaître le relatif "confort" intellectuel du conflit Est-Ouest : les menaces sont moins facilement prévisibles, donc anticipables, et imposent une plus grande veille informationnelle."
Ce qui fait proliférer tout azimuts des dépenses visant à prévenir des conflits potentiels de toute sorte, qu'il s'agisse d'agression extérieure ou de conflit intérieur. Afin de prévenir toute "surprise technologie", les doublons dans les programmes de recherche militaire se multiplient. "La préservation des capacités militaires d'un pays requiert (...) la production/réception d'un flux continu de connaissances scientifiques et techniques".
Pour le chercheur au Laboratoire Redéploiement Industriel et innovation à l'Université du Littoral Côte d'Opale, à Dunkerque, "l'armement doit naviguer entre deux écueils, une continuité rassurante (....) et un biais technophile qui survalorise les améliorations incrémentales. Dans les deux cas, l'enfermement intra-paragmatique constitue une menace sur les capacités militaires d'un pays - en dépit de la valeur des équipements qu'il produit. De fait, les phénomènes d'hystérésis industrielle et/ou technologique aboutissent à un décalage croissant entre les missions qui échoient (...) aux forces armées et la base industrielle et technologique de défense dont elles disposent. C'est la raison pour laquelle la distinction entre ruptures paradigmatiques et course aux armements est parfois difficile à établir."
Les études de KOVACIC et SMALLWOOD (1994), de Joe BAIN (Barriers to Entry, 1956), de WILLIAMSON (1967), de KALDOR (1983) et de KURTH (1972, 1993) convergent pour montrer une tendance des entreprises spécialisées dans la production d'armement et même dans la sous-traitance, à préserver les situations et les savoir-faire acquis, source de rentes prolongées, tendance favorisée par les habitudes des armées envers ces entreprises ; ce qui s'oppose aux révolutions technologiques nécessaires. Cela favorise la continuité technologique et les investissements irréversibles, même lorsque les capacités technologiques de certains armements vont au-delà des besoins réels des armées. Cette tendance semble difficilement contournable et ne semble pas pouvoir être freinée par la contrainte budgétaire, car il apparaît que la quantité et la qualité des armements ne forment pas de parfaits substituts. Tout au plus, nous pouvons constater un retard dans les livraisons des armées.
KALDOR (1981) propose la notion de "technologie conservatrice" pour caractériser les mécanismes qui régissent les choix des forces armées. Du coup, il semble que les armements ressemblent "de plus en plus, au fil des générations, à un "arsenal baroque" - en ce sens que les innovations incorporées sont de plus en plus mineures, incrémentales.' A des armements derniers cris, à la pointe, juste à la limite pour être utilisés par des techniciens compétents, se mêlent des matériels quasiment obsolètes - compte tenu des techniques présentes sur les champs de bataille - mais maintenus par habitude, par facilité de maniements ou... parce qu'ils ont été achetés!
"Lorsque les phénomènes d'hystérésis l'emportent, l'augmentation des dépenses de défense peut s'identifier à un processus de course aux armements (...), car le surcroît d'achats se porte sur des équipements "classiques". Au contraire, lorsque les promoteurs des ruptures réussissent à se faire entendre, l'accroissement budgétaire offre une opportunité pour financer le développement de systèmes novateurs - ce qui permet aux forces armées d'acquérir les équipements idoines par rapport aux missions qui leur incombent. Dans le contexte actuel, pour comprendre la logique dans laquelle s'insèrent les augmentations réelles des budgets de défense, il est intéressant de saisir la manière dont les ruptures paradigmatiques se produisent dans le domaine de la défense."
Compte tenu des difficultés des militaires à intégrer les innovations technologiques militaires, compte tenu des luttes pour maintenir des positions acquises par les différents personnels des armées, "l'évolution du rapport défense/technologies en longue période prend la forme d'équilibres ponctués, la production d'armements se caractérisant par une succession de stabilité et des moments de profonde transformation qui résultent de ruptures technologiques. Cette situation n'est pas sans conséquences sur la mise en concurrence des entreprises et la redéfinition du périmètre de la base industrielle et technologique de défense. Lorsque les systèmes évoluent au sein d'un champ technologique stable (...) la concurrence s'avère limitée et l'impératif de la continuation l'emporte. la concurrence s'accroît notablement lorsque la demande militaire s'exprime dans un champ technologique instable". L'auteur indique deux cas de figure :
- un accroissement du rythme d'innovation pour les technologies demandées par les militaires remet en cause l'intérêt du potentiel technologique des producteurs en place, soit en créant une différenciation entre eux (accroissement de la concurrence interne), soit en permettant à de nouvelles entreprises d'entrer dans ce marché (concurrence externe) ;
- l'apparition de technologies rivales ou alternatives à celles qui sont utilisées par les entreprises en place transforme les technologies les plus anciennes en handicap face à de nouveaux entrants potentiels ; à partir du moment où les militaires optent pour les nouvelles technologies, il se produit une recomposition de la base industrielle et technologique de défense.
Les armées sont entrées dans une période de doutes, tant stratégiques que technologiques, qui accroissent les tendances à multiplier les dépenses dans des direction différentes, et ceci d'autant plus que le complexe militaro-industriel lui-même pousse à engager une "veille" constante. Les responsables en sont si bien conscients, que Renaud BELLAIS conclue que les "hésitations ne doivent cependant pas servir les seuls intérêts des entreprises en place, mais susciter une réflexion sur les besoins à long terme des forces armées et engager ces dernières à accroître leur veille pour ce qui concerne les évolutions scientifiques et techniques, de manière à pouvoir garder une réactivité importante leur permettant de s'adapter aux évolutions présentes et futures". Le problème est que ce qui pousse vers cet accroissement réside souvent principalement, en temps de "paix" dans le complexe militaro-industriel lui-même... On pourrait même penser que plus l'horizon d'une guerre s'éloigne, moins les préoccupations strictement militaires dominent et plus les inquiétudes des entreprises de matériels militaires augmentent, lesquelles veulent peser davantage sur les décisions budgétaires...
Yves BELANGER et Aude FLEURANT retracent le cheminement du plus récent cycle des dépenses militaires mondiales (Revue Interventions économiques, 2010) et mettent en évidence les phénomènes économiques et industriels qui l'ont caractérisé. Ils se penchent, comme Renaud BELLAIS, sur le processus d'investissement actuel, qui pourrait bien mettre fin à une évolution cyclique des dépenses militaires. Ils indiquent l'apparition d'un nouveau paradigme sécuritaire, le tracé technologique qui l'accompagne et la mutation au sein de la base industrielle qui en résulte.
La question de l'influence des dépenses militaires sur le cycle économique (GALBRAITH entre autres) est déjà l'objet d'une abondante littérature, de même que l'impact des dépenses militaires sur l'influence des nations dominantes (Paul KENNEDY entre autres). La relation entre dépenses militaires et performance économique "avait plus d'importance il y a 30 ou 40 ans lorsque les budgets de la défense capitalisaient une portion significative du PIB (8 à 10%) et constituaient la principale dépense des gouvernements. Cela est peut-être moins pertinent aujourd'hui alors que les dépenses militaires se situent plus rarement au-dessus de la barre de 5% du PIB. (...) L'impact des dépenses militaires sur l'économie globale est sans doute encore une réalité, mais leur capacité à en bouleverser la trajectoire n'est certainement plus ce qu'elle était. Par contre, il n'est pas rare de voir un pays ponctionner son budget de la défense en vue de contribuer à la solution de problèmes économiques. (...)"
"Pour nombre de chercheurs, constatent-ils, "l'économie de la défense fonctionne selon sa propre logique et son propre cycle". Les entreprises du secteur militaire bénéficie de la dynamique de ce cycle, de par sa forme, des cycles longs de production, qui leur permettent d'échapper à certains aléas conjoncturels (Renaud BELLAIS). C'est ce caractère "apparemment inéluctable" qui amènent ces auteurs à analyser le sujet de plus près, comme le font d'ailleurs Jean-Paul HEBERT (Dimensions régionales de la production et des transferts d'armement, 2009) ou Hélène MASSON (La comparaison des budgets de défense en Europe, 2004) ou encore HARTLEY, KEITH et Todd SANDLER (The Economics of Defense Spending, 1990)...
Ils font plusieurs constations :
- On observe une relation généralement directe entre l'allocation de fonds aux forces de défense et les conflits d'envergure. Les guerres en Irak et en Afghanistan semblent avoir eu cet effet. En reculant plus loin dans le temps, on constaterait l'existence de mouvements à la hausse pendant la guerre du Vietnam, la guerre de Corée et aussi, bien entendu, pendant les deux grandes guerres mondiales. Mais en analysant le sujet d'un peu plus près on découvrirait aussi que ce sont surtout les crises et l'insécurité qui en a résulté qui ont alimenté ce cycle. En effet la guerre de Corée n'explique pas la hausse des investissements en défense des années 1950 et du début des années 1960, pas plus que la guerre du Vietnam ne permet de comprendre le réinvestissement massif de la première moitié des années 1980. La rhétorique anti-soviétique de ces périodes propose une interprétation plus éclairante.
- En isolant les dépenses effectuées sur différents continents, on constate que le profil budgétaire des trois principales sources d'alimentation du marché mondial (88% des dépenses militaires en 2008) que sont l'Amérique du Nord, l'Europe et l'Asie est fort différent. Alors que le tracé nord-américain semble correspondre à l'évolution du marché mondial, il en va autrement en Europe et en Asie. En fait, il apparaît qu'une fois sortie de la logique de guerre froide, l'Europe a plutôt stabilisé ses dépenses. En Asie, la croissance semble avoir été continue. Elle se serait même légèrement accélérée depuis le début des années 2000. Les fluctuations internationales seraient donc essentiellement le fait de l'Amérique du Nord, un constat qui n'a rien d'étonnant étant donné que la surpuissance américaine est à l'origine, bon an mal an, de 40 à 50% des dépenses militaires planétaires et que son industrie de défense alimente près des 2/3 du marché mondial.
- L'évolution du Canada, malgré que son économie de défense ne corresponde qu'à 3% de celle des États-Unis est semblable à celle des Etats-Unis (au niveau budgétaire) et il semble qu'il existe une dimension quasi-continentale aux fluctuations budgétaires de défense.
Sommes-nous pour autant devant un cycle périodique où s'agit-il d'un phénomène limité dans le temps? L'analyse de l'évolution des dépenses américaines permet de constater que l'écart entre le premier sommet de 1945 et le suivant (1953) est de 8 ans, que celui du deuxième (1969) est de 16 ans, du troisième (1987) de 18 ans et finalement il semble bien que le plus récent atteindra 24 ans. A moins de faire des exceptions et d'établir ou de déterminer une marge d'erreur plutôt généreuse entre les sommets de la courbe, il faut reconnaître qu'il ne s'agit pas d'un cycle très régulier, mais plutôt d'une fluctuation dont il reste à déterminer le profil. Ces années-ci, les États-unis et le Canada semblent être sur le point de compléter leur plus forte période de croissance en matière de dépenses militaires depuis la Seconde guerre mondiale. Le récent cycle mit en route à la fin de la guerre froide aura donné lieu à une période de décroissance entre 1989 et 1997, à une reprise lente entre 1997 et 2001 et à une phase de progression plus consistante entre 2001 et 2010.
Les deux auteurs cherchent à comprendre la dynamique de ce cycle dans l'optique d'identifier les phénomènes qui l'ont alimenté et les transformations qui l'ont caractérisé. Ce phénomène n'est pas mécanique. Depuis la fin de la guerre froide, il s'inscrit dans une dynamique complexe. Pour l'amorcer, il aura fallu la convergence de plusieurs éléments incluant un facteur déclencheur, la présence d'une volonté politique de l'exploiter, la disponibilité de nouvelles technologies et un état de préparation adéquat de la base industrielle de défense. S'agit-il de dénominateurs communs à toutes les phases de fluctuation observées depuis 60 ans? ici la prudence s'impose pour eux, mais ils tentent de le déterminer.
Le passage à un nouveau plan économique, industriel et technologique dans les années 1990, la volonté de consolider le leadership militaire des États-Unis, la relance des investissements militaires, combinant opportunité et volonté semblent converger et s'alimenter les uns les autres pour former un nouveau cycle de dépenses militaires, très sensible entre 2001 et 2010 (le budget militaire augmente de 78%).
Ce mouvement est favorisé depuis les instances gouvernementales par la bienveillance envers de nouvelles concentrations d'entreprises. Les programmes les plus complexes sont confiés à 6 grands groupes américains (Boeing, Lockeed-Martin, Northrop-Grumman, Raytheon, General Dynamics et L-3 Communications), une véritable élite qui se caractérise par la maîtrise simultanée de fonctions de gestion de programmes, de développement de systèmes de communication avancées et de fabrication de plates-formes majeure. Ces 6 acteurs clés de la base industrielle de défense se voient confier des responsabilités qui se reflètent dans l'attribution de contrats de premier plan et par une mainmise étendue sur l'industrie de défense. Parallèlement à cette évolution inédite du pouvoir entrepreneurial sur les grands programmes militaires (il n'y a plus de concurrence gigantesque, de duels sur le marché intérieur des armements... sauf en dédoublant systématiquement l'approvisionnement pour tout type d'équipement!), on assiste à une montée en puissance de l'entreprise privée dans les opérations de gestion. Des milliers d'entreprises de consultations sont invitées à participer au processus d'évaluation du besoin militaire et du suivi des dossiers, incluant la validation des résultats déclarés par les intégrateurs et autres producteurs d'armements. Le changement d'administration ne semble pas indiquer ne fut-ce qu'une inflexion de tendance.
Pour conclure, les deux auteurs écrivent : "Pour en venir à notre question de départ, il faut reconnaître que rien ne semble annoncer l'amorce d'un nouveau cycle baissier. Des compressions budgétaires surviendront sans doute à court terme en fonction de la fin de la guerre en Irak et de l'évolution du dossier afghan dans des pays comme les États-Unis, le Canada et le Royaume-Uni. D'autres révisions à la baisse des crédits militaires découleront de la volonté de mieux contrôler les dépenses gouvernementales. La France et l'Allemagne ont à cet égard revu à la baisse leurs projets des années à venir. Mais ces phénomènes seront très probablement circonscrits dans le temps et limités dans leur ampleur. Par ailleurs le réinvestissement en défense demeurant vigoureux en Asie, l'incidence des actions occidentales sur l'économie de défense mondiale sera moins percutante qu'elle ne l'a été par exemple entre 1989 et 1997. S'il faut ajouter à cela les aspirations de puissances régionales comme le Brésil, l'Iran, l'Arabie Saoudite et la résurrection possible de la Russie, il y a fort à parier que la problématique des fluctuations cycliques en défense soit appelée à changer même si, aussi paradoxal que cela puisse être, une période de repli des budgets militaires s'amorce actuellement dans plusieurs pays occidentaux. Il faut maintenant envisager la possibilité que l'évolution cyclique des dépenses militaires telle qu'on l'a connu au cours des soixante dernières années prenne fin et qu'un nouveau processus de progression lent mais soutenu lui succède au cours des années à venir. Si cette hypothèses se vérifie, la planète entière pourrait en être affectée car il est loin d'être acquis que l'injection continue de dépenses militaires engendrera une plus grande stabilité du monde."
La question reste donc pendante de savoir si - à cause des évolutions stratégiques incertaines qui risquent de perdurer dans un monde multipolaire, y compris avec l'apparition de nombreux troubles sociaux à l'intérieur de pays en crise économique (une logique sécuritaire tous azimuts, quasiment de classe sociale contre classe sociale?), et surtout à cause des récents changements technologiques dans la composition des armements et des appareils militaires - ces dépenses militaires acquièrent peu à peu une autonomie par rapport aux tensions du moment, entrent dans des cycles autonomes par rapport à la sphère économique globale et qui ne dépendent plus des rapports de force militaires. Cela fait évidemment trois questions distinctes qu'essaient de résoudre certains modèles théoriques :
- la question de l'influence des cycles de dépenses militaires sur l'ensemble des économies, sur les cycles de ces économies, question déjà bien traitée, mais qui se renouvelle avec les nouvelles évolutions en cours ;
- la question d'une autonomisation de ce cycle de dépenses des cycles économiques globaux, question qui reste dans le domaine de l'investigation, notamment sur le fait de savoir si les difficultés économiques actuelles vont influer ou non sur ces dépenses militaires, ou si ces dernières vont continuer de persister indépendamment d'elles, à l'image de la sphère financière, qui elle semble plus influer sur l'économie globale que l'inverse ;
- la question d'une autonomisation de ce cycle de dépenses des changements stratégiques, question qui déjà commence à être résolue de manière positive.
Yves BÉLANGER et Aude FLEURANT, les dépenses militaires : la fin des cycles?, Revue Interventions économiques, n°42, 2010. Renaud BELLAIS, Dépenses militaires et besoins de défense : Reprise ou rupture?
ECONOMIUS
Relu le 3 septembre 2020