18 novembre 2008
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Le stratégiste prussien Carl Von CLAUSEWITZ est probablement le théoricien militaire le plus connu et en même temps assez peu lu. Contemporain des guerres napoléoniennes, influencé par SCHARNHOST et KANT, participant en tant qu'officier à plusieurs grandes batailles, membre de l'état-major du général GREISENAU à Coblence en 1816-1818, directeur administratif de l'académie militaire de Berlin de 1818 à 1830, il laisse une grande empreinte dans la littérature militaire. Son oeuvre comporte de nombreux éléments encore étudiés de nos jours, à interprétations parfois contradictoires, avec des éditions périodiques et posthumes de nouveaux écrits à intervalle régulier.
Si l'on en croit Raymond ARON, auteur d'une imposante étude de l'oeuvre du stratégiste, elle comprend cinq sortes de textes.
- De la guerre (Vom Kriege), publié très tard, La Stratégie de 1804, l'article de la Neue Bellona, les textes de 1812, esquisse de l'enseignement donné au prince héritier, le manuscrit du cours sur la petite guerre et plusieurs autres fragments. Il semble que l'oeuvre achevée aurait comporté un Traité de la grande guerre (ou de la stratégie), un Traité de la tactique et un traité de la petite guerre. Les éléments de ces trois traités existent, dispersés, ébauchés, et plusieurs spécialistes d'histoire militaire se sont essayés à les assembler.
- Le récit des campagnes, notamment celle de FREDERIC II, de la Révolution et de NAPOLEON.
- Les lettres, adressées surtout à sa femme, qui datent de 1806 à 1831 et qui éclairent la personnalité de Carl Von CLAUSEWITZ, l'officier pauvre rêvant de gloire ou le général insatisfait.
- Les notes ou écrits politiques sur la situation de l'Europe ou sur MACHIAVEL, ou encore sur certains événements militaires qui marquent sa pensée : le désastre de 1806 (vu côté Prusse), la suspension des hostilités en 1813...
- Les articles sur l'art et sur d'autres domaines qui montrent qu'il tire sa pensée de domaines divers, attentif à l'évolution des techniques, soucieux d'aspects philosophiques majeurs qui influencent directement le fond et la forme du son Traité sur la guerre.
De la guerre est selon H. ROTHFELS (Les maîtres de la stratégie) la première étude sur la guerre à s'attaquer réellement au fond du sujet et à développer un schéma de pensée applicable à chaque étape de l'histoire et de la pratique militaires. Dans ce livre, le stratégiste prussien recherche la nature même de la guerre, l'idée régulatrice qui la guide, son fondement philosophique. Si l'oeuvre de Carl Von CLAUSEWITZ est si importante, c'est qu'elle intervient et est mue par une vraie révolution de l'art de la guerre.
"Les armées de l'Ancien Régime se composaient de soldats professionnels engagés pour de longs services, limités en nombre mais parfaitement entraînés. Chacun d'eux représentaient une part du capital investi d'un État et devait donc être utilisé avec précaution. De plus, un fort pourcentage de ces soldats de métier étaient des étrangers ou les rebuts de la société. Une armée ainsi constituée ne pouvait vraiment faire appel ni aux vertus militaires ou à la bonne volonté des citoyens (...). Son unité était obtenue par la discipline la plus rigide ; on lui apprenait à marcher et à combattre en formations strictes et sous le contrôle étroit de ses officiers." Ces armées dépendaient de magasins d'approvisionnement, de vivres et de munitions dont elles ne pouvaient s'écarter longtemps. Les guerres du XVIIIème siècle se présentaient comme un ensemble de marches et de contre-marches, de manoeuvres plus ou moins compliquées, avec des troupes avançant lentement et de manière presque géométrique. "Ce fut la Révolution française qui ouvrit la voie (au progrès). Si les armées révolutionnaires ne pouvaient se lancer dans des manoeuvres compliquées, elles étaient libérées des servitudes traditionnelles ; elles pouvaient supporter les privations et se battre chaque fois que cela paraissait propice ; elles pouvaient attaquer sans se soucier des pertes humaines puisqu'il leur était possible de faire appel à toutes les ressources humaines de la nation." "Le système des divisions se développa ; l'approvisionnement fut essentiellement assuré par les réquisitions (sur les territoires traversés) ; le tir calculé, visant l'individu, remplaça ou compléta le tir à la volée ; on adapta la tactique des tirailleurs pour préparer l'attaque en masse." Contre toutes les règles classiques, NAPOLEON se donnait pour objectif de détruire les armées ennemies, de manière brutale (utilisation fréquente d'une nouvelle artillerie), brève et sans contestation possible, dans des attaques-éclairs les plus fréquentes et les plus surprenantes possibles.
Mais plus profondément qu'une interprétation de la stratégie napoléonienne, De la guerre, veut mettre à jour la véritable nature de la guerre. Baignant dans un siècle des Lumières, dont l'élite intellectuelle s'oppose réellement à la guerre et tente de la circonscrire, de l'humaniser, Carl Von CLAUSEWITZ rejette à la fois "l'optimisme et le dogmatisme de ces théories du XVIIIème siècle. Selon lui, la guerre n'était ni un jeu scientifique ni un sport international, mais un acte de violence. Dans sa nature même, la guerre n'est ni modérée ni philanthropique" : Qu'on ne vienne pas nous parler de généraux, écrit-il, qui remportent des victoires sans effusion de sang. La tuerie est une spectacle horrible ; raison de plus pour attacher plus de prix aux guerres mais non pour laisser s'émousser par humanité l'épée que l'on porte jusqu'au moment où un autre, armé d'un sabre bien tranchant, vient nous décapiter."
La question au centre même de sa théorie, la relation entre la guerre et la politique, repose sur une réflexion sur la véritable nature de la guerre. "Lorsqu'on a recours à la force militaire, c'est-à-dire à des hommes armés, l'idée de combat est nécessairement à la base de tout. Toute activité guerrière se rapporte donc nécessairement à l'engagement, que ce soit de façon directe ou indirecte. Le soldat est recruté, vêtu, armé, instruit ; il dort, mange, boit et marche uniquement en vue de combattre au bon moment, au bon endroit." . "La destruction des forces ennemies apparait donc toujours comme le moyen supérieur et le plus efficace devant lequel tous les autres doivent céder... La solution sanglante de la crise, l'effort tendant à l'anéantissement des forces ennemies, est le fils légitime de la guerre".
C'est à partir de sa conception de la guerre absolue, celle qui guide l'ensemble des opérations militaires sans toutefois, à de rares exceptions près, y parvenir, que le stratégiste fonde toutes ses propositions théoriques et pratiques. En effet, pour lui, plus la guerre est conforme à sa forme abstraite, plus la guerre semble purement militaire - visant la destruction totale de l'ennemi et moins politique - moins proche du but politique de la guerre, l'exploitation des ressources de l'ennemi ou l'empêchement de cette exploitation. La guerre tend à l'escalade vers les extrêmes, la guerre absolue - qui n'est pas la guerre totale - constitue le point de référence de tous les combats. Mais la guerre réelle - même lorsqu'elle tend vers la guerre absolue - est une guerre entravée par toute une série de circonstances de temps et de lieu du terrain des batailles, les fameux facteurs du brouillard de la guerre sur lequel le stratégiste s'étend dans maints chapitres de "De la guerre". Et surtout la guerre réelle est subordonnée à des fins politiques. Ce que Carl Von CLAUSEWITZ veut faire comprendre, c'est que le choc des volontés de soumettre l'adversaire par la violence, mène à un anéantissement qui dépasse - et contredit - les buts de guerre. L'ascension aux extrêmes, dans le feu du combat, dans la peur et la haine des combattants, menace toujours les fins politiques de la guerre. "La bataille, par son caractère décisif, semble dépasser l'objectif de la guerre. Dans son étude sur la guerre absolue, CLAUSEWITZ montre également que l'objectif militaire d'anéantissement de l'ennemi prend la place de l'objet final, du but politique" (H ROTHFELS)
Un autre aspect de son oeuvre est représenté par sa distinction de l'attaque et de la défense. "Il s'agit évidemment d'une distinction classique (...). Mais CLAUSEWITZ l'incorpore à son analyse sur la nature de la guerre et lui donne un nouveau sens." "D'une part, il insiste beaucoup sur la défense, ce que nombre d'écrivains du XIXème siècle ont considéré comme une 'tache sombre" dans sa pensée. (...) (Il) se montre extrêmement sceptique sur (les) avantages et sur la supériorité morale de l'attaque. L'élément de surprise est de toute évidence important ; notamment en tactique ; mais pour CLAUSEWITZ, il l'est moins en stratégie. L'attaquant entame la partie mais le défenseur a tous les atouts de la dernière main". Il cherche à prouver que le faible a du moins une bonne chance de pouvoir résister à un ennemi puissant. Il peut le faire : la défense est "la forme la plus forte de la conduite de la guerre". Il analyse les rapport dialectique entre attaque et défense à partir d'un concept aujourd'hui très utilisé : celui du point culminant. "Si l'offensive stratégique ne parvient pas à une décision, la poussée en avant s'épuise inévitablement d'elle-même. Certaines des ressources morales et matérielles de l'attaquant augmentent au fur et à mesure de son avance, mais en général et pour plusieurs raisons, il est conduit à s'affaiblir. Au delà du point culminant, la marée se retourne et le contrecoup survient. La violence du contrecoup dépasse en général la force du choc initial." (Les maîtres de la stratégie).
Tout dépend du délicat jugement du commandement sur le moment et le lieu de ce point culminant. Les facteurs psychologiques et moraux se retournent souvent contre l'attaquant. Car la grande bataille implique la destruction du courage de l'ennemi plutôt que de ses soldats.
C'est surtout entre 1870 et 1930 que l'oeuvre de Carl VON CLAUSEWITZ se trouve au coeur du débat stratégique. Notamment dans les armées françaises et allemandes qui interprètent la guerre absolue dans un sens d'anéantissement nécessaire des forces de l'adversaire, pour obtenir la victoire finale. La stratégie d'anéantissement de la Première Guerre Mondiale aboutit à ces batailles interminables de tranchées.
Après une période de responsabilisation de cette interprétation sur le stratégiste prussien lui-même, apparaît ce que certains appellent le règne de la formule (1930-1990) (Benoît DURIEUX, colloque des écoles St Cyr Coetquidan, 2007). Après 1976 (Christophe WASINSKI), une reprise des concepts clausewitziens s'effectue notamment dans les milieux militaires américains où leurs discours reprend deux éléments clés :
- la soumission de la guerre à la politique, avec ce que cela représente en terme de répartition des pouvoirs civils et militaires dans l'appareil de défense.
- la trinité "paradoxale" : "la violence originelle de son élément, la haine et l'animosité, qu'il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis le jeu des probabilités et du hasard qui font d'elle une libre activité de l'âme, et sa nature subordonnée d'instrument de la politique, par laquelle elle appartient à l'entendement pur. Le premier de ces trois aspects intéresse particulièrement le peuple, le second le commandant et son armée, et le troisième relève plutôt du gouvernement." (De la guerre).
Au niveau opérationnel sont repris :
- le centre de gravité, qui désigne ce qui constitue la puissance de l'adversaire;
- le point culminant ;
- la chance, l'incertitude, la friction ;
- l'offensive et la défensive, dans la conception de bouclier fait de coups portés à l'ennemi.
- le génie et les forces morales.
Si l'on en croit Raymond ARON, auteur d'une imposante étude de l'oeuvre du stratégiste, elle comprend cinq sortes de textes.
- De la guerre (Vom Kriege), publié très tard, La Stratégie de 1804, l'article de la Neue Bellona, les textes de 1812, esquisse de l'enseignement donné au prince héritier, le manuscrit du cours sur la petite guerre et plusieurs autres fragments. Il semble que l'oeuvre achevée aurait comporté un Traité de la grande guerre (ou de la stratégie), un Traité de la tactique et un traité de la petite guerre. Les éléments de ces trois traités existent, dispersés, ébauchés, et plusieurs spécialistes d'histoire militaire se sont essayés à les assembler.
- Le récit des campagnes, notamment celle de FREDERIC II, de la Révolution et de NAPOLEON.
- Les lettres, adressées surtout à sa femme, qui datent de 1806 à 1831 et qui éclairent la personnalité de Carl Von CLAUSEWITZ, l'officier pauvre rêvant de gloire ou le général insatisfait.
- Les notes ou écrits politiques sur la situation de l'Europe ou sur MACHIAVEL, ou encore sur certains événements militaires qui marquent sa pensée : le désastre de 1806 (vu côté Prusse), la suspension des hostilités en 1813...
- Les articles sur l'art et sur d'autres domaines qui montrent qu'il tire sa pensée de domaines divers, attentif à l'évolution des techniques, soucieux d'aspects philosophiques majeurs qui influencent directement le fond et la forme du son Traité sur la guerre.
De la guerre est selon H. ROTHFELS (Les maîtres de la stratégie) la première étude sur la guerre à s'attaquer réellement au fond du sujet et à développer un schéma de pensée applicable à chaque étape de l'histoire et de la pratique militaires. Dans ce livre, le stratégiste prussien recherche la nature même de la guerre, l'idée régulatrice qui la guide, son fondement philosophique. Si l'oeuvre de Carl Von CLAUSEWITZ est si importante, c'est qu'elle intervient et est mue par une vraie révolution de l'art de la guerre.
"Les armées de l'Ancien Régime se composaient de soldats professionnels engagés pour de longs services, limités en nombre mais parfaitement entraînés. Chacun d'eux représentaient une part du capital investi d'un État et devait donc être utilisé avec précaution. De plus, un fort pourcentage de ces soldats de métier étaient des étrangers ou les rebuts de la société. Une armée ainsi constituée ne pouvait vraiment faire appel ni aux vertus militaires ou à la bonne volonté des citoyens (...). Son unité était obtenue par la discipline la plus rigide ; on lui apprenait à marcher et à combattre en formations strictes et sous le contrôle étroit de ses officiers." Ces armées dépendaient de magasins d'approvisionnement, de vivres et de munitions dont elles ne pouvaient s'écarter longtemps. Les guerres du XVIIIème siècle se présentaient comme un ensemble de marches et de contre-marches, de manoeuvres plus ou moins compliquées, avec des troupes avançant lentement et de manière presque géométrique. "Ce fut la Révolution française qui ouvrit la voie (au progrès). Si les armées révolutionnaires ne pouvaient se lancer dans des manoeuvres compliquées, elles étaient libérées des servitudes traditionnelles ; elles pouvaient supporter les privations et se battre chaque fois que cela paraissait propice ; elles pouvaient attaquer sans se soucier des pertes humaines puisqu'il leur était possible de faire appel à toutes les ressources humaines de la nation." "Le système des divisions se développa ; l'approvisionnement fut essentiellement assuré par les réquisitions (sur les territoires traversés) ; le tir calculé, visant l'individu, remplaça ou compléta le tir à la volée ; on adapta la tactique des tirailleurs pour préparer l'attaque en masse." Contre toutes les règles classiques, NAPOLEON se donnait pour objectif de détruire les armées ennemies, de manière brutale (utilisation fréquente d'une nouvelle artillerie), brève et sans contestation possible, dans des attaques-éclairs les plus fréquentes et les plus surprenantes possibles.
Mais plus profondément qu'une interprétation de la stratégie napoléonienne, De la guerre, veut mettre à jour la véritable nature de la guerre. Baignant dans un siècle des Lumières, dont l'élite intellectuelle s'oppose réellement à la guerre et tente de la circonscrire, de l'humaniser, Carl Von CLAUSEWITZ rejette à la fois "l'optimisme et le dogmatisme de ces théories du XVIIIème siècle. Selon lui, la guerre n'était ni un jeu scientifique ni un sport international, mais un acte de violence. Dans sa nature même, la guerre n'est ni modérée ni philanthropique" : Qu'on ne vienne pas nous parler de généraux, écrit-il, qui remportent des victoires sans effusion de sang. La tuerie est une spectacle horrible ; raison de plus pour attacher plus de prix aux guerres mais non pour laisser s'émousser par humanité l'épée que l'on porte jusqu'au moment où un autre, armé d'un sabre bien tranchant, vient nous décapiter."
La question au centre même de sa théorie, la relation entre la guerre et la politique, repose sur une réflexion sur la véritable nature de la guerre. "Lorsqu'on a recours à la force militaire, c'est-à-dire à des hommes armés, l'idée de combat est nécessairement à la base de tout. Toute activité guerrière se rapporte donc nécessairement à l'engagement, que ce soit de façon directe ou indirecte. Le soldat est recruté, vêtu, armé, instruit ; il dort, mange, boit et marche uniquement en vue de combattre au bon moment, au bon endroit." . "La destruction des forces ennemies apparait donc toujours comme le moyen supérieur et le plus efficace devant lequel tous les autres doivent céder... La solution sanglante de la crise, l'effort tendant à l'anéantissement des forces ennemies, est le fils légitime de la guerre".
C'est à partir de sa conception de la guerre absolue, celle qui guide l'ensemble des opérations militaires sans toutefois, à de rares exceptions près, y parvenir, que le stratégiste fonde toutes ses propositions théoriques et pratiques. En effet, pour lui, plus la guerre est conforme à sa forme abstraite, plus la guerre semble purement militaire - visant la destruction totale de l'ennemi et moins politique - moins proche du but politique de la guerre, l'exploitation des ressources de l'ennemi ou l'empêchement de cette exploitation. La guerre tend à l'escalade vers les extrêmes, la guerre absolue - qui n'est pas la guerre totale - constitue le point de référence de tous les combats. Mais la guerre réelle - même lorsqu'elle tend vers la guerre absolue - est une guerre entravée par toute une série de circonstances de temps et de lieu du terrain des batailles, les fameux facteurs du brouillard de la guerre sur lequel le stratégiste s'étend dans maints chapitres de "De la guerre". Et surtout la guerre réelle est subordonnée à des fins politiques. Ce que Carl Von CLAUSEWITZ veut faire comprendre, c'est que le choc des volontés de soumettre l'adversaire par la violence, mène à un anéantissement qui dépasse - et contredit - les buts de guerre. L'ascension aux extrêmes, dans le feu du combat, dans la peur et la haine des combattants, menace toujours les fins politiques de la guerre. "La bataille, par son caractère décisif, semble dépasser l'objectif de la guerre. Dans son étude sur la guerre absolue, CLAUSEWITZ montre également que l'objectif militaire d'anéantissement de l'ennemi prend la place de l'objet final, du but politique" (H ROTHFELS)
Un autre aspect de son oeuvre est représenté par sa distinction de l'attaque et de la défense. "Il s'agit évidemment d'une distinction classique (...). Mais CLAUSEWITZ l'incorpore à son analyse sur la nature de la guerre et lui donne un nouveau sens." "D'une part, il insiste beaucoup sur la défense, ce que nombre d'écrivains du XIXème siècle ont considéré comme une 'tache sombre" dans sa pensée. (...) (Il) se montre extrêmement sceptique sur (les) avantages et sur la supériorité morale de l'attaque. L'élément de surprise est de toute évidence important ; notamment en tactique ; mais pour CLAUSEWITZ, il l'est moins en stratégie. L'attaquant entame la partie mais le défenseur a tous les atouts de la dernière main". Il cherche à prouver que le faible a du moins une bonne chance de pouvoir résister à un ennemi puissant. Il peut le faire : la défense est "la forme la plus forte de la conduite de la guerre". Il analyse les rapport dialectique entre attaque et défense à partir d'un concept aujourd'hui très utilisé : celui du point culminant. "Si l'offensive stratégique ne parvient pas à une décision, la poussée en avant s'épuise inévitablement d'elle-même. Certaines des ressources morales et matérielles de l'attaquant augmentent au fur et à mesure de son avance, mais en général et pour plusieurs raisons, il est conduit à s'affaiblir. Au delà du point culminant, la marée se retourne et le contrecoup survient. La violence du contrecoup dépasse en général la force du choc initial." (Les maîtres de la stratégie).
Tout dépend du délicat jugement du commandement sur le moment et le lieu de ce point culminant. Les facteurs psychologiques et moraux se retournent souvent contre l'attaquant. Car la grande bataille implique la destruction du courage de l'ennemi plutôt que de ses soldats.
C'est surtout entre 1870 et 1930 que l'oeuvre de Carl VON CLAUSEWITZ se trouve au coeur du débat stratégique. Notamment dans les armées françaises et allemandes qui interprètent la guerre absolue dans un sens d'anéantissement nécessaire des forces de l'adversaire, pour obtenir la victoire finale. La stratégie d'anéantissement de la Première Guerre Mondiale aboutit à ces batailles interminables de tranchées.
Après une période de responsabilisation de cette interprétation sur le stratégiste prussien lui-même, apparaît ce que certains appellent le règne de la formule (1930-1990) (Benoît DURIEUX, colloque des écoles St Cyr Coetquidan, 2007). Après 1976 (Christophe WASINSKI), une reprise des concepts clausewitziens s'effectue notamment dans les milieux militaires américains où leurs discours reprend deux éléments clés :
- la soumission de la guerre à la politique, avec ce que cela représente en terme de répartition des pouvoirs civils et militaires dans l'appareil de défense.
- la trinité "paradoxale" : "la violence originelle de son élément, la haine et l'animosité, qu'il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis le jeu des probabilités et du hasard qui font d'elle une libre activité de l'âme, et sa nature subordonnée d'instrument de la politique, par laquelle elle appartient à l'entendement pur. Le premier de ces trois aspects intéresse particulièrement le peuple, le second le commandant et son armée, et le troisième relève plutôt du gouvernement." (De la guerre).
Au niveau opérationnel sont repris :
- le centre de gravité, qui désigne ce qui constitue la puissance de l'adversaire;
- le point culminant ;
- la chance, l'incertitude, la friction ;
- l'offensive et la défensive, dans la conception de bouclier fait de coups portés à l'ennemi.
- le génie et les forces morales.
André GLUCKSMAN, auteur d'un ouvrage sur la guerre (Le discours de la guerre, 1968), présente le général prussien Von CLAUSEWITZ comme n'ayant "remporté que des batailles intellectuelles." A l'instar de MACHIAVEL, il tire des leçons générales de ses défaites politiques. "Certes, après la défaite de la Prusse et de ses alliés devant Napoléon (Iéna, 1816), il participe à l'édification de la nouvelle armée prussienne : ami de Gneisenau, collaborateur de Scharnhorst, il fait partie de l'équipe de "réformateurs" qui réorganise l'administration et l'armée. Cette partielle "révolution par en haut" avait pour but de faire de la Prusse le centre d'une guerre de libération nationale : morcelée en petites principautés, envahie par Napoléon, l'Allemagne devait conquérir par les armes son unité et sa liberté. Le compromis entre les réformateurs bourgeois et la monarchie fut éphémère ; c'est seulement après la mort de Clausewitz - et dans des conditions différentes - que l'armée prussienne devint l'instrument de l'unité allemande. Le fait d'armes le plus éclatant de Clausewitz est une trahison (il passe aux Russes pour combattre Napoléon, son propre roi et sa propre armée), son seul succès militaire est une négociation réussie (la reddition du corps prussien de la Grande Armée). Après 1815, inconnu, il ronge son frein, écrit De la guerre.
Ses vraies victoires seront posthumes mais éclatantes. Au XIXe siècle, l'état-major prussien applique ses leçons, mais également Engels qui fait partager son enthousiasme à Marx. Au XXe siècle, Jaurès reproche à l'état-major français de trop ignorer ce général prussien, tandis qu'en pleine guerre mondiale, Lénine annote soigneusement De la guerre (1915). Il se réclamera de cette autorité aux moments décisifs, lorsqu'il justifie sa rupture avec la IIe Internationale, établit sa stratégie insurrectionnelle, organise l'activité militaire et diplomatique du nouvel Etat soviétique. Après la Seconde Guerre mondiale, W. Hahlweg a montré comment les erreurs stratégiques des états-majors allemands (1914 et 1940) étaient liées à (voire justifiées par) une interprétation unilatérale et erronée de la leçon clausewitzienne. Les théoriciens de la stratégie nucléaire (dissuasion) retournent à Clausewitz, tandis que les marxistes montrent la filiation qui noue la guerre nationale et la guerre populaire, De la guerre (1831) et De la guerre prolongée (1938, Mao Zedong)."
Le même auteur analyse ces textes qui diffuse une pensée quasi-universelle sur la guerre. "La pensée de Clausewitz n'est pas facile. Pourtant le style est aisé, tout jargon soigneusement banni, l'auteur élimine toute barrière infranchissable entre la théorie du stratège et la pratique du chef militaire." "Lorsque la théorie porte la lumière d'une réflexion essentiellement critique dans le champ de la guerre tout entier", elle parle d'une voix familière, son langage "côtoyant en quelque sorte l'action de la guerre, et l'examen critique n'étant en définitive que la réflexion qui précède l'action". Clausewitz déteste les faux savants pédants qui ont fait de la théorie la risée de tous les hommes d'action : "Cela n'aurait jamais pu se produire si, par un langage simple et en considérant naturellement les choses qui constituent la conduite de la guerre, la théorie s'était attachée à établir ce qui peut en être établi (...), si elle avait marché la main dans la main avec tous ceux qui sont chargés en campagne de diriger les affaires avec les ressources de leur propre esprit." Simple, l'expression chez Clausewitz est également précise, les seuls obstacles de vocabulaire rencontrés tiennent à l'imprécision équivoque des traductions.
La difficulté n'est pas de style, mais de construction. De la guerre pendant dix ans fut sans cesse remis en chantier, l'oeuvre est posthume, seule la rédaction des chapitres I et II du livre I était considérées comme définitive par l'auteur. Ils doivent être lus d'abord, avec le livre VIII qui fut également rédigé à la fin de la vie de Clausewitz, la compréhension de ces textes commande la lecture du reste de l'ouvrage. Faute de saisir la logique qui gouverne l'ensemble de l'oeuvre, on risque de vouloir tirer des recettes arbitraires de telle ou telle remarque isolée. Pour s'être ainsi fourvoyés, maints commentateurs ont manqué la cohérence de l'ensemble. Ils avaient pourtant été prévenus par l'auteur lui-même qui écrivait en préface : "L'investigation et l'observation, la philosophie et l'expérience ne doivent jamais se mépriser ni s'exclure mutuellement ; elles sont garantes l'une de l'autre. Les propositions du présent ouvrage et l'architecture serrée de leur nécessité interne reposent sur l'expérience, ou sur un concept de guerre lui-même comme point de repère extrême, de sorte qu'elles ne sont point sans fondement."
Cette "architecture serrée" doit nouer rationnellement les trois expériences fondamentales à partir desquelles raisonne Clausewitz : la révolution française a transformé la nature de la guerre, Napoléon la manière de la faire, les guerres populaires de défense (Espagne, Russie) ont introduit la réplique au Blietzkrieg napoléonien. La théorie clausewitzienne découvre l'unité de ces trois expériences. Entre divers types de guerres, comme entre adversaires aux motivations différentes, il y a quelque chose de commun : la guerre. La réflexion (théorie, stratégie) qui construit ce "concept de guerre" ne doit pas se confondre avec des réflexions (morales, politiques ou techniques) sur les différentes guerres : la réflexion stratégique est autonome, Clausewitz enseigne à penser la guerre en tant que guerre. Ce faisant, il découvre que la guerre n'est pas seulement pensable mais également maitrisable par un calcul stratégique évaluant la force de la défense, qui règle le cours de la guerre, lequel dépend à son tour de la mobilisation politique du peuple."(...)".
Carl Von CLAUSEWITZ, De la guerre, 1832-1838 (Les éditions de minuit, 1955) ; De la révolution à la restauration, Écrits et lettres de 1804 à 1831, Gallimard, 1976.
H. ROTHFELS, article CLAUSEWITZ, dans Les maîtres de la stratégie, tome 1, sous la direction d'Edward Mead EARLE, Editions Berger-Levrault, collection Stratégies, 1980. Raymond ARON, Penser la guerre, CLAUSEWITZ, 2 tomes, Gallimard, nrf, collection bibliothèque des sciences humaines, 1976. Sous la direction de Laure BARDIES et de Martin MOTTE, de la guerre? CLAUSEWITZ et la pensée stratégique contemporaine, Economica, fondation Saint-Cyr, collection Bibliothèque stratégique, 2008. André GLUCKSMAN, Clausewitz, dans Encyclopedia Universalis, 2014.
Il faut signaler également le livre de René GIRARD, Achever CLAUSEWITZ, carnets nord, 2007.
STRATEGUS
Complété le 10 février 2014. Relu le 24 octobre 2018.